PEEA : Tangentes
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Krystelle
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Zou
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PEEA : Tangentes
Tangentes
Tangente :
1. Qui touche une ligne, une surface en un seul point.
2. Qui est près de se produire; qui est acquis de justesse
3. (prendre la) : S'esquiver, prendre la fuite
4 : Dans un triangle rectangle, rapport du côté opposé au côté adjacent (la formule de la tangente de fait pas apparaître l’hypoténuse).
Le matin, j'arrive une demi-heure à l'avance. La première chose que je fais, c'est de nettoyer la lunette du périscope qui se trouve à l'extérieur du fourgon, précautionneusement, avec un petit tissu que j'achète exprès. Je rentre, je vérifie que l'image est nette. Je me sers un café. Puis je rive mon œil à l’objectif, jusqu'à ce qu'elle arrive. La résolution de l'écran de contrôle vidéo ne me suffit pas. Je le rive, et quand j'entends du bruit derrière moi, sans me retourner je fais :
- Salut Jorge, tu peux te servir, le kawa est chaud !
Jorge arrive toujours un peu plus tard. On est deux sur le coup, normal. Ca le gêne pas de me laisser la place au viseur; il bougonne un peu, il ne parle pas beaucoup. Jorge n'abuse pas du déodorant en dessous des bras, Jorge lave ses marcels : Jorge est un mec bien.
- Elle est là ? il demande.
- Pas encore...
- Tu veux pas qu'on discute en attendant ?
- Elle va arriver.
J'en veux pas à Jorge de pas comprendre l'objet de mon anxiété. Depuis notre poste, on a une vue plongeante sur la cabine dans laquelle elle est installée. Si elle mettait une mini jupe je verrais le haut de ses cuisses ; mais on est en automne, alors je me contente du décolleté : une peau de satin, comme si elle était là, laiteuse, sulfureuse, belle à mordre... Je pourrais y passer ma journée à la regarder. Je le fais.
On me prend pour un malade mais les autres, ils ont bien leur star-ac, c'est un peu pareil, non ? C'est ce que je réponds à Jorge chaque fois, même s'il la regarde pas, lui, la star-ac. Je ne fais pas que fantasmer, moi, j'observe : de l'humain fébrile en bout de lorgnette. De l'humaine en décolleté... S'il fait un peu frais, elle portera peut-être un pull moulant... Pourquoi pas ? Peut-être qu'une fois, à la faveur d'une journée ensoleillée, elle viendrait sans soutien-gorge ? L'air de rien, ça fait une semaine que je me passionne pour le bulletin météo.
- Tiens, elle est arrivée ta grosse vache !
- Hein ? Comment tu l'appelles ?
- Grosse vache, que j'l'appelle. Elle est arrivée ?
- Cendryne ? Tu déconnes Jorge, c'est pas une vache ! Quand même...
Cendryne Lepelletier n'est pas une vache. C'est la caissière de la station-service du supermarché. Et nous, on fait partie du service de sécurité. Même avec de l'imagination on arrive pas à se croire dans un film d'espionnage. Une histoire minable : Depuis quelques temps, de l'essence disparaît. La direction soupçonne que la caissière ne fait pas payer certains clients. On est là pour la coincer. Moi j'ai entendu que c'était plutôt leur cuve qui fuyait, qu'ils voulaient pas que ça se sache. Des histoires d'assurance, il paraît. En tous cas, depuis une semaine qu’on planque, on a rien vu. Elle se refait bien parfois le maquillage pendant la pause, un peu plus longtemps que c'est pas autorisé, mais on a pas balancé.
- Une vache, tu déconnes Jorge. Tu dis ça pour me blesser c'est ça ?
- Tu veux pas qu'on discute un peu ?
Je connais Jorge, il est pas méchant. Il a pas voulu me blesser. Il doit vouloir parler. Je ne bronche pas, je suis plongé dans mes études : mécanique ondulatoire, oscillations de la bretelle d'une robe et de celles d'un soutif.
- Ca, c'est à cause que tu fais que de la regarder ! Ca fait ça avec toutes, tu regardes, tu regardes trop, tu fais que ça de regarder, et à force, tu t'habitues, et tu la trouve belle ! C'est comme à la télé, c'est pareil ! Claire Chazal, franchement, elle casse pas trois briques, sauf qu'à cause de la regarder, y a des marioles pour la trouver canon !
- C'est pas ton genre alors ? je réponds, pour donner le change.
- Rien à foutre.
Et comme je réponds pas, il reprend :
- Rien à foutre, je vais me le faire de toutes façons !
Là, je tique : Jorge est un bon camarade avec biscottos tatoué, pas le genre à me faire son outing dans un local réduit. J'ai dû mal entendre...
- Tu vas te LA faire tu voulais dire ?
- C'est Tania ... Je vais me le faire !!
- Excuse-moi Jorge..
- Quoi ?
- Tania, c'est .... c'est bien une fille ? Pourquoi tu vas te LE faire ?
- Bien sûr que c'est une nana ! Même que si t'avais un peu de goût... Tania c'est une fille bien, elle. Tu sais, l'autre jour, avec la promo sur les candélabres... Pour délirer, je lui dit qu'on devrait se faire un dîner aux chandelles et ... elle a dit oui. Comme on dit, ce que femme veut, Dieu le veut ! Tu répètes pas, mais entre nous, elle a de ces fesses ...
Je viens de saisir : on a pas la même religion avec Jorge. J'adule mes seins, lui adopte une autre perspective. Pour ça que les filles assises l'ennuient. Je vois pas de quoi protester. Tranquillisé, je recolle mon oeil. Je veux mon nez dans son cou, je me perce la vue jusqu'à voir palpiter la chair, j'imagine les odeurs de Shalimar mélées au sans plomb.
J'ai tout de suite vu qu'elle y était pour rien. Elle facture proprement. Je connais presque tout de sa petite vie à force, ses moments de trouble et d'absence, et quand je regarde plus fort, derrière le pli de son front je vois ses rêves d'absolu. Vrai ! Ca je l'ai pas dit à Jorge, il me croirait pas...
Sans que je m'y attende, il me balance :
- Le boss ! Je vais me le faire ! Je vais le buter tu comprends ?
- Attend Jorge, tu dis quoi ?
- Je te jure, ce soir, je le descends.
Je me retourne vers Jorge. Il est pas très sexy. Il est pâle, il est sérieux. Il fout la trouille.
- Attend, tu veux quoi ?
- Hier, le boss, il nous a vu avec Tania. Sur le parking, on ... Enfin on s'embrassait. Alors il a pris Tania dans son bureau, et il l'a virée à cause de moi.
- Il l'a virée ?
- C'est pas tout. Après il m'a demandé, et moi, je savais que c'était interdit, alors pour la sauver, j'ai dit que c'était pas ce qu'il croyait et qu'on avait fait ça juste comme ça sur le parking, un peu comme des bêtes, sans plus, mais qu'on était pas ensemble pour de vrai... Ce gros con a répété ça à Tania. Depuis elle veut plus me voir ! Il a pas l'droit hein ?... J'vais le buter j'te dis !
- J’ai pas tout compris, mais t'énerve pas comme ça Jorge, c'est pas une solution.
- Tu comprends pas, toi ! Tania, je la kiffe, enfin, c'est même pire, j'suis amoureux. J'vais le buter, je t'assure, je vais le buter ce gros con !
- T’énerve pas, ça sert à rien ...
- Comme ça Tania me verra à la une des journaux. Dans le journal à Chazal. Elle verra que je suis pas un lâche ! Je leur dirai à tous que je l'aime ! Voilà, que tout le monde le sache une fois pour toute !
- Jorge, t'es con !
- J'ai la 22 dans le coffre ! Quand il a fini son service, j'ai repéré l'endroit. J'ai deux coups, je le raterai pas, comme au club de tir.
Il ne me regarde pas c'est pas bon signe. Ensemble, nos yeux se posent sur l'écran de contrôle. Le mec qui arrive à la caisse en voiture de sport rouge ne baisse pas sa fenêtre. Après trente secondes Cendryne sort de la cabine. Elle a une liasse de billets dans la main. Elle s'engouffre dans la voiture qui démarre. Jorge saute sur le Talky, prévient la sécurité. Quelques minutes après, la sirène de la police, puis plus rien. Un quart d'heure plus tard, le boss passe nous voir, m'écrase les doigts, serre la main que Jorge lui a tendue : par défi ? par lacheté ? ou seulement par habitude ?
- Avec de l'obstination, ça paye toujours ! il déclare. Bravo, les petits gars, bon boulot ! On va les avoir, vous inquiétez pas. On les a coincé, ils sont morts...
Je veux lui dire que non, qu'on a rien vu, qu'ils se sont barrés avec la caisse, mais ça explique pas leur coup de l'essence qui se volatilise. Que je la connais, Cendryne, mieux que personne, sept jours que je la regarde en détail. Qu'elle ne trafique que ses rêves sous le pli de son front, parce qu’ici, c'est pas un endroit pour un si beau décolleté.
- Ah, Jorge, je voulais vous dire... Pour hier, on oublie ça, c'est mieux non ? Allez, vous venez, le directeur veut vous féliciter en personne ! Il y aura tout le staff ! Dans cinq minutes dans son bureau.
Dans un coup de vent, comme il est arrivé, il repart. Le visage de Jorge s’apaise. Je ne le juge pas, c’est humain. Sinon, on en lirait davantage, dans les journaux, des histoires de petits chefs assassinés.
- Il vont tout lui coller sur le dos à Cendryne tu crois je demande à Jorge ?
- Y sont obligés. Paraît que c'est la cuve qui fuit. Y ont pas fait la maintenance à temps, sans gogo, l'assurance rembourse rien.
Il fait une pause et reprend :
- Ca va faire bizarre de plus venir dans le fourgon.. Je m'étais habitué. T'es un chouette mec au fond. Alors, on fait quoi, là, on y va ?
- Non, je préfère rester ici. Vas-y toi !
- T'es sûr ?
- Vas-y je te dis. Ca va être ton quart d'heure de célébrité.
Loupbleu- Nombre de messages : 5838
Age : 52
Localisation : loupbleu@vosecrits.com
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: PEEA : Tangentes
Fine mise en bouche avec le préambule comme qui dirait "en guise d'avertissement ". Je retrouve avec plaisir tes personnages tendres, simples et désabusés à la fois ...peut être moins acides ou rigolards que d'habitude. Un très bon moment de lecture et que d'imagination lorqu'il s'agit de dépeindre les atours féminins !
Zou- Nombre de messages : 5470
Age : 62
Localisation : Poupée nageuse n°165, Bergamini, Italie, 1950-1960
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: PEEA : Tangentes
Un road movie quasi sans mouvement :-) Bien vu Loup, et écriture de plus en plus agréable.
Yali- Nombre de messages : 8624
Age : 60
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: PEEA : Tangentes
Tu sais poser des personnages et leur donner une vraie dimension, les rendre profondément attachants et humains. Je sais que ce n’est pas la première fois que je le dis, mais ici encore, le lien qui se crée entre le lecteur et tes personnages a quelque chose de très fort et de vraiment particulier.
La difficulté est d’autant plus grande que tu poses généralement plusieurs protagonistes (alors qu'en général, dans la plupart des textes que nous postons ici, il y a souvent un personnage clé qui occulte presque totalement les autres) et tu tisses les relations qui les unissent avec intelligence et talent.
Pour le reste, j’ai buté un peu à la lecture ici ou là, parfois regretté un peu le manque d’homogénéité mais rien de très important dans le fond parce que je crois que ce que tu tiens là, c'est plutôt rare.
Re: PEEA : Tangentes
Très très bonne histoire, bien menée, équilibre parfait. Seulement, si la justesse des sentiments fait indéniablement mouche, est-ce que les gens, en fait, parlent vraiment comme ça? Histoire de reprendre notre discussion sur le contexte socio-culturel propre d'un récit, ceci cela... Dirons-nous, tel Virginia Woolf: "I'm definitely highbrow"? Ou serait-ce que tenter de rendre le ton nécessairement familier d'un dur, d'un tatoué, te place en permanence à la limite de la caricature? C'est comme le Belleville de Pennac, difficile de ne pas y voir un coté un rien factice. En bref, il y a cette impression que les dialogues d'un des personnages (le mal dégrossi) ont été écrits par l'autre, genre le poète quoi (ouais, d'accord, cette remarque est plutôt opaque mais probable que tu comprendras néanmoins où ça veut en venir). En revanche, Krystelle l'a souligné, narrativement ils s'équilibrent (bis) à merveille, et la chute n'en est que meilleure.
Re: PEEA : Tangentes
Bien dans le style Loup, y a pas à se tromper ! ;-) Encore une mini-nouvelle qui tient la route. Des personnalités bien croquées, une situation réaliste un peu glauque et un dénouement qui satisfait (presque) tout le monde. Bien vu Loup.
Re: PEEA : Tangentes
comme Krystelle, j'ai buté sur 1 ou 2 endroits à la lecture mais rien de significatif. ce n'est pas le plus drôle de tes textes mais du coup, tu fais plus place à un peu plus de sentiment. L'ensemble est équilibré et se lit avec plaisir. Bref, ça m'a plu également même si je préfère certains autres de tes textes plus aboutis (inspirés ?), à mon avis.
Charles- Nombre de messages : 6288
Age : 49
Localisation : Hte Savoie - tophiv@hotmail.com
Date d'inscription : 13/12/2005
Re: PEEA : Tangentes
Suis partgée, je me sens moins emballée que pour d'autres de tes textes. Est-ce parce que j'ai trouvé ça un peu long, avec quelques phrases pas forcément utiles. Ou alors la longueur n'y est pour rien mais c'est le côté trop homogène de l'histoire qui me dérange un peu.
Tes personnages vivent, sont attachants et très humains, oui, mais aucun ne dégage suffisamment quelque chose pour vraiment m'intéresser.
Ce n'est pas assez percutant pour moi. Mais la base est bonne, il y a plein de bonnes idées et j'aime comme tu écris, sauf que cette fois, pas trop mon truc, désolée.
Tes personnages vivent, sont attachants et très humains, oui, mais aucun ne dégage suffisamment quelque chose pour vraiment m'intéresser.
Ce n'est pas assez percutant pour moi. Mais la base est bonne, il y a plein de bonnes idées et j'aime comme tu écris, sauf que cette fois, pas trop mon truc, désolée.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
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