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Au Fond

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Message  conselia Lun 23 Aoû 2010 - 12:43

Ce qui agaçait souverainement Lucie depuis peu, était d’entendre Lesgarque commencer la plupart de ses phrases par : « au fond ». Car enfin, qu’en connaissait-il, lui, du fond ? Y avait-il séjourné si longtemps qu’on lui en eût délivré les droits en exclusivité pour les dix ans à venir ? Du fond, il n’aurait rien pu savoir, lui qui nageait depuis vingt ans entre les eaux calmes d’une profession honorable et d’un mariage sans histoire, après une enfance gâtée et une adolescence de laquelle toute expérience marginale avait été soigneusement exclue par des parents soucieux de dupliquer en lui leur goût d’un conformisme arrogant.

Depuis trois ans sa secrétaire et sa confidente bien involontaire, elle recevait avec une patience d’ange ordres et contrordres, pensées du jour et angoisses nocturnes, notes à taper et saillies à méditer, sans qu’il lui fût jamais demandé d’en jauger la pertinence. Lesgarque parlait, elle écrivait et ce transvasement quotidien ne nécessitait aucune proximité additionnelle.

Jusqu’à ce voyage auquel il ne put se résoudre à consentir qu’à la condition expresse qu’elle l’accompagnât. Les aléas de sa profession avait jusqu’à présent prémuni Lesgarque de toute excursion au-delà des limites astucieusement tracées par le périphérique parisien, mais sa carrière lui sembla alors dépendre d’un déplacement de quelques jours pendant lesquels il exigea donc qu’elle demeurât à ses côtés. Elle acquiesça pour ne pas contrarier son employeur, mais espérait aussi profiter d’un séjour agréable sur les plages de rêve qui bordaient leur destination.

Elle déchanta bien vite lorsque le taxi qui les avait conduits de l’aéroport au quartier portuaire les déposa devant un hôtel dont le mauvais goût le disputait au délabrement. Le dîner fut à l’avenant, rapidement servi par des figures lasses, qui semblaient susurrer, à chaque assiette déposée sur la nappe vichy, le conseil avisé de prendre ailleurs son repas. De fait, à trois pas de là et visible de la terrasse où ils étaient attablés, une auberge grouillait de jeunes gens manifestant, dans une langue dont elle ne comprenait que les intonations, la joie de partager une nourriture saine et abondante en joyeuse compagnie.

La nuit offrit à Lucie son lot de petites contrariétés, rythmée par le goutte à goutte de la plomberie défectueuse, ponctuée par les claquements de portes que les cloisons semblaient amplifier plus qu’étouffer, écourtée par la certitude d’avoir vu la pièce traversée par un insecte tout droit sorti de l’île du docteur Moreau. Sortie de sa torpeur matinale par une douche que le savoir-faire local avait rendue écossaise, elle retrouva Lesgarque à la table d’un petit-déjeuner aussi frugal qu’indigeste.

La journée passa, de rendez-vous dont l’importance échappait à l’esprit embrumé de Lucie en visites guidées du fleuron de l’industrie locale. Elle ne fut agrémentée que par le déjeuner dont l’apparat et l’excellence n’étaient imputables qu’à l’invitation à laquelle Lesgarque avait répondu favorablement, prenant malgré tout le soin de faire établir par le restaurateur une note de frais à son propre nom.

En fin d’après-midi, elle eut enfin le loisir d’être à la fois débarrassée de sa présence et libre de profiter un instant de la terrasse de l’hôtel, où le soleil déjà couchant caressa une sieste impromptue. Elle en fut tirée brusquement par cette sorte d’aboiement dont elle savait être immanquablement la destinataire et qui marquait le retour du chef. Dans le salon, elle prit note des tâches qui l’attendraient à son retour, afin de donner corps aux résultats des palabres de la journée. Lesgarque était prolixe, presque jovial et elle en conclut que l’affaire, quelle qu’elle fût, était dans le sac.

« Au fond, » commença-t-il, « ce n’était pas si désagréable, non ? » Elle se retint une fois de plus de hurler et acquiesça poliment, en bonne fille qu’elle haïssait être devenue à force de compromis aussi sordides que nécessaires. Lesgarque ne décela pas l’ombre qui avait traversé le visage de sa secrétaire, non qu’il n’en eût pas été capable, mais parce qu’il n’avait jamais jugé utile de l’observer. Elle était pourtant plus qu’avenante et le soleil de l’après-midi avait couvert sa peau d’un hâle appétissant.

Mais il n’était pas homme à se laisser distraire par la beauté des femmes et Mère lui avait bien enseigné la méfiance à l’égard de la gente féminine et de ses manigances. Son mariage fut de raison, comme il se devait, et son apparent succès tenait avant tout à l’incommensurable distance que les époux maintenaient entre eux, malgré leur vie commune. Il ne savait rien des secrets de son âme, et moins encore des occupations de ses journées, et s’en félicitait. Les convenances avaient judicieusement remplacé l’amour dont il aurait été, de toute façon, incapable.

Mais ce soir là, il lui vint l’idée saugrenue de commander du champagne pour célébrer les succès du jour. « Au fond, » commença-t-il à l’agacement prodigieux de Lucie, « nous avons bien mérité de nous distraire et occasion ne fait pas vice. » La silhouette engoncée dans un uniforme désuet qui vint ouvrir devant eux une bouteille de champagne, d’origine insoupçonnable, sembla murmurer quelque chose à l’oreille de Lucie, mais elle n’en distingua que le ton morose et ne sut quel présage en déduire.

La seconde coupe bue, il s’enquit d’un endroit où passer une soirée agréable et il lui fut indiqué une place de la ville concentrant les activités nocturnes, en plus d’une vue imprenable sur la baie. Dans le taxi jaune qui les y conduisit, elle s’étonna de sentir sa jambe contre la sienne. Jamais jusqu’alors il n’avait laissé moins d’un mètre entre eux et ce contact lui glaça le sang, malgré la chaleur de la nuit et les effets du champagne frelaté. Arrivés à la place indiquée, il l’assit à la terrasse d’un café où l’on dansait et commanda la boisson locale, dont la teneur en alcool en aurait éloigné plus d’un. Elle déclina l’offre et demanda une coupe, ce qui fut interprété dans la langue indigène comme un choix de récipient. Trompée par la couleur identique des deux breuvages, elle ingurgita malgré elle la moitié du verre avant de comprendre la méprise.

Lui en avait absorbé l’équivalent d’une chopine et son visage, sous l’effet de l’alcool et du soleil emmagasiné, se teinta d’un rouge diabolique, du plus mauvais effet sur sa chemise bleu pâle. Il l’agrippa soudain pour l’entraîner sur la piste où des touristes avinés se trémoussaient devant de fières hétaïres, et son propre état d’ébriété ne lui donna pas la force de l’en empêcher. Il fallut à Lesgarque quelques minutes pour se souvenir qu’il ne savait pas danser, et après qu’il eût exécuté les pires figures arythmiques que l’on pût imaginer, il se résolut à s’effondrer à nouveau sur son siège, entraînant Lucie dont il n’avait pas lâché la main.

Avisant l’angle de la terrasse du café, il s’aperçut que le parapet filait au-delà du mur et se dit qu’il devait y avoir là une vue magnifique et un recoin à l’abri des regards indiscrets. Se redressant d’un bond, il l’y conduisit sans rencontrer la moindre résistance. Il en conclut un peu vite qu’elle consentait à son projet libidineux, lors qu’elle luttait contre la nausée et le vertige. Comme il l’avait prévu, entre le pignon du café et la balustrade qui surplombait la baie, un espace raisonnablement exigu les dissimulait aux regards des clients. Cette discrétion lui était nécessaire, car ses inhibitions restaient trop fortement ancrées pour être toutes balayées par l’alcool.

Ainsi rassuré et enhardi, il la prit par la taille et la toisa avec une assurance qui lui parut propice à déclencher en elle une admiration réciproque. Lucie recouvrait progressivement ses esprits et trouva dans cette étreinte le soutien qui lui manquait pour vaincre la pesanteur dont les effets décuplés par la boisson l’avaient jusqu’à présent privé de sa capacité de maîtriser ses mouvements. Elle redressa la tête et dévisagea Lesgarque dont le front ruisselait et son odeur âcre emplit soudainement ses narines. Lorsqu’il ouvrit la bouche, elle sut les mots qui allaient en sortir et ne put se résoudre à les entendre une fois encore.

Le repoussant de toutes ses forces, elle le fit basculer par-dessus le parapet et l’entendit heurter la roche en contrebas. Elle se pencha pour le voir agrippé à la saillie rocheuse qui avait arrêté sa chute et vit ses avant-bras glisser progressivement, puis ses mains et ses doigts enfin, ultimes recours contre l’abîme.

« Au fond ! » Lança-t-elle, avant qu’il ne lâchât prise pour s’écraser quarante mètres plus bas.
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Message  Invité Lun 23 Aoû 2010 - 13:36

La fin est prévisible, depuis le début, et je ne sais pas comment tu pourrais éviter de nous rendre l'indice aussi évident. Peut-être en lui attribuant plusieurs tics de langage ( on en a rarement un seul !!)
Ta maitrise du langage te conduit à faire de longues phrases bien balancées, mais ne serait-il pas judicieux de les faire alterner avec des phrases plus brèves ? Il me semble que le texte y gagnerait en rythme.
J'ai bien aimé les notes d'humour qui se glissent ça et là : Sortie de sa torpeur matinale par une douche que le savoir-faire local avait rendue écossaise, :-)))

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Message  Rebecca Lun 23 Aoû 2010 - 13:56

Moi , je me suis laissée embarquer et ai oublié le "au fond" du début.
Donc je ne savais pas à quoi m'attendre de précis.

J'adore ces longues phrases genre : "Du fond, il n’aurait rien pu savoir, lui qui nageait depuis vingt ans entre les eaux calmes d’une profession honorable et d’un mariage sans histoire, après une enfance gâtée et une adolescence de laquelle toute expérience marginale avait été soigneusement exclue par des parents soucieux de dupliquer en lui leur goût d’un conformisme arrogant."
On ne s'y perd pas, je trouve, c'est comme suivre les méandres d'une rivière.

Par contre là il y a une ellipse gênante qui m'a interrompue dans ma lecture :

"Son mariage fut de raison, comme il se devait, et son apparent succès tenait avant tout à l’incommensurable distance que les époux maintenaient entre eux, malgré leur vie commune. Il ne savait rien des secrets de son âme, et moins encore des occupations de ses journées, et s’en félicitait. Les convenances avaient judicieusement remplacé l’amour dont il aurait été, de toute façon, incapable."
On se doute bien que l'âme et les occupations dont tu parles sont celles de l'épouse et non celles des époux ou du mariage seuls référents indiqués précédemment, mais il y a là une maladresse à corriger selon moi.

Un texte teinté en arrière fond d'un humour agréable.

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Message  Invité Lun 23 Aoû 2010 - 18:58

Contrairement à tes textes précédents, j'ai eu le sentiment que la prose était un peu alambiquée, trop travaillée, manquait de cette limpidité absolue qui la caractérisait... Il est possible que je me trompe, que ce ne soit qu'une impression sans réel fondement. Par ailleurs, j'ai trouvé le propos assez mince, sans vraie surprise. Tu l'auras compris, ce n'est pas le texte de toi que j'ai préféré, mon appréciation est tempérée par des bricoles, tout étant bien sûr relatif, j'ai quand même passé un bon moment.

Une coquille :

Lucie recouvrait progressivement ses esprits et trouva dans cette étreinte le soutien qui lui manquait pour vaincre la pesanteur dont les effets décuplés par la boisson l’avaient jusqu’à présent privée de sa capacité de maîtriser ses mouvements.

Et à la relecture, je me demande s'il n'y aurait pas une faute de syntaxe, il y a quelque chose de bancal induit pas la juxtaposition de "de sa capacité etc" et du "dont" qui précède.

Ah, et aussi, j'ai trouvé que tu faisais un usage plutôt fréquent des lourds participes présents....

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Message  elea Jeu 2 Sep 2010 - 19:34

Je n’avais pas vu venir la chute et encore moins les avances du patron, j’ai commencé à lire avec intérêt justement parce que l’histoire m’a semblé prendre une autre direction. Du coup j’ai été un peu déçue de la fin.
Mais l’écriture agréable qui fait passer un bon moment.

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Message  Invité Jeu 2 Sep 2010 - 21:33

Curieux, je ne l'avais pas lu, ce texte... Une fin un peu téléphonée, oui, et puis je m'étonne qu'un type aussi corseté se laisse aller à ce point après un ou deux verres de champagne (merde, les repas d'affaires arrosés, il a l'habitude, non, et devrait tenir l'alcool mieux que ça). Par ailleurs, j'ai trouvé, d'ne manière générale, l'écriture trop raide ici ; il y a un effet de second degré, j'entends bien, mais vu la facilité de l'anecdote par alleurs, je trouve que l'ensemble ne fonctionne pas très bien.

Mes remarques :
« la méfiance à l’égard de la gent (et non « gente ») féminine »
« Mais ce soir-(trait d’union), il lui vint l’idée saugrenue »

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