FIGURES DE STYLE : Peut-être s'y trouvera-t-il dix justes

Soixante douze, c’est pas rien. Mais je les préférerais un peu expérimentées. Pas envie de m’emmerder avec des vierges. Le sang, les cris. Tout leur apprendre. Je les voudrais matures, au-dessus de trente, c’est sûr ! Avant, ça vaut rien… Et aguerries, guerrières, des pros, des Rambo du sexe, des Terminator de la turlute… Non ! C’est pas pour les vierges que je ferais ça. Je suis chrétien de toute façon ; les vierges c’est pour les autres… Pour moi, c’est l’enfer ou le purgatoire… Il n’est pas pour le suicide, Dieu… Et si j’arrive là-bas en l’état, je risque d’avoir du mal à leur faire mal, aux vierges, avec le pénis en kit… Faut que j’arrête de mêler Dieu à ça… Pense aux miss France, à Hulot. Je ferais ça pour la terre, le monde, la paix dans le monde… Parce qu’il faudrait en massacrer un paquet de zigues pour l’avoir la paix dans le monde. C’est sans gueux ni bêtes qu’il aura un sens le monde. Rien que des petites bestioles qui boufferaient des fleurs pour chier les graines plus loin…

Ma perruque me gratte. Mes vêtements de location sont aussi raides que moi. J’aurais pu me déguiser en Lapin, en Lutteur, en Latrines, n’importe quoi en L. Il a fallu que je choisisse Louis XIV pour la soirée annuelle de cette boîte d’assurance de merde. L’année dernière c’était la lettre K. J’aurais pu venir en kamikaze, mais ils ne m’avaient encore rien fait. J’étais encore un des leurs. Pas encore la haine.

- T’as des problèmes ? Tu as encore beaucoup bu pour la nuit.

C’est Chasi qui me sort de mes songes.
Il veut dire :
«T’as des soucis ? T’es encore fin saoul ce soir ».
Mais, comme il a un cheveu sur la langue, il s’est créé un lexique auquel il a ôté les mots en s, ch, z, j, g… Il ne dit jamais son prénom, il n’utilise que son nom pour se présenter. Il ne dit jamais « je »… « Bonjour, mon nom est Goura ». S’il a depuis longtemps perdu son accent irakien, sa lubie d’un vocabulaire sans chuintements ne lui permettra jamais de parler comme nous.

Il me fait penser à mes parents. Quand j’étais môme, ils épelaient les mots qu’ils ne voulaient pas que je comprenne. Je me souviens d’un après-midi d’été, pendant les vacances, sur la route du sud. J’avais déjà huit ans. Ils avaient passé cinq cent bornes à s’engueuler. A un moment, fou de rage, mon père avait stoppé la voiture, après un pont, sur le Rhône. Il avait sauté la barrière en bord de route, dévalé un chemin, jusqu’à l’eau. J’étais resté avec ma mère. Du pont, elle lui hurlait de remonter. Je matais les baigneuses un peu plus loin. L’une avait retroussé le bas de son pantalon et trempait ses mollets blancs dans le courant vif, l’autre émergeait d’un trou d’eau, le tee-shirt collé sur une poitrine exubérante.
« D.I.V.O.R.C.E » criait ma mère… « T.A G.E.U.L.E » répondait mon père.
Je découvris ce jour là trois choses : que le mariage de mes parents n’était pas au top ; que deux baigneuses innocentes pouvaient me faire gonfler le sexe ; que mon père n’avait pas d’orthographe.

- Pourquoi tu me demandes la bombe ? Goura irakien, donc pro des bombes ?

- Me sors pas le plan cliché raciste, Chasi. Tu me connais mieux que ça. Je te demande ça à toi parce que t’es le seul gardien de nuit que je connaisse qui soit réfugié politique et docteur en physique. Une petite bombe c’est que dalle pour toi, et puis tu les aimes pas trop ces mecs qui te traitent en larbin. Si ?

- Toi quand t’aimes pas, tu tues ?

- Je veux pas les tuer, je veux les atomiser, les envoyer vers un monde meilleur, loin du mien.

- T’es bourré. Pas terrible au point de les tuer l’affront qu’ils t’ont fait.

- Fais gaffe aux « f » aussi, tu les réussis pas trop bien.

- Goura t’emmerde !

- Pardon ! Goura, Pardon ! Je deviens con... Tiens ! On va faire un deal : si tu me trouves dix justes parmi eux, je les épargne.

- Tu délires… Goura, pas Abraham. Et toi, t’es le roi lumière, t’es pas Dieu ! Et puis tu devrais mûrir un peu avant de mourir, Il est toujours plus déprimant de voir un gamin crever.

Là. Le monde explose. Je fais un bond en avant, ma réponse, qui ne valait pas tripette, se perd dans le poing poids lourd du solo de trompette d’un groupe de mariachi surprise, surgi à trois centimètres de mon tympan droit.
La perruque au sol. Je m’étale sur le buffet. Les rires résonnent. Celui de Chasi zozote. On n’échappe pas à ce que l’on est. J’entends un : « le roi est mort, vive le rat ». Une calme colère lénifiante plaque sur mon visage un sourire moqueur. Je ramasse ma perruque en pensant au chèque de caution. La manche de mon costume est déchirée, maculée de petits fours crémeux. Je vais passer la nuit à laver et à coudre…
Pas de justes. Rien n’est juste. Je dois quitter cette boîte, cette ville. Je hais cette petite ville et tous ceux qui y vivent. Je meurs ici. J’étouffe, m’étrique, m’asphyxie. C’est pas le trou du cul du monde, c’est la merde qu’il y a autour. Je veux partir, aller loin, même au paradis. Je me contenterai de soixante-douze vierges, pourvu qu’il n’y ait pas d’hommes et qu’elles la ferment.

Succulent, ce texte! Aime beaucoup l'utilisation des contraintes (Chasi Goura, en particulier, me plaît bien), et l'intro déboîte, tout simplement, et à la fin ce dépit du 72 transformé. Rien à dire.
Ah et puis, cette phrase, j'adore:

grieg a écrit:Je découvris ce jour là trois choses : que le mariage de mes parents n’était pas au top ; que deux baigneuses innocentes pouvaient me faire gonfler le sexe ; que mon père n’avait pas d’orthographe.

Superbe ! Un texte à la fois hilarant et tragique. Chapeau très bas. J'avais relevé la même phrase que Chako Noir (et moi aussi j'ai adoré Chasi Goura qui se fait ses contraintes orales à lui), et une mention particulière à "C’est sans gueux ni bêtes qu’il aura un sens le monde."

Bref, je suis admirative.

Oui, c'est vraiment excellent. J'ai ri presque tout le long des malheurs du personnage, mais surtout j'ai apprécié le travail d'écriture. Pas un cheveu qui dépasse :-)

Mention spéciale pour ceci (et pour changer de l'extrait déjà cité) :

- T’as des problèmes ? Tu as encore beaucoup bu pour la nuit.

C’est Chasi qui me sort de mes songes.
Il veut dire :
«T’as des soucis ? T’es encore fin saoul ce soir ».

Je ne vais pas faire très original mais j'ai beaucoup apprécié ce texte également. J'aime beaucoup l'idée loufoque que le père n'ait pas d'orthographe à l'oral, il fallait y penser !

Les rires résonnent. Celui de Chasi zozote.

Le rire de Chasi qui zozote aussi est une belle trouvaille parmi tant d'autres encore...

Ben oui il est bon ce texte.
Sarcastique à souhait sans oublier l'humour.
Quelques ingénieuses trouvailles qui disent fort bien l'admiration que porte ton narrateur pour la gente humaine.

Une petite remarque : j'ai buté sur ta dernière réplique. Je sais bien que Goura sait pas causer, mais du coup c'est ou trop bien dit ou pas assez mal. D'ailleurs je me demande même si elle était nécessaire.

Ceci n'enlève rien à l'impression qui reste bonne.

le passage des vacances est chouette, vraiment, l'écriture truffée aux contraintes.

Ah oui alors. Somptueux ! Bluffant !

C’est grand ça :
« Rien que des petites bestioles qui boufferaient des fleurs pour chier les graines plus loin… »

Je sais pas si t'es bon dans tes autres activités, grieg, mais écrire, tu sais faire. Et, à mon idée, tu le fais pas assez.

Bon au milieu de ce concert de louanges, je vais ... sortir ma trompette!
Je me joins à ce boeuf orchestral, et turlututu chapeau pointu et taratata chapeau bas !
Un texte qui balance qui cadence , des contraintes comme des étreintes, qui n'étouffent pas le texte mais en soulignent les qualités.
Evidemment, j'ai beaucoup ri !

Rien que des petites bestioles qui boufferaient des fleurs pour chier les graines plus loin…

Il est vrai que je n'avais pas relevé mais deux fois seulement que je lis du grieg et une conclusion s'impose déjà : chez cet auteur, les fleurs sont inhérentes à la merde... (c.f. Lahkdar me tend la pipe d'opium, à lire absolument si ce n'est déjà fait)

Beaucoup d'humour, encore ! Bien aimé le langage de Chasi... pardon, Goura sans " s, ch, z, j, g ".

Ben je ne crie pas autant.
Certes, c'est pas mal bon.
Mais que pas mal.
IL y a des perles et je crois que "fais gaffe aux f, tu les réussis pas trop non plus" remporte la palme de la plus grosse barre de rire de la journée.

Le coup des baigneuses et des parents, très bon.

Mais - et c'est là que -, la fin m'échappe.
En fait, la trompetterie m'échappe.
Comprends pas tout.

La toute fin (la phrase avec la merde et le trou du cul), j'adore.

Bon, je me relis et me dis "allez, c'est un bon texte"
:-)
(et je fais toujours pas assez gaffe aux figures de style... je te fais confiance ! Les gueux et les bêtes...)

Oulala ! Quel délire à lire à belle allure.
Tout y est, même la cote du Rhône en vieux, à croire que tu connaissais l'endroit.
J'avoue ne pas avoir tout compris, tant pis, j'ai ri.

Je bois à toi et aux soixante douze vierges !

Je trouve ça très très bon.
C'est poignant et drôle, cru et subtil, et (oserais-je dire) intelligent.
A la limite, j'aurais même savouré un peu plus long, il y a un souffle quand t'écris, c'est toujours comme un bout de roman.
J'aime bien la façon dont tu as construit le texte.
Bref : beaucoup de plaisir.

Pas totalement convaincue, il me semble que ça s'emmêle un peu par instants. Pas vraiment confus mais trop insistant sur certains détails, quitte à forcer le ton.

Ceci mis à part, je trouve que l'idée est bonne et que ce texte présente pas mal de qualités; je trouve qu'il mériterait toutefois d'être retravaillé pour (encore) y gagner.