PEEA : Loupe-la-marche

Personne ne sait vraiment son nom. Depuis la nuit des temps, on l’appelle Loupe-la-marche. La nuit des temps, c’est au moins les trois-quarts d’un siècle. Peut-être même davantage. Certains prétendent que Loupe-la-marche a connu deux guerres mondiales, et c’est bien possible.
Loupe-la-marche a le genou qui flanche depuis son plus jeune âge. Il tombe, souvent.
Conformément à la théorie de l’évolution, selon un lent processus de modification par l’adaptation, Loupe-la-marche s’est tassé un peu plus chaque jour jusqu’à ce que son centre de gravité ne soit plus qu’à quelques dizaines de centimètres du sol.
Pour passer le temps, il traîne le poids des ses années de bar en bar, de verres en verres, à longueur de journée. Il ne fait pas partie de ces habitués qui trinquent en bord de zinc à la santé de tout, de rien, le temps d’une brève ou deux. Non, Loupe-la-marche s’assoit, dans un coin, au fond, et il y reste. Au moins, il est sûr de ne pas tomber. Encore que… Et puis il y a souvent un petit écran quelque part, pas loin, qui lui propose tout un tas de grilles bleu-orangées dont il n’a jamais bien su à quoi elles servaient. Il se l’est fait expliquer, une fois, et on lui a apporté plein de petits papiers, bleu-orangés itou, avec des numéros à cocher. Cocher, ça il sait le faire. Alors il a coché. Mais après le tirage, trop tard. Le Rapido ça s’appelle. Et c’est bien ça son problème à Loupe-la-marche, c’est pas un rapide. Deux guerres mondiales il a fait, et le Rapido c’est plus de son âge. Mais ça l’énerve de pas y arriver, alors chaque fois il réessaie, s’arme d’une grille, s’assure qu’elle ressemble peu ou prou à celle de la télé et fonce à toute ivresse, coche plus vite que l’éclair pour réussir, au moins une fois dans sa vache de vie à prendre l’écran de court.
Peine perdue.
Loupe-la-marche vit au ralenti. Un peu comme dans ces vieux films du cinéma muet ou chaque scène, chaque mouvement s’étirent dans le temps, se décomposent en une infinité de séquences. En silence, toujours.
Loupe-la-marche n’est pas sourd mais comme il n’a plus personne à qui parler depuis des années, il a fini par croire qu’il l’était. Et depuis le jour où il a coupé par mégarde le son de la télé, il n’a plus jamais douté de sa surdité.
Vache de vie.
Loupe-la-marche sait qu’il n’est plus très loin de la fin. Il l’attend. N’espère rien, si ce n’est qu’elle ne tarde plus. Et puis un matin, le destin lui a cligné de l’oeil. Loupe-la-marche est tombé. Comme chaque matin, certes, mais cette fois, après avoir trébuché dans les escaliers et heurté le candélabre de la salle à manger, il a atterri sur la télécommande de la télé et le son s’est rallumé.
— Alléluia ! il a crié
—… Dieu le veut ! a répondu la télé
Et tandis qu’Alain Rey continuait à décortiquer le proverbe du jour sur le petit écran, Loupe-la-marche enfilait un pantalon et une veste pour se rendre au café.
Il s’est assis dans son coin, au fond, a pris un petit papier bleu-orangé, l’a porté à ses narines : pas de doute, cette grille-là avait l’odeur de la victoire, le parfum de la gloire. Il allait gagner, il le sentait, c’était sa journée.

Cinq minutes...
Il a cinq minutes avant le prochain tirage du Rapido. Alors Loupe-la-marche inspire, expire, coche avec toute l’énergie, toute la promptitude dont il est capable. Un peu plus tard, il pose son stylo, puis lève un œil inquiet vers l’écran.
—« Alléluia ! »
Pendant quinze bonnes minutes, Loupe-la-marche reste figé devant le téléviseur, un sourire béat aux lèvres. Les numéros continuent à défiler, jamais les mêmes, jamais les bons, mais Loupe-la-marche s’en fiche des numéros. Il a enfin vaincu la machine, coché plus vite que le son et la lumière réunis. Il veut crier sa victoire, la partager avec le monde entier ou du moins avec les habitués du bar, ceux du comptoir, complices, qui de brèves en brèves échangent chaque jour quelques mots d’amitié. Loupe-la-marche se lève, hésite, titube, n’a pas le temps d’arriver jusqu’à eux, s’écroule à quelques centimètres du zinc, la grille à la main, le sourire aux lèvres et la mort dans l’âme.

Je dis "génial". Y a pas à dire tu aimes les gens et ça se sent, mieux c'est contagieux et Loupe-la-Marche on peut que l'aimer du coup. Tu l'as travaillé ce personnage, trituré dans tous les sens et tu nous le livres terriblement abouti. Un texte tout en intelligence et en finesse. Bravo encore. Tu sais que je me suis retenue dans ma lecture pour ne pas que ça finisse trop vite pour savourer le plus longtemps possible.

Krys, t'écris comme un funambule !

Franchement, c'est quoi cette histoire d'un papi qui crois qu'il entend plus parce qu'il a baissé le son de sa télé, et qu'est trop lent pour jouer au rapido, ça fait un texte ça ? Ben oui, avec Krys, ça fait un texte, un très bon même. Un exercice de funambule : le style, le rythme, le regard, bref, plein de trucs très précis, d'équilibres, qui font que ça fonctionne en plein. J'appelle ça un funambule. Ou un auteur.

Respect. Seule réserve: le handicap et la vieillesse apparaissent dissociés dans l'histoire -sans compter que des handicaps il en a plusieurs (dont un imaginaire, certes)- et ça embrouille un peu notre perception du personnage. Dans un texte plus long ce ne serait pas gênant. Mais là, par exemple, s'il a fait la guerre il doit bien avoir marché droit (voire au pas) à un moment ou un autre, non? La vieillesse, surtout solitaire, est poignante en soi et ce personnage privé de son passé se singularise du coup principalement par son nom -d'ailleurs une formidable trouvaille!

Il a peut-être loupé une marche (Militaire :-)
Trève de plaisanterie, un texte qui ronronne certes, mais vrai aussi que j'aurais aimé savoir l''origine de ce délicieux vocable.

Moi je ne cherche pas les explications, me semble que de mon côté, le charme a opéré, point barre. Beaucoup de finesse et de subtilité, beaucoup de vérité humaine, de celle qui ne s'invente pas mais qu'on fait juste exister avec poésie. Comme maintenant.
Un très joli texte, Krys, vraiment.

C'est bon de lire ça. Bon parce que c'est bon et beau, bien écrit, bien ficelé, de qualité. J'ai rien à redire, ça me plaît, ça me suffit, j'aime, voilà.
Ça me plaît comme tu écris Chris, vraiment, de plus en plus.

Qu’elle est jolie celle-là ! « fonce à toute ivresse »… Bravo ! Quant à la suite, bien triste, bien bien triste ! Jusqu’à « la mort dans l’âme ». Quel beau personnage tu as inventé là !

J'aime bien quand tu croques des personnages comme ça...
C'est souvent tendre, triste, un peu pathétique, un peu naïf, et toujours très beau.

ça coule bien, c'est attachant, bien écrit ... Et pourtant (fallait bien qu'il y en ait un pour faire une remarque:-), je préfère quand tu joues plus dans le grave, moins léger, plus dense. (pas forcément très claire, la remarque, hein :-)

et sinon, fais gaffe, t'as le yali qui te déteint dessus ! ça commence par les bars et puis tu finis par regarder ta voisine de palier d'un autre oeil ;-)))

très beau texte mais qui me semble inachevé, curieusement. Je suis restée sur ma faim, à la fin, je sais pas vraiment si ton personnage est arrivé à ses fins ou s'il reste suspendu éternellement à cet échec. Mais peut-être après tout que c'était le but recherché.
En tous cas belle écriture