À part la nuit
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À part la nuit
« De la lumière ne sort rien de vraiment bon à part la nuit. »
C’était la première phrase du manuscrit que j’avais trouvé sur la paille de l’écurie, en y bouchonnant mon cheval fourbu après une après-midi de chasse. Un manuscrit curieusement humide de rosée, comme arrivé là de frais, et dont la salive de ma monture écumante venait de diluer l’encre au centre de la première page, délayant en tache illisible peut-être un nom et une date.
Intrigué, je l’avais remonté dans ma chambre avec mon harnachement de cuir, que j’avais jeté sur mes draps en remettant à plus tard leur graissage, auquel j’apportais habituellement un soin méticuleux. Je lisais maintenant, adossé à la fenêtre ouverte sur le soleil oblique et le silence de la cour bruissant entre ses murailles. Avant qu’ils disparaissent derrière les toits d’ardoise, les derniers rayons me chauffaient le dos et m’aidaient à déchiffrer ces lignes sinueuses couleur de nuit.
« De la lumière ne sort rien de vraiment bon à part la nuit.
Je ne supporte plus le jour, je ne supporte plus de voir mes mains. J’ai brisé tous les miroirs, mais elles comment me les cacher ? Il me semble qu’elles portent ma mémoire écrite sur leurs lignes au lieu d’un destin auquel je n’ai plus droit, qu’elles tracent dans chaque geste de leurs doigts le portrait de ce que je suis, de ce que j’en ai fait. Je ne veux plus les voir, s’agiter se rendre utiles toucher ce dont j’ai besoin, tout salir à ma vue. Chaque trait de lumière sur leur paume, sur leur dos, me renvoie les méfaits de mon passé. Mes mains sont des miroirs dont je ne peux me passer. Chacun de leur geste est un regard sur moi que je ne peux affronter.
Quand tombe enfin la nuit comme un manteau sur mes épaules, comme une bonne laine où m’enrouler, je peux enfin me mouvoir sans me voir. J’ai appris à me déplacer sans lumière dans la solitude de ma maison, j’ai jeté toutes les lampes, toutes les chandelles et les bougeoirs. Comme un aveugle enfin déchargé de son sort, j’ai appris à faire tous les gestes de la vie dans le noir, et c’est dans le noir que j’écris, debout toute la nuit à mon comptoir. J’écris mon histoire, d’un seul jet sans raturer, sans la relire jamais. J’écris pour m’en débarrasser, pour la jeter dehors, parce qu’elle me dévore le foie comme un renard sous ma cape de spartiate. Je n’écris pas pour la pitié, je ne suis digne de rien, j’écris seulement pour tenter de calmer la douleur, mais il me semble quelquefois que la blessure est incurable. Je m’entête pourtant, je m’exaspère sur ma plume, sans autre but que d’entendre grincer sa pointe invisible sur le papier, sans espoir ni crainte non plus d’être lu. C’est simplement devenu une nécessité vitale, chaque jour j’attends impatiemment la nuit, j’essaie de dormir, j’y arrive très peu. Je ne sors pas, ma peau ne supporte plus le soleil.
Mon histoire est affreuse, je l’ai toujours très bien cachée. J’ai longtemps tiré fierté de ce secret, moi qui oscille entre une vanité, une folie des grandeurs les plus extrêmes, et un mépris de moi-même que les crachats de toute une foule ne pourraient égaler. Mais maintenant, cet artifice du secret a perdu toute efficacité. Tout le jour me crie ma vérité.
Il me faut donc l’écrire, dans le noir. Tout cela a commencé lorsque …. »
Les pages suivantes du cahier avaient été comme délavées, était-ce par la pluie ? On voyait encore des semblants de lignes, mais les lettres s’étiraient en ombres tremblantes se mélangeant les unes aux autres, on aurait dit les silhouettes lointaines de ces villes de rêve qu’on m’a dit apercevoir au-dessus de l’horizon dans le désert. Seules avaient été épargnées quelques lignes à l’extrême fin :
« Vous qui trouverez mon histoire, si vous pouvez la lire, acceptez qu’elle existe, simplement qu’elle existe. Mon lecteur inconnu, je vous souhaite du fond du cœur une heureuse et longue vie, vous êtes la seule issue à ma solitude, le porteur de ma mémoire torturée et la preuve qu’autre chose peut exister sous le soleil. Bien à vous, qui m’êtes infiniment précieux.»
C’était la première phrase du manuscrit que j’avais trouvé sur la paille de l’écurie, en y bouchonnant mon cheval fourbu après une après-midi de chasse. Un manuscrit curieusement humide de rosée, comme arrivé là de frais, et dont la salive de ma monture écumante venait de diluer l’encre au centre de la première page, délayant en tache illisible peut-être un nom et une date.
Intrigué, je l’avais remonté dans ma chambre avec mon harnachement de cuir, que j’avais jeté sur mes draps en remettant à plus tard leur graissage, auquel j’apportais habituellement un soin méticuleux. Je lisais maintenant, adossé à la fenêtre ouverte sur le soleil oblique et le silence de la cour bruissant entre ses murailles. Avant qu’ils disparaissent derrière les toits d’ardoise, les derniers rayons me chauffaient le dos et m’aidaient à déchiffrer ces lignes sinueuses couleur de nuit.
« De la lumière ne sort rien de vraiment bon à part la nuit.
Je ne supporte plus le jour, je ne supporte plus de voir mes mains. J’ai brisé tous les miroirs, mais elles comment me les cacher ? Il me semble qu’elles portent ma mémoire écrite sur leurs lignes au lieu d’un destin auquel je n’ai plus droit, qu’elles tracent dans chaque geste de leurs doigts le portrait de ce que je suis, de ce que j’en ai fait. Je ne veux plus les voir, s’agiter se rendre utiles toucher ce dont j’ai besoin, tout salir à ma vue. Chaque trait de lumière sur leur paume, sur leur dos, me renvoie les méfaits de mon passé. Mes mains sont des miroirs dont je ne peux me passer. Chacun de leur geste est un regard sur moi que je ne peux affronter.
Quand tombe enfin la nuit comme un manteau sur mes épaules, comme une bonne laine où m’enrouler, je peux enfin me mouvoir sans me voir. J’ai appris à me déplacer sans lumière dans la solitude de ma maison, j’ai jeté toutes les lampes, toutes les chandelles et les bougeoirs. Comme un aveugle enfin déchargé de son sort, j’ai appris à faire tous les gestes de la vie dans le noir, et c’est dans le noir que j’écris, debout toute la nuit à mon comptoir. J’écris mon histoire, d’un seul jet sans raturer, sans la relire jamais. J’écris pour m’en débarrasser, pour la jeter dehors, parce qu’elle me dévore le foie comme un renard sous ma cape de spartiate. Je n’écris pas pour la pitié, je ne suis digne de rien, j’écris seulement pour tenter de calmer la douleur, mais il me semble quelquefois que la blessure est incurable. Je m’entête pourtant, je m’exaspère sur ma plume, sans autre but que d’entendre grincer sa pointe invisible sur le papier, sans espoir ni crainte non plus d’être lu. C’est simplement devenu une nécessité vitale, chaque jour j’attends impatiemment la nuit, j’essaie de dormir, j’y arrive très peu. Je ne sors pas, ma peau ne supporte plus le soleil.
Mon histoire est affreuse, je l’ai toujours très bien cachée. J’ai longtemps tiré fierté de ce secret, moi qui oscille entre une vanité, une folie des grandeurs les plus extrêmes, et un mépris de moi-même que les crachats de toute une foule ne pourraient égaler. Mais maintenant, cet artifice du secret a perdu toute efficacité. Tout le jour me crie ma vérité.
Il me faut donc l’écrire, dans le noir. Tout cela a commencé lorsque …. »
Les pages suivantes du cahier avaient été comme délavées, était-ce par la pluie ? On voyait encore des semblants de lignes, mais les lettres s’étiraient en ombres tremblantes se mélangeant les unes aux autres, on aurait dit les silhouettes lointaines de ces villes de rêve qu’on m’a dit apercevoir au-dessus de l’horizon dans le désert. Seules avaient été épargnées quelques lignes à l’extrême fin :
« Vous qui trouverez mon histoire, si vous pouvez la lire, acceptez qu’elle existe, simplement qu’elle existe. Mon lecteur inconnu, je vous souhaite du fond du cœur une heureuse et longue vie, vous êtes la seule issue à ma solitude, le porteur de ma mémoire torturée et la preuve qu’autre chose peut exister sous le soleil. Bien à vous, qui m’êtes infiniment précieux.»
Invité- Invité
Re: À part la nuit
Oh ! on aimerait en savoir plus sur ce mystérieux auteur !
D'un autre côté… les lignes finales sont claires : le lecteur par son acte valide l'existence de l'auteur et de son histoire, il leur confère une réalité, il les fait être, devenir, exister donc.
Fort de cela, le texte n'a peut-être pas besoin de révéler davantage.
En tout cas j'aime cette notion d'écrivain (écrivant) oiseau de nuit par la force des choses, il y a là quelque chose digne du Fantôme de l'opéra.
D'un autre côté… les lignes finales sont claires : le lecteur par son acte valide l'existence de l'auteur et de son histoire, il leur confère une réalité, il les fait être, devenir, exister donc.
Fort de cela, le texte n'a peut-être pas besoin de révéler davantage.
En tout cas j'aime cette notion d'écrivain (écrivant) oiseau de nuit par la force des choses, il y a là quelque chose digne du Fantôme de l'opéra.
Invité- Invité
Re: À part la nuit
Peu importe l'histoire et le secret délavés et illisibles, tout est dit sur l'écriture et l'une de ses fonctions et la lecture et l'une de ses fonctions. Une manière originale de se servir d'une histoire comme prétexte pour donner son avis sur les deux.
Avec un petit souci qui découle de ce choix : je reste quand même sur ma faim concernant la promesse d'une vraie narration, c'est un peu comme si j'avais été embarquée dans un récit et qu'on me débarque au moment où je me suis installée dedans.
Avec un petit souci qui découle de ce choix : je reste quand même sur ma faim concernant la promesse d'une vraie narration, c'est un peu comme si j'avais été embarquée dans un récit et qu'on me débarque au moment où je me suis installée dedans.
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: À part la nuit
Les thèmes abordés dans ce texte situent les relations du couple Auteur/Lecteur qui ont inspiré de nombreux écrivains dont Umberto Ecco. On peut parler de la vie du texte à travers son interprétation et son cheminement à travers le lecteur.
Bakary- Nombre de messages : 36
Age : 75
Localisation : Montreuil_ France
Date d'inscription : 05/07/2013
Re: À part la nuit
Merci de vos lectures.
Ce court texte a été écrit pour un jeu littéraire à contraintes : partir d'une image (celle de l'homme en habits 18° lisant adossé à la fenêtre avec un harnachement sur le lit), de la première phrase imposée, et en plus y insérer dix mots obligatoires. Je l'ai posté pour voir si ça pouvait quand même faire un récit accueillant pour des lecteurs.
Et ça me fait plaisir de voir que cette relation auteur-lecteur est évoquée de façon centrale par Easter et Bakari. J'adore cette phrase de Baudolino au début du roman d'Umberto Eco : ""et j'i ai dict suffit de savoir lire pour apprendre ce que tu ne savais pas ancor que si tu escris tu escris solement ce que tu sais déjà donc patientia mieux que je reste sanz saveoir ekrire mais le cü est le cü", quand il décline l'offre d'un ermite de lui apprendre l'écriture moyennant quelques faveurs. Ce qui ne l'empêche pas par la suite d'écrire abondamment en vrai menteur magnifique.
Ce court texte a été écrit pour un jeu littéraire à contraintes : partir d'une image (celle de l'homme en habits 18° lisant adossé à la fenêtre avec un harnachement sur le lit), de la première phrase imposée, et en plus y insérer dix mots obligatoires. Je l'ai posté pour voir si ça pouvait quand même faire un récit accueillant pour des lecteurs.
Et ça me fait plaisir de voir que cette relation auteur-lecteur est évoquée de façon centrale par Easter et Bakari. J'adore cette phrase de Baudolino au début du roman d'Umberto Eco : ""et j'i ai dict suffit de savoir lire pour apprendre ce que tu ne savais pas ancor que si tu escris tu escris solement ce que tu sais déjà donc patientia mieux que je reste sanz saveoir ekrire mais le cü est le cü", quand il décline l'offre d'un ermite de lui apprendre l'écriture moyennant quelques faveurs. Ce qui ne l'empêche pas par la suite d'écrire abondamment en vrai menteur magnifique.
Invité- Invité
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