Manque de pot

Manque de Pot

Manqu’de Pot, c’est ainsi que tout le monde l’appelait, alors qu’il se prénommait Gédéon ce qui, à tout prendre, est peut-être pire. Il ne s’en offusquait pas et considérait même que ce surnom, qui en valait bien un autre, lui allait comme un gant. Cela mettait les choses au point d’emblée et lui évitait d’avoir à expliquer ses échecs scolaires, ses amours malheureuses, les trahisons de ses copains et sa stagnation au tableau d’avancement. "Manqu’de pot" lançait-il avec un sourire navré, comme quelqu’un qui présente des excuses, et tout était dit.

Sur les conseils d’un sorcier Bantou qui vivait une retraite paisible à Barbès-Rochechouart, il avait essayé d’infléchir le cours de son destin en s’entourant de gris-gris et d’amulettes achetés à prix d’or. Mais la dent de hyène qui apportait la fortune au premier quidam venu ne lui était d’aucun secours, la patte de léopard qui éloignait les coups du sort ne pouvait rien pour lui, et le philtre magique dont il suffisait d’ingurgiter trois gouttes pour attirer les filles les plus blasées ne produisait aucun effet.

Déçu par la sorcellerie exotique, il décida de faire confiance aux bonnes vieilles recettes de chez nous. On le vit alors, sac au dos et fortes galoches aux pieds arpenter les campagnes des jours durant, traquant sans répit le trèfle à quatre feuilles dont les vertus sont connues de tous. En vain ! Depuis le temps qu’elle est la proie convoitée par tous les promeneurs du dimanche, la plante délicate et fragile a élevé l’art du camouflage à un degré de perfection tel qu’il est plus facile de trouver un billet de cent euros dans la poche d’un smicart qu’un trèfle à quatre feuilles dans un pré qui en regorge. Manqu’de pot n’en débusqua jamais un seul.

Un jour qu’il revenait bredouille, comme tous les autres jours, la chance sembla enfin lui sourire : là, à quelques mètres devant lui, un magnifique fer à cheval attirait son regard incrédule. On sait que la puissance bénéfique du fer à cheval surpasse celle du trèfle à quatre feuilles et l’on imagine l’onde de joie qui submergea Manqu’de pot. Soucieux de se prémunir contre l’arrivée toujours possible d’un intrus, il s’élança en un bond olympique et se saisit du précieux talisman. Mal lui en prit : l’une des extrémités de l’objet avait été brisée et formait une pointe qui lui transperça la paume. La plaie provoquée par le métal rouillé et souillé ne tarda pas à s’envenimer, la gangrène résista à tous les antibiotiques, et depuis, Manqu’de pot peut à loisir contempler sa main droite dans le formol du bocal placé sur l’étagère de la cuisine.

Dans sa main, les clochettes du muguet porte-bonheur semblaient pleurer, lorsqu’il marchait sur une crotte de chien ce n’était pas du pied gauche (un coup pour rien), le vendredi 13 lui était fatal, et s’il jouait aux courses par hasard, son canasson franchissait la ligne d’arrivée dix minutes après ses congénères.

Pourtant, on ne sait trop pourquoi, son étoile (qui l’avait laissé choir depuis belle lurette), décida un jour de lui donner une dernière chance : C’était le soir du banquet annuel des minables. Alors qu’il essuyait la sauce gribiche qu’un serveur maladroit avait copieusement répandu sur son veston presque neuf, il se mit machinalement à compter les convives qui l’entouraient. Douze ! Avec lui, ils étaient treize à table ! Épouvanté, il se leva si brusquement qu’il heurta de la tête un plateau abondamment chargé de choucroute garnie qu’une soubrette se disposait à poser près de lui.
— Manqu’de pot ! s’excusa-t-il. Je ne sais comment vous dire…
Il était si parfaitement ridicule avec la choucroute fumante sur la tête et la paire de saucisses de Strasbourg accrochée à son oreille gauche que la serveuse éclata de rire.
— Faut pas vous en faire, mon bon monsieur, ça peut arriver, je ne vous en veux pas. Et même tiens, vu que je suis bonne fille, je vais vous aider à vous nettoyer.
Elle l’emmena dans les toilettes où elle répara tant bien que mal les dégâts. Au moment où elle se disposait à quitter les lieux, Manqu’ de pot, dans un accès de courage surhumain, lui demanda, les yeux baissés et la voix tremblotante :
— Me permettez-vous, Mademoiselle, de vous inviter à dîner demain soir pour tenter de faire excuser ma maladresse ? ... En tout bien tout honneur bien sûr, cela va de soi...
C’est à ce moment précis que la dernière chance dont il est question plus haut se manifesta :
-- Je veux bien, répondit la jeune fille.

Le lendemain, Manqu’ de Pot cassa sa tirelire et s’en fut acheter un ravissant petit cochon porte-bonheur en plaqué or véritable, suspendu à une chaînette du même métal et attendit fébrilement vingt heures sous la pendule du carrefour. Elle ne le fit pas poireauter plus d’une heure. Il l’emmena dans un restaurant russe "avec attractions" où il avait réservé une table pour deux. Caviar, champagne, vodka, violons et courbettes engloutirent son salaire du mois. Au dessert, passablement éméché, il sortit l’écrin de sa poche, le posa devant elle et s’entendit avec stupéfaction déclarer :
— Et si on allait finir la nuit chez moi ?
Honteux de son audace, il allait se confondre en excuses mais elle ne lui en laissa pas le temps :

— Mon chou, j’ai passé une soirée formidable. J’ai mangé du caviar pour la première fois de ma vie, j’ai bu plus de champagne qu’un soir de réveillon et j’ai chanté "Les Yeux Noirs" avec un orchestre presque russe. Alors je vais être franche avec toi. Je te trouve mignon, j’aime bien ton air de chien battu, mais....
— Mais ?...
Mais... mais je ne fais l’amour qu’avec les dames.

Accablé par ce dernier coup du sort, Manqu’ de Pot décida d’en finir, de mettre un terme à sa misérable existence. Il rentra chez lui, enfila un pyjama sombre, plaça deux bougies allumées sur sa table de chevet et posa un disque de jazz sur sa vieille platine. Puis il ouvrit en grand le robinet du gaz et s’allongea sur le lit pour attendre la fin.

Manque de pot, c’était jour de grève !

J'aime parce que le style est alerte et donc agréable à lire. La chute est excellente. J'ai passé un bon moment. Merci pour le sourire.

Le trait est un peu gros, bien sûr, mais c'est propre à la caricature et c'est ce qui fait rire !
La chute est vraiment savoureuse.

oui, c'est sympa.
sans prétention, ça fait du bien.

Merci Albert pour cet excellent moment.
J'imagine que ce conte est fait pour être dit en public
La double chute est savoureuse
Sans doute, de tous tes textes, prose ou poésie, celui dont la lecture m'a procuré le plus de plaisir.

Excellent. J'aime cette écriture sourire en coin, jamais lassante, et l'art de la très bonne chute,
rare et combien agréable. Merci du plaisir à lire, ça met de bonne humeur.

Amusant. Pour une fois qu'une grève sert à quelque chose ! -:))

Pas une seule seconde je ne me suis ennuyée à la lecture de cette histoire. Merci ! :-)