BISTROT: Femme en déclinaisons

Il existe dans ma ville, en face d'un poste de police, un petit bistrot qui ne paie pas de mine. On y croise des filles d'amour, des flics, des ivrognes et des esseulés. L'endroit est vieillot, chargé d'âmes et d'histoires. Les tables en bois brun patiné par les coudes et les journaux déployés pourraient en raconter. En hiver, il y fait chaud, on y croise toutes sortes de gens. Plus intéressant qu'en été. Quoique... la terrasse sortie, on voit s'aligner les gambettes en attente d'un peu de fraîcheur au fond d'un verre. A l'intérieur, peu d'espace, on se marche vite dessus, il y a du bruit, de la fumée... c'est un lieu qui respire.

Ce même bistrot, un vendredi matin, vers 10 heures, une femme est installée au comptoir, silencieuse. Autour d'elle, quelques clients.

L'artiste-peintre qui boit du café pour s'inspirer
Belle journée aujourd'hui, lumière idéale, je me sens pousser des ailes! Une telle luminosité, ça donne envie de créer. Et puis cette femme, devant moi... qu'est-ce qu'elle est belle! Des cheveux pareils, c'est le bonheur pour un artiste, toutes ces nuances, ces tons mordorés, il y a de quoi y passer des heures... des heures de plaisir. Et si je lui demandais de poser pour moi, juste quelques heures, une heure ou deux pas plus. je déroulerais ma toile, je sortirais mes couleurs, je l'observerais avec gourmandise, je choisirais les bruns, je... je... Je ne sais plus ce que je ferais. Je me sens perdu tout à coup, voilà qu'elle me fait tourner la tête. Est-il possible que je sois incapable de de reproduire ce geste de la main quand elle repousse une mèche rebelle? La finesse de ses doigts, sa délicatesse? J'ai oublié comment peindre la beauté d'une femme! Quelle horreur! Je ne veux pas finir comme peintre de cochons embaumés sur lit de persil ou pommes blettes dans un compotier en argent. Tout ça à cause d'une femme? Ce n'est pas possible! Je ne suis pas mort tout de même. Faut que j'en parle à Polo. Je sais que c'est son bistrot et qu'il est de commerce mais je sais qu'il me dira ce qu'il pense avec franchise, on se connaît depuis trop longtemps...

Le barman qui pense à la retraite
Ça me dit rien qui vaille cette femme qui traîne au comptoir depuis deux heures. Je suis sûr que je l'ai déjà vue avec Tonino et ça, ça sent pas bon. Parce que Tonino, ses poules, il aime pas qu'elles quittent le poulailler, il les préfère au chaud, sous les plumes. Ouais, j'aime pas ça, je piffe le grabuge moi et j'ai pas envie que Tonino envoie un de ses sbires pour ramasser la volaille et me mettre le bistrot à sac. Dans six mois, je remets la boutique, faudrait voir à ce qu'on vienne pas me casser le fonds de commerce, j'en ai besoin pour payer le restaurant à Bénidorm. Si dans dix minutes, elle est encore là, je lui demande si elle attend quelqu'un, si je peux lui filer un coup de main ou un truc du genre. Si il faut, je lui file les clés de ma piaule, n'importe quoi pour autant qu'on touche pas au bistrot. Benidorm, m... ! Ça fait des lustres que j'économise tune par tune pour racheter la pizzeria, "Pizza-Polo", mon rêve! Faudrait pas tout bousiller à cause d'une bonne femme qui fuit son mec. Pas n'importe quel mec, c'est sûr, le Tonino il rigole pas. Tout le monde en a peur dans le quartier. Même les flics. Faudra pas trop que je compte sur eux si jamais il rapplique, ils colleront le panneau "Fermé" sur la porte du commissariat.
Un claquement de porte! Tonino? Ouf, j'ai eu peur! C'est que Raoul qui ramène un fût de bière... Bon, faut que je parle à cette femme...

Le livreur de bière philosophe
Quel métier, j'en ai marre. Toute la journée à porter des trucs lourds, descendre dans les caves, remonter, recommencer. Elle avait raison ma mère, si j'avais fait de hautes études, j'en serais pas là. D'un autre côté, quand je vois tous ces pauvres types qui passent leur temps au bistrot, je me dis "Raoul, tu n'es pas à plaindre". J'ai du boulot, une femme, un chien, je bois pas. Non, j'ai pas à me plaindre. Regarde l'autre là, qui gribouille des horreurs sur un carnet à dessin. Faut être mal en point pour faire des trucs pareils, je parie que ma Ginette elle dessine mieux que lui! Elle a appris au cours du soir d'aquarelle, elle peint des iris et des narcisses sur des pots de porcelaine. C'est une sacrée artiste ma Ginette! Et c'est pas elle qui traînerait dans les cafés à longueur de journée! Comme cette femme étrange au comptoir. Elle était déjà là quand je suis arrivé, elle n'a pas bougé, j'ai eu le temps de livrer mes dix fûts et elle est encore là, accoudée avec son verre de vin. Combien elle en a bu pendant que j'avais le dos tourné, ça j'en sais rien, mais c'est pas ma Ginette qui ferait ça. Heureusement! Ça me ferait une sacrée peur d'avoir une femme qui boit comme ça, j'en frissonne rien qu'à y penser! C'est le Général qui doit se retourner dans sa tombe en voyant comment ça tourne mal, au point que les femmes sont devenues alcooliques... A avoir peur pour nos enfants!

Le portrait du Général qui aimerait bien partir en vacances
Diantre, je suis si las. Trente-cinq ans d'observation acharnée et continue, suspendu au mur de cet établissement à côté de la loi sur la répression de l'ivresse. Auxquels il convient d'ajouter tous les bureaux, offices, musées, ministères et autres lieux publics de toute la francophonie où je trône depuis si longtemps. La nostalgie peut devenir étouffante lorsqu'elle emprisonne un homme en uniforme dans un cadre doré ou dans un sous-verre Ikea. Il est révolu le temps de ma splendeur, j'aspire désormais au repos. Celui de mon âme, cela va de soi, mais aussi celui de mon corps. On ignore à quel point exposer ainsi à mon regard courroucé cette jeunesse dépravée peut me donner la nausée. Des artistes maudits que Malraux lui-même aurait reniés, des bandits de petit chemin faisant la loi en ville en toute impunité et sous l'oeil aveugle des forces de l'ordre. Ha de mon temps, les choses se seraient passées autrement! Les femmes restaient au foyer à s'occuper de leurs enfants et à remplir leur devoir civique de mère de famille et d'épouse comblée. Seules les filles de mauvaise vie se perdaient dans les bars. Le pays va bien mal, l'économie est moribonde, la politique ne ressemble plus à rien, la morale a disparu. Et la discipline, n'en parlons pas! Envolée! Disparue! De mon temps... Cette époque est révolue, j'ai peur pour l'avenir de notre patrie, le jour de gloire est derrière nous. Je suis inquiet devant tant de décadence. Pauvre nation, j'ai peur pour elle! Il n'y aura bientôt plus un chat à miser sur elle...

La femme qui s'est trompée de rendez-vous
Zut! J'ai oublié de demander à la voisine de nourrir le chat ce midi, si jamais je rentrais trop tard à la maison. Pauvre Belzebuth, il va encore me faire la tronche quand il me verra. Tant pis, il s'en remettra. Et moi aussi. Quoique... Parce que comme c'est parti là, c'est moi qui vais la faire la tronche. Voilà plus d'une heure que j'attends dans cet endroit pourri qu'arrive enfin celui qui sera peut-être un jour l'homme de ma vie. A voir, évidemment. Si il s'entend bien avec Belzébuth, avec la voisine et si il aime mes lasagnes maison. Incontournable. Une heure qu'il devrait être là, on avait dit neuf heures, une écharpe rouge et un chapeau noir, même que ça m'a fait rire parce que j'ai pensé à Mitterrand. Sauf que Mitterrand ici, il n'y en a pas, juste un général un peu jauni. Peut-être est-il passé devant le café et il m'a vue, il a changé d'avis, il m'a trouvée laide ou pire, banale. Oui, c'est ça, il a dû faire demi-tour. Je n'ai qu'à rentrer chez moi et finir vieille fille devant la télé avec mes lasagnes. Finir ma vie toute seule, ça me fiche la trouille. Même si Belzébuth est là, c'est pas pareil. Je peux tout lui dire, mais il manque un truc, rien à faire. Ça m'effraie de rentrer maintenant, de faire face au silence, de relire la petite annonce, de me regarder dans la glace, de me dire que je suis moche et bonne à rien. Je vais prendre par le Pont des Arts, le fleuve est beau à cet endroit...

Des moments de pensées, qui aiguisent le personnage qu'on s'imagine en lisant chacun de tes textes. Une peur à différents tons, une peur simple et prenante.
Et puis ces gens, là, sympas et simples.
De jolis textes.

Quelques peintures-portraits finement dessinés, c'est plaisant, on fait le tour (en boucle oui) en les examinant les uns après les autres et on s'intéresse à chacun par le regard d'un autre. Intéressant oui.
Je me suis demandé ce que mongénéral faisait encore au mur alors que l'un des personnages parle de Mitterrand... Tu nous as envoyés à quelle époque là Sahkti ? ;-)
Sympas ces petits textes, même si cette notion de "peur" chaque fois, fait un peu ajouté, un peu factice.

Projets, espoirs, peur, paranoïa, regrets, amertumes, quotidien lourd et sans poids…
Un cocktail enivrant.
Et tous ces gens qui pensent à côté, imaginent biaisé, chacun de son côté, le même sujet en un objet différent…
J'aime ça, j'aime aussi les tons différents même si je me suis dit parfois que tu aurais pu, colombe, pousser un peu plus, aller plus loin dans l'anecdote et dans l'originalité des points de vue.

Portraits en hexagone, point de vue multidirectionnel, des angles intéressants sans aucun doute, me manque le grain de folie qui aurait pu dynamiser davantage la chose.

Femme en déclinaisons ou comment la femme induit un sentiment de peur chez l’homme…ou en tout cas en est le prétexte.
Ceci dit c’est pas tant la femme que le fait qu’elle soit une étrangère pour eux, qu’elle soit incongrue dans le décor intemporel de ce petit bar. Le bar comme décor, la peur comme point d’orgue à ces différents monologues. Contraintes respectées. J’espère juste qu’elle va pas s’y jeter dans le fleuve si beau….
Contraintes respectées donc, harmonie des points de vue. Juste que sur cet exo, j'ai trouvé ton écriture « moins puissante » un peu comme si tu avais retenu ta monture ou comme si tu t’étais un peu ennuyée. Sais pas.

Sahkti, sais pas quoi dire… écrits un peu vite, oui, ou un sujet qui t’inspire pas… mais t’as voulu faire l’effort quand même. Bref, pas retrouvé le panache dont tu peux faire preuve.

J'ai bien aimé ces points de vue croisé autour du zinc à Polo! Très forts aussi les éléments qui reviennent de points de vue en pojnts de vue, pour éclairer la situation globale d'un oeil nouveau. J'ai surtout aimé le portrait du peintre et du général...Reste seulement qu'il manque, selon moi, un petit éclair...

Des pensées qui se croisent, se mèlent mais ne se recoupent jamais complètement. Une belle idée, bien traitée mais le style "monologue intéreiur" est difficile à mener sur la longueur; et même si tu changes chaque fois de personnage ça instaure une certaine lassitude à la lecture.

Je crois aussi que le premier est moins pire que le deuxième
laide ou pire, banale.

(Joli titre)
J'ai bien aimé le deux, pour le ton, pour l'humour, pour les phrases bien trouvée, bien aimé le trois aussi, humour également (surtout la fin !)
Le un, j'ai trouvé qu'il sonnait plutôt faux, pas réussi à rentrer dedans, le quatre et le cinq, bien aimé, mais pas adoré. Manque peut-être un peu de folie, et un événement qui aurait bousculé tout ça, quelque chose d'inattendu, qui fasse que ces cinq personnages aux personnalités différentes se réjoignent peut-être, mais là je reste un peu sur ma faim.