Exo anonyme « L'attente » : Poil au menton !

Elle avait un poil au menton. Un poil un poil plus long que les autres.
Elle avait renoncé à s'attaquer aux autres, qui, somme toute, n'étaient que vulgaire duvet.
Celui qui l'occupait lui donnait entière satisfaction.

A sa naissance, je veux dire, au moment où il pointait, elle sentait en passant son doigt dessus, une légère protubérance. Chaque matin, elle en observait la croissance. Puis enfin, un minuscule dard, assez dru, se laissait sentir. Il croissait petit à petit, à son rythme, et elle enrageait de ne pouvoir encore le saisir entre le pouce et l'index. Ce jour arrivait enfin. Mais le poil résistait fièrement, ne rendant possible encore aucune prise efficace.

Elle avait remarqué que la lumière du jour le mettait bien en évidence, lorsqu'elle se mirait de profil dans la glace de l'armoire. Mais attention : les rayons obliques de lumière ne lui permettaient ce miracle qu'à une heure précise et fugace, en dehors de laquelle elle ne voyait plus rien. Et c'était pour elle un plaisir indicible, auquel pour rien au monde elle ne se serait soustraite, que d'honorer ce rendez-vous.

Enfin, le poil arrivait à avoir la bonne longueur.
Comme on repousse avec délices un plaisir longtemps attendu, sachant qu'au delà du geste fatal, tout le processus d'attente était à recommencer, elle différait cet instant magique où elle l'extirperait d'un geste sec et précis. Le summum de la délectation était de se passer de la pince à épiler pour ne se servir que de ses doigts. Une victoire qu'elle savourait comme il se doit.

Une fois son forfait accompli, elle posait délicatement le poil sur une surface lisse et sombre, comme par exemple le couvercle de son poudrier, ou à défaut, celui de son ordinateur. Et là, elle en appréciait la longueur, la couleur, la texture, la grosseur du bulbe.
Il fallait bien, à un moment donné, se résigner à le jeter, et c'était pour elle un déchirement.
Elle se reprochait parfois d'avoir officié si tôt. Car une autre jouissance était que de le sentir imperceptiblement voleter, les jours où le vent soufflait.

Le poil arraché, il ne lui restait plus qu'à attendre et guetter un nouveau cycle pilaire. Ce qui, ma foi, suffisait à meubler sa vie.

pour moi il me semble que c'est un auteur feminin que j'ai déjà lu plusieurs fois , trés sympa ....

Spoiler:

ha ha, bien joué!

Croissance, vie et décadence d'un poil au menton ...

Joli défi que de réussir à maintenir l'attention du lecteur autour d'un simple poil ! Bravo j'ai trouvé ces péripéties poilantes et hormis cela c'est suffisamment bien écrit pour que le temps soit suspendu autour de ce minuscule évènement.

Oui, j'eusse aimé l'écrire mais moi, j'ai un poil dans la main.

Bon, évidemment, on va tous s'y mettre...
Pile poil, je me suis amusé comme un poilu qui aurait du mauvais poil à gratter, c'est-à-dire comme un imberbe chez le barbier, mais ce n'est pas rasant: ça flatte dans le sens du poil. (j'en laisse pour les autres)

Délicieux !

J'ai déambulé autour de ce poil comme parmi les ruines de Stonehenge :
attention : les rayons obliques de lumière ne lui permettaient ce miracle qu'à une heure précise et fugace, en dehors de laquelle elle ne voyait plus rien. Et c'était pour elle un plaisir indicible, auquel pour rien au monde elle ne se serait soustraite, que d'honorer ce rendez-vous.

puis je me suis retrouvée dans la chanson de Brel :
Et tous les samedis soir que je peux
Germaine j'écoute pousser mes cheveux

Quel voyage autour d'un poil !

Au poil ! J'adore le sujet : très bien trouvé. Ça me parle de la vraie vie ça ! (embellie?)
Anecdote personnelle :
J'en ai un comme ça (un cheveu égaré) qui me pousse dans le dos, juste au dessus de la raie des fesses. je ne l'attend pas, je l'oublie ; parfois pendant de très longs laps de temps, et il fait son chemin dans la discrétion. Et puis un jour, je me gratte le bas du dos, comme on fait tous de temps à autre, et je tombe sur ce cheveu. je l'enroule autours de mon doigt et clac. Parfois, il mesure près de dix centimètres ! C'est comme ça depuis ma puberté ! Une fois, une fille est tombée dessus (disons à la piscine :-o ) Elle était fascinée…
Ah ! Ah ! Je savais bien que j'allais vous passionner avec mes tribulations capillaires dorsales ;-)

L'attente n'est pas un sujet facile (pour moi en tout cas), et c'est ici l'expression de la patience à travers ce texte élégant qui se boit comme du petit lait.

Originalité de mise ; je salut la prestation.

Eh bien !
J'ignorais que j'allais me régaler avec une histoire de poil
Fort bien écrit et drôle !

(j'en ai un aussi, j'vous dirai pas où)

Un texte au petit poil, qu'on soit ou non aussi intéressé de sa pousse et de son arrachement, je me demande si on n'en a pas tous un quelque part !

Regarder pousser un poil suffirait à meubler une vie ! :-)

Léger, malicieux et diablement efficace!

Très bien vu !
Pour avoir le même poil au même endroit, je partage totalement cette description, cette lente progression de la pousse, le moment jouissif de l'arrachage... ha oui, tout est très bien restitué avec l'humour subtilement dosé, pas trop de détails mais ce qu'il faut au bon moment.

Modération a écrit:Le poil arraché, il ne lui restait plus qu'à attendre et guetter un nouveau cycle pilaire. Ce qui, ma foi, suffisait à meubler sa vie.

Et ça... tout est là, bien dit ! :-)

Des considérations amusantes qui poussent à lire jusqu'au bout sans jamais se raser.

J'aime beaucoup cette observation, juste posée sur un poil et l'attente de sa pousse, la narration est plaisante. J'aurais évité la dernière phrase qui ne me semble pas très utile, parce que meubler sa vie avec cette attente me parait un poil exagéré.

Une petite erreur me semble-t-il dans cette phrase :

Une fois son forfait accompli, elle posait délicatement le poil sur une surface lisse et sombre, comme par exemple le couvercle de son poudrier, ou à défaut, celui de son ordinateur.

Ce serait plutôt celle (surface lisse et sombre), non ? Parce que le couvercle de l'ordi, heu, comment dire, il est où ?

Bel exercice de légèreté et d'humour !
Je sèche pour l'auteur

Spoiler:

je me suis régalée, excellent, bravo !... je vais pas tourner autour du poil, tout a été dit et fait, le sujet est épuisé... mais le sujet lui et l'écriture (ouche ! scotchée ! années lumières)... et le titre : "Poil au menton !" belle trouvaille... bref, délicieux en tout et par-hasard pour un sou.

C'est tout bon aussi pour moi, le sujet est vraiment mignon et le traitement loin d'être bêta ; il offre en creux une jolie réflexion sur la façon dont "nous meublons nos vies", les choses qui occupent nos esprits et nos mains au quotidien et ce qu'importe les grands événements, les dates anniversaires : cette micro-histoire de poil est au récit humain ce que l'école des Annales est à l'Histoire (comment ça je dis n'importe quoi ?)

Merci

Merci également :-))))
Oui, je me spécialise dans le style bêta. C'est tout un travail ! :-)))))

après avoir lu ton texte, j'ai cherché le mien: un que j'avais, oublié depuis longtemps, curieusement tout blond, invisible car extrêmement fin. il n'atteignait jamais plus d'un centimètre, et...mais en fait il a disparu...! j'ai été déçue.
un vrai plaisir ce texte, Iris en grande forme!

Ah, Iris, ce registre humoristique te va très bien !

Le style est alerte et l'idée amusante. On a tous un poil à regarder pousser... :-)
Très sympa !

Bon. Je ne vais quand même pas me commenter !
Pffft ! A dégager, le poil au menton.
Sinon : qui a dit qu'un ordinateur ne pouvait pas avoir de couvercle ? Et le portable, alors ?