Bistrot : L'ironie du destin

Qu'est ce qui m'a pris d'inviter Emma dans ce bistro? Le nom sans doute! Prédestiné pour quelqu'un qui veut déclarer sa flamme à quelqu'un. Oh, il n'a rien de bien fameux ce bar. Il ne ressemble en rien à ces nouveaux cafés à l'ambiance lounge et vaporeuse, sur fond de musique branchée, et qui se prêteraient peut-être mieux à ce type de demande. Non, ce bar ressemble plutôt à un bar de quartier, meublé rustiquement, simplement; peuplé d'habitués tapant la carte ou refaisant bruyamment le monde sur un coin de comptoir.
J'ai pris un risque en l'invitant ici, c'est clair. Je commence à craindre ce rendez-vous. Les idées se bousculent dans ma tête. Et si elle n'aimait pas ce cadre modeste? Et si elle ne supportait pas les vapeurs exhalées par les piliers de comptoir, accrocs à la nicotine? Et si même, elle décidait de ne pas venir? Et si, Et si… Tant pis! On verra bien. Je trempe mes lèvres dans mon whisky coca, histoire de me redonner un peu contenance.
Mes yeux se perdent à présent sur la vitre et observent la rue qui se déploie derrière les lignes floues de mon reflet. Rien à l'horizon si ce n'est quelque piéton pressé de rejoindre son domicile à grandes enjambées. Une mère qui ne sait plus où donner de la tête, entre sa fille qui tire sur sa main gauche alors que dans la droite, des sacs en plastique lourdement chargés dont les anses se tendent irrésistiblement, lui rentrent dans les articulations de la main. Drôle et cruel à la fois. Comme cette attente, interminable….



Drôle d'idée qu'a eu Tom de m'inviter dans ce bar pour le moins banal. Mais avec lui, j'ai appris à ne plus m'étonner de rien. Il est si insondable, si mystérieux. Toujours surprenant. Il m'a dit ce matin qu'il avait quelque chose d'important à me dire. Je ne suis pas dupe. Je sais ce qu'il va me dire même si ça me fait un peu peur. Ca fait déjà quelque temps maintenant qu'on est ensemble et je parie que…Enfin je m'avance peut-être… J'ouvre la porte de l'estaminet " Dling, dling". Une petite clochette annonce mon entrée aux quelques clients déjà présents. Le patron me salue. J'aperçois Tom, le regard distrait, portant les lèvres à la paille de son coca. Il m'aperçoit et soudain son visage s'illumine. Il se lève, m'embrasse comme si c'était la première fois. On s'assied. On parle de choses et d'autres mais je sens chez Tom une gêne, un "je ne sais quoi" qui le turlupine et l'empêche d'être naturel. Il est si mignon comme ça. Le patron vient m'apporter le vin blanc léger que je lui avais demandé, comme un signal pour passer à la vitesse supérieure. "Dis Tom, tu ne devais pas me dire quelque chose d'important?". Son visage devient cramoisi, presque livide de voir son plan ainsi perturbé "Euh…Si Emma, j'y venais… C'est pas facile…Tu sais, ça fait maintenant quelques mois qu'on est ensemble…. et …euh je crois que tu sais que je t'aime…". Bingo, je m'en doutais. Comme il est mimi. " Et euh… je sens qu'on pourrait aller plus loin encore…je pense que toi et moi on pourrait euh…"



"Comme ils sont craquants les deux tourtereaux du fond, hein Roger?" Je fais un signe de tête affirmatif à Freddy, le fidèle parmi les fidèles. C'est vrai qu'ils sont beaux ces deux-là, main dans la main, les yeux dans les yeux. C'est pour ce genre de moment que j'ai décidé d'exercer ce métier : joie des travailleurs qui voient poindre le week-end, étudiants en fin d'examen, amourettes,.... Je le dis souvent à mes clients, je suis un marchand de bonheur. "Un bonheur qui fait des bulles" me répondent-ils généralement. C'est pour ce bonheur que j'ai repris ce bar avec Yvette, il y a 25 ans. Tout était à refaire lorsque nous l'avons racheté. Nous n'avons gardé que l'enseigne qui lui plaisait tant. Aujourd'hui, elle n'est plus là mais je tiens toujours notre bistro et je pense aux moments agréables qu'on y a passé. Et dire que Raymond Ledur, le chef de la pègre locale, veut aujourd'hui m'en priver. Il est vrai que je n'ai pas encore remboursé tout l'emprunt que je lui avais demandé et qu'il m'avait accordé avec force intérêts. A l'heure actuelle, mon bar ne me rapportait pas assez pour éponger ma dette. J'ai eu droit à toutes sortes de menaces : rappels, petits passages à tabac rapides après la fermeture,…. Aujourd'hui, j'ai vraiment peur parce que je sais qu'ils ne s'arrêteront pas là. Mais foi de Roger, je ne craquerai pas! Je réserve d'ailleurs une surprise au prochain sbire de Raymond! Plus rien à perdre! Et puis, tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir…



"Mais qu'est-ce que je fous ici ?"Je sirote ma bière, en attente. Le barman batifole avec deux pochtrons au comptoir, dont l'un semble s'appeler Freddy. Je n'en reviens pas encore de ce que je m'apprête à faire. Raymond m'a engagé pour effrayer une dernière fois ce mauvais payeur. Il m'a dit : "Rien de plus simple, tu lui parles, tu montres ton arme, tu lui fais peur quoi…Rien de plus, rien de moins". Ici, maintenant, dans ce bar, c'est plutôt moi qui ai peur. Peur de comment ça va tourner, peur de la suite…Je me dégoûte même mais bon Raymond paie bien. Encore quelques coups faciles comme celui-là et je raccroche. J'aurai alors économisé assez pour entamer des études de droit : le rêve de ma mère. Je pourrai alors aussi racheter les fautes que je m'apprête à commettre.
Soudain du mouvement au bar, Freddy se retire, accompagné de l'autre pilier. C'est le moment, je m'avance vers le zinc, d'un pas lent. "Vous désirez" me demande Roger souriant. "Causer" je lui réponds. "Alors Roger, il paraît qu'on éponge mieux les tables que ses dettes…Tu sais, Raymond, il t'a pas oublié, je dirais même que tu es dans son collimateur. Alors toute dernière sommation. Soit tu règles ton dû,…". J'entrouvre ma veste et lui montre mon flingue. "… Soit tu y passes". En voyant mon arme, les yeux de Roger devinrent comme fous, un petit rictus désabusé éclairant son visage. "Ah c'est comme ça… dit-il…Je m'en fous…plus rien à perdre" ai-je pu encore déceler avant qu'il ne s'empare d'un objet sous le comptoir …



"…On vient de nous annoncer une fusillade dans un bar du centre ville. Un barman fou. Deux blessés graves en situation critique…". Des années maintenant que je fais ce métier et je ne peux toujours pas m'habituer à ces messages crachotés par la radio de l'ambulance. J'angoisse toujours autant. Qu'est-ce que je vais encore découvrir là-bas? Combien de rêves brisés? Combien de sang versé sur l'autel de la stupidité?
J'arrive sur les lieux. La foule se presse déjà, une bande de charognards avide de sensations. Ne vivent-ils rien d'autres de mieux au quotidien pour venir ainsi se repaître du malheur des autres?
A l'intérieur, ce n'était effectivement pas joli. Deux corps étaient étendus sur le carrelage devenu rouge. Celui d'un jeune homme de 22 ans, Franco Matteoti, l'arme au poing et un peu plus loin, au fond de la pièce, celui d'une jeune femme de 21 ans. Emma Ledur, peut-on lire sur ses pièces d'identité, fille de Raymond Ledur, une figure locale. A ses côtés, un jeune homme hurle et pleure. La police arrivée la première sur les lieux du drame nous annonce qu'il n'y a plus rien à faire. Le cafetier, comme fou, n'en finit pas de geindre " La jeune fille, je voulais pas… c'est un accident…une balle perdue…Il faut me croire"
Je sors, je ne tiens plus dans cet enfer. La police emmène ensuite le cafetier menotté vers le fourgon. Je le vois jeter un regard derrière lui, vers l'enseigne de son bar. Je peux y lire "Bar de l'espoir". Quelle ironie!

5 textes qui s'enchaînent avec 5 points de vision différents. Une bonne petite "nouvelle", carrément. Bien menée. Pas moyen de décrocher, on sent peu à peu monter la tension parce qu'on ne sait pas où tu nous emmènes. Et tu le fais très bien.
Cette chute avec la mort d'Emma, justement comme par hasard la fille du truand commanditaire. Pas mal comme surprise.
Une bonne petite intrigue en une page de textes, bravo Not.

Très vraisemblable comme fait-divers, le scénario tient la route (scénario très cinématographique), c’est bien fait.
(Entre Sahkti et toi, vais finir par croire que chaque patron de bistrot entretien des relations avec la pègre locale :-)

Tu joues avec les clichés et ça m'a amusé.
Tu racontes des destins croisés et ça m'a captivé !
Un fait divers et divers histoires pour un bon texte.

Contraintes tip-top respectées.
Le nom du bar non dévoilé, si ce n'est à la dernière ligne, en fil rouge. pas mal.
Beaucoup d'empathie pour tes personnages.
Et toujours ta manière de raconter en ne laissant aucun détail au hasard.

Un fait divers raconté joliment au travers de la pensée des différents protagonistes. Des images certes stéréotypées mais sous-tendues par
la note d’humour. Un ton d’écriture qui prend corps on dirait , Noth.

C'est vrai que rien n'est laissé au hasard, tout s'enchaîne de manière impeccable mais trop justement. Il ne reste plus de place pour le doute, plus de place pour que s'installe un peu l'imagination du lecteur, plus de place pour qu'il y mette un peu de lui dans ce texte.
Le tout reste agréable à lire, tu réussis bien à capter l'attention et à maintenir un certain suspens.

Et mon commentaire à Noth, il s'est barré?? Mince, je recommence

Un petit film qui se déroule sous nos yeux, tout cela est très cinématographique, des textes visuels qu'on imagine avec facilité. Une boucle bouclée avec Emma fille de Raymond, ça donne une nouvelle courte et bonne, ça vaudrait la peine d'en faire quelque chose de plus long, plus consistant.

Tu es très ancré dans la narration, un peu trop descriptive parfois, l'histoire est jolie mais se voit plus qu'elle ne s'imagine. Une chute à l'américaine, non?

Oui, trés visuel, ce serait bien que tu l'allonges, il me plait bien ce texte. Moi, bon public, j'étais toute heureuse au début, surtout avec les "il est trop mignon" je riais même, et je pleure pas comme une madeleine à la fin, mais s'en est fallu de peu, tu détaillais un peu plus la scène finale et j'étais en larmes :0))