Une case qui manque

Bonsoir, ou plutôt bonne nuit.
Un texte qui peut paraître étrange, je le conçois. Je le trouve moi-même étrange. Il ne correspond pas à mon style habituel. Enfin, vous jugerez par vous-même. Mais je le poste, peut-être parce que c'est mon premier ici, et j'espère pas le dernier.

Bonne lecture.
Remus.


Une case qui manque

« Elle respire. C’est déjà ça.
- Elle me fiche une de ses trouilles, bon sang ! Elle est toute pâle.
- Je vais prévenir quelqu’un ?
- Tu appelles avec ta machine, ton mobile. Mais tu ne bouges pas, ce n’est pas eux qui la sauveront de toute façon. »

Elle s’éloigne de quelques pas, puis revient.

« Tu as appelé ou il faut que je le fasse à ta place ?
- Non, c’est bon.
- Parce que t’es pas mieux qu’elle. Blanche comme un cul.
- Ben c’est qu’elle est là, ratatinée et toute désarticulée, mais même pas morte. »

Le dernier mot est dit du bout des lèvres. Elle s’en débarrasse. Tirant sur le col de son chemisier, elle ne cesse de se retourner. La rue est déserte.

« Je crois que le pire, c’est le silence. Tu ne trouves pas ? Le silence après le bruit.
- Ça m’a rappelé ma grand-mère. Quand elle brisait la carcasse de la dinde pour en faire du bouillon.
- Arrête ! Elle pourrait t’entendre.
- À d’autres ! Pas dans son état. Je ne suis même pas sûre qu’elle soit consciente.
- C’est malheureux. »

Elles reprennent leur manège. L’une regarde ailleurs, cherchant un point d’appui pour son regard en fuite. L’autre surveille les infimes mouvements de poitrine. Deux gosses traversent la rue en courant après un ballon. Leurs cris se perdent en écho. Les deux vieilles femmes soupirent. Elle répète :

« Oui, bien malheureux.
- Elle respire peu. Mais tant qu’elle le fait, ça me va.
- Quelle idée absurde, quand même.
- Ne m’en parle pas. Elle devait être au bout du rouleau.
- C’est malheureux.
- Mais là voilà plus miséreuse encore. À quoi ça rime.
- Souvent, les gens qui ont des problèmes n’en parlent pas.
- Manqueraient plus qu’ils nous reprochent de ne pas les aider. Enfin, pour l’instant, elle ne peut pas nous reprocher grand chose, la pauvre.
- Elle devait être bien seule. Pourquoi rester toute seule aussi ?
- Certains pensent qu’ils n’ont besoin de personne. Regarde où ça les mène. C'est bien narcissique.
- Narcissique... »

Au loin, sonne la sirène des pompiers. Elles tendent l’oreille, mais le chant s’éloigne. L’une regarde sa montre.

« La mère Monique doit m’attendre. Je devais lui ramener ses mots croisés. Elle les a oublié quand elle est venue jeudi.
- Comment va-t-elle ?
- Elle se porte bien.
- On dit ça et puis regarde ce qui arrive.
- Ça n’arrive pas à n’importe qui. J'ai pitié, pauvre femme. Enfin, il faut quand même être prédisposé.
- Prédisposé ?
- Oui. Une case qui manque, dans sa vie ou dans le cerveau.
- Ah. »

Prédisposé ? Ce mot l’a laisse perplexe. L’année dernière, c’est son petit fils qui y est passé. Il est parti sans demander son reste. Pas comme elle, non. Le médecin a dit qu’il n’avait pas souffert. Les médicaments l’ont assommé. L’autre l’a tire de ses rêveries sans ménagement.

« Bon, ça fait bien une demi-heure qu’on poireaute !
- Non, à peine cinq minutes.
- Si peu ? Ce doit être le soleil. On est en plein cagnard. J’ai la tête qui me brûle.
- Sûrement.
- Elle, par contre, elle reste définitivement blanche. »

Lorsqu’elles se taisent, c’est un silence gêné qui s’installe. L’une lève les yeux, et l’autre l’imite. Elles secouent la tête.

« Quelle idée de construire une terrasse. Y est-on jamais monté une fois ? Je vois bien Marcus y grimper en déambulateur. Ah ! C’est bien comique. Pourquoi alors ? Pour y installer leurs saletés de chaises longues ? Tu t’y installerais bien, toi, avec ton arthrite pour y bronzer tes rides au soleil. Ça coûtait sans doute moins cher que de nous aménager un petit jardin ! Oui, qu’est-ce qu’on ferait d’un jardin, d’abord ? Alors que d’une terrasse, bon dieu, c’est qu’on en avait besoin. De là haut, les anciens pensionnaires doivent nous maudire : ils ont claqué avant d’avoir pu la tester. Oh bon dieu. »

Le couperet est tombé. Mais déjà la lame remonte :

« Et quelle idée surtout de s’y jeter ! Se foutre en l’air dans sa maison de retraite ! »

Elles sont fatiguées. Le soleil les assomme. Restées trop longtemps debout, leurs jambes protestent.

« Pourquoi personne ne vient ?
- Tu parles des pompiers ? Paraît qu’ils arrivent en 15 minutes maximum.
- Non, le personnel, des gens…
- C’est dimanche. On est dans un cul-de-sac qui donne sur notre foutue maison de retraite. T’en as d’autres des questions ?
- Non. »

Pas mal du tout. J'aime beaucoup le ton, j'aime ces personnages à contre-emploi pour ainsi dire, au langage peu châtié, et aux réflexions surprenantes parfois. Une bonne lecture pour moi.

Remarque : ne pas confondre "la", pronom personnel complément utilisé au temps présent ("Ce mot l’a la laisse perplexe") et "l'a", le même (en gros) mais dont la voyelle est élidée au passé composé ("Ce mot l’a laisse laissée perplexe")

J'apprécie aussi l'économie des mots, un texte aéré au propre comme au figuré, une bonne rythmique entre dialogues et commentaire intérieur, un peu étrange, oui, détaché, un travail à suivre pour moi.

Bonsoir,

Un texte bien construit, agréable à lire qui laisse découvrir peu à peu la surprenante vérité de la situation et des dialogues bien menés.
Continuez à écrire des textes qui ne correspondent pas à votre style habituel !

et ... BIENVENUE SUR VOS ECRITS !

Amicalement,
midnightrambler

Bien aimé cette tranche de drame et la manière de gérer des deux protagonistes. Et leur dialogue.
Peut-être inutile de préciser qu'il s'agit d'une maison de retraite, c'est compréhensible sans le mot et ça éviterait de le dire deux fois de manière aussi rapprochée. Je pense qu'on peut donc supprimer ce qui est en gras.

« Et quelle idée surtout de s’y jeter ! Se foutre en l’air dans sa maison de retraite ! »

Elles sont fatiguées. Le soleil les assomme. Restées trop longtemps debout, leurs jambes protestent.

« Pourquoi personne ne vient ?
- Tu parles des pompiers ? Paraît qu’ils arrivent en 15 minutes maximum.
- Non, le personnel, des gens…
- C’est dimanche. On est dans un cul-de-sac qui donne sur notre foutue maison de retraite.

Bienvenue !

Merci à vous tous pour vos commentaires (compliments !) et corrections. J'ai bien pris note, et ai même demande à ce que cela soit corrigé. Ravie d'être ici parmi vous, j'espère trouver rapidement l'inspiration pour vous présenter un nouveau texte. Peut-être mieux construits et plus travailler, car celui-ci a été écrit la nuit dernière. Je tenais absolument à vous présenter quelque chose.

Bien à vous,
Remus.

J'ai pensé d'une certaine manière à En attendant Godot en lisant ton texte. Des personnages décalés, une situation d'attente, un certain sens de l'absurde, une forme de désespoir désabusé, l'impression d'un temps arrêté, comme suspendu.

A - La mère Monique doit m’attendre. Je devais lui ramener ses mots croisés. Elle les a oublié quand elle est venue jeudi.
B - Comment va-t-elle ?
A - Elle se porte bien.
B - On dit ça et puis regarde ce qui arrive.
A - Ça n’arrive pas à n’importe qui. J'ai pitié, pauvre femme. Enfin, il faut quand même être prédisposé.
B - Prédisposé ?
A- Oui. Une case qui manque, dans sa vie ou dans le cerveau.
B - Ah. »

Au fond, c'est toujours A qui parle, et B fait du remplissage.

Rebbeca - Merci pour votre commentaire. Je ne connais pas le texte En attendant Godot, mais je prends note et tenterai de le lire.

Hi wen - Merci pour votre intervention. Votre commentaire est-il une critique ou une simple remarque ? Car effectivement, le personnage B fait du remplissage. C'est volontaire. Je voulais que l'on puisse reconnaitre d'une certaine manière les deux auteurs, c'est-à-dire deviner qui parle à chaque fois. De façon à pouvoir éviter de mettre "dit la première", par exemple, ou ne pas être obligée de les nommer, de leur donner un prénom, un nom. Je voulais que ces deux vieilles femmes n'aient pour tout signe distinctif que leur manière de parler. Cela ne vous a pas plu ?

Coucou ! Merci beaucoup pour le gentil commentaire que tu m'as laissé ! J'ai bien aimé ton texte, j'ai apprécié que tu réussisses à sortir des contraintes de la narration classique bien trop descriptive (je sais pas si tu vois ce que je veux dire). C'était surprenant, aucune phrase n'était attendue. Je n'ai compris que dans son monologue qu'en fait elles étaient des vie*lles en maison de retraite, je me suis dit why not ça m'a fait pensé à un vieux qui s'est suicidé à toulouse il y a trois ans aussi en se défenestrant, tout nu il avait juste gardé sa montre, puis au suicide des vieux en général le taux de suicide étant réputé augmenter après 50 ans. Ton texte est à part presque sur réaliste dans son désespoir, tout est anodin, rien n'est significatif, (si ce n'est leur isolement & attente de la mort(vu l'âge)), cette légereté rend un peu fantastique l'ambiance... (Après si tu veux des critiques, je n'ai pas eu pitié des personnages, je n'ai rien appris de nouveau sur la condition des vieux, donc je n'ai pas trouvé au texte une grande portée, ou s'il y en a une je ne l'ai pas comprise). Bravo pour cette lecture fluide agréable et facile, gros bisous !

j'ai oublié de dire c'est vrai qu'avant Durkheim on pensait que le suicide était effectivement une maladie mentale et que maintenant on sait qu'il causé par l'absence de lien social! (ton texte est plus un clin d'oeil à sa thèse qu'une référence à proprement parler ou alors je ne connais pas assez bien ...)
et tu peux évidemment me vouvoyer, (je me permets de te tutoyer), on est encore djeun's!

Remus a écrit:
Le couperet est tombé. Mais déjà la lame remonte

Chère (nouvelle) amie. Je suis époustouflé par ça, par cette phrase passée inaperçue de tous les commentateurs. J'adorerais savoir placer un truc comme ça.
As-tu conscience a quel point c'est surréaliste ? Je ne plaisante pas, ça me cloue le bec.

Toujours étrange de voir l'un de ses textes remonter (enfin, pour moi ça l'est)

Cher Narbah, merci beaucoup
conscience que c'est surréaliste, oui, "à quel point", je ne suis pas sûre ?
je t'envoie un e-mail