Exo live 29 janvier à 20h30

Je lui lance un sourire, elle, un clin d’œil. Enfin, pas tout à fait : sa paupière droite se plisse et elle prend à peine le temps de me dévisager avant de reporter toute son attention sur ses commissions. Plusieurs fois, elle compte les articles. Ça fait sept, que je lui dirais bien, mais bon, c’est pas mes affaires.
Le tapis lumineux que fait dérouler l’homme de caisse laisse assez de place pour qu’elle puisse caler deux bouteilles de bière –premier prix, selon l’étiquette – entre une baguette de pain, une brique de lait et ce qui a l’air d’être du saucisson, peut-être ? Oh, non ! C’est du boudin. Un boudin coupé !
À mesure que les articles défilent et que, d’un geste mécanique, elle pose de la litière et des croquettes pour chats, je vois se dessiner le gris de sa vie. Des petits paquets. Encore du premier prix. Au moment de payer, le chariot volant vient délester un produit oublié : un minuscule flacon de déodorant. D’une main hésitante, elle le saisit et, du bout des doigts, le passe au caissier avant de se raviser. Non ! Elle a réfléchi, elle n’en a pas besoin. Le jeune gars se contente de hausser les épaules et de le poser sur le socle des invendus : il a l’habitude, ça arrive de plus en plus souvent. Quant à la femme, elle jette un œil désespéré à la petite bouteille qui disparaît, lentement aspirée par un tube fluorescent, avant de plonger le nez dans son porte-monnaie dont elle compte le moindre sou.
Je soupire bruyamment. C’est pas que je suis pressé, mais attendre, comme ça, pour une bouteille de gin pendant des lustres, je suis pas emballé.
La madame finit par refiler, en la recomptant à voix basse, toute la mitraille de la terre quand :
- Il me manque deux Écus et 93 Sous.
Tout de suite, elle tourne la tête et me regarde. Elle est blême. Elle a honte. Puis, très bas, elle demande :
- Vous acceptez les Ersatz ?
Silence. Depuis l’Effondrement, l’Ersatz est devenu l’équivalent des tickets de rationnement de la deuxième guerre. Je sais d’avance ce que ce gommeux va lui rétorquer.
- Désolé, mais si vous ne pouvez pas payer, je ne peux rien faire pour vous. C’est le règlement.
Et, déjà, il se prépare à appuyer sur cet énorme bouton rouge destiné à identifier les mauvais payeurs. Elle, paniquée, se tourne vers moi, suppliante. Ses yeux se posent sur ma bouteille. Arquant les sourcils, je laisse dériver les miens vers ses bières. Elle capitule.
- Et si je ne prenais pas l’alcool ?
- Il resterait un Écu. Je dois vous compter une pénalité pour la perte de temps occasionnée.
- Alors, reprend-elle. Alors, gardez la baguette aussi !
Décaissant les trois articles à coups de bips stridents, le jeune homme lui tend son ticket digital et un Sou virtuel.
- Merci de vos achats chez « Valeur ajou-T » et bonne journée !
Des croquettes pour chat, de la litière, du lait et un morceau de boudin plus tard, elle disparaît du magasin. J’imagine ses chats l’accueillant, réclamant leur pitance, chiant dans la litière en miaulant de contentement ; je les entends qui lapent leur lait à petits coups de langue râpeuse ; je les vois sauter sur le bahut de sa cuisine miteuse, un matin où elle n’aura plus que ça à manger, et piquer le morceau de boudin imprudemment laissé sur le comptoir de la cuisine, plantant leurs dents de sales carnivores dans la viande, faisant disparaître, en quelques coups de gueules, le dernier espoir d’un semblant de repas pour leur infortunée maîtresse. Et elle, cette idiote, ne leur en voudrait même pas. Le fait divers le plus connu des journalistes, mourir de malnutrition, était devenu tellement commun qu’on avait créé une page spéciale où les noms des malchanceux, ainsi que leurs dates de naissances, étaient répertoriés. Une légende urbaine voulait qu’ils soient toujours affublés d’animaux de compagnie qui finissaient par les bouloter faute de mieux. Quels idiots !
- Ça fait cent Écus, Monsieur !
Délaissant ces pensées, je retombe sur terre et sors les billets. Après avoir récupéré ma bouteille je…


La télévision est restée allumée et, même à quatre heures du matin, comme je peux le constater, l’Effondrement est sur toutes les chaînes. Plus de monnaie, plus de gouvernement.
En me passant la main sur le visage, je pense à ce rêve : l’Ersatz, ils allaient l’inventer ou pas ? Et cette femme, que fait-elle, maintenant ? Mélange-t-elle un peu de croquettes avec du lait en guise de petit déjeuner ?
Sur mon balcon miaule un chat, on dirait qu’il pleure. Il annonce la fin du monde dans un jour.
La télé vient de lâcher. Ils ont coupé l’électricité. Marchant à tâtons dans l’appartement à la recherche de cette bouteille de gnole infâme qui est tout ce qui me reste à ingurgiter, je décide de boire à la santé de la madame du rêve, de son bol de croquettes au lait, de ses chats et de l’Effondrement.
À présent, sur mon balcon, un enfant pleure.
Il pleure.
Il pleure.