La femme ivre
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Roz-gingembre
silene82
Jérémie
ubikmagic
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La femme ivre
Trois jours après, ce fut le départ. Mon père me déposa au 11 Lemgoerstrasse, en se rendant à son travail.
Franz et sa mère m’attendaient dans l’appartement. Ernst était sorti.
Pendant qu’ils rassemblaient leurs bagages, je profitai de mon bref passage pour regarder les tableaux. Le peintre n’avait pas modifié la couleur du pare-choc. Mais il avait commencé une autre toile où il utilisait le fameux noir aux reflets brillants. Je n’eus qu’un instant pour l’admirer :
Cela représentait une femme lourdement maquillée, justement de cette teinte aux rendus si artificiels. Ernst l’avait utilisée intelligemment, pour renforcer l’aspect insolite et sophistiqué du personnage. Elle en avait sur la bouche et les paupières ; ça contrastait beaucoup avec le reste du visage, blafard, presque cadavérique. Elle aurait pu être jolie, fine, cependant tout s’organisait comme si on avait voulu la montrer non pas laide, mais abîmée, par les excès, juste assez pour gâcher l’harmonie de se traits, les rendre moins gracieux, maladifs, malsains. Elle était assise le long d’une palissade, visiblement ivre. Une bouteille traînait par terre, près de ses pieds chaussés d’escarpins – enfin, non, un seul. L’autre, elle l’avait perdu, il se trouvait dans le coin inférieur droit de la composition. Le membre nu pointait vers le spectateur, prolongé par la plante du pied avec au bout ses orteils, finement dessinés mais présentant un mouvement exagéré, comme pour créer un effet comique, et ombrés de telle manière qu’ils donnaient l’impression d’être sales.
Elle était vêtue d’une robe violette - encore et toujours cette nuance, que pour la première fois Ernst utilisait pour le sujet de la toile, et non pas à la périphérie. Elle avait les jambes ouvertes dans une pose qui ressemblait à celle de la jeune danseuse qui m’avait tant frappé lors de ma première visite. Pareillement, elle ne portait pas de culotte et montrait son sexe dans la plus totale impudeur. Celui-ci, une fois de plus, était détaillé avec une grande précision.
Un chien efflanqué était posté dans la partie gauche de l’œuvre. Petit, tacheté, nanti d’une truffe aplatie, n’appartenant à aucune race identifiable, il levait la patte sur le bord du trottoir. La flaque d’urine venait mouiller les cuisses de la femme, qui ne s’en préoccupait guère. Les yeux mi-clos, elle semblait savourer quelque euphorie. Son sourire grimaçant donnait à voir un laisser aller, un abandon, une décadence qui avait quelque chose d’obscène. J’eus le sentiment, en voyant cette femme offerte ainsi, qu’Ernst n’avait pas fait que la peindre ; quelque chose me disait qu’il avait eu avec elle un commerce intime. Comment Emma pouvait-elle tolérer ces représentations outrageuses chez elle ?
Mais je n’eus pas le loisir d’y penser davantage. Ils étaient prêts.
Franz et sa mère m’attendaient dans l’appartement. Ernst était sorti.
Pendant qu’ils rassemblaient leurs bagages, je profitai de mon bref passage pour regarder les tableaux. Le peintre n’avait pas modifié la couleur du pare-choc. Mais il avait commencé une autre toile où il utilisait le fameux noir aux reflets brillants. Je n’eus qu’un instant pour l’admirer :
Cela représentait une femme lourdement maquillée, justement de cette teinte aux rendus si artificiels. Ernst l’avait utilisée intelligemment, pour renforcer l’aspect insolite et sophistiqué du personnage. Elle en avait sur la bouche et les paupières ; ça contrastait beaucoup avec le reste du visage, blafard, presque cadavérique. Elle aurait pu être jolie, fine, cependant tout s’organisait comme si on avait voulu la montrer non pas laide, mais abîmée, par les excès, juste assez pour gâcher l’harmonie de se traits, les rendre moins gracieux, maladifs, malsains. Elle était assise le long d’une palissade, visiblement ivre. Une bouteille traînait par terre, près de ses pieds chaussés d’escarpins – enfin, non, un seul. L’autre, elle l’avait perdu, il se trouvait dans le coin inférieur droit de la composition. Le membre nu pointait vers le spectateur, prolongé par la plante du pied avec au bout ses orteils, finement dessinés mais présentant un mouvement exagéré, comme pour créer un effet comique, et ombrés de telle manière qu’ils donnaient l’impression d’être sales.
Elle était vêtue d’une robe violette - encore et toujours cette nuance, que pour la première fois Ernst utilisait pour le sujet de la toile, et non pas à la périphérie. Elle avait les jambes ouvertes dans une pose qui ressemblait à celle de la jeune danseuse qui m’avait tant frappé lors de ma première visite. Pareillement, elle ne portait pas de culotte et montrait son sexe dans la plus totale impudeur. Celui-ci, une fois de plus, était détaillé avec une grande précision.
Un chien efflanqué était posté dans la partie gauche de l’œuvre. Petit, tacheté, nanti d’une truffe aplatie, n’appartenant à aucune race identifiable, il levait la patte sur le bord du trottoir. La flaque d’urine venait mouiller les cuisses de la femme, qui ne s’en préoccupait guère. Les yeux mi-clos, elle semblait savourer quelque euphorie. Son sourire grimaçant donnait à voir un laisser aller, un abandon, une décadence qui avait quelque chose d’obscène. J’eus le sentiment, en voyant cette femme offerte ainsi, qu’Ernst n’avait pas fait que la peindre ; quelque chose me disait qu’il avait eu avec elle un commerce intime. Comment Emma pouvait-elle tolérer ces représentations outrageuses chez elle ?
Mais je n’eus pas le loisir d’y penser davantage. Ils étaient prêts.
Re: La femme ivre
J'inonde, j'inonde.
Photographie alphabétique.
L'œil est capable de ces ricochets. Avec justesse vos phrases rebondissent, laissant les cercles concentriques se répéter d'émotion.
Photographie alphabétique.
L'œil est capable de ces ricochets. Avec justesse vos phrases rebondissent, laissant les cercles concentriques se répéter d'émotion.
Jérémie- Nombre de messages : 412
Age : 47
Localisation : Sixfeetunder
Date d'inscription : 27/03/2010
Re: La femme ivre
Un texte très bien balancé, que j'aurais tendance à trouver trop court s'il devait se suffire à lui-même... mais c'est un extrait, donc tout va bien.
Remarques :
« gâcher l’harmonie de ses traits »
« donnait à voir un laisser-aller »
Remarques :
« gâcher l’harmonie de ses traits »
« donnait à voir un laisser-aller »
Invité- Invité
Re: La femme ivre
Tu deviens fatigant, mon gaillard : non content d'écrire très proprement, de manière à la fois concentrée et fine, là tu es dans un texte très court, ramassé, puissant et parlant. Pas d'effets inutiles, une lecture de l'œuvre d'Ernst qui en révèle les tensions internes, c'est du très bon boulot. Encore, et surtout, l'intégrale, c'est pour quand ?
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: La femme ivre
C'est très bien écrit.
Roz-gingembre- Nombre de messages : 1044
Age : 62
Date d'inscription : 14/11/2008
Re: La femme ivre
Très belle et très bonne description d’un tableau peint par Ernst. Un tableau que l’on pourrait qualifier d’expressionniste.
La femme représentée, par ce qu’elle symbolise, est en stricte opposition, me semble-t-il, avec les idéaux et les valeurs des groupes auxquels Franz et Wolfgang participent.
D’un côté, la valorisation de la nature, du naturel, de la force et de la vigueur qui lui sont associées. De l’autre, cette femme maquillée de façon outrancière, dont le naturel a disparu, ou s’est perdu sous la couche de fard. La disparition du naturel est accentuée par la teinte « aux rendus si artificiels », et l’aspect particulièrement « sophistiqué » du personnage. L’idéal du retour à la nature semble une réaction à une telle perte. Cette femme symbolise donc l’époque présente, le monde présent, l’Allemagne, peut-être plus particulièrement, perçue comme très éloignée de l’image de la nature.
Elle a le teint blafard. Voilà qui rappelle le titre du film de Helma Sanders-Brahms : Allemagne, mère blafarde, d’après un vers de Brecht. Le « Vaterland » paradoxalement prend ici figure féminine. Plus que blafard, le teint est cadavérique. Il exprime la perte de la vitalité naturelle, l’époque affaiblie et moribonde, en pleine décadence.
Elle a l’apparence maladive, celle de ce monde présent « dégénéré ».
Elle paraît ivre. Ivresse et folie de l’époque.
Elle paraît sale. Epoque noire et crasseuse, loin de la grande santé, de la grande force, de la grande propreté, qui est aussi grande pureté.
Elle est affalée sur un banc, incapable de se lever, de se redresser. Effondrement de l’époque dans laquelle rien ne tient plus debout, rien ne marche plus droit, lucidement, vers un but clairement défini. Nécessité de tout remettre droit, au garde-à-vous, en marche, nécessité du redressement.
Elle est dans une position obscène, honteuse, indécente. Honteuse époque amollie, ère d’aveulissement et d’avilissement.
C’est encore un état de déchéance qu’elle exprime. Dégradée, humiliée, souillée par l’urine d’un chien, elle ne réagit pas, plongée dans un état euphorique béat et stupide.
Ce chien qui l’avilit n’a rien du loup ou du serpent, rien de l’animal symbolique de force, mais «n’appartenant à aucune race identifiable », c’est un bâtard, impur, dégénéré.
Tableau donc saisissant et fortement symbolique.
Bravo Ubik.
La femme représentée, par ce qu’elle symbolise, est en stricte opposition, me semble-t-il, avec les idéaux et les valeurs des groupes auxquels Franz et Wolfgang participent.
D’un côté, la valorisation de la nature, du naturel, de la force et de la vigueur qui lui sont associées. De l’autre, cette femme maquillée de façon outrancière, dont le naturel a disparu, ou s’est perdu sous la couche de fard. La disparition du naturel est accentuée par la teinte « aux rendus si artificiels », et l’aspect particulièrement « sophistiqué » du personnage. L’idéal du retour à la nature semble une réaction à une telle perte. Cette femme symbolise donc l’époque présente, le monde présent, l’Allemagne, peut-être plus particulièrement, perçue comme très éloignée de l’image de la nature.
Elle a le teint blafard. Voilà qui rappelle le titre du film de Helma Sanders-Brahms : Allemagne, mère blafarde, d’après un vers de Brecht. Le « Vaterland » paradoxalement prend ici figure féminine. Plus que blafard, le teint est cadavérique. Il exprime la perte de la vitalité naturelle, l’époque affaiblie et moribonde, en pleine décadence.
Elle a l’apparence maladive, celle de ce monde présent « dégénéré ».
Elle paraît ivre. Ivresse et folie de l’époque.
Elle paraît sale. Epoque noire et crasseuse, loin de la grande santé, de la grande force, de la grande propreté, qui est aussi grande pureté.
Elle est affalée sur un banc, incapable de se lever, de se redresser. Effondrement de l’époque dans laquelle rien ne tient plus debout, rien ne marche plus droit, lucidement, vers un but clairement défini. Nécessité de tout remettre droit, au garde-à-vous, en marche, nécessité du redressement.
Elle est dans une position obscène, honteuse, indécente. Honteuse époque amollie, ère d’aveulissement et d’avilissement.
C’est encore un état de déchéance qu’elle exprime. Dégradée, humiliée, souillée par l’urine d’un chien, elle ne réagit pas, plongée dans un état euphorique béat et stupide.
Ce chien qui l’avilit n’a rien du loup ou du serpent, rien de l’animal symbolique de force, mais «n’appartenant à aucune race identifiable », c’est un bâtard, impur, dégénéré.
Tableau donc saisissant et fortement symbolique.
Bravo Ubik.
Louis- Nombre de messages : 458
Age : 69
Date d'inscription : 28/10/2009
Re: La femme ivre
Que reste-t-il à dire pour les lecteurs suivants ?
fffffffff...
fffffffff...
Reginelle- Nombre de messages : 1753
Age : 74
Localisation : au fil de l'eau
Date d'inscription : 07/03/2008
Re: La femme ivre
Euh...pareil que Louis...
Tu as raison Reginelle, il y en a qui exagèrent...
Tu as raison Reginelle, il y en a qui exagèrent...
boc21fr- Nombre de messages : 4770
Age : 54
Localisation : Grugeons, ville de culture...de vin rouge et de moutarde
Date d'inscription : 03/01/2008
Re: La femme ivre
Bon ! voila que tu nous distilles l'extrait au compte-gouttes ! ... Alors on savoure l'extrait... mais tu peux en mettre un peu plus tu sais : on ne s'en plaindra pas !
demi-lune- Nombre de messages : 795
Age : 64
Localisation : Tarn
Date d'inscription : 07/11/2009
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