Paté III

Je crois que c’est moi qu’elle cherche. Ses yeux me hameçonnent avec insistance.
Chacun de ses pas distille depuis ses hanches un rouge carnassier, une vague qui glisserait sur le soir initial du drapé. Son corps… elle se sait belle à crever. Elle prend soin de flâner ça et là au milieu des convives. Personne ne semble pourtant l’avoir remarquée. Voilà ce que l’argent permet d’acquérir, mon frère a raison, encore une parfaite expression de mon autisme boiteux, de mon incompétence sociale ; la caillasse, ça badigeonne au fond des rétines un champ poussiéreux.
Je commence réellement à douter, trop souvent mes goûts sont sujets à moquerie. Enfin… Enfin la distance s’amenuise, c’est elle qui m’aborde :

« C’est toi le responsable de cette supercherie? »

Je… je baratine une formule à l’emporte pièce, un truc qui tinte artiste à mes propres oreilles. Je sais pertinemment avoir été incrusté par mon frère au milieu d’autres auteurs plus talentueux. Elle doit juste faire couler un soupçon de cruauté entre ses cils, histoire de vaincre l’ennui, tout doit lui paraître si terne. Elle se fout même certainement de moi et j’avoue prendre un plaisir identique à imaginer un connard pagayant, tout du moins, c’est l’idée que je me fais des invariants. On pratique tous cette discipline, les mécènes, eux, se musclent aux dépends de dalleux narcissiques de mon espèce.
Quoiqu’il en soit, je ne l’ai pas du tout, mais alors pas du tout, impressionnée. Ses yeux m’ont quitté et vagabondent sur l’assemblée. Au bout de ces deux lances les secondes s’emperlent en courbant l’échine. Elle souffle des sourires en petits cercles depuis ses narines, tantôt pour des raisons esthétiques évidentes, tantôt pour rien.
Elle me snobe Miss tempérance. J’ai bien l’impression qu’elle saisit mieux que moi, mieux que mon frère, mieux que quiconque en fait, le coté tragique de tout ça… Prostitution de groupe en bande organisée :

« T’as raison, me glisse-t-elle, t’as des clopes ?
-...»

J’affecte une impassibilité routinière et espère que mes yeux sauront trouver suffisamment de poussière au fond de moi, elle vient de me violer l’intellect. J’y jette carrément des pelletés de sable. Je n’aime pas la transparence. Merde, l’autisme ne peut pas protéger de ça. Voilà un autre truc que l’argent t’offre, une lucidité à refroidir un vivant.
Pour éviter de trop dévoiler de ce cliquetis biologique, je fouille la poche de mon Hoody- je n’aime pas songer Sweet à capuche, c’est trop long et peu original- et lui tend mon paquet. Elle s’en saisit délicatement, en sort une cigarette, la porte à sa bouche, et me fixe le front. Elle écarquille adroitement ses paupières, évidemment, faut que je lui allume, d’habitude, je suis beaucoup plus galant. Elle m’a désintégré les synapses :

« Et bien. C’est pas ce que tu voulais? Rien dans les mains, rien dans les poches ? Sans trucage, tout seul en bord de page, un cocotier qui saigne tes mots ? L’intelligence, la reconnaissance, la gloire ?
-J’avoue ne pas bien vous suivre.
-Tu peux me tutoyer, d’autres l’ont fait avant toi. »

Elle tapote sur la tige fumante, me sourit tendrement. Elle regarde vers mon cœur. Son teint s’épure, ses traits s’effacent et le marbre de son masque se fait de plus en plus froid. Elle me souffle un murmure chargé de tabac.
A dire vrai, je suis paumé. J’attendais autre chose, moins théâtral, moins apprêté. Je comprends de moins en moins les humains, surtout les femmes qui me plaisent. Je dois définitivement m’entraîner aux mondanités. Mon frère a raison, c’est pas en l’écrivant qu’on rencontre du monde, des gens susceptibles de t’acheter. Enfin de t’acheter… de te flanquer une paire d’ailes en papier, te refiler un peu de cette valorisation sonnante et trébuchante. Je crois que me voir essayer ne l’amuse plus. Elle m’interrompt en plein soliloque muet :

« La culture, la connaissance, le savoir ne sont que les godasses de ton cerveau. On laisse tous des empreintes, t’inquiète pas L’éternité, c’est la démarche, la direction. Toi, t’es encore à brailler, tu clinques, tu tournes en rond. T’es le gyrophare de ta propre existence, bref tu te montres, moi, par exemple, j’ai le temps, elle tire une bouffée.
Tu pourrais ingurgiter toutes les sciences, transformer l’Histoire, te fondre dans le mysticisme, ça ne te rendrait pas moins con. Et ce constat vaut pour tous les recoins de ton âme, tous les pans de ta vie, toutes ces traboules tortueuses où tu vas plier la bêtise, embaumer la spirale de ta médiocrité. Que veux-tu ? La différence entre toi et les autres est purement mécanique, purement réflexive. C’est injuste, je sais., malgré tous tes efforts. Tu t’estimes poursuivi par le Temps, précipitant tes actions comme un diarrhéique à la scelle, pauvre clown. Penses-tu vibrer autrement que toujours ? Passé, Futur sont deux fois ton image, on ne meurt jamais que maintenant!
-T’es mignonne et tout, mais qu’est-ce que tu fous là ?
-Tu le sais bien. Salami.»

Une main sur l’épaule m’oblige à quitter la conversation. Mon frère affecte un air contrit quelque peu embarrassé. Je cligne des yeux en guise de question :

« Tu commences à me gêner frangin.
-Pardon ?
-T’as assez bu, ça fait dix minutes que tu babilles pour l’horizon.
-Pardon ?
-Et arrête de t’excuser pour tout et n’importe quoi, ça me fout hors de moi. Tu te ressaisis, prends un peu le frais. Dès que t’es remis je te présente David Hegoliate des Editions L’air de rien. »

Tu me le présenteras, ton frère ?

Ca m'énerve, à chaque fois, ça me rend muette !!!

Bien vu.
un truc qui tinte artiste à mes propres oreilles. Ma lecture accroche ici, je ne sais pas pourquoi.

Oh ! le paté dans la marre des illusions :-)
Quelle auto dérision ravageuse ! Et des gems incrustées ci et là :
Je… je baratine une formule à l’emporte pièce, un truc qui tinte artiste à mes propres oreilles.
[...] espère que mes yeux sauront trouver suffisamment de poussière au fond de moi, elle vient de me violer l’intellect. J’y jette carrément des pelletés de sable.
Et ce soliloque... Grandiose !
Je te trouve en grande forme. Avec un boulot visible pour être lisible....

Moi aussi dans le temps je faisais des patés dans le sable , des jolis,moulés conformes en arabesque ou en colimaçon, tout à fait socialement acceptables et dument labellisés avec les autres Mickey du club des Mouettes, et puis j'en pétrissais des tout moches avec de la bouillabaisse à l'écume de mer que j'écrabouillais après y avoir jeté des pelletées de sable avec les autres autistes du club des Dauphins , mais jamais aucun pâté ne m'a fait triper comme tes textes ;-)))