Exo La Grande Rencontre : Caca

Réponse à AliceAlaSmarties

Ou

Comment je n’ai pas inventé l’Internet à treize ans

Je n’ai pas inventé l’Internet à treize ans. J’avais même pas inventé la poudre, à ce moment là. C’est venu seulement plus tard. A treize ans, à la différence de mes condisciples plus portés sur les pugilats de cour de récré, la chasse aux filles pour leur pincer les cuisses (à cette époque le viol en réunion dans les caves de l’immeuble n’était pas encore rentré dans les mœurs) ou les concours de crachats sur cible vivante, je n’avait qu’une passion : l’écriture.

Par écriture, je n’entends naturellement pas la calligraphie. La mienne était si fantaisiste et peu respectueuse des conventions du genre que j’étais abonné à l’année au zéro pointé, au déchirage de cahiers de cours et aux heures de retenue consacrées à la production de kilomètres de lignes à rédiger à la plume sergent-major, un nom qui dit bien ce qu’il veut dire. Non je parle bien de l’écriture en tant qu’activité créatrice, génératrice de chef-d’œuvres destinés à émerveiller un vaste public, briller dans les salons les plus fermés, t’ouvrir les portes de la Pléiade, que sais-je encore, te valoir la considération émue de ton banquier.

Naturellement, une telle vocation ne te vient pas comme ça. Pour que la démangeaison d’écrire te prenne, il faut avoir d’abord découvert les sortilèges de la lecture. J’avais chopé le virus dès six ans. Au grand dam de mes maîtres, contraints de me tirer par l’oreille pour me contraindre à relever la tête du bouquin planqué sur mes genoux à l’abri du pupitre. Tu parles qu’ils connaissaient toutes les ficelles. C’est sans doute pour cela que mes oreilles prirent rapidement le format jumbo. Il ne me manquait plus que la trompe et la corpulence pour ressembler à un éléphant.

De l’éléphant, je n’avais donc que les oreilles et la mémoire, proverbiale. Mes maîtres auraient naturellement préféré que je l’exerce à mémoriser mes cours de science nat ou de géo, mais pour ça, il aurait encore fallu que j’ouvre mes manuels scolaires. Je préférais de loin ouvrir Jules Verne, Alexandre Dumas, bientôt Maupassant, Edgar Poe ou Beaudelaire. Je lisais aussi beaucoup de livres d’histoire. Pas ceux du programme, naturellement, le plus souvent rédigés à la truelle, non, ceux de mon père, truffés de rois pleins de morgue, de chefs de guerre irascibles, de munificents financiers et de pulpeuses courtisanes. On ne nous disait pas tout dans le programme, à l’époque.

J’eus très vite envie d’imiter ces géants qui peuplaient mes rêves de créatures magnifiques et de péripéties extravagantes. La qualité précoce de mon style aurait pu rapidement me valoir la première place en rédaction, si mes profs n’avaient pas pris l’habitude de réduire mes copies en confettis, incapables d’en déchiffrer le premier paragraphe et profondément agacés par leur présentation plus que douteuse. Cela ne suffisait pas à me décourager, et je persistais à couvrir mon cahier de cours de pattes de mouche qui n’avaient pas grand-chose à voir avec ce qu’ils tentaient de nous inculquer avec une persévérance digne de meilleurs résultats. C’est ainsi que je produisis au cours de ces années de nombreux chef-d’œuvres qui firent l’unanimité de leurs lecteurs, à savoir, dans l’ordre, le prof qui m’avait surpris en train de les écrire au lieu de noter sa leçon, du Surveillant Général qu’il avait alerté (lequel, proche ami de la famille, usait de cette familiarité pour me coller une bonne paire de claques) et du Censeur qui me flanquait trois heures de colle pour m’apprendre à gribouiller des insanités au lieu de suivre en classe. Quand cela ne remontait pas jusqu’au Proviseur, un personnage de poids qui n’hésitait pas à renouveler la gestuelle du surgé dans l’intimité de son bureau, en y ajoutant une semaine d’exclusion pour faire bonne et juste mesure. Inutile de dire que le génie littéraire en herbe n’avait pas la cote, de ce temps-là.

Je brûlais d’envie de partager cette passion. Après tout, me disais-je, il devait bien y avoir quelque part des âmes sœurs, avides comme moi de peupler la page blanche de leurs fantasmes inspirés par les grands prédécesseurs. Encore fallait-il les identifier, et ceci fait, trouver le moyen de rentrer en communication avec elles. J’ai longtemps songé à utiliser la transmission de pensée. Cette discipline n’était hélas pas enseignée dans notre cursus. Il fallait trouver autre chose. Je n’étais pas homme à me laisser freiner dans mon élan par d’insignifiantes contingences matérielles. J’imaginais alors un complexe réseau de caméras de télévision, combiné à une interface audio (on disait pas ça comme ça, mais je traduis pour les jeunes lecteurs) qui aurait permis à la fois d’échanger nos points de vue et visionner nos productions respectives. J’en touchai deux mots au professeur de technologie, mais il me renvoya sèchement à mon pied à coulisse, arguant que le budget de l’établissement n’autorisait pas ce genre de fantaisie, alors qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir une nouvelle fraiseuse. L’ordinateur domestique n’était pas né, et l’informatique documentaire encore à ses premiers balbutiements. Comme tous les grands découvreurs, j’arrivais vingt ans trop tôt. Au moins. C’est ainsi que je n’ai pas inventé l’Internet à treize ans.

Mais toi, chère AliceAlasmarties (bon Dieu t’aurais pas pu choisir un pseudo un peu plus court ?), tu as la chance de vivre dans un monde où le moindre gamin de six ans maîtrise l’ accès à ce média merveilleux qui permet de e-commander une brosse à dents électrique taïwanaise à Kampala, de visionner en direct (ou presque) le dernier navet primé au festival du film potager de Fouzy-sur-Latronche (Basse-Corrèze Inférieure) et surtout de passer l’essentiel de ses journées à tchatcher en temps réel sur le roi, que dis-je, le King des forums dédiés à la pensée pure : à savoir VE (Vie Epanouie) Où tu fais des étincelles que ma rétine en palpite de jalousie. Alors je dis bravo et bonne continuation.

Go-bu (Mais z’ai encore soif)