A l'aire du temps

"A l'aire du temps"

Station essence. Pluie.
Une aire d'autoroute grise.

Ces endroits de repos se ressemblent tous : une odeur d'essence, l'envie d'une flambée norvégienne, le sandwich jambon-beurre dans son emballage de cellophane, le beurre qui coule, coule sur les doigts, l'odeur de la mayonnaise tournée sur le bacon d'à côté, dans les doigts du monsieur d'à-côté avec ses lunettes de soleil et sa cigarette sous la pluie, le bruit du briquet d'à côté.

Ce n'est pas le briquet du monsieur c'est bien notre briquet.

Tout cela n'est pas contradictoire. Cette histoire présentera deux briquets. L'un est en parfait état de marche, acheté récemment, l'autre, consommé aux trois-quarts, posera davantage de problèmes dans quelques jours. Il convient de décider lequel appartient à qui. Si vous le choisissez, le personnage risque d'avoir besoin de se rendre dans un tabac dans les jours prochains et cela pourrait gâter la suite de ses péripéties
On a allumé une cigarette.

Nous sommes encore à l'extérieur de la boutique. Les bâches sont sans doute rouges. La nuit toutes les bâches se cachent.
Une enseigne clignote à moitié, une des lettres pend, lamentablement.
On a éteint une cigarette. La même que celle qu'on a allumée, ou une autre, quelle importance ?
Il est sûr qu'une cigarette a été écrasée. C'est maintenant une donnée immuable.

Une machine à café éructe. Le bruit n'est pas vraiment assumé, assourdi par la distance qui nous sépare de l'intérieur du magasin et pour apprivoiser totalement ce ton, pour le canaliser, pour en faire un son que l'on connaît très bien, pour se rassurer dans cette proximité, dans cette promiscuité avec cette machine à café qui trône dans tous les lieux d'attentes, on entre.
On est un peu motivé par la perspective des toilettes.

A droite ou à gauche.
A gauche.
Les femmes. Leurs toilettes. A l'intérieur, des femmes.
Demi-tour.
A droite, toilettes des hommes, la lourde porte, si lourde, qu'on n'ose pousser avec les mains, des bactéries y grouillent, c'est une certitude.


1.
Je marche lentement. Une allée est formée par deux rangées d'urinoirs. Mon coeur bat un peu. Je ne sais pas lequel choisir. Les plus propres ne sont pas forcément ceux du fond car ceux-là sont situés le plus à l'abri des regards. Les plus proches sont propres mais je serai à découvert.
Un à gauche me semblait bon, moins sale que les autres, bien placés quant à la visibilité, mais quelqu'un en a bouché la grille avec de la mie de pain. La mie est toute jaune et une flaque de pipi la recouvre entièrement, ridée à la surface de filaments d'écume. Je suis perdu. La fatigue de la route me rend nerveux et la peau de mon crâne transpire sous des cheveux déjà gras.

Il va falloir que je me lave les cheveux avant de reprendre la route. Ma destination ne me permet aucun écart d'ordre physique. Le besoin de me regarder dans la glace, du coup, plus urgent que celui pressenti par ma vessie, me fait quitter l'entrée des urinoirs pour ce rectangle, à droite, où chaque lavabo est surmonté d'un miroir. Là aussi il faut faire le bon choix, en quelques secondes. Heureusement, et j'en remercie ma providence, je suis encore seul. Personne d'autre que moi ne se trouve dans les toilettes pour homme de l'établissement.

Enfin dans celles-ci. Car dans d'autres établissements, dans d'autres toilettes, ça, ça !

Je choisis une glace, pas trop tachetée de sébum et de poussière.
Le verre a la propriété de garder particulièrement bien les frissons du temps et les souvenirs adolescents.

Mon reflet est encore potable. Je n'en boirai pas l'essence mais pas besoin de douche.
Un bruit de chasse d'eau. Je me crispe.
Il y avait quelqu'un dans les toilettes.
Je me sens un peu révolté, je crois, au fond, oh, pas grand-chose, mais vaguement, car ce jeune homme que je n'attendais pas est sorti des toilettes handicapés, et sur ses deux jambes. La propreté y est plus grande, mais ce n'était pas une raison ; bon citoyen, je m'apprêtai à protester lorsque

SI TU VOLES MON PIPI, PRENDS MA VESSIE

une inscription en lettres jaunes au dessus du lavabo de droite m'a fait penser à autre chose.



2. Je sortais des toilettes handicapés en espérant que le service de nettoyage de la station essence ne surgisse pas à cet instant précis. J'étais un peu honteux d'avoir choisi celles-ci mais le reste des cuvettes était tâché de merde et je ne supporte vraiment pas l'assise sur des chiottes dégueulasses.

En poussant la porte, je remarquai qu'un homme devant les lavabos regardait dans ma direction.
Une chemise blanche s'engonçait profondément et de façon parfaitement méticuleuse dans son pantalon de costume noir et je me demandai s'il était déjà passé aux urinoirs ; tous les hommes qui passent aux urinoirs ont une chemise bouffante dont un des pans, celui de dernière, reste toujours hors du pantalon ; ils la remettent en place ensuite, généralement en poussant les portes, ou plus tard, en rentrant dans leurs voitures, mais toujours est-il que cette homme allait à un lavabo sans passer d'abord par le soulagement de son organe et je pensai que c'était un original.

Moi à ses yeux sans doute n'en étais-je pas un.
Je devais lui être méprisable, à cause de mon choix de chiotte.



1. Je suis au dessus de l'urinoir. Quelque chose d'étrange m'est arrivé il y a quelques minutes. En passant au milieu de l'allée d'urinoirs toutes les chasses se sont déclenchées en même temps. Pourtant, j'ai le sentiment qu'elles ne sont pas automatiques et que tout cela n'est pas sans but. Je me demande si je vais le savoir bientôt et si cela va être pour moi source d'ennuis.

Plein de bonnes choses dans ce texte.
L'histoire qui n'en est pas une. L'atmosphère étrange qui se crée autour de ces lieux d'aisance.
La multiplicité des détails. La chute en forme de chasse d'eau qui ouvre un fenestron sur le fantastique.
Il est dommage que les digressions alourdissent l'écriture. Un bon coup de jet de gomme par ci, par là et le texte sera nickel-chrome.

J'aime justement toutes ces interruptions de la narration, comme autant de petites lumières tremblantes. C'est ce que je préfère même. Que ça marche d'un pas capricieux vers son terme. Ce parti-pris un peu genre nouveau-roman, mais en très léger.

Cliente pour la suite.
J’ai un peu moins apprécié le début que le reste, trop digressif, ça fait style un peu, ou genre. J’apprécie bien plus ton écriture à partir du moment où tu racontes.
Quelques lourdeurs parfois, j’en relève deux ou trois :
Heureusement, et j'en remercie ma providence
Une chemise blanche s'engonçait profondément et de façon parfaitement méticuleuse dans son pantalon de costume noir
Je devais lui être méprisable
Mais des détails, j’ai bien aimé les réflexions de chacun, leur répondant.

Ah oui j'allais l'oublier ce texte !
beaucoup aimé

je l'ai lu dans un état halluciné dans la nuit, c'était quelque chose

comme elea, j'ai vraiment commencé à me régaler un peu après le début, à partir de "nous sommes encore..."

un texte surprenant, strange, j'attends plaisamment interloquée la suite

L'égalité des sexes viendra le jour où les femmes auront une prostate et les hommes des ovaires.

Basta.

C'est marrant ces digressions qui viennent ponctuer le texte et qui, ma foi, le pimentent et plantent le décor.
Un bon texte. Quant à la suite ?

un petit coup de correcteur ortho

- consommé aux trois-quarts : consommé aux trois quarts
- A droite : À (idem autres)
- toilettes pour homme : hommes (sinon pourquoi y aurait-il plusieurs urinoirs ?)
- au dessus du lavabo : au-dessus du lavabo
- des cuvettes était tâché : taché
- mais toujours est-il que cette : cet
- suis au dessus : suis au-dessus

C'est pas du pipi de chat....ce texte.

Etrange oui, mais intéressant et superbement écrit. Vraiment imaginatif.

++

Les toilettes publiques, même si ça pue, mériteraient une enquête sociologique à elles toutes seules. Un véritable petit monde en miniature. A l'époque de mes études, je fréquentai celles de la gare de Bordeaux essentiellement pour les graffitis. C'est un monde pervers, asocial, dangereux et terriblement excitant...

Ah oui, moi aussi j’aime beaucoup beaucoup ce texte.
Le rythme surtout, l’architecture du texte : c’est aéré, ça vadrouille ici et là mais on ne perd pas le fil ; ensuite toutes ces observations prosaïques ou fines, c’est selon.
Juste peut-être une réserve sur l’emploi presque outrancier des tournures passives au début, même si j’ai flashé sur cette phrase : “On est un peu motivé par la perspective des toilettes.”, que je trouve discrètement humoristique, auto-dérisoire.

C’est la première fois Marine que j’apprécie autant ton travail (que je trouvais précédemment trop abstrait et touffu à la fois), ça me fait plaisir.

Chouette titre aussi !

Voici un texte que j'aime beaucoup. Les digressions me plaisent car elles nous emmènent ci et là, c'est une balade vers toutes sortes d'horizons souvent très terre-à-terre et ça apporte un relief intéressant au texte, dont le rythme est également agréable. L'histoire aussi, un brin étrange et en même temps, si proche de certains vécus, que ça rend le texte visuel, palpable et presque touchant.
J'aime ce côté faussement haché, cette histoire en saccade qui s'étire pourtant le long d'un fil plus cohérent qu'il n'y paraît.

lol47 a écrit:Les toilettes publiques, même si ça pue, mériteraient une enquête sociologique à elles toutes seules. Un véritable petit monde en miniature. A l'époque de mes études, je fréquentai celles de la gare de Bordeaux essentiellement pour les graffitis. C'est un monde pervers, asocial, dangereux et terriblement excitant...

Me fais penser à notre tournée des toilettes d'aires d'autoroutes, avec le marsu, lors de nos pérégrinations nocturnes et il y en a eu des virées en tous genres... plus intéressant à faire qu'un guide des restoroutes en tout cas ! :-)

Un texte bien écrit, certes, mais le sujet... avec des mots si justes, pourquoi ne pas s'intéresser à quelque chose de plus sympa que des urinoirs??

"Personne d'autre que moi ne se trouve dans les toilettes pour homme de l'établissement.

Enfin dans celles-ci. Car dans d'autres établissements, dans d'autres toilettes, ça, ça !"

Ça, ça ! c'est drôle !

J'aime beaucoup l'entrelacs de ces différents angles de perception, les interactions, et ces détails qui assaillent les uns après les autres le protagoniste dans une mission somme toute assez simple au départ. Un être confronté à la difficulté d'assouvir simplement et en toute sécurité un besoin naturel, dans un décor piégé et pourtant si banal...parce que bon quand les objets s'animent presque, que leur débordement devient limite agressif pour l'humain, qu'il faut tout contourner et apprivoiser, forcément tout se complique...
Il s'en passe! C'est Jumanji dans ces toilettes! La suite au prochain épisode...

et par ci par là quelques phrases sur lesquelles revenir.