Rahan : Ecce Modo (4 sur 7)

Ecce Modo*

Pour Zou


Rahan s’éveilla avec un mal de crâne pas possible, inventa donc la gueule de bois. Dans la foulée : la nausée, puis à peu prés tous les symptômes consécutifs à une soirée bien arrosée.
Pensa aussi inventer l’aspirine, mais se ravisa de suite parce que gerber lui paru être plus urgent, bien plus urgent en vérité. Seulement voilà, où ? Non parce qu’en cette année 2067 avant J.C., ben, pas de chiotte, à la Turc ou autrement, rien, que dalle, oualou.
Aussi Rahan plaqua une main pleine de doigts serrés sur sa bouche et au pas de course sortit pour régurgiter sa soirée mais dans le désordre et sur un buisson d’épineux qui, tranquille, poussait là.
— Sauf que c’est pas un buisson d’épineux, précisa le sorcier, c’est juste que t’as pas encore inventé le rasoir Rahan !
La journée commençait mal.
Au vu de la tronche que tirait le Sorcier, très mal même !
Heu voyons : inventer la lingette ; la serpillière ; le déodorant, le détergeant ?
— Pardon Sorcier, je…
— Ta gueule Rahan ! Pour commencer tu prends trois jours de plus sans jolie fille, le temps d’inventer un truc dans lequel vomir, et puis tu la fermes et tu m’écoutes !
Rahan acquiesça, pensa que quitte à inventer les toilettes, il inventerait les canalisations, les égouts et les bouches qui vont avec, et pourquoi pas en coller une de bouche dans lesdits toilettes, puis une maison au dessus.
Pas mal ça, se dit Rahan.
Reprécisons que Rahan était natif de l’un des plus petits pays au monde, pays où, par la suite, il sembla naturel à la descendance de Rahan de mettre des bouches d’égout plutôt à l’intérieur des bâtisses qu’à l’extérieur. Des fois qu’elles auraient froid les bouches, des fois qu’elles se gerceraient les lèvres dans un coin de rue, seules, abandonnées, sans même un bâton de rouge pour fasciner le quidam assis derrière la vitre d’un café et lui inspirer des mots à déposer sur carnet Moleskine.
« Moleskine » répéta Rahan tandis que le Sorcier s’évertuait à raconter tas de choses que Rahan n’écoutait pas.
Moleskine ça sonnait bien, ça sonnait comme une envie de papier levant l’ancre dans un rade.
Moleskine ça sentait bon le plein des mots, le délié adjectivaire, le vent dans les voiles, la pensée concentrée qui soudain se barre en errance, mais qui toujours revient et s’inscrit, bout de plume, dans un carnet posé sur table.
Moleskine
Et ça lui plaisait bien à Rahan d’imaginer ça, d’imaginer un monde où un homme se pencherait sur la vie du haut d’un carnet. Il pourrait par exemple raconter ce vieux monsieur qui, attrapant son verre toujours tremble un peu, après ça va mieux. Ou cette dame assise un peu plus loin et qui touille son thé d’un air mélancolique, qui touille sa vie avec le même air. Ou encore dire ce groupe d’étudiants qui s’agitent au comptoir, passablement éméchés comme Rahan l’était hier, et parmi eux une fille qui rit comme l’on rit à 20 ans, parce que c’est beau de rire à cette âge-là, et parce que ça console un peu le vieux Monsieur, la vieille dame et le type penché sur son carnet qui savent eux, que rire comme ça, c’est rire sans douleur et que ça n’arrive qu’une fois.
Moleskine, ça sonnait comme…
— Rahan ?
Comme le plus petit rangement du monde …
— Rahan ?
Sans blague là-dedans on pouvait ranger ses pensées, ses idées, ses obsessions, tas de jolies filles, des bistrots à gogo, jeter les premiers plans des bouches d’égouts avec rouge à lèvres, des canalisations, quantité de choses inutiles, d’autres utiles…
— Rahan !
Rahan doucement revint à la réalité, se dit que la vie puait, le sorcier aussi, qu’il avait mal au crâne, qu’il irait bien se recoucher, que… Mais non, il ne pouvait faire ça, il ne pouvait parce que sûr qu’il oublierait les canalisations, le plus petit rangement du monde, tout le reste… aussi il répondit :
— Oui sorcier ?
Le sorcier évacua de son torse quelques déchets de mammouth scotchés bière et entremêlés aux poils, respira profondément, sembla chercher son calme très loin, bien au-delà de sa patience, puis simplifia :
— Le dernier-né de la tribu, on lui file quel prénom ?
— Il est comment ?
— Petit et pas très épais, un peu pâle…
— Moleskine !
— Mo quoi ?
— Moleskine.
— T’es sûr ?! C’est pas très commun comme prénom.
— Ce sera à la page dans quelque temps.
« Ah », fit le sorcier, « Ah » répéta-il en s’en allant.
Alors Rahan rentra, pour, vaincu s’allonger et tirer la couverture sur ses idées.
Juste avant de sombrer Rahan pensa :
« In case of loss, please return to………………………
As a reward : $ …………………… **»
Allez savoir pourquoi ?


* Modo & Modo sont les papetiers fabriquant les Moleskine.
** Quelque soit l’auteur, ce sont toujours les premières phrases d’un Moleskine, et celles de beaucoup de romans…

Merci Yali ! Tu m'épargnes des années de recherches généalogiques qui de toutes façon ne m'auraient jamais aidée à remonter si haut ! Et le passage sur l'invention du Moleskine est très beau. Bien vrai aussi l'idée que si on s'endort sans noter, on oublie ! On sent le vécu là ! Encore une fois bravo ! Tout se tient, découle et coule naturellement.

Ralala ils sont de mieux en mieux tes épisodes: plus marrants, plus originaux, plus fouillés.
J'adore cette phrase:
"Des fois qu’elles auraient froid les bouches, des fois qu’elles se gerceraient les lèvres dans un coin de rue, seules, abandonnées, sans même un bâton de rouge pour fasciner le quidam assis derrière la vitre d’un café et lui inspirer des mots à déposer sur carnet Moleskine."

Et celle-là aussi:
Le sorcier évacua de son torse quelques déchets de mammouth scotchés bière et entremêlés aux poils"

C'est encore savoureux, si je peux dire, après l'épisode du retournement d'estomac rahanesque.
Moleskine, Moleskine, c'est qu'il va faire oublier ma Modestine le Yali! ;-)
Joli, chef, très joli le couplet sur le petit carnet de notes. Très touchant et bien vu.
Quant à la bouche d'égout, ça sent le vécu là, la bouche incongrue au milieu du couloir ou dans les toilettes, je sais plus...
Très bon Yali, je ne m'en lasse pas.
T'es sûr que tu veux t'arrêter à 7 ?? :-((

Haaa la bouche d'égout chez Zou, Yali s'en souviendra jusqu'à son dernier souffle!! :)) Zou, tu sais ce qu'il te reste à faire, punaiser un poster de Rahan dans tes toilettes!

Sahkti a écrit:Zou, tu sais ce qu'il te reste à faire, punaiser un poster de Rahan dans tes toilettes!

J'aime beaucoup Yali mais ...dieu sait ce que Rahan même punaisé va encore pouvoir inventer dans mes toilettes ! :-)))

Il s'éparpille un peu ce Rahan, de la nausée à la bouche d'égout en passant par le Moleskine mais il est toujours aussi drôle!
C'est un plaisir de te lire, y a pas à dire!

J'ai encore bien rigolé avec celui-ci. La bouche d'égoût qui fait penser à une interrogation éternelle de Yali. J'ai trouvé le passage sur l'invention du Moleskine très beau, très enlevé. J'ai adoré le jeu de mot "Bientôt ce sera à la page". Bien vu. Au suivant!