Les merveilleux parents

A la naissance de leur fille, les parents d'Anaxagore l'installèrent d'office devant le téléviseur de la maternité. Ils l'avaient baptisée ainsi du nom d'un célèbre philosophe grec, parce qu'ils voulaient montrer qu'ils étaient cultivés, et qu'ils n'avaient pas peur de donner à leur enfant un nom à coucher dehors.
« Notre fille », disaient ils à qui voulait l'entendre, « sera une brillante oratrice. Elle parlera mieux que les politiciens, et s'exprimera dans une langue bien plus riche que celle des grands écrivains. »
Comme ils n'avaient tout de même pas le temps de lui donner l'éducation essentielle à l'apprentissage de la langue, ils avaient décidé de laisser la télévision lui fournir toutes les clés nécessaires. La petite étant d'un naturel très calme, ils n'hésitaient pas à la laisser toute la journée devant le poste, suçotant son pouce en absorbant de ses grands yeux les images qui s'agitaient sur le petit écran. Elle regardait aussi bien les animations destinées aux enfants de son âge que les chaînes sportives, les grands drames amoureux, le journal de vingt heures et les séries policières. Les visages d'acteurs célèbres lui évoquaient davantage de choses que ceux de ses parents, et il lui arrivait parfois de se demander pourquoi on venait la tirer de la torpeur dans laquelle elle restait plongée pendant toute la journée. La nuit, elle rêvait des programmes qu'elle avait regardé, et à son réveil, l'on changeait sa couche, lui collait un biberon dans la bouche, avant que sa journée ne démarre, pareille à la précédente, et aussi à celle qui suivrait.

A trois ans, Anaxagore n'avait toujours pas dit un mot, et les adultes qui défilaient dans la maison pour voir la petite fille qu'avaient eu des personnages à ce point exemplaires s'étonnaient de la voir si léthargique. « Quand ira-t-elle à l'école? » s'interrogeaient-ils, ce à quoi les charmants géniteurs répondaient: « L'école? Allons allons, que fait donc l'école que la télé ne fasse pas déjà? ». On hochait la tête, excepté quelques personnes malveillantes qui s'amusaient à dire que la télévision était anti-culturelle, ce qui provoquait des débats pour ou contre le petit écran. Tout ceci n'avait jamais lieu en présence d'Anaxagore. Son apathie forçait tout le monde à se tenir coi en l'observant, et jamais l'on ne prononçait le moindre son en sa présence.

Tout de même, les adorables parents commençaient à se demander pour quelle raison leur petite larve se refusait à babiller. L'école restait hors de propos, car trop chère ( quant à l'école publique on n'en parlait même pas, il s'agissait là de quelque chose de tout à fait inenvisageable pour la fille de parents tel que ceux qu'ils étaient! ), et eux-même étaient bien trop occupés pour lui consacrer davantage de temps qu'ils ne le faisaient déjà. « Peut-être n'est elle pas sensible à la télévision! » supposa la mère, ce qui lui valut une solide engueulade parce que tout le monde est sensible à la télévision, et que leur fille ne pouvait pas être une anormale.

Il leur vint soudain à l'idée que leur lardonne se pouvait être sourde comme un pot. « Cela expliquerait son silence, et sans doute est-elle effectivement devenue extrêmement intelligente, rien qu'en regardant! Je suis même sûr qu'elle sait lire! » affirma le père, « elle s'est accoutumée aux sous-titres, et elle sait lire, mieux qu'une petite première de la classe! ».

Ils s'empressèrent de vérifier leur hypothèse, et écrivirent sur un petit papier « rien ne naît ni ne périt... » ( car si leur fille était véritablement intelligente, elle devait au moins connaître cette citation de son homonyme ). La gamine s'empara du crayon, et compléta d'une écriture un peu tremblante, mais clairement lisible « mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ». Ce fut l'euphorie: la télévision portait ses fruits, ils avaient une petite fille assez intelligente pour retenir une citation probablement lue une seule toute petite fois sur son écran, tout allait pour le mieux. L'on fit revenir ceux qui avaient dit du mal de la télévision, et on les força à s'excuser, à genoux devant la môme prodige, écrivant mille mots de pardon sur des petits post-it qui étaient spécialement mis à leur disposition.

Jusqu'à l'âge de quatorze ans, Anaxagore demeura enfermée dans le salon, à regarder la télé et à communiquer par l'intermédiaire de petits papiers avec ses parents et tous les badauds qui voulaient discuter avec elle de politique, de philosophie ou de littérature. Elle répondait à tout, sans sourciller, sûre d'elle et d'une écriture de plus en plus ferme au fil du temps.

Mais quand vint le jour ou elle quitta la pièce dans laquelle elle avait passé quasiment toute sa vie, qu'elle sortit dans la rue et qu'elle en entendit le vacarme, celui des gens qui discutaient entre eux et des automobiles, ce fut trop fort pour elle et elle succomba à une soudaine crise cardiaque.

Il est vrai qu'après avoir passé près de quinze ans dans le silence le plus complet, entendre du bruit pouvait se révéler effrayant: personne n'avait jamais parlé à voix haute en présence de la petite, il nous faut le rappeler, et quant à la télévision il faut préciser que jamais les parents n'avaient mis le volume plus fort qu'au stade muet, de peur d'être un tant soit peu dérangés dans leurs activités coutumières.

Toujours proprement écrit, ce qui est quelque chose, mais l'argument me paraît bien mince, et passablement tiré par les cheveux, voire absurde.
Comprenons-nous bien : vous nous avez habitué à des textes remarquables, virtuoses, pleins d'humour grinçant, remarquablement écrits, ce qui ne faisait qu'en rehausser le goût. Là, j'ai l'impression d'une baisse de régime, presque d'un pensum que vous vous seriez imposé, ce qui n'est tout de même pas le propos.
Mais le prochain sera superbe, j'en tiens le pari.

J’ai bien aimé le thème, original et l’écriture, fluide, plaisante à lire.
De très bonnes trouvailles, amusantes et cruelles à la fois, tout ce que j’aime. Avec cette façon délicate de se moquer sans faire la morale.
La chute est sympa aussi mais je trouve la trame qui y mène un tantinet bancale et courte.

Ainsi, si le son de la télévision est muet, le passage où les parents se demandent si elle est sourde ne colle plus. Enfin pour moi du moins, de la manière dont je l‘ai lu.
Ou alors, il n’ont coupé le son qu’à partir de ce moment-là?

Et puis pourquoi doit-elle tout à coup sortir et quitter la pièce au bout de quinze ans? J’aurai bien aimé que cette sortie soit amenée, un peu plus de liant.

En outre, même dans une maison et a fortiori dans un appartement, le vacarme extérieur s’entend un peu.
Il aurait fallu une allusion au fait qu’elle était aussi coupée du monde extérieur par le silence. Très allusif pour ne pas compromettre la surprise de la chute mais de manière à ce qu’elle tombe moins comme un cheveu dans la soupe.
Par exemple en trouvant une anecdote à raconter comme pour les visiteurs qui n’osent parler en sa présence.

Bref, jusqu’aux deux derniers paragraphes c’est parfait, ensuite, il me manque un truc pour que ce soit parfaitement aboutit.

Ce qui n'est pas vraisemblable pour moi, c'est que la gamine ait pu tout assimiler sans le son. Il y a peu à lire, somme toute, sur l'écran, l'information passe surtout par la parole me semble-t-il. Du coup, pour moi, la fameuse "suspension de l'incrédulité" ne se fait pas... (Certes, l'ensemble n'est pas vraisemblable, mais, une fois admis l'environnement du texte, cette histoire de son absent introduit selon moi une incohérence.)

Quelques remarques :
« Disaient-ils (trait d’union) à qui voulait l'entendre »
« elle rêvait des programmes qu'elle avait regardés »
« ( quant à l'école publique on n'en parlait même pas, il s'agissait là de quelque chose de tout à fait inenvisageable pour la fille de parents tels que ceux qu'ils étaient! ), et eux-mêmes étaient bien trop occupés » : typographie, pas d’espace après la parenthèse ouvrante ni avant la fermante, une espace avant le point d’exclamation
« Peut-être n'est-elle (trait d’union) pas sensible à la télévision! » : typographie, une espace avant le point d’exclamation
« rien qu'en regardant! Je suis même sûr qu'elle sait lire! » : typographie, une espace avant chaque point d’exclamation
« mieux qu'une petite première de la classe! » : typographie, une espace avant le point d’exclamation
« ( car si leur fille était véritablement intelligente, elle devait au moins connaître cette citation de son homonyme ) » : typographie, pas d’espace après la parenthèse ouvrante ni avant la fermante
« Ce fut l'euphorie: » : typographie, une espace avant les deux points
« quand vint le jour où elle quitta la pièce »
« entendre du bruit pouvait se révéler effrayant: » : typographie, une espace avant les deux points

Un certain relâchement je trouve, et dans le style, et dans le propos que je trouve facile et forcé. Et après ? La chute me semble un peu molle.
J'ai apprécié quand même ce petit texte distrayant mais sans plus.
Le choix du prénom, assez excentrique, le comportement des parents et le choix de certaines expressions me laissent parfois penser à du Nothomb.

Quelques corrections orthographiques :
- disaient-ils
- elle rêvait des programmes qu'elle avait regardés
- les charmants géniteurs répondaient: « L'école?
- ( quant à l'école publique on n'en parlait même pas, il s'agissait là de quelque chose de tout à fait inenvisageable pour la fille de parents tel que ceux qu'ils étaient! )
- et eux-mêmes étaient bien trop occupés
- Peut-être n'est-elle
- rien qu'en regardant! Je suis même sûr qu'elle sait lire
petite première de la classe! ».
- ( car si leur fille était véritablement intelligente, elle devait au moins connaître cette citation de son homonyme ).
- Ce fut l'euphorie: la télévision portait ses fruits
- quand vint le jour ou -> où.
- pouvait se révéler effrayant: personne : comme dans tous les autres exemples, la typographie veut que l'on marque un espace avant les ":", ainsi que les points d'exclamation. Mais cela ne s'applique pas aux parenthèses.

J'avoue m'être quelque peu ennuyée cette fois ci. Et m'être posée trop de questions durant la lecture ce qui m'a empêchée d'être emportée comme j'aime. Même dans l'absurde, il faut une certaine cohérence, afin de pouvoir s'envoler au lieu de rester rivé au sol à s'interroger sur le pourquoi et le comment.
A bientôt de te relire.

Sinon, M-arjolaine, je lis presque tous les textes et n'ai point le souvenir d'avoir lu un de tes commentaires. Tu devrais aussi exercer ta plume dans ce domaine. J'aimerai bien t'y retrouver.

Je rejoins mes "collègues" : il y a quelque chose qui ne va pas. J'aurais mieux compris qu'elle soit agressée à la vue du spectacle de la vraie vie, elle qui ne l'a toujours contemplée que transposée à la télévision, que par le son qui n'est quand même pas tellement différent. Bien sûr les parents ont pu mettre la télévision en sourdine comme tu le suggères mais ce n'est pas très convaincant. Et puis il y manque un peu de cruauté. J'étais habituée à lire des atrocités et quand personne n'est découpé en rondelles, ça me manque.
Mais c'est toujours aussi agréable à lire.

Merci à tous pour vos commentaires :-)
Je reconnais que ce texte est loin d'être une réussite. A vrai dire j'ai un peu de mal à écrire en ce moment, mais je continue d'essayer pour ne pas perdre la main ( même si je la perds un peu malgré tout ). Je pense que ça va me passer, ou du moins je l'espère.
Sur l'histoire en elle-même, j'ai eu du mal à faire comprendre ce que je voulais il me semble. Par rapport à la remarque de Socque selon laquelle à la télévision tout passe par le son plus que par l'image: c'est tout à fait vrai, mais dans certains pays ( comme en Roumanie par exemple ), tous les programmes diffusés sont en VOst, j'avais fait une allusion aux sous titres, mais sans plus, donc je comprends que cela ait pu gêner.
Je suis aussi d'accord avec la remarque d'Elea selon laquelle il faudrait amener la sortie de chez elle. Je pense qu'en effet, les deux derniers paragraphes devraient être modifiés, et complétés. Mais je n'ai plus très envie de toucher à ce texte, il ne me plaît plus beaucoup.
Enfin Rebecca, c'est vrai que je ne commente pas beaucoup... ce n'est pas faute d'avoir essayé plusieurs fois, mais je finis toujours par tout effacer, et je n'envoie jamais. Je n'arrive pas à commenter un texte que j'aime, parce que je ne sais pas quoi en dire si ce n'est qu'il m'a plu, et lorsqu'un texte me déplaît, au fur et à mesure que je commente je trouve des excuses à l'auteur. Je ne pense pas que mes commentaires seraient très instructifs, alors je m'abstiens. Ca ne m'empêche pas de tout lire, ou presque.

Je réagis à cette idée comme quoi vos commentaires n'apporteraient rien : si vous n'avez qu'un "j'aime" à dire, ça fait toujours plaisir ; si au contraire vous n'aimez pas, n'hésitez pas à donner vos arguments, quitte à les démolir vous-même juste derrière si vous voulez ! Les retours sont toujours intéressants pour l'auteur.

Donc : si vous avez des choses à dire après avoir lu un texte, dites-les.

Entièrement d'accord avec socque. Quel que soit le retour, il est important, voire essentiel sur certains textes, qui ont une grande importance pour l'auteur.
Je ne vous apprendrai pas qu'on est plus ou moins investi dans le sujet qu'on traite, mais que même lorsqu'il s'agit de choses anodines, comme des exos, où l'on ne joue pas sa vie, le retour est essentiel, ne serait-ce que pour savoir si l'on a tapé juste.
Si vous jouez en orchestre, ou en quatuor, devant un public, quel effet cela vous ferait-il si la salle entière se levait, sans un signe, un geste, un mot, et filait au vestiaire ?

Il y a du Nothomb dans ce texte : le choix du prénom, le destin hors du commun.
Bizarrement, je l'ai personnellement trouvé mieux réussi que certains précédents où j'avais trouvé les justifications tirées par les cheveux (tout en étant ici d'accord pour dire que l'argument central manque de force de conviction). Comme quoi, tous les goûts et les couleurs sont dans la nature.

Easter(Island) a écrit:Il y a du Nothomb dans ce texte : le choix du prénom, le destin hors du commun.
Bizarrement, je l'ai personnellement trouvé mieux réussi que certains précédents où j'avais trouvé les justifications tirées par les cheveux (tout en étant ici d'accord pour dire que l'argument central manque de force de conviction). Comme quoi, tous les goûts et les couleurs sont dans la nature.

Aha, je suis content d'avoir remarqué aussi la touche Nothomb, je me croyais fou à être seul à l'évoquer.
D'autant que la référence n'est pas très très "littéraire" pour beaucoup...

Très bonne idée que de flanquer un nourrisson devant une tv muette, c'est la catachrèse des nouveaux destins.
Qu'elle soit morte d'une " crise cardiaque " au contact des bruits humains, pourquoi pas ? Une fin plus absurde encore aurait dérouté le lecteur hertzien.

Personnellement, cette petite nouvelle n'est pas sans me rappeler certains des contes de Sternberg, et même si la chute est un peu trop tirée par les cheveux et brusque, elle m'a plu.

Décidément Marjolaine, je suis une fan de ta plume et de tes histoires.

Une fois encore, tu exploites un thème intéressant de manière habile, dans une langue agréable à lire. Le rythme ne s'essouffle pas, le propos tient la route et tu n'as pas besoin d'effets inutiles pour démontrer la cruauté ou l'absurdité de certaines situations.

La fin de l'histoire est bien trouvée, la boucle se boucle et ce qui pouvait être prévisible se révèle tout de même attirant. Cette jeune fille collée à une télé m'a plu dès le départ, personnage mystérieux et attachant, victime de parents un peu fous. J'apprécie que tu n'entres pas plus que ça dans la tête des uns et des autres, laissant au lecteur le plaisir de le faire et d'inventer à son tour une histoire.

Vraiment un bon moment de lecture, merci !