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L'affaire est dans le sac

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Message  AntoineJ Ven 12 Avr 2013 - 16:18

Aujourd’hui, cela va être une journée singulière, à tendances spéciales.

Je ne vais pas à mon travail alors que je n’ai pas déposé de congés à ma DRH, qu’aucune maladie n’est signalée par ma carcasse et que le chômage ne m’a pas encore pris dans ses bras. Le réveil a sonné à l’heure habituelle, je me suis levé et j’angoisse.

J’ai fait comme tous les jours : une douche rapide sous l’eau chaude, réconfortante ; deux rasades de déodorant économique sous les bras ; et un rasage écologique sans mousse. Jusqu’ici, je tiens la corde : rester sur mes réflexes ; ne pas m’embrouiller le cerveau avec des anecdotes déplacées.

Quelle tenue vais-je mettre ? Les premiers craquements dans une série de grésillements intempestifs, éclairés par lampes fébriles se font ressentir. Mes plombs sont rougis, à la limite de la rupture : fissures.

Pour le travail, je sais me parer : costume et chemise, ceinture sans cravate, je ne suis pas assez chef pour faire plus. Je suis un Middle manager anonyme : paon incognito. Les weekends, à la maison, je reste en pyjama jusqu’au déjeuner, puis je me vêts en fonction des activités prévues pour le post méridien. Aujourd’hui, je tergiverse : avancer, reculer pour mieux sauter.

Devant la glace, en caleçon, je constate les dégâts : arrondi du ventre naissant, cuisses virant vers le mollasson, valises noires cernées autour des yeux déjà à l’abri derrière des lunettes épaisses. J’ai dépassé l’âge où l’on vous dit « tu as grandi ». J’ai attaqué la période où l’on fait encore jeune, pour son âge. Mon regard est usé, amaigri. Je ne me fais plus rire. Mes valises, je les balade depuis ma naissance, chargées de rêves et d’illusions, toujours vivantes quelque part.

C’était quand la dernière fois que j’ai fait le pitre ? A l’insu de mon plein gré, je suis devenu sérieux et raisonnable, pour la bonne cause. Je me suis concentré sur l’éducation des enfants : respect et exemplarité. Mon insouciante adolescence, je l’ai laissée s’empoussiérer dans de vieilles photos perdues au fond de champs de neurones desséchés, par manque d’arrosages réguliers. J’éprouve des regrets fasse au temps qui défile : où sont les folles soirées et les éclats délirants ? Il me faut trois nuits de neuf heures de sommeil pour me remettre d’aplomb après une fête. Je sais, cela est un peu trivial, mais ce matin, j’ai l’impression subite de faire l’erreur de vivre pour travailler, au lieu du contraire, et de m’être oublié à un rond point, arrêté à un feu rouge depuis longtemps passé au vert. La masse des responsabilités s’exponentialise et m’entraîne au fond d’un nuage de déprime sombre. Je veux sortir de ce cauchemar éveillé pour revenir vers la surface et le soleil.

Déjà dix minutes que je rêvasse face à ce quadra dépassé. Il faut que je réagisse.

Quelle tenue vais-je mettre ? Un pantalon de costume et un polo - sans marque. De toute façon, je n’ai pas de vêtement de marque. Je serais classe en bas et cool en haut. Et si je mettais mon jean et une chemise blanche ? Je ne veux pas y aller. Un mal être doublé d’un embarras troublé me fait danser une valse hésitante d’émotions refoulées.

Je passe rapidement par les toilettes : respiration, concentration.

La pause est terminée : assez de comédie, reprise en main.

J’opte pour des tennis, donc pour le jean et, par conséquent, pour la chemise, bleu clair - blanc serait trop ostensible -. Je m’oblige à ne pas mettre le dernier bouton, et à joindre l’avant dernier : des codes conventionnels, partout, pour tout. Je suis un esclave comme les autres de cadrage, roulant sur l’autoroute des certitudes, sans poser de question : rassurant et tranquillisant. Je vais prendre un jus d’orange frais : un peu d’acidité pour un réveil vitaminé.

Je prends mon sac - accessoire indispensable - avec un cahier et des stylos, ma carte d’identité, sans oublier ma précieuse fiche. J’hésite pour le casse croûte ? Oui, avec des serviettes en papier. J’y adjoins trois barres céréales et une demi-bouteille d’eau gazeuse. Des mouchoirs ? Je n’en aurais pas besoin. Et pour en prêter à d’autres, au cas où ? Oui. Allez.

Je n’ose pas penser au mot cartable. Je reste sur « sac », cela ira bien. J’aurais pu dire sacoche, mais cela fait trop professionnel. Où gibecière, mais je ne suis pas armé et je ne vais pas chasser. Où encore musette, pour le goût de ce mot dansant, ou bien bourse, mais c’est trop orienté masculin et argent à la fois.

« Sac » : je reste sur cela.

Cela fait combien ? Trente ans ? Quelle affaire !

Je prends les clefs de la maison. J’ai peur. C’est idiot, je ne risque pourtant rien : ni ma carrière, ni mon image vis-à-vis de mes amis. Ma famille sera fière de moi, enfin, peut être.

Le besoin de régresser - fantaisie lumineuse – me donne envie de sautiller bêtement le long du chemin, de faire un caprice : prendre le bord du trottoir pour la limite d’un précipice, avec un torrent jaillissant en son fond. Je fais des sourires idiots aux passants. Ils savent. Cela se voit à mon sac.

Non, je me fais mon cinéma. J’en rajoute. Je compense comme je peux. Je viens de sortir brutalement de mon cercle de confort. Je perds l’équilibre. Ce sera plus facile la prochaine fois.

L’affaire s’engage : recul impossible.

Je traverse un croisement : attention aux voitures. J’arrive au collège, face à la double porte, protégée par la grande grille en fer forgé.

Madame Tailleur, sérieuse avec sa liste à la main, est debout à gauche de l’entrée.

• Bonjour, je suis Monsieur Dasson.
• Bonjour … oui, vous êtes bien sur ma liste, entrez. Vous êtes salle 4 au rez de chaussée. Bonne matinée.
• Merci, vous aussi.

Je fais mon entrée dans la grande cour cimentée, vers le préau. Je croise d’autres adultes égarés, cailloux isolés dans une mer fiévreuse, sans écume. Ils ont les tenues ridicules d’enfants attardés filtrées par la sagesse relative des années écoulées. Nous sommes tous passés au tamis de l’évolution sociale : Publicité, mode, rôle, codifications à outrance. Il est si difficile d’en sortir. Je mélange aujourd’hui et le passé, faisant une combinaison visuelle projetée à travers le souvenir de bermudas fleuris, de jupes flottantes, de tee-shirts tachés toujours une taille au dessus. Ils ont tous les épaules voûtées, la tête basse : aucun ne se la joue. Ils ne sont pas fiers, et moi non plus.

Le vent souffle des souvenirs paresseux qui reviennent me hanter : mémoire d’odeur de tartines beurrées imbibées de chocolat au lait, tièdes - lire l’avenir dans les dessins au fond du bol -. Je veux terminer la masse sombre et goûteuse à la cuillère, assis dans la cuisine, avec Maman qui s’affole.

- Tu vas être en retard, dépêches-toi.

Et puis, partir en courant retrouver les copains : les gars en chocolat, les filles à la vanille.

Je refais surface dans le présent : le couloir décoloré, bordés de portes manteaux. Ils sont trop bas. Non, en fait, c’est moi le problème. J’ai poussé, arrosé par l’alcool et l’expérience. Tout est trop petit ici d’ailleurs même les poignées de portes. Celle de la salle Quatre est ouverte, là-bas, juste devant moi.

Je fais une entrée discrète pris d’une envie terrible d’aller à cette table là-bas, au bord de la fenêtre, près du radiateur. Elle est vide. Mes compatriotes ont résisté à leurs pulsions. Nous sommes devenus grands : peur du ridicule, du jugement premier. Nous savons paraître, nous maîtriser.

Je m’installe à une table encore vide. Je n’ai pas le courage, ni le cœur, de me mettre à côté de quelqu’un. J’y pose mon cahier et un stylo. Un flux d’émotions remonte le long de ma gorge : ventre noué. Je sers les fesses, rien ne presse.

La cloche sonne. Il est huit heures trente, tapante. Une femme entre deux âges referme la porte. Elle vient se mettre à côté du bureau, droite comme un I. Elle m’impressionne. Je diminue de dix centimètres, tassé dans ma chaise. J’occupe le minimum d’espace derrière ma table. Silence : poumons bloqués. Je ne veux pas me faire repérer : pas vu, pas pris.

• Bonjour. Bienvenue à vous tous. Pour certains c’est votre première demi journée d’apprentissage, vous verrez tout se passera bien. Merci d’éteindre vos téléphones portables s’il vous plait. Je vais faire l’appel. Monsieur Armand …
• Présent.
• Madame Béatin
• Présente.

La liste se déroule.

• Monsieur Dasson
• Présent.

Je n’écoute plus la liste monocorde qui sonorise la salle.

« Présent » : j’aurais pu dire, oui ou Gargle. Je suis perdu dans ce monde étrange. J’ai du mal à me concentrer : respiration, concentration, revenir aux fondamentaux. C’est mille fois plus dur qu’une réunion d’équipe, et pourtant, j’en ai fait de pénibles.

Je regarde la professeur : jupe longue classique et épaisse – sobre -, pull léger en laine, poitrine citron pressé, taille réduite malgré les talons, hanches larges, cheveux bruns longs et tombants, lunettes argentées carrées. Ce détail m’interpelle. J’en attendais des rondes. Cela ne colle pas avec elle. C’est une femme normale, pas hormonale, loin d’être un générateur de fantasmes. J’aimais rêver mes professeurs féminines en maillot de bain. Jamais nues, je ne m’enhardissais pas jusque là. Avec celle là, ça va être dur de penser bikini, sans rigoler.

Je fais de nouveau mon retour dans le présent de la classe. J’observe les autres : dos tendus, crispés.

Je m’évapore dans une agréable renaissance spirituelle de ma classe de sixième : Sylvie, mon fantasme secret. Elle était deux rangs devant moi, sur la gauche. Son profil droit n’avait plus aucun secret pour moi. Sa cuisse droite était ferme et douce. La courbure de sa hanche au niveau de la fesse était très en avance sur son âge. Si elle n’avait pas encore de sein, son cou de cygne, parsemé de fins cheveux châtains et longs me faisait fondre : un ange magnifique descendu du ciel pour me bercer, pour enchanter mes cours. Et dire que c’est une grosse brute sans cervelle qui l’a embrassée en quatrième. J’ai fait ma première dépression. Elle n’a durée qu’un soupir, le temps que je découvre les courbes de Sophie : fille en I, une époque bénie.

Avant, c’était mieux. Que nous réserve l’avenir ? Je me suis à nouveau égaré dans un labyrinthe de pensées mielleuses, où est le minotaure ?

Je reprends pied dans la réalité.

Cette affaire prend tournure : matérialisation.

Je suis bien ici finalement, je me détends. L’appel est terminé.

• Ce matin, nous allons étudier la sécurité sociale. Vous avez tous déjà complété le fameux imprimé. Vous savez tous par cœur votre numéro : il commence par un pour les hommes, deux pour les femmes. Savez-vous comment fonctionne notre système de soins ? Quels métiers y exerce-t-on ? Qui sont vos interlocuteurs ? Quel est le circuit de vos dossiers ?

Le cours commence. J’en sais déjà beaucoup sur ce sujet, mais je prends des notes. C’est un réflexe inconscient patiné par des années de pratique. Il est revenu tout seul, sans y penser : bien suivre la leçon, ainsi j’aurais moins de révision à faire ce soir.

Le passage du soleil par la fenêtre d’école dilate le temps rythmé par le défilé des aiguilles.

• Nous allons faire une pause de quinze minutes. Vous trouverez des machines à café au bout du couloir. Je vous rappelle qu’il est interdit de fumer dans toute l’enceinte de l’école. A tout à l’heure.

Je me lève. Mes muscles sont rouillés dans mon corps endolori : fourmis dans les jambes et clignements rapides des paupières. Une brise de jeunesse caresse mes souvenirs : bain de jouvence et de fraîcheur.

Je commence à m’inquiéter pour cet après midi.

Je sors de l’école pour marcher dans la rue en fumant. Plongé dans un brouillard cérébral - le cerveau débranché - et le regard dans le vide, j’erre. Etre un collégien en récréation me procure une sensation fugace de liberté, de perte de gravité, dans tous les sens du terme.

Je reviens à la grille du collège. L’affaire doit se poursuivre.

Je retourne à ma place. Quelques adultes discutent entre eux, formant des groupes très réduits. Une majorité va, solitaire : des abandonnés volontaires au bord d’une plage dans un océan de silence, limpide et calme.

• Faisons quelques exercices pratiques pour reprendre ce cours. Vous devez subir une hospitalisation à la demande de votre médecin généraliste. Quelle sera votre prochaine étape ? Comment serez vous remboursé ? Combien cela va coûter à la société ?

Je suis tout réjoui. Je participe en levant haut mon index : enfant avide de connaissances et de reconnaissance. Je m’emplis de savoirs que je n’avais qu’effleuré : clarification générale, doutes levés sur certaines procédures, idées reçues détruites pour être remplacées par des faits précis. Je pourrais me servir de tout cela lors d’un prochain dîner avec des amis. Un besoin de partager me pousse : envie de donner et de recevoir.

Cela me change des présentations PowerPoint traditionnelles : pas d’enjeu. Je reçois. Je m’étonne d’être une éponge pas si pleine avec encore beaucoup de vide à combler avant la saturation. Je me voyais en sachant, plein de certitudes.

Je pense à l’après midi.

• Je vous remercie pour cette matinée passée ensemble. J’espère avoir apporté des réponses à certaines de vos questions. Je pense que vous aurez plus de facilités pour traiter tout ce qui a trait aux aspects administratifs de la santé, pour vous et pour vos proches. Le mois prochain, nous parlerons du fonctionnement de l’assurance. Un gestionnaire de sinistre qui participe aux cours d’un de mes amis s’est proposé de venir m’assister. Je pense que cela sera plus vivant et plus concret. Au revoir à toutes et à tous.
• Au revoir
• Au revoir
• …

Je quitte la salle groggy. Je suis surpris par mon aisance à apprendre, à écouter. J’ai dix ans de moins.

Je me découvre une capacité à prendre que j’ignorais. Juste accepter ce que l’on m’offre et remercier : sans idée préconçue, sans attente particulière, sans arrière pensée.

Il y aurait sûrement beaucoup d’aspects à critiquer. Le cours était sommaire, rapide, certains éléments à peine survolés. La professeur n’est pas une spécialiste, elle se contente souvent de faire la lecture de ses notes. Le ton est trop uniforme, pas assez vendeur. Il faisait chaud dans la salle. Les chaises sont dures. Et alors ?

J’ai envie de donner, de faire un mail à tous mes amis pour leur recommander d’y aller avec délice, de se laisser aller sans honte ni fausse pudeur. La peur qui était venue ce matin à ma rencontre est allée voir ailleurs. Je suis avide du prochain cours : plaisir de la découverte, nécessité du remplissage.

Mon affaire s’arrange. Déjà une moitié de réalisée : la caméra continue de tourner.

Pour le déjeuner, je vais dans un parc, à mi chemin de l’école et du lycée, pour manger mon casse croûte. J’ai encore une bonne heure devant moi. Je vais réviser un peu.

Je m’assois sur un banc, me laissant aller à regarder les oiseaux. Je mâche mon jambon beurre à pleine bouche, faisant exprès de faire un maximum de miettes pour les pigeons affamés.

Mes pensées reviennent sur l’origine de l’affaire. L’initiative de notre gouvernement d’obliger tous les adultes, quelque soit leur fonction ou leur situation, à tous les niveaux d’éducation, sans exception ni passe droit, à suivre un cours d’une demi journée, une fois par mois, vient de m’atteindre d’une flèche empanachée en plein souvenir d’enfance. La cible est atteinte à cent pour cent. Je trouvais cela puéril et manipulateur : un truc de politique avec des interviews optimisées au journal télévisée et des articles préachetés dans les journaux indépendants ; la propagande d’un exécutif cherchant des points de fuite et des leviers pour remonter dans les sondages.

Et bien non. Cette façon de responsabiliser les parents, de les remettre dans le chemin de notre société, de les traiter comme les adultes qu’ils sont censés être, est une très bonne idée. Des cours sont organisés dans d’autres langues, pour les gens en cours d’intégration : couverture maximum pour faciliter la transmission de savoirs quotidiens.

Il me reste encore trois bouchées. J’aurais dû prendre un fruit.

Les cours doivent porter sur des aspects pratiques de la vie de tous les jours. L’objectif est que chacun réapprenne à nager en milieu administratif, même dans la tempête de la fin du service. Personne d’autre ne vous parle du fonctionnement d’un compte courant. Sans cette leçon, vous devez croire votre banquier sur parole, vendeur à la solde d’actionnaires gourmands, ou plonger dans les eaux troubles - petits caractères en italique - de l’épaisse documentation.

Je suis conquis par l’idée : privilège offert dont j’ai profité avec plaisir.

Je me lève pour marcher en ouvrant les poumons et les narines et absorber une barre céréale chocolatée pour l’énergie : sucre rapide. Il me reste quinze minutes. Mes pas m’ont rapproché du Lycée. Je remercie mon corps discipliné, conscience physique pour esprit en ballade.

Mon amie la peur est de retour. Je n’étais pas ailleurs.

L’exercice de l’après midi me semble insurmontable. Je vais être ridicule. Je n’ai rien à offrir, que des banalités. Lors de la formation, j’ai bien retenu la leçon. Parlez de vous, et vous serez intéressant. Mettez de la passion et votre auditoire sera attentif. Donnez-vous de la peine et la récompense se lira dans les yeux de vos étudiants.

Facile à dire ! Je me suis entraîné devant le miroir de la salle de bain, en cachette. J’y allais à fond, me métamorphosant en chanteur sous produits libératoires à tendance hallucinogène. J’ai enregistré ma voix sur mon Smartphone. Je n’aurais pas dû : nasillard, grave et mou. Je resterai debout ou je m’assoirai derrière le bureau avec ma fiche en face de moi ? J’ai écrit les points clefs en gros pour ne pas avoir de mal à les lire de loin.

La sueur suinte sur ma colonne. L’affaire est complexe. Mon sac me porte et me rassure.

Me voila arrivé devant la seconde grande grille de la journée : elle ouvre sur le parc du Lycée.

Un monsieur âgé en costume délavé et cravate sombre – retraité bénévole ? - est là pour m’accueillir. Il fait déplacé, à côté de la plaque.

• Bonjour, je suis Monsieur Dasson.
• Bonjour. Vous avez une pièce d’identité ?

Je passe avec succès les contrôles : nous sommes toujours un monde sous Vigipirate pour éviter tous les risques. Notre futur, sous forme de plusieurs centaines de têtes blondes, brunes ou rousses, est à l’ouvrage dans les murs avoisinants.

• OK. Merci. Vous êtes attendus salle B au second étage du bâtiment deux. Vous voyez les grands arbres vers le milieu de l’allée ? Oui ? Le bâtiment deux est juste derrière.
• Merci à vous. Bonne fin de journée.

A huit heures trente, mon corps et mon apparence cumulaient cinquante ans. A quatorze heures, je flirte avec le centenaire. Du jeune apprenti intimidé, je suis passé, trop vite, au vieux con rabat joie. J’ai peur.

Le parc est magnifique : grands arbres majestueux se jouant des doux rayons du soleil qui les illuminent délicieusement. Il doit être agréable d’apprendre ici. Le bâtiment se compose de trois étages. J’entre. Il fait plus frais à l’intérieur. Ou c’est moi ? J’ai des frissons de fièvre : montée en pression.

Deux étages plus haut, j’ai le souffle court. Je passe la porte battante, coupe feu sécuritaire. Dans le long couloir désertique, tout est silence. J’avance. J’évite de faire du bruit en marchant : être léger, immatériel. Je voudrais être un fantôme itinérant, qu’un illustre maître me prenne en auto stop, pour ne pas être seul.

L’affaire est dure. Je touche ma fiche, dans mon sac, pour me réconforter. Mon sac est lourd, solide, physiquement là. Je le remercie mentalement d’être avec moi pour cette épreuve.

Sur la porte close de la salle B, je vois, bien visible, un post-it jaune dessus avec mon nom : bonne préparation.

Je sors ma fiche pour la matérialiser, la contempler : respiration, concentration, décontraction. J’ai envie de fumer : trop tard. Alors j’avale une gorgée. Je réinsère maladroitement la bouteille dans mon sac. Est-ce que j’ai bien remis le bouchon ? Je n’ose pas jeter un regard à l’intérieur de la salle de classe. Ils sont comment : des vampires alanguis qui attendent avec patience et froideur leur proie sanglante ? Des moutons gavés de laine attendant la tonte ? Ou des mouches vibrantes voletant inconsidérément dans la salle, de chaise en chaise ?

Inspiration, inhalation, convergence : je tourne la poignée et j’entre.

C’est le premier pas qui coûte, inertie infinie du manque de confiance en soi. Une fois que l’on a sauté, il ne reste qu’à apprendre, rapidement, à voler. Ou à prier pour qu’un parachute apparaisse.

A l’intérieur, une trentaine d’adolescents, sages, dans toutes les tenues imaginables m’attendent.

A seize ans, la découverte du sexe était mon moteur. Même si j’étais dans les faits, en panne, manquant d’essence. Sans pratique, j’imaginais beaucoup. Je retrouve ces odeurs dans cette salle, cette atmosphère, de charme et de séduction. Une population en quête de copulation, mixité propice, perce dans les parfums et les déodorants mêlés, phéromones saturés.

Je dois faire attention à ne pas me laisser piéger par ces yeux de biches, ces jeunes seins fermes et provocants dont mon regard caresse la naissance, sous les visages levés vers moi.

• Bonjour, Je m’appelle Paul Dasson.
• Bonjour,
• Salut,
• Hello,
• Bonjour,
• S’lut …
• J’ai choisi de vous parler cet après midi d’une période importante de ma vie. J’espère réussir à vous faire partager l’expérience que j’en ai tirée. Quand j’ai passé mon BAC, j’ai pensé que c’était ma plus grande réussite. Je voulais me mettre au travail pour entrer tout de suite dans la vraie vie, me libérer de mes parents, être autonome et vivre ma vie, ne plus passer deux heures tous les jours à faire des devoirs inutiles et apprendre des cours qui ne m’intéressaient pas. J’avais dix neuf ans, j’ai redoublé une classe. Et j’avais besoin de ne plus avoir à demander d’argent pour inviter une copine au cinéma. Par le père d’un ami, j’ai pu me faire embaucher comme guichetier dans une agence assez loin de chez mes parents. Je me souviens de mon premier jour de travail. Je suis arrivé … …

Il est dix sept heures et la cloche sonne. Je termine mon histoire. Les élèves acceptent de rester quelques minutes de plus. Ils ne commencent pas à ranger leurs affaires : merci à eux.

J’ai tout donné. J’ai perdu vingt kilos. Je suis out, vidé. Ils m’ont pompé, tout pris.

Je suis ravi, enchanté.

Ils s’en vont un par un, ou par petits groupes sans chahut : pas d’applaudissement, pas de mine dégoûtée, ou de regard méprisant. Je suis une boule de nerfs, hyper sensible. J’ai besoin de m’asseoir, de boire un coup. Il faut que je fume.

• Au revoir.
• Merci, c’était très intéressant.
• Au revoir
• Pas mal !
• Enrevoir.
• Au revoir.

Ils défilent devant moi : condoléances – enterrement - ou félicitations – mariage -. Je suis sur mon nuage en contact lointain avec le réel, entre deux mondes. La puissance évocatrice des souvenirs se croise au plaisir intense du partage : immense sentiment de plénitude d’être écouté. Je suis épuisé.

Je reste assis, les mains jointes sur le bureau. Je respire. Je prends mon sac, j’y introduis ma fiche. Je vais la garder précieusement. Mémoire.

En complément de son initiative d’apprentissage d’une demi-journée, notre gouvernement a aussi décider d’imposer à tous les adultes, quelque soit leur richesse ou leur âge, sans échappatoire ni fuite possible, de venir une demi-journée tous les trimestres se mettre à nu devant des enfants en âge de comprendre.

Enfin, c’est ce que j’ai vécu. Le premier ministre a en réalité précisé que le but était de partager avec les futurs citoyens un passage de sa vie riche d’enseignement. Je cite de mémoire : « Chacun d’entre nous peut apporter quelque chose aux autres. Nous avons tous vécu des situations plus ou moins délicates, nous avons tous appris grâce à ces expériences. Cela nous a permis de mûrir. L’objectif de vos interventions est de partager, pas de donner une leçon. La cellule familiale évolue vite dans notre société. Nous avons jugé qu’il était important de tisser à nouveau des liens intergénérationnels. Nous avons conçu ces intermèdes comme des espaces d’écoute, en toute liberté. Moi-même, comme tous les ministres, je m’exécuterai volontiers. »

C’était terrible comme épreuve : bien pire que mon entretien annuel pour apprécier ma performance.

Je quitte la salle, prenant soin de remettre la chaise à sa place, de bien fermer, sans bruit, la porte.

Je marche sur la pointe des pieds dans le couloir : un bruit trop sec pourrait rompre le charme. Je retourne au travail demain. Je veux conserver l’odeur de cet instant, le photographier.

L’allée est toujours aussi belle. Je suis emporté par l’envie de partir en courant en faisant des tourbillons magiques avec mon sac.

Autour de mois, dans les allées, des groupes d’étudiants discutent de ci de là.

Mon corps et moi sommes de retour dans la quarantaine. Je ne me sens pas de trop sur cette allée. Je suis à ma place : pieds sur le sol.

Je fais ma sortie par les grilles. J’allume une cigarette, drogue à laquelle je n’arrive pas à résister.

Je n’avais pas conscience d’être prisonnier de moi-même, de ma famille, de mon travail. Depuis combien de temps n’ai-je pas parlé ainsi de moi ?

J’ai rempli profondément un besoin que j’ignorais, dont je ne soupçonnais pas l’existence, bouché un trou que je n’avais pas senti se creuser. Même avec mes enfants je n’ai jamais été aussi franc, libéré et passionné, à nu.

Je marche vers la maison : prendre le temps, garder le plus longtemps possible au fond de moi ces sensations magiques.

Donner est merveilleux, si l’on n’attend rien. J’ai reçu tellement !

Je m’arrête pour m’asseoir sur un banc. Il fait encore beau. Je regarde les voitures : salariés stressés rentrant du travail ; pollution et bruit. Il faut que je te double, pousses-toi, je suis pressé : flux incessant de prisonniers entravés dans leurs propres chaînes, invisibles.

Un jeune homme vient partager mon banc.

• Bonsoir. J’ai assisté à votre intervention ce après midi. Je peux vous poser quelques questions ?
• … Bonsoir, … oui, si tu veux.
• Vous avez vraiment choisi ce travail ? C’est ce que vous vouliez vraiment faire ?
• Oui. J’ai toujours été intéressé par les nombres. Je n’ai pas l’esprit aventureux et je ne suis pas très doué en mathématiques. Alors guichetier m’a semblé un bon point de départ.
• Non, je parlais de votre travail actuel.
• Ah. Je trouve cela intéressant. Oui. J’y suis venu par étapes. Et il m’apporte beaucoup. J’apprends des choses et je peux en apprendre aux autres.
• Vous croyez à ce que vous dites ? Vous vous rendez bien compte que vous espionnez des gens pour le compte d’actionnaires avides de richesse !
• Du calme. Je n’ai pas autant de pouvoir que cela. Je suis inspecteur dans une banque. Je ne fais pas de la délation. Je vérifie que les gens comprennent et appliquent les procédures, sans plus. Et s’ils ne le font pas, j’essaye de les écouter pour comprendre pourquoi, pour les remettre dans le droit chemin
• Je ne suis pas du tout convaincu. Les gens qui ne vont pas sur votre chemin, comme vous dites, vous en en faites quoi ?
• Je fais un rapport circonstancié. Leur hiérarchie décide des sanctions, si nécessaire, en fonction des autres aspects de leur comportement au travail. Cela se fait dans toutes les entreprises. Les banques, compte tenu des risques, l’ont formaté, c’est tout.
• Vous détruisez des vies. Juste parce qu’elles ne respectent pas votre loi.
• Ecoute, il faudrait que l’on en parle plus longtemps. Je ne peux pas t’expliquer le monde de l’entreprise en cinq minutes, tu sais.
• Je connais le monde de l’entreprise. Je vous connais. Et vous me dégoûtez.

Il se lève dégoûté et repart comme il est venu, en m’ignorant totalement.

Je reste seul, sur mon banc, assommé, KO assis.

Quelle journée ! L’affaire se termine mal.

Après tout, il a réagi, c’est mieux que d’avoir affaire à des moutons. Et moi, j’ai replongé dans mon monde d’adulte organisé avec mes tics de langage, mes protections verbales. Qu’elle tristesse ! Je n’ai pas su rester ouvert bien longtemps. En même temps, j’ai réussi à ne pas m’énerver, à ne pas l’agresser en retour.

Il faut que je reparte. Je dois rentrer chez moi. Ma femme va s’inquiéter.

J’ai besoin d’air, de parler, de m’exprimer, de vendre mes croyances et mes convictions, d’être compris, respecté.

J’ai pleuré pendant vingt minutes, crise de sanglot irrépressible. Je ne pouvais pas me contrôler.

J’ai froid. J’ai faim. Il faut que je fume.

Je suis toujours assis sur le banc. La nuit tombe. J’attends un signe, une marque du destin, un élément déclencheur. Il me faut un catalyseur pour me remuer, une décharge électrique pour me secouer ou un câlin pour me remonter.

Je bascule entre la torpeur de la déprime et un sentiment de plénitude absolu : je suis brisé par la désillusion et comblée par une joie suprême. Je balance entre deux équilibres : instabilité.

Je téléphone.

• Allo, chérie ?
• Bonsoir, alors cela s’est bien passé ? Tu es où ?
• Oui, ça a été. C’était très intéressant. Je reviens bientôt.
• Super. A tout l’heure mon chéri. Nous t’attendons pour manger. Bisous

Elle a raccroché. Je n’ai pas réussi à exprimer plus de deux pour cent de ce que je voulais lui dire. Je voudrais qu’elle vienne me prendre dans ses bras et me ramène à la maison.

La pression des émotions contradictoires m’oppresse. J’ai du mal à respirer.

Il y a une table en bois plus loin dans ce petit parc. Je monte dessus, je lève mes mains le plus haut possible. J’ouvre ma bouche à me faire mal. Et sur la pointe des pieds, je hurle à la mort, et à la vie.

L’affaire est terminée. Mon sac s’est vidé.
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L'affaire est dans le sac Empty Re: L'affaire est dans le sac

Message  Invité Sam 13 Avr 2013 - 11:55

Le premier paragraphe m'a paru prometteur : un ton allègre, un peu de mystère...
Mais dès
C’était quand la dernière fois que j’ai fait le pitre ? A l’insu de mon plein gré, je suis devenu sérieux et raisonnable, pour la bonne cause.
j'ai trouvé que ça se gâtait. l'insu de mon plein gré est devenu une telle tarte à la crème !!!
Ensuite, j'ai lu, oscillant entre le plaisir de formules bien trouvées, plutôt drôles et l'ennui de trop nombreux détails au service d'une " thèse" pas inintéressante dans son fond, mais qui comme toute thèse passe mal en littérature.
Puis une 2e proposition...
Ca fait beaucoup. Et c'est vraiment trop long et un peu laborieux.
Désolée d'être si abrupte, mais je n'avais pas sous la main de quoi envelopper ! Ce qui ne m'empêchera pas de te lire sur un prochain texte, en espérant être plus laudative.

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Message  AntoineJ Sam 13 Avr 2013 - 13:01

Je comprends votre réaction sur a l'insu de mon plein gré mais j'aime bien cette formule ...
Sur la double proposition, pas tout a fait : les deux sont indissociables - apprendre pour soi et aux autres -
Sur l'aspect laborieux, c'est votre sentiment donc il faudrait que je revois pour alléger !
Enfin et surtout, merci pour votre retour
Cordialement
Ps : enveloppé ou pas, pas grave, ce qui compte c'est le contenu pas le contenant ;-)
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Message  Invité Sam 13 Avr 2013 - 16:20

Dans l’ensemble, j’ai plutôt pas mal aimé.
On sent une vraie facilité à écrire, à dérouler le texte, une spontanéité à trouver les mots, le sens de la formule.
Cela dit, cette aptitude a aussi un côté pile, certains passages sentent quand même beaucoup le brut de décoffrage.

Aussi, c’est un peu long, détaillé, surtout au début, tout le passage vestimentaire, là j’ai failli décrocher, - heureusement, c’était trop tôt dans le récit pour ça.

Sur le fond, le texte soulève des questions pas inintéressantes du tout, j’aime assez le regard lucide, auto-critique et nombriliste du narrateur mûr, les coups de mou du cadre arrivé, ses petites dérives régressives.

En conclusion, en dépit des quelques réserves de forme émises ci-dessus, cette écriture nerveuse ne me laisse pas indifférente.

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