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Saint Jean Pied de Porc

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Message  Gobu Mer 24 Juin 2009 - 17:56

SAINT-JEAN PIED DE PORC
ou
LE BIENHEUREUX GOURMAND


Chapitre 1 : Généalogie gourmande.


Jean Grospied naquit le 1er janvier 1950 à zéro heures pétantes. Autant dire qu’il vint au monde en pleine nouba du Réveillon, giclant du ventre de sa mère comme les bouchons de Champagne qui sautaient autour de lui. Né sous le signe de la fête, sur la nappe d’une table de restaurant hâtivement débarrassée des victuailles qui l’encombraient, au milieu des rires et dans un joyeux déferlement de confettis, de serpentins et d’embrassades, que voulait-on qu’il fît de sa vie, sinon une fête perpétuelle ?

Cela se passait près d’Aurillac, au cœur de cette Auvergne qu’il conservera toujours au fond du sien, sur une roue de cantal, se plaira-il à enjoliver, à mi-chemin entre les moules-frites de Lille, son péché mignon, et les pieds-paquets de Marseille, qu’il ne chérirait pas moins. Papa Grospied s’appelait Maximilien, discret hommage républicain de son père au chef de file des Jacobins, et Maman, née du Moustiers de Loudillac, répondait au doux et poétique prénom d’Eglantine. Du même âge à quelques mois près, les deux époux avaient grandi ensemble depuis leur plus tendre enfance, jouant tantôt dans le magnifique jardin de la demeure citadine de monsieur Grospied le père, tantôt dans les prés et bois entourant l’ahurissante forteresse médiévale des Moustiers, le célèbre château de Loudillac, à ce point inexpugnable que même les mousquetaires et les artificiers de Richelieu n’en purent forcer les murailles. Le cardinal de fer dut renoncer à faire démanteler la bâtisse, comme c’était son intention, et se résoudre à composer avec le Moustiers de l’époque, lequel il fallut, pour prix de son allégeance, confirmer en ses droits inaliénables sur le château, et gratifier d’une pension de 50 000 livres, avec en prime le bâton de maréchal de camp ! L’honnêteté historique oblige à reconnaître que, dès qu’il eut fait acte de soumission – chèrement monnayée – le Roi ne compta pas plus loyal serviteur de la couronne, ses armées plus intrépide capitaine, et Richelieu plus fidèle soutien, fidélité que le maréchal transféra par la suite sur Mazarin. L’Histoire enseigne aussi qu’il n’eut pas à le regretter, l’un comme l’autre étant aussi rompus à entasser l’or qu’habiles à le faire pleuvoir sur les têtes de ceux qui servaient bien l’Etat.

Après avoir râpé leurs fonds de culotte sur les bancs des écoles – mais pas dans les mêmes, la mixité scolaire n’étant guère de mise en ces temps d’obscurantisme pédagogique – ils empochèrent sans mal ni brio leurs deux baccalauréats, qu’ils firent suivre de trois ans d’études, leurs parents ayant eu le bon goût de souhaiter qu’ils eussent de l’instruction, à défaut d’être contraints d’apprendre un métier, puisque chez les Moustiers, une dame a bien autre chose à faire qu’à perdre son temps à travailler, et que Maître Grospied, notaire et gros propriétaire foncier de son état, avait du bien à suffisance pour dispenser à jamais son fils du souci de gagner sa vie. Car, bien sûr, et déjà très jeunes, ils s’étaient l’un à l’autre promis, avec l’approbation émue de leurs géniteurs respectifs, s’attendrissant d’avance à l’évocation des beaux petits-enfants que ce couple si bien assorti ne manquerait pas de leur donner. S’ils furent très officiellement fiancés dès l’âge de dix-huit ans, ils durent accepter de ne se marier qu’une fois leur diplôme acquis. Maximilien, dont le père eût souhaité qu’il reprît l’étude familiale, aligna crânement ses trois années de Droit, quant à Eglantine, qui n’avait pas de goût particulier pour les études, on lui fit passer une honnête licence d’Histoire de l’art. Si le besoin de s’occuper la démangeait un jour, elle pourrait toujours tenir boutique d’antiquités, les demeures des vieilles familles ruinées du secteur regorgeant de mobilier et d’argenterie à emporter pour pas cher.

Enfin, ils se marièrent, le 15 août 1947, jour de la fête de l’Assomption, chère au coeur de l’indécrottable bigote qu’était Madame du Moustiers. Maître Grospied, libre-penseur par penchant naturel et quelque peu franc-maçon par commodité sociale, en sourit discrètement sous son épaisse moustache de guerrier arverne, mais avec la bonhomie qui sied à un Officier de Justice dont l’essentiel de la pratique avait à coeur de ne jamais manquer une messe. Les convictions, confiait-il à ses Frères de Loge, c’est une chose, mais les affaires en sont une autre. Aussi ne s’opposa-t-il nullement à ce que le mariage fût fort religieusement consacré en la chapelle du Château de Loudillac par Monseigneur l’Evêque en personne, tout mitré et enchasublé d’or, et à part ça le meilleur des ministres du culte et le plus charmant des convives. Le banquet d’épousailles se tint dans l’immense salle de garde de l’édifice, si vaste que cent convives y pouvaient festoyer tout à leur aise, et flanquée à ses deux extrémités de cheminées monumentales dans lesquelles une paire de bœufs pouvaient rôtir de concert. On s’ennuie moins ainsi. La noce fut somptueuse – le notaire y avait veillé – le repas interminable et la chère exceptionnelle. Il faut à un appétit d’auvergnat le double des plats que peut absorber un gros mangeur ordinaire, et un banquet qui ne comporterait pas au moins douze services serait tenu pour un méchant casse-croûte, et une preuve manifeste d’impardonnable ladrerie. Il y en eut vingt-quatre, et pas un que tous n’eurent abondamment honoré ! Le clou du festin fut un boeuf de Salers entier, rôti tout d’une pièce dans l’une des cheminées, et débité sous les yeux des convives par deux garçons de ferme herculéens armés de couteaux aussi redoutables que les épées de combat garnissant les murs de la salle. Des rejetons issus d’un hymen si gaillardement célébré ne pouvaient que développer le goût pour les bonnes choses et l’amour de l’abondance, se dirent les heureux parents. On verra à quel point cela se révéla prophétique.

A peine mariés, toutefois, nos deux tourtereaux choisirent de s’envoler du nid familial et de fonder leur propre foyer. Ils auraient pu loger au Château ou dans l’hôtel particulier du notaire, mais ils décidèrent d’emménager dans une maison qui lui appartenait, sise dans une étroite ruelle du vieux quartier d’Aurillac, flanquée de façades médiévales hérissées de gargouilles et de lanternes de fer. Le bâtiment comportait une petite boutique au rez-de-chaussée, et, à la surprise générale, Maximilien déçut les pronostics paternels en décidant d’y tenir commerce de bouquins et d’estampes, à l’enseigne du « Lecteur Gourmand », ce qui va sans dire pour un homme capable d’engloutir au petit déjeuner une omelette de six oeufs, une livre de jambon de montagne, une tranche de tome de Cantal épaisse comme un almanach, une demi-tourte de pain bis, le tout arrosé d’une bouteille de Mâcon blanc (ça réveille) et de deux pots de café fort (ibid) ! Aussi boulimique de nourriture spirituelle que matérielle, il venait à bout en une journée de deux volumes de la Comédie Humaine ou de quarante chapitres de la Recherche. Il ne mettait personne au-dessus de Balzac et de Proust, mais ne négligeait pour autant ni Cendrars ni Marcel Aymé, à l’époque au sommet de sa renommée. Mais surtout, il vouait une affection toute particulière à un auteur brillant et subtil qui l’honorait de sa pratique et de sa compagnie chaque fois qu’il venait à Aurillac, ayant fait d’Ambert, à quelques lieues de là, sa patrie d’adoption, pour la plus grande gloire du département du Cantal. Cet homme n’était autre que le génial Alexandre Vialatte et il joua par la suite un rôle certain dans l’éducation du petit Jean.

Avant de donner la vie au héros de cette histoire, cet aimable couple fit un coup d’essai, qui se révéla d’ailleurs un coup de maître. Leur premier enfant naquit le 11 novembre 1947, c’est-à-dire moins de quatre mois après les épousailles, petite aberration chronologique qui ne scandalisa pas plus que de raison une population ferme en ses principes, mais assez coulante quant à la manière de les accommoder aux exigences de la Nature. Après tout, ils étaient dûment et religieusement mariés, et du reste, il y avait belle lurette que leur tempérament sensuel, leur constitution admirablement robuste et l’amour infini qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre leur avaient fait sauter le pas, si l’on peut dire.

La gamine – car il s’agissait d’une fille, nonobstant les secrètes espérances du père qui aurait préféré un garçon pour aîné – fut prénommée Françoise, en hommage à la fête nationale du jour, Marianne par amour de la République, et Marie pour tempérer cette insolente débauche de laïcité et accorder un lot de consolation à la noble grand-mère dévote. Son baptême donna lieu à des réjouissances à peine moins appuyées que celles du mariage, et l’on raconte que les pharmaciens de la ville durent réassortir à la suite de cette bamboche leur stock de bicarbonate de soude et d’aspirine. Heureuse race, d’ailleurs, qu’une cuillère à soupe de sel minéral et deux cachets d’acide salicylique dans un verre d’eau remettent sur pied sans autre espèce de séquelles. Cette fois-là, cependant, on ne festoya pas au Château, ni à l’étude, mais dans l’auberge que le frère aîné d’Eglantine, Gontran, avait rachetée pour une bouchée de pain – bis – à un restaurateur qui avait pris avec l’occupant – nous sommes en 1947 – quelques libertés jugées excessives par les tribunaux en charge de l’Epuration...
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Message  Invité Mer 24 Juin 2009 - 18:03

Une geste qui promet ! J'attends avec gourmandise la suite...

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Message  Invité Mer 24 Juin 2009 - 18:22

C'est parti et c'est bien parti... on va se régaler !
si j'ai bien compris Gobu, tu situerais Ambert dans le Cantal ("il vouait une affection toute particulière à un auteur brillant et subtil qui l’honorait de sa pratique et de sa compagnie chaque fois qu’il venait à Aurillac, ayant fait d’Ambert, à quelques lieues de là, sa patrie d’adoption, pour la plus grande gloire du département du Cantal.").
J'ai d'excellentes raisons de te reprendre sur ce point ; Ambert l'assoupie est bel et bien dans le 63 (Puy de Dôme).

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Message  silene82 Mer 24 Juin 2009 - 18:27

Délectable, comme de juste. Cela aurait-il un petit parfum d'autobiographie? L'apparition de thèmes que vous arpentez en divers endroits de votre opus, ce petit Jean intime de Vialatte, une descendante de l'admirable bretteur du Moustiers, aussi valeureux aux champs qu'infatiguable au déduit, je ne sais....
Cela dit, les mauvaises langues des départements avoisinants, dont celui que j'habite, ne font pas état de largesses dînatoires comparables à celles que vous évoquez; pis, ils affubleraient l'auvergnat du Cantal du malsonnant vocable de cul-troué, ce qui ne plaide guère en faveur de la rétention préalable à une heureuse mise en magasin. Mais ce ne sont, à l'évidence, que querelles de voisinage, et c'est peut-être parce que les robustes auvergnates dédaignent les quercynois, et peut-être les rouergats, que ces petitesses circulent.
En attendant, je scande en rythme, sur ma robuste taple de ferme "la suite, la suite"!
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Message  Gobu Mer 24 Juin 2009 - 20:44

Easter(Island) a écrit:C'est parti et c'est bien parti... on va se régaler !
si j'ai bien compris Gobu, tu situerais Ambert dans le Cantal ("il vouait une affection toute particulière à un auteur brillant et subtil qui l’honorait de sa pratique et de sa compagnie chaque fois qu’il venait à Aurillac, ayant fait d’Ambert, à quelques lieues de là, sa patrie d’adoption, pour la plus grande gloire du département du Cantal.").
J'ai d'excellentes raisons de te reprendre sur ce point ; Ambert l'assoupie est bel et bien dans le 63 (Puy de Dôme).

Au temps pour moi...Mais la gloire de Vialatte a rejailli sur toute l'Auvergne (en dépit qu'il fût beauceron, mais c'est une autre histoire) et le Cantal n'est-il pas emblématique de cette province ?

:o))))
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Message  Gobu Mer 24 Juin 2009 - 21:03

Il est temps maintenant de faire connaissance avec cet aimable aubergiste, car il joua dans la genèse et l’évolution du goût de son futur neveu un rôle primordial. Gontran du Moustiers avait été affublé de ce prénom quelque peu difficile à porter en hommage à un lointain trisaïeul, lequel avait quitté son nid d’aigle auvergnat, d’où il rançonnait paisiblement la population alentour, pour accompagner le Roi Philippe Auguste en Terre Sainte, sur laquelle il trouva selon la chronique une mort glorieuse face à une horde de sarrasins dix fois supérieure en nombre. De fait, le bouche à oreille familial a transmis une version quelque peu différente de l’événement : le preux sieur de Loudillac aurait moins héroïquement mais plus voluptueusement succombé à une faiblesse de coeur consécutive à une overdose de mets épicés, de boissons fortes, et de petites bayadères nubiennes qu’on pouvait acheter aux marchands d’esclaves syriens pour une poignée de deniers. Il faut dire que les Chevaliers du Christ, après quelques années d’acclimatation, s’accommodaient fort bien des moeurs orientales, et avaient furieusement pris le goût des ragoûts relevés de safran, cumin et autres poivres. Ils avaient aussi adopté d’enthousiasme l’élixir distillé par les arabes à partir du vin, qu’ils baptisaient al Kohol, breuvage dont les mahométans respectueux des préceptes du Prophète n’usaient qu’à des fins strictement médicales, mais dont les rudes guerriers francs, grands buveurs devant l’Eternel, avaient rapidement apprécié les propriétés euphorisantes. Dans la foulée, ils tâtèrent aussi de la fumée du hachisch, et ne crachèrent point non plus sur les danseuses cairotes au ventre nu ou les belles hétaïres circassiennes à la peau de lait. Un tel ancêtre ne pouvait qu’honorer le blason d’un restaurateur au sang si bleu.

Gontran du Moustiers n’était pas un autodidacte en cuisine. Avant la guerre, il avait dès quatorze ans effectué son apprentissage chez des maîtres redoutés de la région lyonnaise, où on lui avait inculqué les bases du métier de la façon la plus traditionnelle qui soit : coups de gueule, coups de pied aux fesses et taloches sur le crâne. Et si ça ne suffisait pas, la peluche et la plonge en sus du service. Avec un tel suivi pédagogique, Gontran, sujet au demeurant fort doué et travailleur, maîtrisait dès l’âge de vingt ans l’art du rôtissage, l’élaboration des fonds de sauce, les secrets du feuilletage aérien et l’ordonnancement du service des vins. Il était sur le point de s’établir à son compte avec le soutien financier de sa famille, lorsque le rush des panzers d’Hitler sur la Pologne lui fit ajourner ses projets sine die. Un Moustiers de Loudillac ne saurait rester aux fourneaux quand les autres se battent. Même si sa panoplie d’armes contient plus de couteaux à découper et de lardoires à viande que de baïonnettes ou de mousquetons.

Par conséquent, en rupture avec une généalogie familiale qui comptait plus de maréchaux de France et d’amiraux que de troupiers ou de matelots, il s’engagea comme simple soldat, dans un régiment de dragons, toutefois, tradition équestre oblige. Malheureusement, la mécanisation accélérée du corps de bataille français – un peu tardive, hélas – réduisait de plus en plus les unités montées au rang de troupes de parade, et l’espoir d’affronter sabre au clair les blindés nazis, à l’instar de l’infortunée cavalerie polonaise, s’amenuisait de jour en jour. La drôle de guerre s’installait dans son ronron, et son chef d’escadron ayant eu vent de ses talents culinaires, il fut promis sans coup férir cuisinier du mess des officiers. A ses véhémentes protestations, son supérieur rétorquait qu’il ne manquait ni de chevaux ni de sabreurs, mais qu’un cavalier qui mange mal ne se bat pas bien.

Les mêmes causes ayant souvent les mêmes effets il lui arriva une mésaventure similaire, lorsqu’après l’effondrement du front et la déroute de l’armée française en juin 40, il s’embarqua pour l’Angleterre afin de rejoindre la poignée d’inconscients et d’aventuriers qui avaient la prétention de poursuivre le combat autour du général de Gaulle. Présenté aux plus hautes autorités en raison de ses flatteuses attaches familiales, il se vit promptement affecté aux cuisines de l’Etat-major de la France Libre. Là, durant plus de deux ans, il traita sur le même pied le Grand Chef et ses proches féaux, leurs invités alliés – parfois le robuste et sanguin premier ministre britannique lui-même, enchanté d’échapper à la redoutable cuisine du 10 Downing Street – ou encore de mystérieux visiteurs faisant la navette avec la France sous la botte nazie, distillant autour d’eux un parfum d’aventure, de nuits d’angoisse et de fusillades.

Il se débrouilla, malgré le rationnement, pour faire entrer dans ses cuisines un flux continu de chair et de poisson, de légumes, de fruits frais et de laitages. La rumeur voulait que toute une mafia de familles londonniennes entretînt clandestinement potagers, clapiers et poulaillers pour nourrir le gratin des Français Libres, tout cela sur le compte des inépuisables fonds secrets de la Résistance. La réalité était plus prosaïque, donc plus intéressante : Gontran avait un don inné pour dénicher les produits les plus introuvables même en temps de pénurie. Il parcourait la campagne anglaise à vélo dès qu’il avait un moment de libre, et finissait toujours par dénicher l’éleveur qui lui garantirait dix beaux poulets, la fermière qui savait régulièrement lui procurer douze douzaines d’oeufs et cinq livres de crème double, ou le chasseur qui lui céderait une paire de perdrix ou un couple de faisans sans trop compromettre l’équilibre du budget de la France Libre. Il cueillait lui-même au hasard des sentiers champignons, baies sauvages et herbes aromatiques, une passion qui lui fera connaître la célébrité quelques décennies plus tard. Pour le liquide, il se fournissait d’une manière quelque peu morbide : les bombes de la Luftwaffe jetaient quotidiennement à bas de nombreuses maisons londonniennes, n’épargnant que les caves. Dans de nombreux cas, les malheureux survivants, qui avaient en général tout perdu, n’étaient que trop content de vendre leurs derniers biens pour récupérer un peu d’argent. Or, le vin s’entrepose dans les caves…

L’anecdote vint à l’oreille du Grand Lui-Même, qui vint lui poser la question en cuisine à sa manière toute en nuances : « Dites-moi, Moustiers, c’est vrai ce qu’on raconte ? On sert ici du vin qui sent la morgue ? » Le pauvre Gontran, au garde-à-vous, plus rouge que ses steacks, s’apprêtait à bafouiller des éclaircissements, mais le chef de la France Libre le coupa : « Je m’en fous, tant qu’il ne sent pas le bouchon. Rompez, Moustiers ! » Le Général avait assurément d’autres soucis en tête que la provenance du vin servi à sa table.

A l’automne 1942, les alliés débarquèrent en Afrique Française du Nord, et, après un bref baroud de déshonneur, les unités françaises jusque là fidèles à Vichy se rallièrent en masse à la France Libre. De Gaulle et son état-major se transportèrent bientôt à Alger, où siègerait le Gouvernement Provisoire de la République, et Gontran suivit la smala avec brigade et casseroles. L’installation dans le grand palais mauresque mis à leur disposition par les autorités locales – qui tentaient de faire oublier par un excès de prévenance leur récente complaisance avec l’Ennemi – se révéla une pochade digne des Marx Brothers, époque Panique à l’hôtel. Le Général lui-même s’était installé avec son épouse dans une maison plus discrète, mais bon nombre de ses fidèles préféraient le palais mauresque…et sa table. Le tourbillon de célébrités politiques et militaires qui venaient goûter la fameuse cuisine de l’auvergnat lui donnait le tournis. « Tiens », lui chuchotait Maurice, le vieux chef de rang pied-noir « Celui-là, tu vois, fils, c’est le Comte de Paris, et le grand militaire pète-sec, avec lui, c’est le général Giraud. Un vrai (il prononçait vré) général, celui-là : il a quatre étoiles ! » Ou bien « Le petit gros qui vient d’entrer, avec les lunettes, c’est Soustelle, le chef des Services Secrets gaullistes. On dit qu’il est juif, qu’il s’appelle Bensoussan, et qu’il bouffe du pétainiste à chaque petit déjeuner. Et le gentleman avec lui qui a l’air d’avoir avalé son parapluie, le grand coulo ! Hé bé c’est Anthony Eden, le ministre anglais, té ! »

Mais on voyait aussi les généraux américains, des superstars comme Eisenhower avec son crâne poli de chanoine, Bradley avec ses lunettes rondes d’étudiant attardé, et surtout le supercrack Patton, un colosse fort en gueule qui avait débarqué en Afrique du Nord précédé d’une sulfureuse réputation de brute héroïque. Les chefs militaires ou les puissants du jour n’étaient pas les seuls à venir se régaler de la cuisine de Gontran. Des ténors du barreau comme Tixier-Vignancour, le député pétainiste rallié à la France Libre se délectant d’intrigues et de chikayas bien tordues entre gaullistes, giraudistes et autres royalistes, des écrivains et des artistes natifs ou réfugiés en Afrique du nord, et l’inévitable contingent de parasites, de trafiquants et de putes – professionnelles ou amatrices – que le Pouvoir et ses fastes attirent irrésistiblement. Tout en s’échinant jusqu’à des douze heures par jour à houspiller sa brigade pour traiter comme il faut tous ces importants, notre cuisinier ne manquait pas de venir quérir en salle, toque en érection et ventre bombé, les compliments des convives au palais charmé, inaugurant sans s’en douter le moins un usage qui deviendra rituel chez les grands toqués. Il en profitait pour prendre langue avec les plus intéressants et les plus sociables d’entre eux, se créant ainsi un carnet d’adresses qui lui sera très utile lorsque l’étoile de son établissement commencerait à s’élever au firmament des grandes tables françaises.

Pourtant, il se languissait de ne pas participer aux combats, et d’être tenu à l’écart de la formidable entreprise que représentait la création en Afrique du Nord d’une puissante force militaire française destinée à participer à la libération du sol national. Un homme lui donna l’occasion de s’intégrer parmi ces braves, sans pour autant qu’il eût à changer d’emploi. Un soir qu’un aréopage d’officiers supérieurs de cette 1ère Armée Française avait militairement investi les tables, un général sec et mince, au regard ruisselant d’intelligence dans une figure toute en angles, entra dans ses cuisines avec autorité. « Maréchal des logis du Moustiers ? » « Affirmatif, mon général ! » Gontran, en tant que chef, avait pris du galon. « Repos, Moustiers. J’ai bien connu votre père : brillant cavalier, mais piètre stratège. Ca vous plaît, ce que vous faites ici ? » « Il y a pire, mon général. » « Mais il y a mieux aussi. Voulez-vous venir avec moi, Moustiers ? » La surprise fit bafouiller Gontran. « Avec vous-vous, mon gégénéral ? « Avec moi-moi mon vieux-vieux ! Je vous propose le poste de chef de cuisine attaché à l’Etat-Major de la 1ère Armée. Vous allez libérer l’Italie et la France tout en nous mitonnant des petits plats. N’hésitez pas, Moustiers : ici, c’est routine, combine et compagnie. Moi, je vous offre l’aventure et la gloire ! » Le chef se mit au garde-à-vous. « A vos ordres mon général ! Un Moustiers a toujours soif des deux ! » C’est ainsi que Gontran du Moustiers, promu lieutenant dans la foulée, devint le cuisinier attitré du général de Lattre de Tassigny, et le servit dans toutes ses campagnes jusqu’à la fin de la guerre...
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Message  Invité Mer 24 Juin 2009 - 21:17

Passionnant ! J'en redemande, j'engloutis.

"se créant ainsi un carnet d’adresses qui lui serait très utile lorsque l’étoile de son établissement commencerait à s’élever au firmament des grandes tables françaises."

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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 5:49

Tu comprendras bien mon admiration devant le texte. Je ne vais pas partir a la recherche de coquilles : de toute evidence, elle sont tres rares.
Bon courage donc pour la continuation.

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Message  silene82 Jeu 25 Juin 2009 - 6:40

Un bijou! Aussi exquis que les merveilles culinaires évoquées....
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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 7:12

Il fallait bien qu'elle soit chez les anglais la coquille :
"Dans de nombreux cas, les malheureux survivants, qui avaient en général tout perdu, n’étaient que trop contents de vendre leurs derniers biens"

Eh bien dis-moi, quel festival ! J'aime, que dis-je j'adore, cette façon de récrire l'Histoire.
Pour Ambert, y a pas de mal :-), mes attaches sont très lâches, villégiaturales pour tout dire.

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Message  Gobu Jeu 25 Juin 2009 - 7:57

Il n’eut pas à le regretter. De Lattre traitait magnifiquement ses hôtes, quelles que fussent les circonstances. Ce chef de guerre impétueux parfaitement capable en cas de besoin de se nourrir d’une boîte de rations froide avalée sur le capot de son command-car n’hésitait pas à mettre en scène des dîners d’apparat servis en gants blancs à portée de tir des canons ennemis, pour asticoter le diable et subjuguer son monde. Ces soirs là, bottes de cavalerie étincelantes aux pieds, un foulard de soie blanche négligemment noué en travers de son cou, il éblouissait officiers français et alliés de son charme, de son flegme et de sa munificence. Gontran entra volontiers dans son jeu et mit un point d’honneur à lui assurer un office impeccable dans les péripéties les plus extravagantes. Après le débarquement en Provence, en août 1944, il servit à trois cent officiers alliés et dignitaires de la Résistance rassemblés à Marseille encore sous le feu de l’ennemi un festin de poissons grillés et de chevreau rôti qui fit sangloter de bonheur tous ces fiers libérateurs. A la prise de Strasbourg, il fut le maître d’oeuvre d’un banquet organisé dans la salle à manger néogothique du plus célèbre bordel de la ville, épargné par les combats, au cours duquel le maréchal Montgomery en personne renonça à ses préventions culinaires britanniques pour honorer sa fricassée de cuisses de grenouilles aux herbes et ses cassolettes d’escargot à l’ail.

Son véritable titre de gloire, toutefois, fut d’avoir participé, en mai 1945, en compagnie des plus grands professionnels, à l’élaboration du menu de gala que de Lattre, cosignataire avec Joukov, Eisenhower et Montgomery de l’acte de reddition du maréchal Keitel et des armées allemandes, offrit aux vainqueurs dans un des rares bâtiments berlinois encore debout. Le russe avait fourni caviar et vodka, l’américain avait ouvert les inépuisables cantines de l’armée US, le britannique s’était chargé des vins et spiritueux, mais Moustiers et ses collègues apportèrent leur savoir-faire, leur sens de l’improvisation et leur passion pour la cuisine afin de célébrer la Victoire à la française. On cuisina un menu princier : blinis au caviar de la Caspienne et crème fraîche du Vermont, saumons de la Baltique au champagne, poulardes et chapons de Bresse aux truffes, pièce de boeuf (du Texas !) en croûte sauce Choron (Gontran conservera durant toute sa carrière un faible pour cette fine béarnaise tomatée), salade aux noix et pignons, brie de Meaux (à l’unanimité élu Prince des fromages par le Congrès de Vienne ainsi mis dans sa poche par Talleyrand), tartelettes aux fruits et un titanesque croquembouche, fabuleuse pyramide de choux à la crème patiemment érigée par Benoît Jacotin, dit Jaco, son copain pâtissier aux cuisines de l’Etat-Major. Vodka, champagne de grande marque, bordeaux et bourgognes des meilleures cuvées, sans oublier fine Hors d’Age, armagnac centenaire et cigares de la Vuelta Abajo envoyés par le dictateur cubain du moment volant au secours de la victoire.

Rien ne subsista de ces merveilles : tous ces farouches chefs de guerre aux poitrails pavés de médailles avaient en commun un appétit de vainqueur, une soif de conquérant, et un entrain de soudard. La puissante délégation de maréchaux soviétiques avait particulièrement fière allure, pack compact d’armoires à glaces sanglées dans des tenues chamarrées scintillantes d’ordres de Lénine, de médailles de Héros de l’Union Soviétique et autre quincaillerie frappée de la faucille et du marteau prolétariens. Pas le moindre soupçon de rigueur idéologique ou de raideur communiste chez ces magnifiques soldats, au demeurant. Au contraire, joviaux, chaleureux et volubiles, enchantant les invités comme le personnel, ils furent sacrés Rois de la fête. Le clou des réjouissances fut la performance du maréchal Joukov, auréolé de sa gloire de vainqueur de Moscou, de Stalingrad, de Koursk et surtout de Berlin. L’illustre stratège offrit aux convives médusés une éblouissante démonstration de danses acrobatiques cosaques, martelant de la botte le plancher et jetant haut la jambe comme un vrai moujik, soutenu de la voix par une manécanterie improvisée de maréchaux russes et de marmitons géorgiens. Et qu’est-ce qu’ils buvaient ! Après le café et les liqueurs vint le temps des toasts – vodka glacée pure, s’il vous plaît – « Longue vie au camarade Staline, Père des Peuples ! » « Longue vie au président Truman, Père de la Démocratie ! » « Vive l’amitié entre les peuples ! » Et encore des toasts et des hourras pour le Grand Charles, pour les boys de la RAF, pour les pionniers des komsomols et les fermiers du Wisconsin, hourra et cul sec. Les invités tombaient comme des mouches, fraternisant libéralement dans l’ivresse ; même les anglo-saxons violacés de couperose aux gosiers blindés par le whisky ou le bourbon s’effondraient pêle-mêle avec tel général d’infanterie berrichon ou tel vice-amiral brestois. Mais l’heure de gloire de Gontran du Moustiers survint lorsque de Lattre, frétillant et alerte comme un gardon – lui ne buvait pas – proposa d’honorer l’auteur du festin. Porté en triomphe par sa pléthorique brigade – la main d’oeuvre docile ne manquait pas sous les drapeaux – il se retrouva au milieu d’un charivari de chefs de guerre au col défait, face à un Joukov hilare qui le força à lamper sans reprendre souffle une bonne demi-pinte d’eau-de-vie à 60 degrés, et après avoir braillé « Vive Grande Gastronomie Française, Tovaritch cuisinier » le décolla de terre d’une accolade de catcheur pour l’embrasser à pleine bouche. Cinquante ans après, il en aurait encore les larmes au yeux pire que si ç’avait été Michèle Morgan qui lui avait roulé un patin…

S’il avait eu son lot de gloire et de satisfactions professionnelles, il avait aussi connu des heures de violence, d’angoisse et de rage aussi. Le camp de Dachau, qu’il avait visité en compagnie d’un de Lattre marmoréen, pétrifié de dégoût et de pitié à la vue des rescapés décharnés, titubant de souffrance, laissa en lui une blessure profonde, qu’il ne partagerait qu’avec ceux qui comme, lui, avaient vu. Il avait aussi participé à des combats ; un matin, à proximité de Colmar, des dizaines de SS en tenue blanche d’hiver avaient fait irruption dans la cour de l’Etat-Major, et il avait dû comme ses plongeurs épauler son M-4 et faire feu sur l’assaillant. Jamais non plus il n’oublierait la charge sauvage et sans espoir de ces adolescents fanatisés au regard de glace. Pas un ne se rendit, pas un n’en réchappa. « C’est la division SS Hitlerjugend, des durs. » lâcha, laconique et noir de poudre, le Commandant en Chef qui avait lui aussi joué du pistolet pour repousser l’assaillant. Il avait vu les maisons éventrées, les églises incendiées, les villes effondrées, et les colonnes de réfugiés, vieillards, femmes et enfants avec les mêmes yeux d’épouvante et de résignation, dans un sens les vainqueurs, dans l’autre les vaincus, mais tous perdants à cette affreuse partie de qui-perd-gagne. A moins de vingt-cinq ans, il avait pour la vie fait son plein d’horreurs, d’absurdité et aussi de compassion.

Sur un lit d’hôpital alsacien, on lui présenta un jeune caporal cuisinier dans le civil comme lui, encore sous le choc de la mort de ses camarades au cours d’une embuscade. On l’avait ramassé couvert de sang sous le corps de son meilleur ami, et il reprenait petit à petit le goût de la vie. Gontran avait été affecté quelques jours à l’intendance de l’hôpital, afin d’améliorer l’ordinaire. Après qu’il eût livré à la Justice Militaire un comptable indélicat, botté quelques derrières bureaucratiques un peu lourdauds et abusé de l’autorité du général de Lattre pour se faire attribuer des fournitures, les choses s’améliorèrent nettement. Le jeune cuistot le fit venir pour le féliciter. « Dis donc, c’est toi qui t’es occupé de la gamelle ? Chapeau, t’as l’air d’y tâter. Je suis pas manchot non plus : mes parents tiennent auberge à Collonges, près de Lyon, et j’ai bien l’intention de faire tourner la boutique un jour. Souviens- toi de mon nom : je m’appelle Bocuse. Paul Bocuse ». Il s’en souvint, et s’en trouva bien.

Enfin, en juin 1945, il fut démobilisé, non sans avoir été promu lieutenant de réserve, décoré de la croix de la Libération, et gratifié du plus prestigieux certificat de bons et loyaux services qu’on puisse rêver : il portait les signatures conjointes des généraux de Gaulle et de Lattre. Quant à son livre d’or – un méchant cahier d’écolier à petits carreaux – il était rempli de paraphes d’illustres qui ne demanderaient qu’à devenir ses clients, il en était certain. Car, pour échapper aux souvenirs de mort et de désolation qui hantaient ses nuits, il était fermement décidé à se lancer dans l’aventure et ouvrir son restaurant, où il pourrait mettre en pratique l’expérience acquise au cours de son apprentissage et de ces quatre ans de service culinaire. Il fut acueilli triomphalement à Aurillac, où le député-maire radical-socialiste fraîchement promu exalta avec éloquence l’attachement de son glorieux administré à la Patrie, à la République et aux valeurs gastronomiques populaires, puis au château familial où le comte son père glorifia avec non moins d’emphase la fidélité de son fils chéri à la Patrie, à la Tradition, et aux valeurs gastronomiques ancestrales. A peine séchées les larmes d’émotion et vidées les casseroles de l’inévitable gueuleton de retrouvailles, Gontran souhaita s’entretenir en particulier avec son père. Ils se retirèrent dans un petit salon d’une tour d’angle, munis de cigares et de marc de Bourgogne vieux. Là, à la lueur du feu de la cheminée, il lui annonça qu’il avait, primo, l’intention de se marier, secundo d’ouvrir avec son épouse un restaurant en ville, afin d’y gagner honnêtement sa vie comme cuisinier. L’idée saugrenue de gagner sa vie en travaillant avait de quoi faire choir le monocle du comte de Moustiers, mais il n’avait rien contre le mariage ni contre la bonne cuisine. « Mon fils, les métiers de la table n’ont rien dont un gentilhomme puisse rougir, et le Roi Louis XIV n’hésitait pas à anoblir ses officiers de bouche ou même à les choisir parmi les plus hauts seigneurs. Va en paix et régale-nous. Pour ce qui est de tes épousailles, tu as ma bénédiction aussi, mais tu pourrais au moins nous présenter la future ! » « Dès que je l’aurais trouvée, père. » Cette fois, le monocle du digne hobereau en chut pour de bon. L’irréparable fut évité par un cordon de soie...
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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 8:38

Vous parvenez à nous régaler toujours davantage !

Une remarque :
"Après qu’il eut (et non "eût", "après que" étant suivi de l'indicatif et non du subjonctif, c'est le passé antérieur qui s'impose ici et non le subjonctif plus-que-parfait) livré à la Justice Militaire un comptable indélicat"

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Message  silene82 Jeu 25 Juin 2009 - 9:27

Une pure merveille, décidément. La seule chose que je ne comprenne pas trop, c'est

Le jeune cuistot le fit venir pour le féliciter. « Dis donc, c’est toi qui t’es occupé de la gamelle ? Chapeau, t’as l’air d’y tâter. Je suis pas manchot non plus : mes parents tiennent auberge à Collonges, près de Lyon, et j’ai bien l’intention de faire tourner la boutique un jour. Souviens- toi de mon nom : je m’appelle Bocuse. Paul Bocuse ». Il s’en souvint, et s’en trouva bien.


Qui fait venir qui?
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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 10:14

Je bois du petit lait, toute heureuse mais pas surprise que Collonges au mont d'or (et son éminent représentant) trouve sa place dans le récit. C'est vrai cette anecdote sur le jeune Bocuse ?
J'ai adoré le trait d'humour de la dernière phrase.

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Message  Gobu Jeu 25 Juin 2009 - 12:23

silene82 a écrit:

Qui fait venir qui?

C'est le blessé qui fait venir Gontran à son chevet. C'est vrai qu'étant tous les deux de jeunes cuistots, la tournure peut prêter à contusion...

Pour répondre à Easter, l'anecdote à propos du grand Popaul est véridique. Il s'est en effet engagé dans la 1ère Armée du général de Lattre et a perdu son meilleur pote à peu près dans les conditions dramatiques que je décris. Bien entendu, son séjour à l'hôpital et sa rencontre avec mon personnage de fiction sont quelque peu romancées, mais j'ai tous les droits : je suis l'auteur. Et puis Dumas ne disait-il pas "On peut faire des infidélités à l'Histoire à condition de lui faire de beaux enfants" ?

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Message  silene82 Jeu 25 Juin 2009 - 12:42

Gobu a écrit:
silene82 a écrit:

Qui fait venir qui?

C'est le blessé qui fait venir Gontran à son chevet. C'est vrai qu'étant tous les deux de jeunes cuistots, la tournure peut prêter à contusion...Gobu

Vu le côté grande gueule de Bocuse, qui présentait donc déjà des traits impériaux en ces temps, c'est plausible. Mais je suis un peu étonné que le cuistot de de Lattre ait l'air d'être sous les ordres de Bocuse.
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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 12:42

Plux exactement, je lis sous Evene :
"Il est permis de violer l'histoire, à condition de lui faire un enfant."
(Je tenais au mot "violer", l'expression est plus vigoureuse.)

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Message  Gobu Jeu 25 Juin 2009 - 13:27

silene82 a écrit: Mais je suis un peu étonné que le cuistot de de Lattre ait l'air d'être sous les ordres de Bocuse.

Bocuse est blessé, allongé dans un lit, les désirs des héros sont des ordres.

Bravo Socque, j'avoue que je citais la phrase de mémoire, et qu'elle m'a quelque peu trahi sur ce coup...
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Message  Gobu Jeu 25 Juin 2009 - 13:44

En effet, s’il avait bel et bien la ferme intention de se marier au plus vite, Gontran n’avait aucune fiancée en vue. Durant ses quatre ans de guerre, il avait certes connu quelques éphémères aventures avec des infirmières, des standardistes ou même une résistante devenue haut responsable politique, mais rien qui puisse ressembler à une liaison durable ou des fiançailles. Il se laissa inviter dans tous les manoirs et domaines alentour, les héritières n’y faisaient pas défaut et les hommes à marier étaient rares, mais aucune ne trouva grâce à ses yeux. Celle-ci qui était assez jolie manquait terriblement d’esprit, celle-là qui raisonnait bien était décidément trop disgrâcieuse, telle était trop maigre et ne mangeait rien, telle autre était trop grasse et se tenait salement à table, bref il faisait le dégoûté et finissait par lasser la patience des familles les plus estimables et les plus respectées du canton. On commença même à jaser – l’auvergnat n’est pas plus médisant qu’un autre mais il n’en cause pas moins – à propos de sa fierté déplacée, de ses manières indélicates, voire de la rectitude de ses moeurs, propos quasi diffamatoires qu’on n’aurait pas prononcés en présence de l’intéressé. Il faut dire que Gontran de Moustiers, dans toute la vigueur de son petit quart de siècle, mesurait un mètre quatre-vingt-dix pour cent kilos de bonne chair bien persillée comme une viande de Salers, et que l’efficacité de son crochet du droit était redoutée de tous les fiers-à-bras de la région. En tous cas, on n’en sortait pas, et les projets restauratoires du jeune homme semblaient destinés à sombrer pour cause de célibat persistant.

Une bonne fée intervint alors, comme il se doit dans les bonnes histoires, en la personne de son ancien patron lui-même. Bien que muté à la tête du corps expéditionnaire dans le Pacifique où il avait recueilli avec Leclerc la capitulation des soldats du Mikado, de Lattre n’avait pas oublié son cher cuisinier et lui écrivit pour lui recommander une jeune cousine du coin, dont les parents avaient été victimes des bombardements sur Clermont-Ferrand. Il souhaitait que le cher cuisinier l’introduise dans la société locale et la distraye quelque peu de ses malheurs. On est gentilhomme ou on ne l’est pas ; Gontran de Moustiers se fit un devoir de chaperonner la pauvre enfant, fût-elle bancroche et torgadue. Il n’eut pas à regretter ce bon mouvement : Adélaïde de Formes était aussi belle et déliée que le laissait présager son nom, et par surcroît d’aussi bonne et vénérable noblesse que lui, ce dont il se fichait éperdument. Ce dont il ne se fichait pas, en revanche, c’était de sa taille souple, de sa peau fraîche et rosée, de ses grands yeux humides et verts comme l’herbe des prés des Puys, et de ses vagues de cheveux d’or rouge ondulant jusqu’à ses reins. C’est que la belle était rousse à faire pâlir le Diable, et jolie à faire se damner Saint Michel qui vainquit le Dragon. Ils se virent, se plurent, se marièrent et s’aimèrent, pas nécessairement dans cet ordre.

A peine digéré le banquet nuptial, et expédiée une courte mais ardente lune de miel – à la Bourboule, faut pas rêver, Venise était une destination de villégiature irréaliste au début de l’année 1946 – le nouveau couple se mit en quête d’une affaire à racheter. C’est que son épouse avait embrassé sans restrictions, outre sa bouche, et maintes fois, la passion de Gontran pour la bonne cuisine et ses rêves d’aubergiste illustre. Il faut rappeller que jusqu’à cette époque, la plupart des cuisiniers étaient des employés généralement mal payés, effectuant dans des conditions souvent épouvantables un travail harassant, au moins dix heures par jour. Cependant, dès les années trente, quelques maîtres extrêmement doués et ambitieux avaient su rompre avec la fatalité du chef se faisant hara-kiri à petit feu au blanc sec dans une cuisine sombre et enfumée, en même temps qu’ils avaient dépoussiéré avec talent et énergie la scène de la Haute Gastronomie, empêtrée dans le formalisme et la boursouflure. Réhabilitant les recettes et les produits de leurs régions respectives, épurant les sauces et simplifiant les présentations, allégeant le décor et privilégiant la chaleur de l’accueil, ils inventèrent de toutes pièces le personnage haut en couleurs du chef patron-restaurateur, maître en ses murs comme à ses fourneaux, infatigable et truculent porte-étendard du bien-vivre de sa province. Le père Bise à Talloires avec ses ombles chevaliers, Fernand Point à Vienne avec son gratin de queues d’écrevisse, ou encore Dumaine à Seaulieu avec son coq au Chambertin, pour ne citer que les plus notoires, tous ces admirables artisans avaient d’ores et déjà jeté les bases d’un nouveau classicisme culinaire. Avant la guerre, en raison de l’aisance de ses parents, Gontran avait eu l’occasion de goûter la cuisine de certains d’entre eux. Il en avait gardé un souvenir mitigé où se mêlaient admiration et jalousie, le tout débouchant sur une irrépressible envie de les égaler, voire les surpasser un jour.

La maison de leurs rêves, ils ne la trouvèrent pas à Aurillac même. De plus, ayant tous deux grandi à la campagne, ils souhaitaient s’installer dans un village, voire un hameau. Assurément, la pratique est plus fournie en ville, mais Gontran ne doutait point que sa réputation lui attirât sans tarder toutes les fines gueules du canton et même de plus loin. Il tenait en main pour cela trois atouts : son talent de cuisinier, son fameux livre d’or…et la silhouette et les yeux d’émeraude de son épouse. Il assurerait l’excellence de la table, elle se chargerait de la qualité de l’accueil. Un tandem de rêve – on dirait drîme-tîme aujourd’hui – pour tenir auberge.

C’est à Gourdoux-le-Gros-Bourg, mégalopole médiévale de soixante-quinze maisons (Mairie, Bar-tabac-épicerie et Eglise du XIIème inclus) perchée à flanc de montagne, à une quinzaine de kilomètres du chef-lieu, qu’ils trouvèrent le lieu magique qu’ils espéraient. Une maison de deux étages et trois siècles, robuste, rustique et ventrue comme cochon auvergnat, aux façades croisillonnées de fortes poutres de chêne, une vraie demeure historique au toit de lauzes en pignon, flanqué de tarasques. Des scellés rébarbatifs en condamnaient l’hermétique porte de bois aux clous gros comme des pommes de pin. Un acte dûment estampillé avertissait le chaland de la mise sous séquestre de l’établissement pour cause de confiscation judiciaire, et de sa fermeture jusqu’à la vente par adjudication publique. Elle devait avoir lieu sous huitaine, à l’hôtel de ville d’Aurillac. Ce genre de ventes publiques était courant juste après la guerre. Des affaires et des commerces avaient été confisqués, leur propriétaire ayant tutoyé l’occupant ou abusé du marché noir. De nombreux propriétaires, aussi bien, étaient morts ou portés disparus, et leurs héritiers introuvables. Enfin, beaucoup de biens juifs, mis sous séquestre ou aryanisés par les autorités de Vichy, se trouvaient en déshérence, faute d’ayant droits en vie. Gontran eût refusé tout net d’acquérir ce type de biens. Même s’il n’avait pas visité les vrais camps d’extermination de Pologne, ce que Gontran avait vu à Dachau lui suffisait pour imaginer ce qu’avait dû être le sort des Juifs déportés à l’Est. Il n’avait nulle envie de profiter du malheur de ces pauvres gens. Heureusement, l’ex-maître des lieux n’avait pas volé sa mesure confiscatoire, ni les dix ans de prison et d’indignité nationale que lui avait infligé le Tribunal Spécial de Clermond-Ferrand. Encore avait-il eu la chance d’échapper au poteau, le Parti, alors tout-puissant, ayant juré d’avoir sa peau pour certain courrier sous pli discret adressé à qui de droit, manoeuvre qui avait conduit le SD d’Aurillac à convier certain militant communiste à la Kommandantur pour certain petit entretien sans cérémonie, entre quatre-z-yeux et à bâtons rompus. Il n’y survécut pas, le douillet. Bref, délateur, collabo, trafiquant, proxénète et même assassin, le salopard avait bien mérité qu’on lui confisquât son commerce.

Encore fallait-il parvenir à l’acheter. Sans doute les acquéreurs éventuels n’étaient-ils pas légion, mais la maison avait si fière allure qu’ils n’hésiteraient pas à surenchérir très haut pour emporter l’affaire. Or, Gontran n’était pas riche. Sa femme, orpheline, n’avait pas apporté de dot au ménage, lui-même avait peu de bien en propre, et sa famille, quoique maîtresse d’un vaste domaine, ne disposait guère d’espèces sonnantes et trébuchantes. Encore une fois, la Providence se manifesta, cette fois en la personne de Maître Grospied, père de son futur beau-frère Maximilien, qui se préparait de longue date à épouser sa jeune sœur Eglantine. Le notaire avait de l’argent pour dix, et se porta garant pour toute surenchère. D’autre part, il était l’un des assesseurs de la vente, et pouvait influer sur l’agenda des adjudications. Généralement, on met en vente d’abord les plus belles affaires, pour éviter de faire trop languir les gros acquéreurs potentiels. Placer la sienne en queue de programme lui donnerait quelques chances supplémentaires.

Tout se déroula sans anicroches. Un acheteur particulièrement acharné haussa le prix jusqu’à un niveau déraisonnable pour les finances d’un jeune couple d’aubergistes débutant, mais un clignement de paupières du beau-père putatif autorisa Gontran à surenchérir jusqu’à un niveau suffisant pour dégoûter l’importun, qui devint par la suite un des plus fidèles clients de l’établissement. Gontran signa l’acte de vente, le notaire signa les chèques, et la comtesse de Moustiers, émue jusqu’au larmes, se signa trois fois pour remercier le Bon Dieu de tant de félicités sur la tête d’aussi gentils tourtereaux. Le notaire, bien qu’en secret mécréant endurci, n’en avait pas moins lui aussi l’oeil humide et le coeur au beau fixe. Au jeune cuisinier qui lui faisait serment de le rembourser de façon ponctuelle, il fit savoir qu’il avait bien l’intention de se rembourser en nature, sous les deux espèces liquide et solide, et ce dès que les fourneaux seraient en route et la table dressée. « Fais-nous du bon, c’est tout ce que je demande. » Il avait l’intention de s’y mettre aussitôt.

Dès qu’ils furent dans leurs murs, les tourtereaux retroussèrent leurs plumes et, avant toutes choses, entreprirent d’arrache-pied de se bâtir un nid. Au deuxième étage, ils trouvèrent deux chambres communicantes où s’installer. La riche demeure familiale des Moustiers, aux combles encombrés de meubles de style, pourvoirait à l’aménagement, mais il fallut d’abord nettoyer, tapisser, repeindre, gâcher du plâtre, bref rénover un intérieur qui sentait le moisi et la louche combine. Toutes les pièces étaient vides, le mobilier et la décoration ayant déjà été mis à l’encan ou pillé. Une fois leur nid d’amour convenablement arrangé, ils s’attaquèrent au gros oeuvre : la cuisine, la salle à manger et les huit autres chambres, qu’ils avaient la ferme intention d’aménager pour y retenir des gourmands peu disposés à reprendre le volant de nuit et sur une route de montagne auvergnate après un balthazar bien arrosé. Encore une de ses intuitions : offrir du bien-être en plus du boire et du manger. Quelques chambres douillettement arrangées ne coûtent guère à entretenir, mais permettent de fidéliser une clientèle. Ils meublèrent la salle à manger dans les salles de vente, de solides tables et chaises rustiques, capables de supporter les coudes de convives de poids. De même, ils ne se lancèrent pas dans dans de somptuaires dépenses de décoration, mais choisirent des tissus discrets aux tons chaleureux, accentués par le feu pétillant de l’âtre dans lequel Gontran décida d’installer une rôtissoire. Rien de tel en vérité que le spectacle de volailles rôtissant majestueusement, dégoulinantes de jus grassouillet et doré, pour inonder de salive la bouche du dîneur potentiel.

Enfin, il fallut équiper la cuisine. Il n’y restait qu’un vieux fourneau de cuivre caparaçonné de gras et de charbon, qu’ils ne daignèrent même pas essayer de récurer. Tout le reste, mobiliers, glacière, casseroles et ustensiles, avait disparu ; il fallut se résoudre à rénover. Ils envisagèrent de recourir de nouveau aux ventes publiques, mais, cette fois, le notaire fut intraitable : du neuf, du neuf, rien que du neuf. « Tu comprends, Gontran, je viendrai manger chez vous aussi souvent que possible, alors j’ai intérêt à ce que la cuisine soit aussi moderne et propre que possible itou ! ». Du coup, rallonge substantielle et acquisition de ce qui se faisait de mieux à l’époque, y compris un réfrigérateur de 2000 litres, merveille de l’industrie ménagère US débarquée dans les fourgons de l’armée de libération. Le piano fonctionnait quand même au bois et au charbon, le gaz de ville n’ayant pas encore atteint leur village. Ils étaient loin de se douter que cette particularité deviendrait un des éléments de la popularité de leur auberge.

Enfin, il fallut songer au cellier et à la cave ; heureusement à l’arrière de la maison, dans une délicieuse petite cour ombragée d’un tilleul centenaire, se trouvait un solide appentis, où, dit-on, les copains miliciens ou gestapistes du précédent propriétaire avaient parfois traité des hôtes de marques (plein la figure, les marques). Il n’était plus que de le rafraîchir et l’équiper convenablement pour abriter des denrées comestibles. La maison possédait une profonde cave voûtée, une légende tenace voulait aussi qu’un souterrain y menât directement à la Kommandantur d’Aurillac. Ils n’y trouvèrent point de galerie secrète, ni d’ailleurs le moindre flacon plein, mais en revanche un véritable Himalaya de préservatifs ne risquant plus de préserver de rien, de serviettes hygiéniques plus très hygiéniques non plus, et de petites culottes ayant connu des jours plus fastes, confirmant si besoin était la réputation plus bordelière que gastronomique de l’adresse. Redresser la barre ne serait peut-être pas si aisé…

Ils mirent trois mois à redonner vie à l’auberge, non sans avoir mis la famille à contribution sur le chantier, et en particulier le futur beau-frère Maximilien, dont les bras vigoureux furent appréciés. Une fois les derniers volets revissés et repeints à neuf, l’ultime jarre de fleurs disposée devant l’entrée, et l’enseigne décapée, il fallut songer à baptiser l’endroit. Pas question de garder la dénomination précédente, à laquelle se rattachaient de trop fâcheuses réminiscences. L’endroit s’appelait d’ailleurs bêtement Auberge Centrale. Après de nombreux conciliabules familiaux plus farouchement disputés qu’un conclave de la Renaissance, ce fut Adélaïde qui eut le trait de génie. « Et pourquoi ne l’appellerait-on pas le Moustier d’Adélaïde ? » La mignonne avait des lettres en sus de ses autres avantages et n’ignorait pas que le terme moustier (ou moutier) désignait jadis un monastère, et par extension un lieu de gîte et d’accueil. La trouvaille suscita le respect qu’elle méritait et fut adoptée séance tenante par le concile à l’unanimité moins une voix : celle du notaire invité en tant que parent putatif, lequel ne goûtait que modérément toute allusion à quelque pratique religieuse que ce fût. Il se consola préventivement en songeant aux joyeuses ripailles qu’il comptait y faire ; après tout, les moines n’avaient pas la réputation d’avoir été tous des saints.
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Message  Mure Jeu 25 Juin 2009 - 13:57

Je me joins aux précédentes critiques : je me régale !
J'attends la suite avec impatience d'autant que j'ai un point commun avec Jean, le personnage principal. Je suis moi aussi sortie, avec la vivacité du bouchon de champagne, un premier janvier, du ventre de ma mère qui, pour le coup, m'accuse un brin de lui avoir gâché sa fête. Tout le monde ne s'appelle pas Grospied ! Huhu !

Par contre, je me suis interrogée sur cette phrase :

Gobu a écrit:La noce fut somptueuse – le notaire y avait veillé – le repas interminable et la chère exceptionnelle.
Je me suis d'abord dit que ce devait être chair et non chère, mais j'ai un énorme doute à présent... si quelqu'un sait, merci d'avance. :p
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Message  silene82 Jeu 25 Juin 2009 - 14:25

La suite tient les promesses du début, toujours succulente.

J'ai été un peu surpris des chronologies des chefs allégeurs de sauces, et même d'apprendre que Fernand Point, un des maîtres de Bocuse, entre autres, avait cette pratique: pour un gaillard d'un quintal et plus pour 1,65m, qui dévorait une poularde demi-deuil et un magnum de Mumm tous les jours, et avouait même qu'il était cuisinier pour ça, qui cuisinait à la lyonnaise, beurre et crème....ça alors. Peut-être alors cela s'apparentait-il aux voeux mineurs de l'ordination.
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Message  silene82 Jeu 25 Juin 2009 - 14:27

Mure a écrit:
Gobu a écrit:La noce fut somptueuse – le notaire y avait veillé – le repas interminable et la chère exceptionnelle.
Je me suis d'abord dit que ce devait être chair et non chère, mais j'ai un énorme doute à présent... si quelqu'un sait, merci d'avance. :p

C'est de l'humour, j'espère, Mure? Faites bonne chère, pour pas cher, avant les enchères, peuchère, mon cher, et ...ne mortifiez pas trop la chair
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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 14:28

Toujours excellent. Mure, dans cette acception le mot est bien "chère".

Quelques remarques :
"celle-la (et non "celle-là") qui raisonnait bien était décidément trop disgracieuse" (et non "disgrâcieuse")
"voire de la rectitude de ses mœurs" (la ligature est si jolie, cela vaut la peine de la respecter... Plus loin dans le texte, un malencontreux "oeil" me le crispe, et une "soeur" fait penser à un titre anglais massacré)
"l’ex-maître des lieux n’avait pas volé sa mesure confiscatoire, ni les dix ans de prison et d’indignité nationale que lui avait infligés le Tribunal Spécial de Clermond-Ferrand"

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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 16:22

Si Mure fait de l'humour avec la chère, je peux en faire avec les saints. Je ne savais pas (ou j'avais oublié...) que Saint Michel avait terrassé le dragon... Et Georges alors ?

Je préfère encore ce paragraphe, après la guerre. Quelle fluidité ! Beaucoup de plaisir à lire l'avènement du Moustier d'Adélaïde...

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Message  boc21fr Jeu 25 Juin 2009 - 16:33

Mais je ne rêve pas Gobu ? vous nous faites vraiment un roman !
Je n'ai lu que vos deux premiers post...
Je vais imprimer la suite pour la lire avec toute l'attention et le plaisir qu'elle mérite...
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Message  Gobu Jeu 25 Juin 2009 - 17:37

Easter(Island) a écrit:Je ne savais pas (ou j'avais oublié...) que Saint Michel avait terrassé le dragon... Et Georges alors ?

Sapristi, quelle bourde de ma part !

Je m'en vais de ce pas me faire seppuku avec le sabre de cavalerie de mon grand-père paternel. Non sans avoir au préalable, pour plus de sûreté, absorbé une dose létale de barack (délicieuse et roborative eau-de-vie hongroise à 60° ou plus si affinités)
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Message  Gobu Jeu 25 Juin 2009 - 18:06

Le plus ardu restait encore à venir. C’était une chose que d’avoir rendu la maison pimpante et hospitalière. C’en était une autre de trouver du mangeable à y servir ! Le rationnement en 1946 n’avait rien à envier à celui du temps de guerre, et les denrées alimentaire y étaient toujours aussi sévèrement contingentées que du temps où le parasite teuton (doryphorus vertdegrisis nazicus) se goinfrait sans vergogne – wie Gott in Frankreich, le vorace – du gras du pays. A moins de se résoudre à n’offrir que du chou bouilli et de la saucisse de ménage à base de corned-beef aux gourmets, il ne restait que la solution du marché noir. L’idée n’était pas pour terrifier Gontran outre mesure, qui en avait vu d’autres à Londres et surtout à Alger, où backshisch et dessous de guéridon étaient les deux piliers du commerce, mais son père, de la vieille école celui-là, ne voulait même pas entendre parler d’une pratique qu’il assimilait vaguement aux messes noires, sans doute par analogie chromatique. Pas de marché noir, donc.

Mais comment faire alors pour servir une cuisine digne de ce nom lorsque beurre, crème, viande et même le pain – sans parler du vin – n’étaient délivrés qu’au compte-goutte, sous la houlette de fonctionnaires du ravitaillement aussi suspicieux qu’intraitables ? C’est qu’on ne badinait pas avec le pain des français ! Bien sûr, le pays regorgeait de restaurateurs moins regardants, proposant sous le manteau à des initiés cousus d’or des assiettes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les tristes nourritures servies à leurs voisins moins fortunés. C’était le temps des escalopes épaisses comme la main ensevelies sous un tapis de purée de patates et des gâteaux au chocolat camouflés en quatre-quarts à la margarine. Pas grand chose de changé par rapport à l’Occupation, à cette différence près que militaires alliés et profiteurs du nouveau régime avaient remplacé à table les nuques raides en uniforme feldgrau et leur valetaille française. Un jeu de chaises musicales, en somme, avec le sang et les larmes en plus…

Gontran se résolut alors à ouvrir son fameux carnet d’adresses utiles. Pas question, évidemment, de solliciter le Grand Charles, le Maréchal Montgomery ou le général Marshall pour résoudre ses tracas d’intendance. Quelque agréable que pût leur être le souvenir de ses savoureuses préparations culinaires, ils avaient la France à reconstruire, l’Europe à refaire, le Monde à sauver. Mais parmi les nombreux signataires se trouvaient aussi des personnalités, qui, sans être aussi illustres, n’en étaient pas moins parvenues à des fonctions éminentes. Répugnant à faire appel à son cher de Lattre pour de sordides embarras de cambuse, il porta en premier lieu son choix sur un puissant en pleine ascension, un jeune avocat mystérieux et charmeur qu’il avait traité à plusieurs reprises à Alger. Après avoir été quelque temps membre du Gouvernement Provisoire, en charge des déportés et prisonniers de guerre, il venait de se lancer dans la politique en brigant un mandat de député. Il n’avait pas encore atteint les plus hautes sphères, mais ses dents rayaient le parquet et il avait pour tout un appétit féroce, nourriture, femmes et Pouvoir. Pas nécessairement dans cet ordre. François Mitterrand – car c’était lui – rêvait de changer la vie, en commençant par la sienne. L’Histoire enseigne qu’il n’y parvint pas trop mal.

Il fut ravi d’avoir des nouvelles de ce cuisinier Français Libre qui lui avait servi de si bons rougets grillés sur la terrasse du palais mauresque où il dînait en compagnie d’autres conspirateurs de sa trempe. « Passez nous voir à Paris, lieutenant du Moustiers, lui dit-il au téléphone, nous aurons plaisir à vous régaler à notre tour et je vous présenterai toutes sortes de bonshommes utiles. » On voit qu’il avait déjà rodé son personnage royal et familier. Gontran se rendit donc à la capitale où Mitterrand le reçut chez lui, au Quartier Latin, en compagnie de sa ravissante jeune femme et d’une kyrielle de camarades intelligents et cyniques, ainsi que de jolies filles non moins vives d’esprit. Gontran n’en connaissait qu’un ou deux, mais tous commençaient à faire beaucoup parler d’eux. L’écureuil Pierre Lazareff, patron de France-Soir, flanqué de son inséparable commensal Jef Kessel, un costaud jovial imbibé de vodka et de spleen tzigane, traînait dans son sillage une belle et insolente journaliste qui se nommait Françoise Giroud. Pierre-Mendès-France, héros de la France Libre et astre montant de la SFIO, parlait boutique avec son collègue de banc à l’Assemblée, le truculent maire radical de Lyon, Edouard Herriot. Picasso, en pull marin à rayures, et Aragon, complet-veston crème et foulard écarlate, oubliant un moment leurs faiblesses pour les communistes, ne s’offusquaient pas de trinquer avec le très conservateur général Guillain de Bénouville ou le charismatique et athlétique jeune maire de Bordeaux, Chaban-Delmas, très intime avec les Mitterrand.

Tout ce beau monde parlait fort, mangeait bien et surtout buvait sec, à l’exception de Mendès – l’homme du verre de lait gratuit pour les écoliers ! – et de Chaban, sobres comme des chameaux. Gontran, fêté et chaleureusement introduit dans le cénacle, entouré d’un papillonnement de créatures rieuses, fut à deux doigts d’oublier sa mission, son restaurant, et même son épouse qui se languissait de lui au fond de son Cantal. Le maître de céans, qui avait l’oeil à tout, le rappela à ses devoirs le troisième soir, alors qu’il vidait une coupe de Champagne, mollement vautré sur un canapé en compagnie d’une jeune comédienne blonde passablement échevelée, amenée puis jetée en pâture aux fauves par le cinéaste Henri-Georges Clouzot, alors en disgrâce.

- Mon cher Gontran – permettez-moi de vous appeler ainsi, j’insiste – nous déjeunons demain chez Lipp avec quelqu’un qui pourra vous aider.
- M’aider ? M’aider à quoi ?
- Disons qu’il y a des accomodements avec le Ciel quant aux décrets sur le rationnement. Vous vous en apercevrez d’ailleurs chez monsieur Cazes, le patron de la brasserie. Je vous présenterai à un homme qui a été mon compagnon dans la Résistance, et qui travaille maintenant au Ministère.
- Quel Ministère, Monsieur le Ministre ?
- N’anticipons pas, voulez-vous ? je n’ai pour l’instant été que secrétaire d’Etat. Il travaille au Ministère qui nous intéresse : le Ravitaillement. Je viendrai avec Danielle, tâchez de venir accompagné, mon cher : j’ai horreur des tablées mal assorties. Si vous n’avez pas d’amie à Paris, je vous trouverai une cavalière. Ce n’est pas ce qui manque.
- Il y a bien cette standardiste de Londres…elle habite Paris, maintenant et je crois qu’elle n’est pas mariée…L’ennui, c’est que je ne sais pas où elle habite…
- Donnez-moi son nom. Si elle a travaillé au QG de Londres, notre ami Bénouville la retrouvera sans peine : il connaît tout le monde et possède toutes les listes des Forces Françaises Libres et de la Résistance...
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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 18:14

J'ai un peu moins aimé celui-ci, les galeries de portraits historiques ne m'intéressant guère ; les soirées chez les Mitterrand, franchement, je m'en tape. J'ai hâte de voir notre Moustiers revenir dans sa belle Auvergne !

"qui avait l’œil à tout"
"Disons qu’il y a des accommodements avec le Ciel"

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Message  silene82 Jeu 25 Juin 2009 - 19:39

Vive les personnages de roman, si pleins d'entregent quand la vie ordinaire fait du sur place. Un peu étonné, néanmoins, que dans une région si ruralement équipée, où les vaches peuvent faire salle commune avec la maisonnée, et pourvu d'un nom illustre, il ne soit pas aisé d'établir un circuit direct que ne peut être assimilé à du marché noir: les vieilles familles en ces lieux ont des liens transgénérationnels avec les fermiers, dont les aieux avaient connu le maréchal. J'entends bien la paternelle réprobation, mais en l'occurence il ne se serait agi que de perpétuer des usages ancestraux.
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Message  Invité Jeu 25 Juin 2009 - 20:17

D'accord pour la parenthèse parisienne, ça me fait plaisir de côtoyer quelques instants les Chaban, Mitterrand et autres Giroud.

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Message  Gobu Jeu 25 Juin 2009 - 21:00

Bénouville dut faire ce qu’il fallait et tirer les bonnes sonnettes, car le lendemain matin, un coup de téléphone avisa Gontran à son hôtel qu’une jeune demoiselle l’attendait dans le hall. Anne-Marie. Son coeur bondit, ils s’étreignirent, se sourirent et soupirèrent. L’amour, la guerre, le temps qui passe. Nostalgie. Londres grondant sous les bombes et leurs corps enlacés, flashés par le faisceau des projecteurs ou l’éclair des explosions. Et quoi, maintenant ? Déjeuner. Déjeuner ? Déjeuner, pardi ! Eh bien, sans doute. Va pour déjeuner bien, alors ; Anne-Marie, soleil du standard téléphonique FFL de Londres, a le bec sucré et le coeur accueillant. On la soudoie avec un mille-feuille et on l’allonge avec un baiser tendre. Il réussissait assez bien l’un comme l’autre…

- Tu es marié ?
- Je suis marié.
- Tu l’aimes ?
- Je l’aime.
- C’est bien.
- Oui. C’est bien.

Elle n’était pas mariée ; on n’épouse pas les filles comme elle, enfin pas les hommes qu’elles aiment. Alors elles finissent par se marier pour l’argent, ce qui n’est pas une mauvaise raison, ou bien elles font comme Anne-Marie : beaucoup de nuits à deux, et la vie toute seule. Pas de quoi être fier, se dit Gontran, qui commençait à avoir faim. Anne-Marie aussi.

Les Mitterrand les attendaient, à la table centrale de la brasserie, cela va sans dire. On soigne sa réclame, comme on disait encore de ce temps-là ; l’animal a du flair et a reniflé le pouvoir sans cesse croissant des marchands d’image. On trouve son amie ravissante et adorable. On se connaît, d’ailleurs ; Londres, n’est-ce pas ? Rappeler discrètement qu’on y est allé et qu’on en était, et pas aux strapontins de l’Histoire. L’ami attendu débarque au moment du blanc-cassis – on ne disait pas encore Kir – et des rondelles de rosette de Lyon radis-beurre. Sourcil réprobateur en constatant qu’il est seul. Faute de goût, ça. Son amie s’excuse, elle n’a pas pu venir. Il n’aurait pas pu en inviter une autre ? Enfin…

- Mon cher Roger, je te présente Monsieur…le vicomte Gontran du Moustiers, lieutenant FFL et admirable cuisinier. De Lattre l’a piqué à de Gaulle pour lui faire sa tambouille !
- Alors il doit se débrouiller au piano : de Lattre est une fine gueule.
- Et comment, qu’il se débrouille. Mais il a un petit problème de logistique, comme on disait à l’état-major. Mon cher Gontran, je vous présente mon ami le commandant Roger-Pierre Dauziat, Il travaille au cabinet du ministre du ravitaillement. Un communiste. Non, non, Roger n’est pas communiste, c’est le ministre qui l’est. Nous nous sommes connus en 1941 en Allemagne ; des vacances…disons, forcées, dans une villégiature pour militaires français. Nous avons quand même faussé compagnie à nos aimables moniteurs. Bon, je te laisse régler les détails administratifs avec le lieutenant du Moustiers, je vais quant à moi prendre soin de la conversation de ces dames qu’il est assurément hors de question d’ennuyer avec cela.

Un homme affûté, Dauziat, fin comme un stylet, regard d’ombres et longues mains d’assassin. Non, pas communiste. Pas du tout du tout : ex-cagoulard, royaliste entêté, de tous les complots contre la République avant la guerre. L’Occupation puis la Résistance ont fait de lui le proche collaborateur d’un ministre communiste. Leur hôte semblait fort éclectique dans le choix de ses amis…On causa donc boutique. Le Rationnement était ce qu’il était, et le Ministre aussi. Donc, rigueur et vigilance, main de fer dans un gant de crin, sus aux profiteurs du Marché Noir et aux fermiers accapareurs. Liberté Fraternité et Egalité, sinon gare ! On avait de l’humour.

Bien sûr, des aménagements sont possibles. Certaines denrées ne sont pas contingentées : gibier, denrées de luxe, poissons nobles, crustacés, etc…Servir le maximum de caviar, de homards et de perdreaux : on y gagne deux fois. D’autre part, on a les denrées soumises au rationnement : pain, produits laitiers, oeufs, viande, légumes et fruits frais, la liste était longue et scrupuleusement détaillée. Sans oublier le charbon et l’essence. Pour ces marchandises, en théorie, pas d’échappatoire ; on ne les délivre que sur présentation d’une carte et de bons dûment validés, en quantité déterminée et à un prix fixé par décret. Comment faire alors ? On avait débarrassé le plateau de fruits de mer et l’on apportait un gigantesque plat de choucroute fumante. Anne-Marie, qui se satisfaisait d’ordinaire de sandwichs ou de nouilles, écarquillait des yeux émerveillés sur la montagne de chou doré clouté de baies de genièvre, les roses chapelets de saucisses et les larges rouelles de poitrine veinée de lard. Le muscat bien perlé tournait sa jolie tête et la voix charmeuse du jeune homme d’état accentuait la rotation. Au munster, avec cumin naturellement, on s’indigna qu’elle n’ait pas obtenu un emploi digne des services rendus à la Patrie, et qu’elle soit contrainte de travailler au standard téléphonique d’une usine de chaudières. On veillerait à rectifier le tir.

Comment faire, donc ? Et bien c’est très simple, en vérité. Une bouchée de soufflé au Grand Marnier, une gorgée de muscat. Gontran l’aurait fait moins sucré, et y aurait ajouté des zestes d’orange confits. Il n’en était pas moins mousseux et parfumé. Très simple, lieutenant : produits contingentés implique contingents. Et qui dit contingent dit quoi ? Il dit destinataire. Ou allocataire, pour être précis. Qui est allocataire ? Les distributeurs, les détaillants…et certains organismes, écoles, hôpitaux, casernes, et tout le tremblement. Et puis il y a des allocataires spéciaux. Pour une raison X ou Y, on décrète que tel groupement de patriotes ou telle association de prisonniers peut recevoir tant et tant de viande ou de laitages en plus, ou bien encore on aide un jeune chef d’entreprise ayant bien mérité de la Patrie en lui accordant des dérogations et même en lui avançant des marchandises. On se fait comprendre ?

- Et on fait comment, monsieur le chef de cabinet, pour participer à la distribution ?
- Chef de département, seulement. On s’inscrit. On remplit un dossier. Plusieurs dossiers, le maximum de dossiers, l’administration, faut l’innonder de paperasse. Ca la rassure au début et après ça l’agace. On gagne à l’usure.
- Et je mets quoi, dans les dossiers ?
- Tout. Et même le reste. Vos batailles, vos médailles, votre héroïsme, vos six enfants à charge, votre pauvre père invalide de guerre et votre épouse réduite à faire des ménages chez les Thénardier. Votre dur combat de tous les jours pour reprendre une existence décente après cinq années de folie et de sang, votre espoir d’une vie meilleure à laquelle votre abnégation vous donne droit.
- Ca n’est pas un peu excessif, tout de même ?
- Ecoutez, mon vieux, en matière de requête à l’administration, trop c’est juste assez. Faites ça comme vous le sentez mais n’hésitez pas à en rajouter à pleine louche. Pouvez pas imaginer ce qu’on reçoit ; il y en a qui ne doutent de rien ! Vous, au moins, vous avez vraiment mérité que la Nation vous donne un coup de pouce et en plus il paraît que vous cuisinez rudement bien. C’est François qui le dit et je peux vous dire qu’il a un bec de prélat, le gourmand. Décrivez vos projets, expliquez de quoi vous auriez besoin, et moi je me charge d’attendir le Ministre. En public, il prend des mines patibulaires de bolchevique en acier trempé, mais dans le privé il élève des canaris et sanglote de compassion lorsque l’on évoque la détresse d’un compagnon d’armes. Il fait son Staline cinq minutes pour le principe et puis il signe tout ce que je lui demande en séchant ses larmes. Mais dépêchez-vous : j’ignore combien de temps les cocos resteront au gouvernement et je ne sais pas du tout ce que vaudra son successeur. Allez en paix, lieutenant du Moustiers, et régalez vos clients.

- J’y compte bien.

C’est en paix qu’il prit congé d’eux, mais pas seul. Un pâle soleil d’automne donnait au Boulevard Saint-Germain encombré de jeunes gens comme eux les couleurs du bonheur. La guerre avait laissé des marques en chacun d’eux et tous aspiraient à rire et aimer. Anne-Marie crocha son bras au sien, la joue contre le col du trench-coat de coupe militaire, souvenir de Londres.

- Tu crois que j’allais te laisser filer comme ça sans laisser d’adresse, mon gros nounours ?

Elle l’avait toujours appelé ainsi. Il aimait bien. Et c’est vrai qu’il était grand, gros et fort comme l’ours. L’ours du Cantal.

- Tu crois vraiment que j’avais l’intention de filer avant de t’avoir dit au revoir ?

Il le lui dit à son hôtel, entre deux draps de coton frais parfumés de lavande, et il prit son temps pour le lui dire. Et quoi d’autre ? Pas cinquante ans à eux deux, bouillonnants de sève et d’émotions partagées. Et lui : cuisinier, cuisinier gourmand, le goût de tâter, pétrir et manipuler le produit avant de l’apprêter, de communier par les mains avec la Nature, et le sens du beau, et l’envie d’en croquer, pardi ! Et elle ? Une brioche dorée au sortir du four, une chair de caramel fluide qui ondoie sous la langue et durcit sous la dent, le frétillement alangui d’une anguille de sucre candi. Un gourmet et sa gourmette indulgente et rieuse.

- C’est la première fois que tu la trompes ?
- C’est la première fois.
- Et qu’est-ce que ça fait ?
- C’était bon.
- Salaud !
- Eh bien non, je ne suis pas un salaud. Je ne suis pas un salaud parce que je ne crache pas sur ce que la vie m’offre de beau et de bon. Et j’aurais sans doute été un salaud si j’avais repoussé ta tendresse. En tout cas un pauvre con !
- Bravo. En somme tu es l’Armée du Salut des cœurs solitaires.

Il éclata de rire et noua ses gros bras velus autour de la soie de ses épaules.

- Ecoute, mon petit chou à la crème – la meilleure pâtisserie du monde lorsqu’elle est réussie – j’aime ma femme, elle m’aime et nous allons vivre, travailler et faire des enfants ensemble. Mais moi, tu vois j’ai un coeur gros comme le Monde, un coeur moelleux comme un soufflé, et de l’Amour pour tous ceux qui en veulent.
- Qu’est-ce que tu veux que je réponde à ça ? T’es un salaud quand même.
- Embrasse-moi. Ta bouche : une pêche de vigne.

Et ses seins ronds des grenades juteuses, et ses cuisses moelleuses un biscuit de Savoie, et son ventre doux une crème à la canelle et son…et ainsi de suite. Gros Nounours a la métaphore pâtissière et le madrigal sucré. On se reverra : on est l’un de l’autre gourmand. Et puis on s’aime. Pas à la folie, mais c’est chaud quand même. On se reverra à l’occasion d’une autre escapade en dehors de l’Histoire et de la vie de tous les jours, au hasard d’un autre hasard...
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Message  silene82 Jeu 25 Juin 2009 - 21:12

De toute beauté. Je me suis régalé d'un bout à l'autre. A quand la version papier? C'est un crime que les amoureux de la langue n'ait pas le plaisir de le lire autrement que sur écran -et d'autres encore.
Bravissimo!
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Message  Invité Ven 26 Juin 2009 - 7:10

Parce que comme Silène je verrais bien ce récit passer à la postérité, une petite coquille à signaler : "et moi je me charge d’attendrir le Ministre"
Un chouïa moins emballée sur le fond, peut-être un peu copieux de bon matin... Mais je ne fais que nuancer mon enthousiasme.

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Message  Invité Ven 26 Juin 2009 - 7:27

Ah oui, j'ai adoré la métaphore filée comme le sucre ! Un poil sentencieux, peut-être, le passage "j'aime la vie, je prends ce qu'elle m'offre", un peu décalé dans la bouche de Gontran que j'imaginais plus taiseux, sans besoin d'étaler sa philosophie/justification de la vie...

"l’administration, faut l’inonder (et non "innonder") de paperasse"

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Message  plumedoie Ven 26 Juin 2009 - 15:02

Bravoooo. J'apprécie d'autant plus que je vais passer quelques jorus cet été dans le pays basque, dans la ville éponyme
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Message  Gobu Mar 30 Juin 2009 - 9:07

Il n’était pas tellement aisé de voyager à travers la France de 1946. Réseaux routier et ferroviaire dévastés, convois et essence réservés aux catégorie prioritaires, véhicules automobiles rares et réquisitionnés, tout déplacement à une certaine distance posait problème. Tout le monde n’était évidemment pas logé à la même enseigne. Gontran, lieutenant FFL de réserve, en mission dûment motivée et contresignée par un général indiscutable, fit le trajet de Paris à Aurillac dans la voiture personnelle d’un tout jeune lieutenant des Forces Aériennes Françaises Libres, un véritable chevalier du ciel couvert d’honneurs et de victoires en combat aérien. Il se rendait dans le Cantal pour y promouvoir les idées gaullistes. Rien qui puisse troubler un FFL, même si son gaullisme à lui était plus sentimental que politique. Gontran, ayant pourtant têté au berceau le lait royaliste, était secrètement rad-soc au fond de son coeur magnanime. Il se méfiait des Grands Hommes et des Grandes Idées, même s’il les admirait. Mais de loin.

En revanche, ce qui troubla passablement le pauvre Gontran, ce fut la manière dont l’aviateur pilota sa voiture, un sublime cabriolet MG rouge vif, à l’entendre cadeau personnel de l’Air-Marshall Tedder, patron de la chasse anglaise. Il aurait préféré emmener son avion de combat, mais le Gouvernement de sa Majesté n’avait pas vu la requête d’un très bon œil. Il se consolait en pilotant son bolide comme un Spitfire. Le cuisinier, blême de terreur, les ongles incrustés dans le cuir coûteux du fauteuil, n’osait même pas regarder défiler les arbres et les maisons, et grinçait des dents à chaque fois qu’un dérapage dément faisait hurler la gomme des pneus et rugir le moteur. C’est dans un panache de fumée et de poussière qu’ils arrivèrent à l’auberge, où Gontran décomposé trouva en lui la force d’âme d’offir le gîte et le couvert à son tortionnaire. Celui-ci accepta avec d’autant moins de façons qu’il avait une faim de vautour et qu’il avait de surcroît entraperçu à contrejour les formes sinueuses de la patronne. De quoi se frotter les mains, ce qu’il fit sans vergogne.

Adélaïde ne fit aucune allusion à propos des trois nuits qu’il avait passées sans elle. En épousant cet homme massif et dodu comme un Puy, qu’elle aimait, elle s’était juré de ne jamais l’importuner de la sorte. Ce qu’elle ignorait, elle ne tenait pas à l’apprendre. En revanche, elle ne se priva pas de déployer tout son charme auprès du fringant pilote de chasse, froufroutante et maternelle en même temps, parfaite icône de la belle et hospitalière aubergiste. En vérité, elle rodait son numéro. Elle fut d’un bout à l’autre de son séjour aux petits soins pour lui.

- Vous savez que vous êtes notre premier client, lieutenant ? Sur le compte de la maison, cela va sans dire !
- J’en suis extrêmement honoré, madame. Et vous n’en aurez pas de plus fidèle.

Il tint parole et ne contribua pas peu au succès de l’auberge par la suite. Il était parti pour ne rester qu’une nuit, mais elles devinrent quinze, lorsqu’il décida de faire du Moustiers son quartier général auvergnat, rameutant autour de lui ses camarades gaullistes engagés dans la foire d’empoigne électorale. Ce n’étaient que ventres affamés et gosiers en pente. Pour traiter décemment cette joyeuse troupe de casse-cou et de trompe-la-mort, Gontran fut contraint, quoi qu’il en eût, de recourir à des expédients que son sens civique réprouvait. Le bruit s’était répandu à Gourdoux et alentours qu’un nouveau propriétaire avait repris l’affaire du collabo, et les fermiers du coin ne tardèrent pas lui rendre des visites de bon voisinage, casquette de gros drap à la main et moustache matoise autour de la gitane maïs, de mystérieuses valises calées entre leurs sabots. Sa conscience gémissait, mais il achetait. Beurre de baratte du jour à l’or nacré de goutelettes de petit lait. Miel de fleurs sauvages ambré scintillant dans son croisillon de cire. Fourmes de Cantal vieux si lourdes qu’il fallait les rouler pour les déplacer. Et les jambons de montagne au fumet de noix et de mélèze. Et les colliers de saucisses sèches, qu’on ne peut mâcher qu’en tranches utra-fines, tant elles sont coriaces – mais quel arôme ! Et les champignons imprégnés d’odeurs de sous-bois, ramassés avec des précautions de conspirateurs, au petit matin, dans des lieux jalousement tenus secrets. Et des cuissots de chevreuil, des lièvres entiers à la bouche sanglante, des perdrix au plumage de feu ; l’auvergnat chasse. Et pêche, aussi, d’où brochets, truites et autres perches frétillant sur le grand plan de marbre de la cuisine. Gontran se faisait violence, mais elle était douce. Il achetait.

Il payait rubis sur l’ongle : l’auvergnat est confiant de nature, mais pas dans les banquiers. Le chèque est pour lui une invention du démon. Seuls les sous, voire l’or, le rassurent. Des sous, tous ces jeunes aventuriers surdécorés en avaient peu, et de toutes façons il lui eût semblé méprisable de les accepter, même s’ils les jetaient par les fenêtres. D’autant plus que le restaurant n’était toujours pas officiellement ouvert, et qu’il ne les traitait pas en clients, mais en invités. Le notaire fut donc de nouveau sollicité, et il rappliqua tous les deux ou trois jours dans sa vieille Hispano-Suiza étincelante, une serviette de cuir rebondie sous le bras. En contrepartie, il se joignait aux turbulents dîneurs et amenait parfois avec lui quelque jeune stagiaire en Droit qu’il dorlotait le soir au champagne millésimé pour se faire pardonner de l’avoir martyrisée tout le jour au Dalloz. Son épouse avait profité de la guerre pour lui préférer un coutelier aveyronnais. Il n’en fit pas un drame : il aimait dormir seul, fumer le cigare au lit et uriner debout dans le lavabo et cela courrouce les épouses ; en tous cas la sienne. Il humanisait sa solitude dans les bras des petites stagiaires de son étude ou de coquines shampouineuses du centre-ville. Sa philosophie du bonheur : ne s’attacher à rien et aimer tout. Ce franc-maçon était au fond un stoïcien.

Un stoïcien aux goûts de sybarite, tout de même, avec l’appétit d’un cyclope et une soif de silène. De fait, ils étaient tous charnus et rebondis, dans sa famille comme chez les du Moustier, à l’exception de sa belle-fille Eglantine. Il ne comprenait d’ailleurs pas comment cette lignée de géants sanguins avait pu donner vie à une créature aussi fine et délicate. Encore un mystère de la génétique. L’auvergnat est rationnel : il ne croit pas trop à la Science. Ceci étant, il ne pouvait espérer pour son rêveur de fils compagne plus assortie. Ils étaient l’un comme l’autre faits pour le bonheur.

Ces deux semaines où l’aviateur et ses camarades vinrent régulièrement manger chez eux permirent à Gontran et Adélaïde de roder leur mise en place. Elles offrirent surtout au jeune chef l’occasion de travailler les produits de la région, et d’en tirer chaque midi ou chaque soir des trouvailles surprenantes et raffinées. C’est pour leur hôte de marque, grand amateur de chasse et de pêche devant l’Eternel, qu’il mit au point certains des plats qui firent sa renommée. Sa chartreuse de perdrix aux choux et aux chataîgnes étuvées, sa matelote d’écrevisses au Saint-Pourçain, ou bien encore son étonnante truite gratinée au cantal et aux noix ainsi que son gâteau de cuisses de grenouilles au fumet crémé de jambon de montagne naquirent au cours de ces journées froides et pourtant ensoleillées de la fin de l’automne 1946, qui laissèrent dans son coeur le souvenir d’une parenthèse de jubilation et de camaraderie intense. Lorsqu’ils n’étaient pas aux quatre coins du département pour y prêcher avec enthousiasme la bonne parole gaulliste, il emmenait Pierrot et ses amis dans de longues et épuisantes randonnées sur les chemins de montagne, dont ils revenaient rouges de soleil et d’excitation, les bras chargés de paniers bourrés de morilles et de bolets, d’herbes sauvages ou d’escargots luisants de bave.

Ils chassèrent, aussi. Gontran, élevé à la campagne dans la forteresse familiale, connaissait depuis l’enfance les secrets indices laissés par le gibier dans la boue des chemins creux ou les entrelacs du sous-bois. Son nouvel ami, moins expérimenté, était par contre un redoutable fusil, qui ne manquait jamais sa cible. Lorsqu’on a abattu en combat aérien plus de trente appareils de la Luftwaffe, on ne s’en laisse guère compter par un envol de faisans ou la course zigzagante d’un lièvre détalant au milieu des taillis. En théorie, la détention des armes à feu était très strictement réglementée – le bourgeois aimait se faire frissonner à la veillée en phantasmant sur un coup de balai des staliniens et de leurs milices prolétariennes – mais les garde-chasses dont ils croisaient parfois la route n’avaient ni le cœur ni le pouvoir de désarmer des héros de la guerre et de la Résistance, la plupart encore officiers d’active ou au moins de réserve de l’armée de la Libération. Casquette basse devant les vainqueurs et yeux fermés sur l’arsenal qu’ils trimballaient avec eux. On tirait, bien sûr, au fusil de chasse classique, mais plus souvent à la carabine de guerre USM 4, au colt 45 ou même, Nemrod leur pardonne, au pistolet-mitrailleur Schmeisser – prise de guerre – ou Beretta. Seule la mitraillette Sten était boudée : elle s’enrayait une fois sur deux et avait la fâcheuse habitude de cracher ses rafales sans crier gare.

Lorsque s’achevèrent ces quinze jours de vacances peu chômées, les jeux étaient faits, les députés envoyés à la Chambre et Gontran orphelin de ses amis guerriers. C’était encore un peu de sa jeunesse épique qui s’envolait, et il retombait d’un ciel peuplé de héros et d’archanges dans un quotidien hérissé de factures et de plomberie qui fuit. Entre temps, on avait répondu à ses suppliques officielles. Etonnante célérité administrative, due sans doute pour part égale à ses brillants états de service et à la bienveillance occulte des amis de Mitterrand, fraîchement élu député sur une liste plutôt conservatrice. Il reçut donc plusieurs convocations dans les bureaux du chef-lieu, signatures, tampons officiels, bons d’allocation de denrées, le menu complet, du hors d’œuvres au dessert, du festin bureaucratique. Il ne retint que le mot magique : denrées. Bons pour la belle farine blanche qui ruisselle entre les doigts. Bons pour les goûteuses entrecôtes et les tendres escalopes. Bons pour les œufs qui reniflent encore le cul de la poule. Bons pour les fruits mûrs et les légumes frais, pour le lait mousseux et les fromages opulents. Il avait assez de marge pour servir cent couverts par jour s’il le souhaitait, étant entendu qu’il ne profiterait de l’aubaine qu’en fonction de ses besoins réels. Pas question, n’est-ce pas, qu’on fît du marché noir avec ce que la République allouait généreusement pour se lancer dans la vie. Il aurait volontiers souffleté et traîné par la cravate sur le pré l’arrogant rond-de-cuir qui lui susurra cette fielleuse remarque ; un vieux fond de sagesse rurale l’en retint et il se contenta de bomber son torse enjolivé du ruban de la Libération et de faire passer dans le gris de ses yeux des scintillements de hachoir de cuisine. On se le tint pour dit et l’on n’insista pas.

Et c’est ainsi que le Moustier démarra. Au début, seuls les membres de sa famille et les amis qu’ils entraînaient dans leur sillage vinrent goûter à la cuisine du nouvel aubergiste. Le bouche-à-oreille fonctionnait, mais piano piano si l’on peut dire s’agissant de gastronomie. L’Auvergnat a le cœur pur et l’âme candide, mais il a aussi trois devises : méfiance, méfiance, méfiance. Il ne rechigne pas à manger au restaurant à condition que ce soit meilleur et moins fatiguant que chez lui. Et si possible pas plus cher. Si Maître Grospied et ses amis ne rechignaient pas au débours, les autochtones, et en particulier les gourdobourgeais (si si, c’est bien ainsi que l’on nomme les habitants de Gourdoux-le-gros-Bourg) de souche, étaient fines gueules sans doute, mais encore plus près de leurs sous que de leur estomac. Fallait les apprivoiser. Comme d’habitude, ce furent les élites locales qui lancèrent le mouvement, à savoir, et dans cet ordre, le curé, le docteur et l’instituteur. Contrairement à d’autres Clochemerle ou villages pagnolisants, à Gourdoux, c’était le curé qui était rouge, et même ex-FTP quasiment bolchevique, et l’instituteur catho, farouche partisan du très bien-pensant MRP de Georges Bidault. Quant à l’homme de l’art, il était aussi apolitique qu’une cirrhose, et de ce fait maire de la commune, dont les administrés ne détestaient pas le débat d’idées, mais entendaient conserver leur médecin sur place.

Ce ne fut d’ailleurs pas chose aisée d’amener ces éminentes autorités locales à prendre leur rond de serviette à l’auberge. Pour le curé, cela avait été un peu plus simple : ses idéaux avancés lui interdisaient d’exploiter une cuisinière ou une servante et il était contraint de se mijoter lui-même son frichti, tâche pour laquelle il avait nettement moins de vocation que pour prêcher l’égalité christique ou ravaler la facade d’une kommandantur à la nitro. Le docteur-maire, lui, entretenait cuisinière, jardinier et femme de chambre, et pour lui faire abandonner les potées et les aligots de sa chère Constance, il fallut trouver de sérieux arguments. L’instituteur, aussi pauvre que pouvait l’être un instituteur de campagne en 1946, était en revanche fou de cuisine, et d’une diabolique habileté dans la chasse aux écrevisses, le ramassage sauvage des champignons, ou la cueillette des plantes aromatiques. Pour l’attirer à table, lui aussi, il fallut mettre le turbo. Et le turbot aussi.

Pour le turbot, et ses cousins bars, soles ou rougets, cela tenait de la gageure. Non pas que les poissons fissent défaut dans l’océan ou la Méditerranée, en ce temps pas encore massacrée et dépeuplée par les pollueurs, ni que les pêcheurs rechignassent à les en extraire, mais les moyens de transport faisaient cruellement défaut. La solidarité des Français Libres joua de nouveau : on attribua à Gontran une allocation d’essence suffisante pour déplacer une camionnette réfrigérée à travers toute la France, avec tous les sauf-conduits nécessaires. Il confia ces délicates missions de ravitaillement à Max, secrètement ravi de barouder un peu au volant d’un véhicule de l’armée, nanti d’ordres de mission hautement farfelus, à écumer les criées de Nice, de Sète, de Biarritz ou d’Arcachon pour arracher à grand peine à des mareyeurs cousus d’or les bourriches de Marennes, les caissettes de céteaux ou les paniers de langoustines réclamées par les fines gueules qui venaient en nombre croissant goûter au charme médiéval du Moustiers, et à la délicieuse cuisine de son beau-frère.

Car entretemps, Maximilien Grospied avait épousé Eglantine de Moustiers.
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Message  Invité Mar 30 Juin 2009 - 9:26

Absolument passionnant ! Une histoire dense de jubilation langagière et de vitalité gourmande, dans la droite lignée de Rabelais et San Antonio. Evidemment, j'en redemande...

Quelques broutilles :
"Gontran, ayant pourtant tété au berceau le lait royaliste, était secrètement rad-soc au fond de son cœur magnanime."
"qui laissèrent dans son cœur"
"moins fatigant (et non "fatiguant", car il s'agit de l'adjectif et non du perticipe présent) que chez lui"

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Message  silene82 Mar 30 Juin 2009 - 10:43

La merveille prend couleur.Tu l'as bien marqué, la cuisson est soignée, prépare ton déglaçage.
Non seulement ton texte est écrit de main de maître, ce qui n'est plus une surprise pour personne, sauf peut-être ceux que le talent épouvante, mais tu nous fais rentrer dans cette accorte auberge -à défaut de l'aubergiste-. Qui plus est, ça tient la route sur le plan documentaire, foi de père, fils, petit et arrière-petit fils de cuisinier. Pour le saint esprit, on n'avait plus de chaises.
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Message  Invité Mar 30 Juin 2009 - 10:51

Une écriture aussi riche que la nourriture qu'on mijote au Moustier.
Gobu, tu convertirais un ascète à tes délices !

J'ai souri à la formulation (involontaire ?) de ceci : "Il était parti pour ne rester qu’une nuit, "

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Message  Lonely Mar 30 Juin 2009 - 16:12

Je suis très impressionné, quel talent !

Bravo pour ce formidable exercice d'écriture et d'érudition, pétri d'histoires de la saveur et de la saveur de l'Histoire. Et le tout est si "facile" à lire, accrocheur, si bien tourné... non, franchement, c'est vraiment remarquable.

Je ne peux rien dire d'autre, c'est le genre de texte qui nous fait relativiser et dire que certaines personnes ici déploient un talent réellement bluffant. C'est un plaisir rare de vous lire, merci.
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