Aujourd'hui maman est morte
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Aujourd'hui maman est morte
J’essaie de remettre correctement tes cheveux. Vu de derrière ils s’écrasent autour d’une auréole nue comme lorsque l’on sort de son lit. Je ne supporte pas de voir ton crane que je découvre stupéfaite, toi qui avait les cheveux si épais. Pourquoi m’acharner, cela ne peut te déranger ce qui se passe derrière ta tête. Et si jamais, tu sentais dans ton dos, que l’on te voit comme une petite vieille. Je comble alors les vides capillaires comme je peux et tu te laisses faire comme une petite fille.
Je t’ai sans doute fatigué aujourd’hui mais jamais tu ne le diras. Tu lanceras l’air de rien « que ce soir tu ne feras pas de vieux os ». C’est vrai, tu as bien marché, tes chevilles sont peut-être plus enflées qu’à l’habitude, en tout cas elles sont violacées. Qui d’entre nous deux promène l’autre ? Je veux te divertir mais n’est-ce pas toi qui me fait plaisir lorsque tu marches plus que tu ne le devrais. Je ralentis mon pas, j’essaie de me caler sur le tien, mais c’est plus fort que moi je te devance toujours. Mes enjambées s’allongent autant que je voudrais courir et fuguer loin de ta vieillesse. Tu diras « c’est beau d’être jeune » et tu penseras que l’on ne réalise pas que tu ne l’es plus.
Aujourd’hui maman est morte. Cela me rappelle le début du livre de Camus « L’étranger » et pourtant aujourd’hui ce n’est pas un roman. Je me concentre ahurie sur les pages plastifiées du catalogue des cercueils des pompes funèbres. La maitresse de cérémonie nous vante les particularités de chacun, du plus simple au plus sophistiqué. Le chagrin s’adoucit-il avec quelques dorures de plus ? bien sûr que non et il faut en choisir un, toi qui ne voulais pas être enfermée dans une boite. Hébétés, mes sœurs et moi choisissons un tombeau simple pour notre mère qui n’aimait pas briller.
Notre interlocutrice nous parle sans interruption depuis si longtemps. J’aperçois par la vitre le ciel bleu, je ne me rappelle plus si nous sommes le matin ou l’après-midi. Il fait si chaud aujourd’hui. Sa voix douce nous enveloppe dans une torpeur de mots que j’essaie de lier les uns aux autres. Elle fait bien son travail et détient l’art des formules apaisantes afin de nous faire prendre des décisions. Nous sommes prêtes à acquiescer de la tête sans un mot, sans même être sur d’avoir compris la question. C’est entendu, elle ne peut pas nous demander si nous préférons brûler notre mère ou si nous décidons de l’enfouir en terre offerte aux vers. Elle ne peut pas davantage dire quels sont ces mystérieux « soins opérants » qu’elle va prodiguer à notre pauvre mère afin qu’elle soit visible. Et si les soins n’opéraient pas suffisamment longtemps durant la semaine d’attente de la crémation. Nous confions notre détresse entre ses mains expertes.
Une semaine plus tard, il fait toujours aussi chaud, nos tenues noires avalent la chaleur. Dans l’assistance, les visages sont rouges d’émotion transpirante ou blême d’un chagrin glacé. La peine n’est pas feinte. Nous sommes à nous tous un gros et lourd sanglot que nous nous aidons à contenir. Nous te découvrons avec crainte dans ton cercueil. Nous avons eut raison de faire confiance, ils t’ont bien préparé. Ton visage a dégonflé, tu es juste redevenue toi, paisible et douce. Tu as une tenue élégante, c’est la même tenue et les mêmes convives qu’à la dernière fête. Avant que le reste de l’assistance ne vienne se recueillir, je te caresse la tête de manière compulsive. Nous aimions tant les caresses dans les cheveux. Tes boucles grises se font mousseuses sous mes doigts. J’accepte enfin de regarder ton crane. Pourtant la froideur de ta peau me brûle les doigts. La glace entre en moi de manière si dense. Je laisse entrer un peu de mort en moi. Tu es si froide que je ne me suis rarement sentie aussi chaude et vivante. C’est tout simplement cela la vie, de la chaleur sous notre peau. Ce n’est pas possible que tu ne ressentes pas un peu de ce feu, toi qui me surnommais parfois la bouillotte.
Mes sœurs et moi nous t’admirons et te trouvons belle. Tu disais « on ne peut pas être et avoir été ». Et bien dans ton lit de mort on voit encore que tu as été une belle femme. Nous t’avons regardé afin que ton visage endormi s’imprime dans notre mémoire collective.
Il est temps de refermer cette boite que tu appréhendais tant mais nous savons que ce n’est pas pour longtemps. Une visseuse enfonce les scellés les uns après les autres, l’émotion grandit un peu plus à chaque vis. La mise en bière est terminée.
Nous attendons encore sous la chaleur devant ce crématorium qui va te libérer de ta boite. Tu nous attends photographiée dans ton cadre grand format, avec ce regard qui révèle ton intériorité contenue. L’œil en coin a de la malice. L’image montre en gros plan tes mains dont les taches de vieillesse sous ta peau tannée te faisaient penser à celles d’une bête. Tu avais le sens de l’exagération lorsque tu parlais de la vieillesse.
Ton cercueil reçoit nos musiques et nos paroles qui se succèdent pour t’honorer. Tu te reconnaitras dans des mots qui te décrivent si bien qu’ils te font vivre quelques instants. Tu te berceras de musiques choisies, des mélodies que tu aimes pour les apprécier même entre quatre planches. Tiens je suis née avec une chanson qui est celle avec laquelle tu pars, « Cécile » de Nougaro.
Car oui tu pars déjà dans ton dernier lieu au combien tabou. Je suis la seule à t’accompagner comme je le peux jusqu’aux flammes. On me fait entrer dans une petite pièce discrète et l’on m’indique de m’assoir. Si tu étais avec moi tu penserais sans doute que la scène est surréaliste : je m’apprête à te voir bruler tandis que j’entends l’assistance discuter si bruyamment, soulagée de sortir de la cérémonie. Je ne sais pas à quoi m’attendre mais je ne m’attendais pas à voir ton cercueil sur un écran télé aseptisé. J’aurais préféré être plus près de toi pour voir ton cercueil poussé jusqu’au feu. Mais la porte métallique du four s’est déjà refermée. J’ai tout de même eut le temps de me répéter « on te libère de ta boite, tu vas être libérée de ta boite, de ta boite.. ». Je suis assise sur ma chaise, médusée devant cet écran.
Je me lève et rejoins l’air de rien le bruit de la vie.
Je t’ai sans doute fatigué aujourd’hui mais jamais tu ne le diras. Tu lanceras l’air de rien « que ce soir tu ne feras pas de vieux os ». C’est vrai, tu as bien marché, tes chevilles sont peut-être plus enflées qu’à l’habitude, en tout cas elles sont violacées. Qui d’entre nous deux promène l’autre ? Je veux te divertir mais n’est-ce pas toi qui me fait plaisir lorsque tu marches plus que tu ne le devrais. Je ralentis mon pas, j’essaie de me caler sur le tien, mais c’est plus fort que moi je te devance toujours. Mes enjambées s’allongent autant que je voudrais courir et fuguer loin de ta vieillesse. Tu diras « c’est beau d’être jeune » et tu penseras que l’on ne réalise pas que tu ne l’es plus.
Aujourd’hui maman est morte. Cela me rappelle le début du livre de Camus « L’étranger » et pourtant aujourd’hui ce n’est pas un roman. Je me concentre ahurie sur les pages plastifiées du catalogue des cercueils des pompes funèbres. La maitresse de cérémonie nous vante les particularités de chacun, du plus simple au plus sophistiqué. Le chagrin s’adoucit-il avec quelques dorures de plus ? bien sûr que non et il faut en choisir un, toi qui ne voulais pas être enfermée dans une boite. Hébétés, mes sœurs et moi choisissons un tombeau simple pour notre mère qui n’aimait pas briller.
Notre interlocutrice nous parle sans interruption depuis si longtemps. J’aperçois par la vitre le ciel bleu, je ne me rappelle plus si nous sommes le matin ou l’après-midi. Il fait si chaud aujourd’hui. Sa voix douce nous enveloppe dans une torpeur de mots que j’essaie de lier les uns aux autres. Elle fait bien son travail et détient l’art des formules apaisantes afin de nous faire prendre des décisions. Nous sommes prêtes à acquiescer de la tête sans un mot, sans même être sur d’avoir compris la question. C’est entendu, elle ne peut pas nous demander si nous préférons brûler notre mère ou si nous décidons de l’enfouir en terre offerte aux vers. Elle ne peut pas davantage dire quels sont ces mystérieux « soins opérants » qu’elle va prodiguer à notre pauvre mère afin qu’elle soit visible. Et si les soins n’opéraient pas suffisamment longtemps durant la semaine d’attente de la crémation. Nous confions notre détresse entre ses mains expertes.
Une semaine plus tard, il fait toujours aussi chaud, nos tenues noires avalent la chaleur. Dans l’assistance, les visages sont rouges d’émotion transpirante ou blême d’un chagrin glacé. La peine n’est pas feinte. Nous sommes à nous tous un gros et lourd sanglot que nous nous aidons à contenir. Nous te découvrons avec crainte dans ton cercueil. Nous avons eut raison de faire confiance, ils t’ont bien préparé. Ton visage a dégonflé, tu es juste redevenue toi, paisible et douce. Tu as une tenue élégante, c’est la même tenue et les mêmes convives qu’à la dernière fête. Avant que le reste de l’assistance ne vienne se recueillir, je te caresse la tête de manière compulsive. Nous aimions tant les caresses dans les cheveux. Tes boucles grises se font mousseuses sous mes doigts. J’accepte enfin de regarder ton crane. Pourtant la froideur de ta peau me brûle les doigts. La glace entre en moi de manière si dense. Je laisse entrer un peu de mort en moi. Tu es si froide que je ne me suis rarement sentie aussi chaude et vivante. C’est tout simplement cela la vie, de la chaleur sous notre peau. Ce n’est pas possible que tu ne ressentes pas un peu de ce feu, toi qui me surnommais parfois la bouillotte.
Mes sœurs et moi nous t’admirons et te trouvons belle. Tu disais « on ne peut pas être et avoir été ». Et bien dans ton lit de mort on voit encore que tu as été une belle femme. Nous t’avons regardé afin que ton visage endormi s’imprime dans notre mémoire collective.
Il est temps de refermer cette boite que tu appréhendais tant mais nous savons que ce n’est pas pour longtemps. Une visseuse enfonce les scellés les uns après les autres, l’émotion grandit un peu plus à chaque vis. La mise en bière est terminée.
Nous attendons encore sous la chaleur devant ce crématorium qui va te libérer de ta boite. Tu nous attends photographiée dans ton cadre grand format, avec ce regard qui révèle ton intériorité contenue. L’œil en coin a de la malice. L’image montre en gros plan tes mains dont les taches de vieillesse sous ta peau tannée te faisaient penser à celles d’une bête. Tu avais le sens de l’exagération lorsque tu parlais de la vieillesse.
Ton cercueil reçoit nos musiques et nos paroles qui se succèdent pour t’honorer. Tu te reconnaitras dans des mots qui te décrivent si bien qu’ils te font vivre quelques instants. Tu te berceras de musiques choisies, des mélodies que tu aimes pour les apprécier même entre quatre planches. Tiens je suis née avec une chanson qui est celle avec laquelle tu pars, « Cécile » de Nougaro.
Car oui tu pars déjà dans ton dernier lieu au combien tabou. Je suis la seule à t’accompagner comme je le peux jusqu’aux flammes. On me fait entrer dans une petite pièce discrète et l’on m’indique de m’assoir. Si tu étais avec moi tu penserais sans doute que la scène est surréaliste : je m’apprête à te voir bruler tandis que j’entends l’assistance discuter si bruyamment, soulagée de sortir de la cérémonie. Je ne sais pas à quoi m’attendre mais je ne m’attendais pas à voir ton cercueil sur un écran télé aseptisé. J’aurais préféré être plus près de toi pour voir ton cercueil poussé jusqu’au feu. Mais la porte métallique du four s’est déjà refermée. J’ai tout de même eut le temps de me répéter « on te libère de ta boite, tu vas être libérée de ta boite, de ta boite.. ». Je suis assise sur ma chaise, médusée devant cet écran.
Je me lève et rejoins l’air de rien le bruit de la vie.
Invité- Invité
Re: Aujourd'hui maman est morte
Je me suis forcée à lire jusqu'au bout, le côté prosaïque des détails m'ont plombé le moral à mesure que j'avançais dans la lecture. Et donc, je suis incapable de dire quoi que ce soit d'objectif sur ce texte.
Invité- Invité
Re: Aujourd'hui maman est morte
Bonjour,
Je me suis dit que ce texte ne me plairait pas (à cause du titre), et finalement j'ai tout lu et il m'a plu.
Je me suis retrouvée un petit peu dedans,
Les mots sont bien choisis, je trouve ; ni trop, ni pas assez, ça sonne juste pour moi
Bien à vous,
Remus
Je me suis dit que ce texte ne me plairait pas (à cause du titre), et finalement j'ai tout lu et il m'a plu.
Je me suis retrouvée un petit peu dedans,
Les mots sont bien choisis, je trouve ; ni trop, ni pas assez, ça sonne juste pour moi
Bien à vous,
Remus
Remus- Nombre de messages : 2098
Age : 34
Date d'inscription : 02/01/2012
Re: Aujourd'hui maman est morte
On amarre une grande peine avec de tout petits détails...
Avec toi, Cilou.
Avec toi, Cilou.
Invité- Invité
Re: Aujourd'hui maman est morte
Plutôt émouvant dans la simplicité, à la fois dans la manière de dire, et dans le fond avec tous ces détails qui sonnent vrai et parlent forcément.
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
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