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AVENT : Etoile du matin.

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Message  Lucien Lun 19 Déc 2005 - 12:16

Comme mon texte dépasse la limite autorisée, je tente de l'envoyer en deux parties : la première ci-dessous, la seconde dans le premier post.

Quand il s’éveilla ce matin-là, Olivier sut que sa vie avait basculé. Il avait revu en rêve les images de l’émission TV de la veille, ces images qui l’avaient tant marqué : un enfant paralysé des quatre membres, sourd, muet, aveugle, et qui souriait. Ses parents expliquaient qu’ils avaient eu le choix immédiatement après la naissance – car son état futur était déjà lisible dans les tests périnataux : une main médicale compatissante pouvait, au prix d’une légère entorse à la déontologie, effacer cette existence à peine entamée, débarrasser le jeune couple d’un fardeau dont l’ombre géante s’inclinait dangereusement sur leur tranquillité. Ils avaient tout de suite choisi, sans raisonner. Eux aussi souriaient devant les caméras dont ils avaient accepté pour cette unique fois, disaient-ils, l’envahissante présence dans leur intimité. Ils voulaient partager, témoigner. Olivier avait écouté la suite dans une sorte de torpeur – il était très tard, il venait de rentrer du travail sans parvenir à résoudre le quart des problèmes qui se précipitaient comme dans une cascade de dominos, c’était la fin du reportage – et le seul mot dont il se souvenait était celui qui était revenu plusieurs fois dans la minute où l’avait déposé son zapping. C’était le mot : amour.
Il s’était accordé un grog brûlant, forçant un peu sur la dose de rhum, puis s’était écroulé, enroulé dans la couette comme un prématuré dans une couveuse, et il avait dormi douze heures dans une ébullition de tous les pores. Et, trois ou quatre fois dans la nuit, le même rêve était venu l’habiter : l’enfant paralysé, sourd, muet, aveugle, qui lui souriait.


Il se fit couler un bain très chaud, se prépara un café très fort, jeta quelques céréales dans un bol de lait, puis suivit le fil nuageux de ses pensées. À trente-trois ans, il avait gravi à la force du poignet les échelons de cette boîte luxembourgeoise pour atteindre un sommet dont, il le savait, il allait bientôt déraper. Les signes s’accumulaient. Usé. Il était usé, déjà, comme ces champions de tennis ou de natation qui prennent leur retraite à trente ans. Dix ans auparavant, quand il était arrivé avec toute l’imagination et l’énergie du jeune diplômé, il s’était emparé sans coup férir, en quelques mois, des rênes de la direction logistique, faisant chuter avec aussi peu de bruit que des poupées de chiffon quelques anciens dont il avait rapidement oublié les noms. Et puis, quatorze heures par jour pendant dix ans, dans une fièvre de réussite, jusqu’à ces dernières semaines où il avait senti, très perceptiblement, tourner le vent. Quelques hésitations, quelques lenteurs dans les décisions, une seule véritable erreur d’appréciation, et les engrenages s’étaient grippés. Il avait vu les yeux se détourner, les sourires se crisper, senti les poignées de main devenir moins franches, cependant que ses chemises se trempaient plus vite, que sa barbe semblait pousser plus dru, ses yeux se cerner plus gris. Le jeune diplômé qu’il avait engagé l’année précédente était le seul à soutenir son regard. Depuis deux jours, ses supposés amis ne répondaient plus à ses courriels. Et le grand patron lui avait fait savoir qu’il l’attendait le lundi à neuf heures.
Il passa dans la salle de bains, tenta de sourire à l’inconnu qu’il distinguait à peine dans le miroir embué, n’obtint qu’une grimace. Il plongea dans l’eau mousseuse, rêva de s’y dissoudre ou de la colorer lentement de son sang tandis que coulerait peu à peu de lui, comme par distraction, ce que l’on appelait la vie, se contenta de basculer la tête en arrière, retenant son souffle le plus longtemps possible jusqu’à laisser revenir à la surface, avec les bulles de son expiration, les vagues résidus de sa jeunesse. Rien ne l’attachait à cette existence. Aucune femme n’avait supporté ce rythme de vie infernal, ces face-à-face faussés par l’écran 16/9 du portable, ces silences de plus en plus longs, ces intermittences du désir. Il était fils unique d’un père parti « vivre sa vie » sans plus jamais donner de nouvelles et d’une mère, presque quadragénaire à sa naissance, dont les miettes de la mémoire s’effritaient peu à peu dans le mouroir où la confinait sa maladie d’Alzheimer. Et ses amis… ceux qu’il affublait de ce beau nom venaient de lui montrer dans un assourdissant silence combien ils méritaient peu l’appellation incontrôlée. Comme au jeu de go, il avait l’impression d’avoir disposé peu à peu autour de lui les pions de sa vie pour ne cerner que du vide.
Il fit deux ou trois fois le tour de l’appartement très blanc, très dépouillé, hésita devant la pile de disques, saisit finalement un livre – il n’avait pas lu depuis les quelques œuvres imposées des études secondaires, et sa bibliothèque se réduisait à ces volumes dépareillés hérités de l’adolescence. Aurélia, de Nerval. Il feuilleta le petit livre, l’ouvrit au hasard, parcourut ces lignes : « Je lui dis que je ne rentrais pas. "Où vas-tu ? me dit-il. – Vers l’Orient !" Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. »
Vers l’Orient… vers l’étoile… après tout, rien ne pouvait être pire que le rien au sein duquel dérivait, depuis un tiers de siècle, la planche à laquelle il s’accrochait et qu’il avait trop longtemps prise pour un vaisseau. Et puis, mieux valait agir que subir. Rompre lui-même les amarres plutôt que de laisser au grand patron la joie de lui plonger la tête dans l’eau. Il renonçait de la sorte, il le savait, à une substantielle prime de départ. Mais depuis dix ans qu’il vivait comme une taupe, il avait vu gonfler peu à peu ses comptes bancaires qu’il vida dans l’heure – discrètes, les banques grand-ducales –, répartissant la somme en deux replètes enveloppes, l’une pour couvrir les besoins du chemin, l’autre pour investir dans sa destinée. Il se promit, quoi qu’il arrive, de ne pas toucher à ce pactole qu’il glissa dans un sac de coton suspendu à son cou par un lien de cuir. Puis il acheta de bonnes chaussures de marche, des vêtements légers, un sac à dos où il fourra des rechanges, un savon, quelques barres de céréales, une gourde d’eau fraîche, un atlas de poche et la première enveloppe.


Il partit le lendemain, un dimanche poudreux de lumière, vers l’Orient. Il connaissait, non loin de chez lui, ce chemin de Grande Randonnée qu’il avait parfois emprunté le dimanche, pour se ressourcer disait-il, sur une dizaine de kilomètres tout au plus, et qui filait vers l’Allemagne. Au bout d’un peu plus de deux heures, il atteignit la clairière où, généralement, il bifurquait à gauche pour regagner la ville par un autre sentier, tandis que les balises rouges et blanches continuaient tout droit. Mais cette fois, il les suivit, ces marques parallèles qui menaient vers l’est. En cette fin d’automne, les arbres l’éclaboussaient de couleurs affolantes où l’andrinople et le carmin le disputaient au pourpre, au vermillon. Il s’emplissait les yeux de cette palette délirante, mais il ne savait pas le nom des arbres. Vers le soir, le chemin quitta la forêt. Il marcha encore quelque temps vers un banc où était assis un vieillard qui tenait en laisse un chien de berger couché à ses pieds. L’animal ne broncha pas quand Olivier prit place à côté de son maître, regardant comme lui dans la direction d’où il venait. Au-dessus de la forêt qu’il venait de quitter, le soleil s’immolait dans un chaudron de lave orange.
Au bout de quelques minutes de contemplation, le vieillard rompit le silence :
« C’est beau, n’est-ce pas ? N’hésitez pas, emplissez-vous les yeux. J’ai pu voir, moi aussi, autrefois, pendant des décennies. J’ai pu voir, mais je ne regardais pas. J’étais occupé à gagner ma vie, comme ils disent, en oubliant que je la perdais. Et puis, mes yeux se sont couverts d’une taie. Et les plus grands ophtalmologues n’ont rien pu faire pour me guérir. C’est tout juste si je distingue encore un peu les lumières vives comme cette tache, là-bas, sur l’horizon, cette tache qui meurt et me plonge dans la nuit. Vous qui voyez, croyez-moi, n’oubliez pas de regarder. »


Cette nuit-là, Olivier trouva une chambre d’hôtel dans la petite ville où l’avait conduit sa première journée de marche. Il avait l’impression que ses yeux commençaient à s’ouvrir, et qu’il se regardait lui-même comme il ne l’avait jamais fait. Quand il s’éveilla le lundi matin, il prit un solide petit déjeuner, songea un instant au grand patron qui l’attendait, au rendez-vous manqué, aux interrogations que son absence susciterait, à toute cette eau boueuse un instant remuée qui retrouverait au bout de quelques jours sa surface en apparence limpide. Il se sentait déjà très loin de ce théâtre d’ombres où s’agitaient de petites silhouettes dérisoires et comiques. Il crut apercevoir, en face de lui, quelqu’un qui lui adressait comme un vague sourire de moquerie, leva un peu plus la tête, découvrit dans un miroir mural ce visage familier qu’ombrait un peu une inaccoutumée barbe de deux jours. Il avait donc souri, peut-être. Mais quand il voulut reproduire ce signal de détente et d’ouverture qui distingue les anges, les enfants et les éveillés, il n’obtint qu’un rictus.


Combien de temps marcha-t-il ? Des semaines ? Des mois ? La pile de sa montre à quartz était tombée en panne sans qu’il songeât à la remplacer, et il avait vite renoncé à compter les jours. Les changements climatiques, bien sûr, le renseignaient, mais sa perception de l’écoulement du temps était devenue sommaire, quasi animale. Il avait traversé l’Allemagne, la Pologne au début de l’hiver, dans un climat de plus en plus rude qui l’avait amené à revoir un peu son équipement : gants, bonnet, anorak, chaussures adaptées à la neige avaient été achetés dans un magasin de sport de la banlieue de Dresde, de même qu’une boussole, et puis des cartes des régions traversées pour éviter au maximum les grandes routes. Il logeait dans de petits hôtels, des chambres d’hôte, achetait pour la journée eau, pain, fromage qu’il mangeait à l’abri d’un arbre ou sur la paille d’une grange. Un sac de couchage duveteux lui avait permis, à plusieurs reprises, de dormir à la belle étoile. Et toujours la boussole indiquait l’Orient.
Parfois, quand il abordait une banlieue industrielle, une zone un peu trop désertique où il n’aurait guère trouvé de ravitaillement, ou quand il voulait se reposer les pieds, il prenait le train, avançait ainsi d’un coup de cent ou deux cents kilomètres, accomplissant en un jour l’équivalent d’une semaine de marche. Au début, il parcourait une vingtaine de kilomètres par jour, un peu alourdi par la mauvaise graisse des repas d’affaires. Il avait souffert des pieds, peu à l’aise dans les bottines de marche, du dos courbé sous le poids du sac, des bras, des genoux, de partout. En même temps, il lui semblait qu’il prenait plus que jamais conscience de son corps, de ses muscles, de ses tendons, de ses os, de son souffle, de son cœur. Au fur et à mesure que s’écoulaient les jours, il se sentait plus léger, plus dur, plus aérien et plus terrestre à la fois, le pied plus sûr, le bras plus ferme, le ventre comme effacé, la colonne d’air, surtout, circulant avec plus d’aisance, d’ampleur, le cœur s’alentissant. Il se domestiquait, si bien qu’il marchait à présent près de trente kilomètres par jour. Il avait converti ses euros en zlotys, puis en hyrvnias, en tengués... Comme sa profession l’obligeait à connaître parfaitement l’anglais et l’allemand, il avait pu communiquer facilement jusqu’à la frontière polonaise. Ensuite, c’était devenu plus difficile. En même temps, il avait l’impression d’avoir de moins en moins envie d’échanger par la parole. Il lui semblait qu’il côtoyait des êtres de plus en plus différents de lui par la langue, et pourtant de plus en plus proches par… il cherchait un mot. L’esprit ? Le regard ? L’amour ?
Il avait traversé, alternant train et marche, l’Ukraine, les steppes du Kazakhstan.
Avec sa barbe épaisse, ses cheveux longs, son bonnet, ses vêtements sales, il se distinguait à peine des paysans qu’il croisait sur les chemins grossiers. Si, au début, dans les paysages harmonieux de l’Allemagne profonde, il avait l’impression de détonner, de ne pas être à sa place, d’être observé par des regards soupçonneux ou méfiants, à présent il se fondait comme un caméléon au panorama baroque de la misère, à tout le moins de la pauvreté. Il traversait des villages où il lui semblait retrouver des scènes d’un autre siècle, des chromos de cours d’histoire, des vignettes tirées d’albums de Tintin : marchés, attelages, travaux des champs… Son attention aux autres s’aiguisait tandis qu’il avait l’impression de s’oublier lui-même, de continuer à marcher sans but, vers l’Orient, vers cette étoile qu’il observait le soir avant de trouver refuge dans une chambre sans confort ou le tas de foin d’une ferme où l’éveillaient, au petit matin, des concerts de bêlements. Pour tout langage, il lui restait l’argent qu’il sortait de la poche du sac pour l’échanger contre un abri, un litre d’eau ou quelques abricots secs. L’argent de la première enveloppe qui avait maigri autant que son propriétaire, cet Olivier au tronc asséché, aux bras noueux qui continuait son voyage obstiné vers l’étoile où reposait sa destinée.
Dans les Tien Shan, entre Mongolie et Tibet, il traversa des steppes où il crut mourir de faim, sauvé à plusieurs reprises par la rencontre de nomades qui lui offraient la farine d’orge, le thé au beurre de yak et l’hospitalité des yourtes qui glissaient sur l’immensité des prairies comme des toupies dérisoires sur le tissu vert d’un billard géant.
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Message  Lucien Lun 19 Déc 2005 - 12:17

Il entra en Chine par les Monts Célestes. Devant le fleuve jaune, il tenta d’engager la conversation avec une très vieille femme au chapeau traditionnel en paille de riz, qui le regardait s’approcher d’elle en souriant, ce qui plissait davantage encore un visage déjà ridé comme une pomme oubliée tout l’hiver sur le plancher d’un grenier. Quelques mots en français ne donnèrent aucun résultat, bien entendu. Il essaya l’anglais sans plus de succès. Un sourire juste un peu plus large, peut-être un rien plus amusé, comme moqueur. Il passa aux quelques mots de chinois qu’il avait pu engranger depuis qu’il avait passé la frontière. Toujours rien. Un mur. Un mur souriant. Et puis, tout à coup, un éclat de rire. La bouche grande ouverte sur une dent unique – une incisive supérieure –, les lèvres fendues jusqu’aux oreilles, tous les sillons des rides creusés au-delà du raisonnable. Un éclat de rire silencieux – seuls quelques halètements, quelques éclaboussures de souffle –, puis la vieille qui s’enfonçait un doigt dans chaque oreille en secouant la tête de gauche à droite avant de tendre les bras vers Olivier, puis vers le fleuve, puis vers le ciel, puis de tourner les talons, de s’éloigner à pas de souris sous son chapeau en paille de riz.
Et Olivier planté là face au fleuve doré où sombrait le soleil, dans le silence du couchant comprenait ou croyait comprendre le sens de ce fou rire muet. Il disait, ce rire : « Que fais-tu là, jeune homme, toi qui viens du couchant ? Que fais-tu ici à tâcher de parler pour trouver une réponse, toi qui n’as pas encore trouvé ta question ? Tu auras beau apprendre toutes les langues du monde, tu ne trouveras personne à qui parler tant que tu croiras que les mots peuvent remplacer les choses, que la pensée peut remplacer les sens, que tes paroles d’homme peuvent effacer le chant du monde. Écoute, de toutes tes oreilles, écoute ! »
Ce soir-là, Olivier resta longtemps debout sur la terre dont il écoutait battre le cœur, face au long serpent d’eau où se baignait tout l’air du ciel, jusqu’à ce que, la nuit ayant épandu ses bras noirs dans les méandres du grand fleuve et des montagnes, pussent enfin éclore, innombrables, célestes, aquatiques et terrestres, les paillettes de feu qui bombinaient devant ses yeux comme des lucioles : lune, étoiles, reflets d’étoiles, et les yeux des oiseaux nocturnes, et les fenêtres des humains, et les photophores des routes. Il resta longtemps debout dans les pulsations du monde, s’accordant peu à peu au diapason des choses, essayant des sourires en réponse au bombardement d’ondes qu’il percevait enfin.


Il traversa la Chine comme une ombre, dans une sorte de vie parallèle. Était-il matière ou antimatière ? Foulait-il vraiment ce sol, ces sentiers, ces routes, ou lévitait-il ? Vivait-il ou rêvait-il ? Avait-il vraiment franchi ces frontières, fait apposer des visas sur ses papiers, changé ses euros en devises successives et pittoresques, ou avait-il été happé dans quelque trou noir, aspiré en un instant de l’autre côté du miroir, se retrouvant barbu, chevelu, dépenaillé, à la frontière vietnamienne, un matin de printemps, s’éveillant dans la frileuse lumière d’un petit jour comme les autres, les yeux happés par un paysage vert puis, bientôt, par une constatation accompagnée d’une résignation presque amusée, la constatation d’une absence qui devait précipiter sa métamorphose, comme un coup de pouce du destin : son sac avait disparu. Avec ce qu’il restait de la première enveloppe. Par un supplément de chance, les voleurs délicats ne l’avaient pas torturé, molesté pour le faire parler, lui faire avouer qu’il cachait sur sa peau, dans un sac de coton plus très frais, une somme en euros bien plus importante que ce qu’ils lui avaient dérobé en dongs et qui, apparemment, suffisait à leur bonheur.
Il lui restait quelques pièces dispersées dans ses poches. Il s’acheta quelques mètres de tissu ocre, des sandales, un bol, des baguettes, passa chez un barbier, se fit raser joues et crâne. Puis il entra aux bains publics, se débarrassa de son pantalon, de sa veste, ne gardant que la chemise de coton sous le lé de tissu ocre dans lequel il s’enroula comme dans une toge, s’y reprenant à plusieurs fois pour plisser correctement le kesa improvisé, pour trouver un système durable de fixation. Puis il reprit sa route, s’arrêta un instant pour observer son reflet dans une flaque d’eau, en bordure d’une rizière, qui lui renvoya l’image attendue : celle d’un moine mendiant. Il avait vu quelques reportages à la télévision, lu quelques articles dans les salles d’attente à propos de ces bonzes bouddhistes ou jaïnistes qui mendiaient leur nourriture à travers villes et campagnes, recevant la plupart du temps un accueil favorable car le « fuse », le don, était bien ancré dans la culture orientale, et puis qu’ils demandaient si peu. Un bol de riz, un fond de thé, un bout de galette, un fruit…
Comme on lui avait volé aussi ses cartes, sa boussole, il s’orientait d’après la course du soleil, dormait chaque nuit à la belle étoile – sous le regard de cette belle étoile qui lui semblait-il, avait encore grossi et vers laquelle, fidèle et joyeux, il se dirigeait.
Quand il aperçut à l’horizon la ligne indigo de la mer, il sut qu’il était arrivé. Quelques kilomètres encore et il s’arrêta : un vieux pin, une petite mare où nageaient des lotus bleus, et la mer où le soleil miroitait dans chaque atome d’écume. Il s’assit à l’ombre du pin sur une pierre ovale et lisse, croisa les jambes en tailleur, posa le bol face à lui, la main droite sur la cuisse droite, la main gauche dans la main droite, joignant les pouces comme il l’avait vu faire aux moines zen ou shaolin, étira la colonne vertébrale, ferma les yeux à demi et contempla la mer.


Combien de temps resta-t-il ainsi branché au monde, arbre sous l’arbre, terre sur la terre, mur de chair face au mur de la mer ? Six mois ? Six semaines ? Six jours et six nuits ? Peut-être simplement six heures ? Tandis qu’il ouvrait ainsi son corps et son esprit à l’ordre du monde, poussant le ciel avec la tête et la terre avec les genoux, il revit défiler sa vie, son voyage réel ou rêvé. Avait-il vraiment traversé l’Europe et l’Asie, vaincu les steppes arides et les sommets neigeux, les canicules et les grands froids, les hordes de brigands et les polices politiques ? Ou bien était-il endormi dans son appartement, à la veille de son licenciement, allait-il s’éveiller, se pincer, se préparer pour le laïus du lundi noir ? Ou encore était-il bien là, au Vietnam, en tailleur sous un pin face au golfe du Tonkin, au terme d’un voyage en avion suivi de quelques semaines de marche au cours desquelles il avait imaginé tout le reste ? Il lui semblait en tout cas qu’il voyait clair en lui comme il perçait à jour les mystères de la vie, de la terre, par la vue, par l’ouïe, par son souffle accordé aux murmures du vent, par tous les sens, par la conscience, par le corps et par l’esprit. Il lui semblait qu’il pourrait rester ainsi tout le reste de sa vie, assis en tailleur sur une pierre, sous le vieux pin, entre la mare aux lotus bleus et la mer du Tonkin, jusqu’à ce que quelqu’un vînt l’éveiller de son existence de vieil homme, secouer les restes de sa paralysie du cœur en lui disant : « Lève-toi et marche. » Et puis il s’imagina que personne ne viendrait, qu’il mourrait là, que sa pensée s’éteindrait, que son souffle s’effacerait, que son corps basculerait juste un peu sans susciter plus d’étonnement que la chute d’une pomme de pin. Il vit son corps devenir bleu et gonflé, puis grouillant de vers et d’insectes. Il vit son corps squelette auquel adhéraient encore un peu de chair, un peu de sang. Il vit son corps débarrassé de tout lambeau de chair, de toute tache de sang. Il vit ses os éparpillés, ses os blanchis, ses os desséchés. Il vit, enfin, ses os pulvérisés, son corps devenu poussière que balayait un coup de vent venu des eaux. Et puis, sous l’arbre, là où son corps était tombé, il vit une pomme de pin tombée dans la poussière, une graine ailée tombée de la pomme de pin, une petite pousse verte sortie de la graine, un arbre nain au cœur de la pousse verte. C’était la fin de la nuit. Face à lui, dans le ciel, son étoile, celle qu’il suivait depuis si longtemps, brillait plus que jamais. Il lui sembla qu’elle se divisait, éclatait en pluie d’étincelles, ou peut-être qu’il neigeait, oui, que c’était une neige de printemps qui l’emplissait de ce grand froid, à moins qu’un coup de vent n’eût projeté dans l’air du matin tous les pétales d’un cerisier, mais il n’y avait pas de vent, juste ce frisson en lui et, face à lui, dans l’aube, cette auréole de pétales de cerisier, ce nimbe de flocons de neige, ce fantôme, cette fée qui lui disait, qu’il était sûr de l’entendre lui dire : « Lève-toi et marche. »
Il était debout face à elle, les yeux dans ses yeux de nuit profonde où flottaient des étoiles dorées, et il souriait comme un enfant, comme un ange, comme un éveillé. Il souriait dans une détente de tous les muscles, dans une ouverture de tout l’être, sans rien attendre en retour, si bien qu’à son tour elle sourit, si bien qu’à son tour elle s’ouvrit. Des mots furent échangés, bien sûr, après, seulement après, et le français convint très bien, car le Vietnam avait eu le bon goût d’appartenir à l’Indochine française. Elle s’appelait Sao Mai, ce qui signifie « Étoile du Matin ». Grâce à l’argent de la deuxième enveloppe, Olivier put acheter une petite ferme, une exploitation agricole qui produisait des fruits : litchis, longanes et ramboutans. Il apprit son métier avec le père de Sao Mai. Il avait tout à découvrir mais il était courageux. Et pour la gestion des stocks, il était imbattable.


Du temps passa encore car que peut-il faire d’autre ? La cloche du temple bouddhiste appelait les moines à la prière. La cloche de l’église construite par les Français, au même instant, annonçait la messe de Noël. Sao Mai et son mari souriaient à l’enfant qui souriait dans son berceau, loin des banques luxembourgeoises, cet enfant de l’amour qu’ils avaient appelé Ô Liu Nhánh, ce petit bout de poussières d’étoiles qui aurait à sa disposition deux jambes pour marcher, courir et danser, deux bras avec deux mains pour façonner, étreindre et caresser, deux yeux pour regarder, deux oreilles pour écouter, un nez pour respirer, une bouche pour sourire, pour embrasser et pour parler, et pour répondre aussi, quand un francophone lui demanderait le sens de son prénom : Rameau d’Olivier…
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Message  mentor Lun 19 Déc 2005 - 12:52

Un beau voyage Lucien! Dans tous les sens du terme. La conscience d'un besoin impératif de "fuir" avant qu'il soit trop tard, la recherche du vrai, et de soi. Tout y est. Et dans un style naturellement parfait. Une véritable histoire, avec de belles images, un beau dénouement. Les descriptions des couchers de soleil sont sompueuses. Merci Lucien.

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Message  Nothingman Lun 19 Déc 2005 - 20:37

Une très belle quête initiatique. Cet homme qui quitte tout, qui met sa vie entre parenthèse pour se (re)trouver. Oublier le stress, les compromissions du quotidien et vivre la vuie , la vraie. J'ai aimé les descriptions précises mais aussi sensitives qui donne le sentiment d'un homme apaisé en réconciliation avec la nature. Un voyage long et magique.

Ca va être dur de tenir la route et la distance demain après toi, Lucien -))
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Message  Saint Jean-Baptiste Lun 19 Déc 2005 - 20:40

C'est un conte merveilleux, et une écriture de pro !
Mais c'est plus qu'un conte, non ? Ce serait bien une "nouvelle", mais peu importe ! Personnellement j'ai été comme fasciné par cette histoire. Probablement comme tout le monde, je me suis souvent demandé si on pouvait changer le cours de son destin.
J'ai beaucoup aimé le début : l'histoire de ce bonhomme qui gravit tous les échelons en dix ans et puis qui se sent déjà talonné par les plus jeunes. (C'est du vécu ?). Et qui se met enfin à réfléchir à ce qu'il fait. C'est même un côté qui aurait pu être plus développé, mais alors, ça deviendrait un roman…
Et puis alors, ce périple initiatique vers l'Orient, c'est rendu avec un réalisme étonnant.
La progression dans la métamorphose du bonhomme est magistralement rendue.
Cette rencontre avec la vieille chinoise, par exemple, est très visuelle, d'un réalisme étonnant.
C'est un voyage que tu as du faire, au moins dans ton esprit, non ?
En tout cas c'est remarquable de profondeur et de philosophie.
Je dois dire que personnellement, je m'attendais, et j'aurais sans doute préféré, une fin un peu plus spirituelle.
C'est une remise des choses en place d'une manière un peu… ben oui, si j'osais, je dirais d'une manière un peu popote ! Mais, après tout, c'est un conte de Noël, alors …
Mais encore une fois, c'est un "travail de pro", bravo Lucien !
(Et dire qu'on aurait pu rater ça !) ;-))

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Message  Krystelle Mar 20 Déc 2005 - 10:39

Une belle histoire, racontée d’une manière irréprochable. Les descriptions donnent beaucoup de réalisme à ce texte et j’ai vu défiler les images du monde au fur et à mesure que je lisais ce périple vers l’Orient…
Je regrette juste le coté un peu magazine de voyage pour grand public ; le passage de la vieille chinoise avec son chapeau traditionnel, par exemple, me semble un peu archétypal. Pourtant on sent vraiment que tu maîtrises le sujet et les lieux.
L’alternance entre les longues descriptions et l'accélération de certains passages (la fin notamment) est un peu déconcertant mais donne l’énergie nécessaire au rythme de ce conte.

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Message  Sahkti Jeu 22 Déc 2005 - 10:50

J'imprime et je te lis!
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Message  Lucien Jeu 22 Déc 2005 - 12:01

Sahkti a écrit:J'imprime et je te lis!
On ne se relit jamais assez ; à trois paragraphes de la fin :

cette fée qui lui disait, qu’il était sûr de l’entendre lui dire : « Lève-toi et marche. »

devrait devenir :

cette fée qui lui disait, qu’il était sûr d’entendre lui dire : « Lève-toi et marche. »

Merci de rectifier!
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Message  Sahkti Jeu 22 Déc 2005 - 13:23

Un beau texte Lucien et un superbe voyage qui évoque en moi des souvenirs de voyageurs que j'admire. Bouvier en premier, mais aussi Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach, des êtres que je relis régulièrement quand l'envie de tout plaquer, une fois de plus, se fait à nouveau très forte.
C'est plus qu'un conte, c'est une nouvelle, avec de belles descriptions et une écriture fluide, fourmillant de détails sans que cela alourdisse le texte.
Seule la fin me plaît moins (mais juste un peu), parce que c'est un happy end et que je n'aime pas trop les happy end racontés, je préfère les imaginer.
Est-ce que tu connais le livre de Wolfgang Büscher "Berlin-Moscou, un voyage à pied", paru à L'Esprit des Péninsules? C'est le récit d'un éditorialiste du Welt qui a décidé de laisser sa vie berlinoise derrière lui, le temps de rallier Moscou à pied. dans son récit, il nous parle bien sûr de géographie et de paysages, mais surtout des rencontres qu'il a faites et il pose un regard assez décalé sur cet ancien régime de l'est qui continue à évoluer à sa façon. La semaine prochaine, je le dépose dans les mains de Nothingman, mais si ça t'intéresse de le lire, je te l'envoie plus tard, dès son retour.
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Message  Lucien Jeu 22 Déc 2005 - 17:05

Sahkti a écrit:Est-ce que tu connais le livre de Wolfgang Büscher "Berlin-Moscou, un voyage à pied", paru à L'Esprit des Péninsules? C'est le récit d'un éditorialiste du Welt qui a décidé de laisser sa vie berlinoise derrière lui, le temps de rallier Moscou à pied. dans son récit, il nous parle bien sûr de géographie et de paysages, mais surtout des rencontres qu'il a faites et il pose un regard assez décalé sur cet ancien régime de l'est qui continue à évoluer à sa façon. La semaine prochaine, je le dépose dans les mains de Nothingman, mais si ça t'intéresse de le lire, je te l'envoie plus tard, dès son retour.
Non, Sahkti, je ne connaissais pas. Merci pour la référence. Ceci dit, je passe à Bruxelles le 4 janvier. Peut-être Nothingman pourrait-il me le transférer à ce moment (s'il l'a terminé) et je te le renverrais ensuite. C'est gentil, en tout cas, de me le proposer.
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Message  Charles Jeu 5 Jan 2006 - 14:06

une nouvelle plus qu'un conte effectivement. que dire de plus que d'habitude .... j'adore, j'ai voyagé, ressenti, réfléchi ....

Je ne m'attendais pas à la fin avec la rencontre, j'aurais bien vu Olivier effectivement s'éteindre et la pomme de pin "prendre racine" à l'endroit de ses poussières et de renaître en arbre ...

A la lecture de ton texte, j'ai pas mal pensé aux nouvelles orientales de Yourcenar.
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Message  Bluewitch Dim 8 Jan 2006 - 15:47

Un beau chemin comme un beau cheminement. Intérieur ou non, imaginé ou non, il ramène à la vraie valeur des choses, à un "dématérialisme" bien révélateur. Et à la poésie pure qu'est la nature.
C'est une nouvelle écrite avec délicatesse et sincérité. Ca ne pouvait que me plaire.
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Message  Lyra will Dim 19 Fév 2006 - 16:34

Une écriture vraiment sublime, délectable.
Juste un exemple, pour le plaisir :
le soleil s’immolait dans un chaudron de lave orange.
Mais il y en a tellement de belles phrases ! Trés impressionée par l'écriture, oui.
L'histoire en elle-même, trés belle également, on plonge dans le texte et on n'en ressort pas, on voyage aussi, un peu, et les descriptions sont magnifiques, tout comme les idées, la manière de traiter le départ, le voyage... j'aime aussi beaucoup la fin, le dernier paragraphe, avec le prénom... rameau d'Olivier, vraiment excellent et subtil, qui nous amène à faire le chemin inverse pour mieux cerner le cheminement (en parlant de cerner, belle image le jeu de go).
Je pourrais continuer à en parler sur plusieurs lignes puisqu'il y a matière à, mais ça me semble superflu.

Superbe texte donc, comme on aimerait que tu en postes plus souvent, Lucien !
Je l'imprime et le garde.
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Message  Reginelle Ven 14 Mar 2008 - 13:39

Rien à ajouter aux autres commentaires pour exprimer toutes les qualités et mieux encore, de cette nouvelle, sinon déposer ici, humblement, tout le plaisir, le bonheur, l'émotion, éveillés par ce "voyage". Ce départ. Cette naissance à "soi".

Et aussi pour que ce très beau "texte" n'échappe pas aux nouveaux inscrits. Ce serait dommage. Ô combien dommage !

Merci !
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Message  bertrand-môgendre Ven 14 Mar 2008 - 15:27

merci de remonter de tels textes émis pendant que je dormais.
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Message  Charles Ven 14 Mar 2008 - 15:31

bertrand-môgendre a écrit:merci de remonter de tels textes émis pendant que je dormais.

sais pas si tu dormais mais juste une remarque, le texte a été posté en dec 2005.

dommage d'ailleurs que l'année n'apparaissent pas dans la date du message ... sais pas si c'est quelque chose de paramétrable ... je pose la question sur Le fuseau
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