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Exo roman : Au commencement. (début, suite et...)

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Chako Noir
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grieg
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Exo roman : Au commencement. (début, suite et...) Empty Exo roman : Au commencement. (début, suite et...)

Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:28

Je pensais l'oublier
comme j'ai un mois devant moi, j'ai voulu continuer, seul
et puis j'ai réalisé à quel point votre avis compte
alors voilà...

je reprends pas mal de textes que j'ai déjà posté ici, notamment "loiseau", pardon si certains ont l'impression de "déjà-lu"

grieg

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Exo roman : Au commencement. (début, suite et...) Empty Re: Exo roman : Au commencement. (début, suite et...)

Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:28

Prologue









Pour une fois, ils ne pensent pas à mal. Ils sont pressés, ils marchent vite, finissent leurs sandwichs chauds, viande grillée, frites grasses. Un filet de sauce blanche goutte au coin de la lèvre de Sylvain. Leurs yeux brillent, rouges, reflètent les néons, ceux de la rue, des restaurants exotiques, des sex-shops, ceux d’une boîte de nuit peu engageante, avec un videur, col remonté pour se protéger du vent ; plots et cordons de velours, prêts à contenir une foule qui ne viendra pas.
Grégoire jette le papier du sandwich par terre. Au bout du geste, sa main tremble. Le papier roule sur le sol et s’éloigne dans la rue.

- J’ai encore faim !
- Tu vas bientôt ressembler à un porc.
- Y a des chances pour qu’on finisse autrement qu’obèse, mon gars.
- Pensées positives…
- Et c’était quoi, ça, d’après toi ?

Ils croisent une femme. Elle lutte contre son parapluie, à deux mains. Une bourrasque soulève sa jupe, elle baisse un bras pour la retenir. Le parapluie en profite pour s’envoler, rejoindre les feuilles, papiers, chapeaux, tous dans le même sens. Grégoire se retourne pour vérifier s’ils ne fuient pas quelque chose ou quelqu’un. Tout va trop vite. Les gens poussés par rafales, les feuilles, les arbres, les bruits. La tête de Grégoire va exploser. Trop de pensées. Il a besoin de ses gouttes. Une femme crie, un homme dit à son téléphone qu’il n’entend rien, un couple passe, à contrevent, pliés, comme pour une mêlée, ils rient.

- Allez ! Magne-toi ! On va être à la bourre. Faut pas qu’il s’arrache avec notre fric.

Sylvain le tire par le bras. Ils sont déjà en retard. Très en retard.

Un quart d’heure plus tôt, alors qu’ils s’apprêtaient à composer le code pour accéder à l’immeuble de Franck, Sylvain avait pointé du doigt le cône de viande dans la vitrine du restaurant turc. La rue était encore calme. Pas eux. Ils avaient fêté le braquage réussi, s’étaient empiffrés de cachetons, avaient englouti quelques verres de whisky, quelques bières, sniffé quelques lignes. Ils avaient besoin de manger.

Grégoire regrette cette pause. Il se sent fébrile. Tout serait fini maintenant. Il vérifie que Sylvain n’a pas oublié le sac. Tout est là. Il observe son ami pousser la lourde porte cochère, s’engage derrière lui. Ils grimpent les marches.
Sylvain s’arrête.

- Tiens ! Prends ça. On va se marrer.

Il sort du sac un des passe-montagnes qu’ils avaient utilisés le matin, lui tend un semi-automatique. Grégoire essaye de lire ses pensées mais n’y comprend rien. Il n’aime pas ça. Pourquoi ne se sont-ils pas débarrassés du barda de toute façon ? Ils jouent aux cons. Amateurs. Jeunes branleurs. Sylvain court devant. Grégoire suit. Une porte résonne sous un poing, l’escalier de bois grince, une télévision déverse des rires quelque part, le flingue glisse sur ses doigts, il le coince sous un bras, s’essuie les mains sur son pantalon. Ne jamais faire un braquage après un grec-frites. Ils ont tous les deux le visage dissimulé sous la laine rugueuse de leurs masques.
Devant la porte, ils attendent. Elle s’ouvre. Sylvain se jette à l’intérieur et hurle d’une voix suraiguë :

- Tu bouges pas ! Tu laisses tes mains où elles sont et tu t’allonges doucement.

Grégoire a tout juste eu le temps de voir le visage de Franck se décomposer. Mauvaise idée, mauvaise blague. Franck est au sol, sur le ventre, mains sur la tête, il a vu trop de séries américaines.

Au fond de la pièce une fille crie, elle se cache derrière un coussin blanc, trop petit pour la dissimuler entière. A la télévision, des jeunes gens dansent, déguisés. Personne ne les regarde, personne ne devait les regarder avant, mais le bruit de la fête couvre le rire de Sylvain qui arrache le passe-montagne de son visage et se passe la main dans les cheveux.
Grégoire est toujours près de la porte. Il fixe un gamin adossé au mur opposé. Il ne comprend pas. Se demande pourquoi il est là. Il ne peut faire un geste. L’enfant, il le connaît, il le connaît trop bien. Il observe le visage diaphane, les yeux noirs, vides. Grégoire a peur. Il entend les mots, trop de mots. La panique des autres lui parvient, le transperce. Pourquoi. C’est juste une farce. Pas mort d’homme. Et pourtant le gamin ne se dérange jamais pour rien.

Sylvain s’est baissé pour secouer Franck qui ne l’entend pas, ne bouge pas.

- C’est bon ! C’est nous ! Relève-toi. Tu vas pas nous faire un infarctus.

Grégoire regarde le corps inerte, vautré sur le sol, il se demande si la solution n’est pas là, un infarctus, mort de peur, mais Franck se relève. Il fixe Sylvain. Grégoire l’entend penser vous allez crever connards, je vais vous crever. Une tache noire couvre l’entrejambe de Franck. Il lit la haine dans ses yeux, une haine démentielle, teintée de honte. La plus dangereuse.
Et Sylvain explose de rire.

- T’as fait dans ton froc ! J’y crois pas !

Grégoire transpire sous son masque. Un deuxième gamin est apparu. Il se tient près de l’autre. Grégoire voudrait être ailleurs, n’importe où. Deux morts. Deux personnes vont mourir. Les gamins ne se dérangent jamais pour rien. Ils sont là pour ça.
La fille s’est relevée, elle rit aussi. Elle ne devrait pas.
Grégoire sait qu’il ne peut rien contre les gosses. Deux personnes vont mourir. Ils sont là pour ça. Il vacille, n’a plus la force de penser. Il essaye d’évaluer la situation, se demande lesquels d’entre eux vont effectuer le grand voyage. La fille et Franck… Sylvain et lui… Une autre combinaison… Il se fout de mourir, mais il a peur des gamins, il les hait, pour ce qu’ils lui ont déjà fait. S’il n’avait pas déconné aujourd’hui avec la came, sa dose de lithium les aurait effacés, elle l’empêcherait aussi d’entendre les cris dans la tête de Franck… Vais vous crever ! Vous et toute votre famille ! Crever la salope ! Elle se fout de ma gueule, cette chienne
Franck se dirige vers la salle de bain, tête basse. Il leur dit qu’il va se changer, mais Grégoire sait qu’il va chercher ses flingues, sait qu’il va ressortir de là et les allumer, tous les trois.
Grégoire soulève son arme et descend Franck.
Un mort.
Il tire une rafale sur les gamins, pour rien, il sait que ça ne sert à rien. L’un d’eux se précipite sur le cadavre. L’embrasse… Bruit de paille au fond d’un verre presque vide.
Le deuxième gamin attend, immobile.
Sylvain s’arrache les cheveux, hystérique :

- Qu’est-ce que tu fous, bordel ! Greg ! Merde ! Merde ! Greg ! T’as pété un plomb…

Grégoire doit choisir maintenant, il faut un autre mort. Il ne veut pas être celui qui sera bouffé. Il ne peut pas. Ils ne se dérangent jamais pour rien. Il pointe le canon du semi-automatique sur Sylvain.
A la télévision, un couple s’est isolé, ils parlent d’amour, mal.
La fille court, vers la sortie, elle veut partir, s’échapper. Ses jambes sont nues, elle n’a pas de chaussures, elle veut partir, juste partir… Sa tête explose sous les balles de Grégoire. Le môme fond sur elle.

Il n’avait pas le choix, il lâche le flingue, sort, s’enfuit.

grieg

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Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:29






1









Grégoire est affalé dans son fauteuil de jardin. Un vent gelé lui cingle les joues. Ses articulations le font souffrir. Il a la quarantaine cruelle, la quarantaine bien entamée.
Le soleil, frimeur, joue au peintre impressionniste sur les nuages et la montagne proche. Des feuilles rousses tapissent la pelouse. Le sol ocre du court de tennis est assorti au parterre cramoisi, mais la bâche bleue de la piscine jure dans ce paysage automnal. Les arbres : un cyprès, un sapin et un vieux chêne chantent au vent. Un seul est nu. Des branches brisées n’attendent que le bon moment pour tomber. Grégoire n’a eu ni le temps, ni l’envie, ces derniers mois, de s’occuper du jardin, d’élaguer, de tondre.
La pelouse va pourrir sous les feuilles.
Son regard se porte plus loin, jusqu’à la rivière. Il sait qu’un arbre est tombé, là-bas, dans l’eau, en septembre, qu’il gît dans la vase.
Il aurait au moins dû s’occuper de ça.

Grégoire sursaute quand Lila lui pose la main sur l’épaule.
Il lève les yeux. Il essaye de distinguer sur ses traits l’enfant qu’il adorait, celle qui s’endormait dans ses bras. Il aimerait pouvoir revivre ça.
Un des deux sentiments les plus intenses qu’il n’ait jamais ressentis : le tendre amour qu’il éprouvait pour ce bébé qui, certains soirs, se laissait aller doucement au sommeil, la tête posée sur son épaule, les doigts qui jouaient avec les poils de son avant-bras tandis qu’il lui murmurait des mots doux…
Le deuxième moment de plénitude était accompagné d’un grand verre de bière, quand il avait passé la journée à tronçonner un des grands pins tombé dans la rivière, qu’il s’était enfoncé des heures durant, jusqu’aux genoux, dans la vase, pour accrocher les troncs débités au treuil du tracteur, avait poussé, tiré, encore et encore, muscles tétanisés, corps boueux, en sueur, gelé parfois, ou accablé de chaleur, selon la saison.
Il aurait dû s’occuper de celui-là.
La mort vous empêche de faire ces choses là.
La mort rapproche aussi. Il n’avait pas revu Lila depuis un an.
Elle lui sourit d’un de ses sourires. Il se sent gauche. Il s’en veut d’avoir à chercher ses mots. Il n’a jamais eu la parole facile. Elle, petite déjà, avait le don de vous faire chavirer les phrases bateau par des répliques force dix.
Il est soulagé quand elle engage la conversation.

- Sacré déjeuner, hein !
- J’en ai connu de meilleurs.
- Je me suis toujours demandé pourquoi mon père te haïssait autant.
- Parce que je lui ai volé sa mère, et que, maintenant, je l’ai tuée…
- Elle est morte d’un cancer.
- Un détail pour lui.
- C’est un sacré con quand même.
- Tu ne parles pas de ton père comme ça.

Elle passe les bras autour de son cou.

- Tu m’as manqué tu sais.
- Toi aussi, ma belle, toi aussi.
- Désolée de n’être pas passée avant. J’avais juste pas le courage de la voir comme ça.
- Je comprends. Tu m’as manqué quand même.
- Tu t’en sors ? Ça n’a pas été trop horrible à la fin ?
- Les derniers jours, elle me demandait l’addition à la fin de chaque repas… J’ai réussi à me faire un peu de fric.

Elle jette un œil sur la planche à dessin posée sur la table devant Grégoire.
Un silence s’installe. Elle va devenir sérieuse.

- Mamie… Je l’aimais, tu sais ?
- Je sais ! Moi aussi, je l’aimais.
- Pourquoi elle t’a fait ça ?
- Elle avait ses raisons.
- Et pourquoi tu les laisses faire ? On peut pas tout te prendre. Moi j’en veux pas de ce fric. Il est à toi.
- Il est à toi maintenant, et à ton père.
- Il a déjà vendu ta baraque.
- Je sais. Je m’en fous.
Elle hésite.
- Tu te souviens quand tu m’avais demandé : « tu veux faire quoi dans la vie ?»
- Tu m’avais fait regretter ma question pourrie en me répondant : « et toi ? ».
- Ouais ! Il est temps que je te repose la même question.

Marie avant de mourir, lui avait donné ses raisons, et Grégoire l’avait écoutée. Elle était dans son lit médicalisé, des ombres avaient creusé son visage d’obscurité. Elle avait commencé en le clouant sur place : Je dois te parler sérieusement, chéri. Je vais faire une chose assez étrange, mais je ne veux pas que tu croies que je ne suis pas en possession de toutes mes facultés, et surtout, je ne veux pas que tu penses que c’est une vile vengeance, juste parce que tu t’es tapé la voisine. Il avait lutté pour ne pas laisser paraître la surprise et la honte sur ses traits. Elle n’était pas censée savoir. Il ne s’était pas vraiment tapé la voisine. A peine. Un peu de tendresse égarée. Rien de plus… Elle avait souri et ça lui avait fait mal. ça y est, tu fais ta tête de cocker. Te formalise pas. Je comprends… D’accord, je ne comprends pas pourquoi tu l’as choisie, elle. Mais tu n’as jamais eu très bon goût, y a qu’à voir tes fringues… En fait, je m’en fous un peu, et puis il va bien falloir que tu te trouves quelqu’un quand je ne serai plus là, autant que tu commences l’entraînement. On peut pas dire que tu tiennes la forme… Mais, on parlera de ça plus tard, si tu veux. Dans cinq minutes va falloir que je me morphine la douleur, après tu pourras me donner tes explications pathétiques et je te serrerai dans mes bras en te disant « je t’aime » tout bas… En attendant, je veux que tu écoutes… Voilà ! C’est pas facile à dire… Je vais te déshériter, Grégoire. Je vais te déshériter de ton fric. Je sais que je n’ai pas le droit de faire ça, mais le droit, tu sais où on se le colle quand on est en train de crever… J’y ai réfléchi longuement, tu sais. C’est ton argent d’accord. Mais, il m’a semblé évident que, pour ton bien, il valait mieux que je te le vole. Parce que je te connais. Parce que tu n’es bon que dans l’adversité, parce que je sais que si tu as le luxe de te payer une déprime, tu choisiras la plus chère et la plus efficace. Et je ne veux pas de ça. Je veux que tu vives. Alors je t’offre la survie en te piquant tout ce qui t’appartient… Je lèguerai donc ton fric à mon fils qui est trop con pour que ça lui fasse du mal, et à Lila, parce qu’elle est trop intelligente pour que ça la pourrisse.Grégoire n’avait pas objecté, lutté ; il était fatigué, fatigué de l’avoir regardée partir doucement, violemment ; fatigué par la peine, cette douleur diffuse ; triste aussi, triste de la perdre, triste, surtout, de se sentir soulagé de savoir que le calvaire touchait à sa fin, que la ligne d’arrivée était proche ; conscient que cette ligne d’arrivée était un précipice.

Vingt-ans plus tôt, il s’était pointé dans la région, paumé, en fuite. Il n’avait pas eu l’intention d’échouer là. Il ne faisait que passer. Il n’avait pas eu l’intention d’en partir non plus. Il n’avait eu aucune intention.
Il avait acheté un coca à l’épicerie du village. Marie était la patronne. Il lui avait demandé si elle connaissait un hôtel, une auberge où il pourrait passer quelques nuits.
Elle tenait la seule chambre d’hôtes du village. Il y avait emménagé.
Il était resté plus que quelques jours.
Il avait fini par bosser pour elle. Fini par l’embrasser, lui faire l’amour, l’aimer.
Elle avait une vingtaine d’années de plus que lui. Elle était radieuse. Une femme accomplie, bien dans ses baskets, bien dans sa vie, mais qui, comme la plupart, rêvait d’ailleurs, et ça tombait bien parce que Grégoire avait une gueule d’ailleurs.
Il avait pas mal ramé pour la séduire tout à fait. Trop belle pour avoir une idée juste de l’amour. Elle avait eu du mal à comprendre qu’il était là pour toujours…
Aucun d’eux n’avait deviné que toujours serait si court.
Il avait débarqué là sans papiers, sans identité. Il avait un passeport, un passeport si faux qu’il n’aurait pas résisté à un examen attentif. Il devait vivre dans l’anonymat le plus complet. Pas question pour lui d’avoir un boulot normal, une fiche de paye, un numéro de sécurité sociale, il ne voulait pas qu’on puisse le retrouver.
Et quand il fit fortune en créant des sites commerciaux sur internet, il décida de le faire sous le nom de Marie.
Elle est morte, il a tout perdu.

- Tu viens ! J’ai dit à mes parents que j’allais au funérarium avec toi. Faut qu’on bouge, Papy.
- M’appelle pas comme ça. Ton père te tuerait s’il t’entendait, et s’il ne le fait pas, c’est moi qui m’en chargerai. Allez ! On y va… Tu conduis.
- Me sens pas trop, là… J’ai un peu les jambes en coton. Je ne sais même pas si je vais avoir le courage de rester jusqu’à ce qu’ils l’envoient dans les flammes.
- Moi non plus. Je lui fais une bise et je me casse. Je laisse les cendres à ton père.


Ils sont dans la voiture. Ils passent devant l’usine de recyclage. De deux cheminées s’échappent d’épaisses langues de fumée blanches et grises.

- Merde ! Ils ont commencé sans nous, dit Lila.

Et elle rit aux larmes.

grieg

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Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:30







2









S’il avait encore été jeune, Grégoire serait retourné à sa voiture, il aurait pris un cric, il aurait défoncé le crâne des deux mecs qui l’attendaient devant chez lui. Il n’aurait pas pris le temps de réfléchir. Il n’aurait pas pensé à Lila, ni aux conséquences. Il n’aurait pas pensé du tout.
Le premier type ne lui aurait pas posé problème. Un costaud, mais un costaud mou, un de ceux qu’il avait appris à frapper en premier dans les bastons d’antan. Une cible. Epais, une petite tête rouge cerise mal conservée dans l’eau de vie, bouffie, façon noyé de deux jours ; les avant-bras trop musclés pour être efficaces. Il lui aurait suffi d’un coup, précis, sur le côté du genou, pour le plier en quatre et le rendre à la poussière. Le second n’aurait sûrement pas insisté. Trop beau gosse pour risquer d’avoir la gueule défoncée. Un second couteau, un canif.
En attendant, ils sont là, bras croisés, postés devant sa maison et ils lui en refusent l’accès avec leur panoplie d’attitudes et leur discours piqué dans un film de guerre…On a des ordres, vous ne passez pas. Ils ne sont pas du coin. Olivier a dû faire appel au service de sécurité de sa boîte.
Il entend la portière de la voiture claquer derrière lui. Lila. Ses pas vifs sur le gravier de l’allée. Il la connait ; Elle va dire c’est quoi ce putain de bordel et foncer tête la première.

- C’est quoi ce putain de bordel ?

Grégoire l’attrape par le bras avant qu’elle ne le dépasse. Si l’un des deux la touche, il ne pourra pas continuer à réfléchir.

- Laisse tomber, Lila, c’est ton père qui les envoie… Ils sont là pour me faire comprendre que je ne suis plus chez moi.
- J’y crois pas ! L’enfoiré ! On vient juste d’incinérer mamy, et lui, il ne pense qu’à te faire chier.

Elle prend son téléphone, s’éloigne un peu, attend, raccroche.

- Il ne répond pas ! J’y crois pas. Il ne va pas répondre avant longtemps. Viens on se casse… On va prendre tes affaires, et je t’emmène avec moi …. Ça va pas se passer comme ça…
- On ne va rien prendre du tout. Ils ont changé les serrures pendant la cérémonie, ils sont là pour s’assurer que je ne casse pas mon chemin à l’intérieur.
- Quel enfoiré…

Lila hurle, piétine ; les graviers, la poussière volent ; insulte son père, insulte les deux cerbères.
Le sbire belle-gueule approche.

- Calmez-vous mademoiselle. On a des ordres. On est pas responsable de ce qui se passe.
- Je m’en lèche le cul de tes ordres, pauvre type. J’y crois pas. J’y crois pas…
- Restez polie mademoiselle.
- Mademoiselle t’emmerde. Tu vas faire quoi, connard ? Je me demande pourquoi papy vous a pas foutu une raclée à tous les deux, mais je suis sûre d’une chose… Tu fais un pas vers moi et t’es mort, et c’est pas du figuré, pauvre mec, c’est du défiguré que je te promets si tu me touches.

Grégoire s’interpose, le type recule un peu, se compose une tête de dur.

- On doit vous dire aussi que la voiture que vous conduisez a été déclarée volée à la gendarmerie, il y a une heure. Je vais donc vous demander de me remettre les clefs.

Lila reprend son téléphone. Messagerie. La voix de son père. Elle souffle fort, respire façon yoga. Une, deux fois… et commence d’une voix calme :
Papa, c’est ta fille chérie. Je suis devant la maison avec papy. On a fait la connaissance de tes amis. Le message est passé. Je t’appelle juste pour te dire que je pars avec lui, avec ma bagnole… Tu l’as bien énervé, tu sais ? Me demande même si je ne vais pas lui faire une petite gâterie sur la route, histoire de le décontracter un peu. Bisous. Je t’aime…
Elle se tourne vers Grégoire

- Tu penses qu’il va rappeler ?
- Probable. Par contre, si tu dis encore un truc comme ça devant moi, je te colle la gifle que tu mérites.
- Pardon ! Promis papy.
- Et m’appelle plus papy
- Ok… On y va ?
- On y va.

Grégoire regarde une dernière fois la maison. Juste au-dessus du toit, à droite de la cheminée, la lune est sortie tôt, comme pour le saluer, pour saluer le soleil qui déshabille doucement les montagnes et les revêt d’ombre. Il prend une dernière photo mentale, pour plus tard. Il pense à son lithium resté dans la maison. Et pour la première fois depuis longtemps, il a peur. Il devrait aller le chercher, quoi qu’il en coûte. Il ne veut pas que ça recommence. Il cherche des solutions, observe Lila, se dit qu’il ne peut pas tenter quoi que ce soit contre les mecs si elle est dans les parages. Trop risqué. Elle ne pourra pas s’empêcher de s’en mêler, elle risque de prendre un coup, et il ne veut pas que ça arrive. Il doit partir. Il trouvera bien un médecin. Le sien est en vacances. Son ordonnance est dans la maison. Il a peur. Il n’avait pas eu peur comme ça depuis longtemps.
Lila lui prend la main. Elle le tire. Il se laisse entrainer.
Ils s’assoient dans la voiture. Elle glisse la clef, met le contact.
Il va rentrer à la maison… Pas celle-là, l’autre, celle de son enfance ; retrouver sa famille, cette vie qu’il a abandonné.
Il observe Lila s’acharner sur le démarreur, la voiture broute à peine..
Il ne pense pas que les gens qui ne l’attendent plus là-bas aient une attitude très pieuse. Ils n’ont retenu de la Bible que l’œil pour l’œil, et seraient même plus pour le tête pour œil.
S’il revient, il aura l’espérance de vie d’un rêve, version cauchemar.
Il pose sa main sur celle de Lila.

- C’était quoi cette expression débile?
- Quoi ?
- Je m’en lèche le cul.
- Oh ! ça ! C’est un pote qui dit ça ! à cause de son chat. Tu sais, quand t’es triste, que t’as personne à qui parler. T’es seul avec ton chat, et tu commences à lui raconter tes soucis. Il te mate un peu, soulève une patte et se lèche le trou du cul. Frustrant.
- Ton pote aime les animaux, moins la poésie.
- Greg… La voiture ne démarre pas.
- Je vois, j’entends plutôt.
- T’as encore les clefs de l’autre ?

Le costaud frappe à la vitre, propose de les pousser. Elle ne le regarde même pas, lève le majeur… se tourne vers Grégoire.

- On va la prendre, l’autre caisse.
- On risque de pas aller très loin avec, si on se fait arrêter, j’aurai plus le courage de pardonner.
- On va juste à la gare, là on prend un train, et dès qu’on est arrivé chez moi, je te trouve un coin où vivre et je t’en rachète une avec ton fric.

Il observe Lila. Il se sent étrangement bien. Marie avait raison. Il est triste, elle lui manque, mais il n’a pas envie d’en finir ; il veut jouer, parce qu’il n’a plus rien, juste envie de jouer.

Vingt minutes plus tard, ils sont sur la route, Grégoire conduit. La route est droite, lisse, la radio diffuse des gouffres à souvenirs, la lune est comme un énième phare au ciel, et des entrepôts, magasins discount, chaînes de restaurants, défilent, lentement, tout autour. Un paysage comme un sourire aux dents gâtées. Ils approchent de la ville, de la gare. Lila se tortille sur le siège passager.

- Tu sais, tout à l’heure… Mes conneries au téléphone… C’était pour le rendre fou. Faut pas m’en vouloir, hein !
- Je sais.
- Je t’aime, Greg.
- Moi aussi, je t’aime, mon cœur, je t’aime trop pour t’aimer autrement, et… Appelle-moi papy.
- J’ai un pote qui dit qu’on n’embrasse pas quelqu’un à qui on a appris à faire du vélo.
- C’est le mec du chat ?
- Ouaip.
- Il commence à me plaire ton copain.
- Ça tombe bien parce que tu risques de le rencontrer bientôt.

Ils sont devant la gare. Le guichet est fermé. Un panneau annonce la couleur. Grève générale. Des revendications, Sud-Rail, une affiche CGT déchirée… Ils croisent un couple, le mari râle… C’est pas un boulot, conducteur de train, t’as qu’à rester assis et mater les rails filer, c’est un truc de vache, sauf que la vache elle est dans le train, et la vache au moins, elle nous ferait pas chier... Grégoire sourit. Il avait oublié tout ça, oublié les grévistes, les mécontents, les pensées simples, les revendications compliquées, oublié cette vie pleine de gens, il n’avait que Marie, et Marie était une déesse, et Marie pensait bien, et Marie…

En face de la gare, un hôtel. Musique et rires éclaboussent le soir. Lila et Grégoire hésitent. Ils ne peuvent pas reprendre la voiture. Passer la nuit à la gendarmerie ne les excite pas plus que ça. Ils s’approchent. Des centaines de personnes occupent la rue, le hall de réception ; une porte ouverte laisse entrevoir une grande salle, des buffets. Un mariage. Aucune chance qu’ils trouvent une chambre là. Grégoire veut faire demi-tour, mais Lila a déjà disparu dans la foule. Il aperçoit la mariée. Elle rit. Les yeux des convives brillent déjà, les gamins cavalent partout, le tonton farceur jette au vent poignées de riz et paillettes, un ado est assis plus loin et observe tout ce cirque avec un sourire triste. Lila revient. Elle tient deux coupes de champagne.

- Toutes les chambres sont libres, et on est invités à la noce.

Elle brille sous les paillettes. Grégoire prend une des coupes, la porte à ses lèvres, l’âpreté du vin lui arrache une grimace. Une dame engoncée dans une robe neuve trop serrée le prend par le bras et l’entraîne à l’intérieur. Lila rit. Grégoire a chaud au cœur, même s’il commence à appréhender demain, la gueule de bois, et les remontées acides de ce champagne qu’il n’aurait pas osé boire s’il avait encore été vivant.

grieg

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Exo roman : Au commencement. (début, suite et...) Empty Re: Exo roman : Au commencement. (début, suite et...)

Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:31








3









Depuis longtemps Grégoire ne hurle plus au réveil. Son cœur bat toujours fort, ses draps sont toujours trempés, mais il reste silencieux.
Dans ce silence, d’habitude, dans le temps de la chambre, plus lent que les autres, les secondes font des pauses, les minutes des siestes, et il finit par se rendormir.
Pas ce matin. Ce matin, le sang et l’alcool battent à ses tempes, son crâne est une boule à neige secouée par un enfant hyperactif. Il observe la femme près de lui. Elle ronfle. Ses joues vibrent comme vitres au tonnerre. Sous les lèvres tremblantes, entre la bouche et le menton, là où une belle aurait eu un grain de beauté, un poireau agite cinq poils.
Il essaye de se souvenir, observe la pièce. C’est comme ça que la mémoire revient, avec les détails, un meuble, un objet… Ses yeux passent sur le tableau au-dessus du lit… Une chambre d’hôtel. Le genre de tableau de chambre d’hôtel. Une image lui vient. La femme à genoux devant lui, la robe rose sucré descendue à la taille et le tableau là-haut, sur le mur, pastel et barque, ciel de printemps. Rien d’autre. Mais cela lui suffit. Il connaît la chanson. Il a dû s’endormir, bien avant de se coucher.
Il ferme les yeux.
Sous les paupières, un feu d’artifice, étoiles et couleurs explosent et dégoulinent ; une fête foraine, des loopings qui n’en finissent plus, le grand huit, et le ronflement rythme le bruit des roues sur les rails. Il ne se rendormira plus.

Des restes de cauchemars mal digérés lui tordent l’estomac, ou bien est-ce l’eau de vie… C’était hier. Goûtez-moi ça ! Vous m’en direz des nouvelles. Phrase piège. Le dernier verre pour la déroute. Lavage de cerveau à 90°, matin essorage.
C’était hier, la fête battait son plein. La mariée était épuisée. Il était allé chercher une cigarette dans le sac de Lila. Il avait aperçu une page de journal, jaunie, soigneusement rangée dans une des poches latérales. La date avait attiré son attention, il avait déplié le papier. Un journal à scandale, à faits divers sordides. Bien avant de trouver l’entrefilet qui parlait de lui, il savait à quoi s’en tenir. L’annonce de sa mort. En quelques lignes, pas de corps… Des litres de sang… Un doigt… Disparu… N’aurait pas pu survivre... Il tripotait le moignon lisse de son annulaire, comme chaque fois qu’il pensait au passé. C’était hier, juste après que Lila lui eut dit : maintenant tu sais, alors qu’il ne savait rien. Elle ne lui avait d’ailleurs rien dit. Il l’avait lu dans ses pensées. Parce qu’il n’avait plus de lithium. Parce que l’enfer allait recommencer. Comme avant. Comme la première fois.

Réveillon de Noël. Il avait sept ans. Il était à table avec ses parents, sa sœur et ses frères. À la télévision les gens feignaient d’être heureux, souriaient, chantaient, sous une pluie de paillettes. Chez lui, tous les visages étaient tournés vers l’écran noir et blanc, les fourchettes montaient aux bouches qui mastiquaient lentement. Un mauvais champagne trônait au milieu de la table, près du sempiternel litre de vin rouge quatre étoiles. Il entendit un de ses frères… Les nibards ! Des ballons d’basket ! Putain ! Les machins ! Y m’faudrait sept mains pour en faire le tour ! … Le rire de Grégoire. Incroyable que son frère ose dire ça, là, devant papa maman, va s’prendre une raclée… Mais rien. Aucune réaction. Tous le regardaient lui, qui riait sans raison. Ils s’interrogeaient, tournaient la tête vers la télé… Rien d’hilarant. Sa sœur rit aussi. À sa gauche, un autre de ses frères lui balança une gifle, légère… Sa mère… J’entends plus rien à la chanson… Pitié ! Qu’ils se taisent! J’l’adore cette chanson … Son père… Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu… Grégoire les regardait tous, les entendait tous. Seulement, aucun ne parlait. Seule sa sœur riait vraiment. Toutes les lèvres étaient scellées. Et pourtant il les entendait… Puis les pensées des autres devinrent plus longues, s’enchevêtrèrent, lianes rampantes, puissantes, au plus profond de son cerveau… Pensées constrictors… La douleur… Les mains sur les oreilles… Les cris pour couvrir le tumulte… La famille affolée, son cœur qui rythmait tout ça… Et le grand trou noir… Et les hôpitaux, les examens, les diagnostics, les pilules, les infirmiers, les psychiatres, du blanc, du blanc…

Six mois d’hôpital psychiatrique. Six mois qui ne l’avaient pas aidé à comprendre une chose simple: on n’écoute pas aux portes, sauf si on veut se les prendre dans la gueule.

Il s’était bien amusé de son pouvoir après être sorti de l’hôpital. Tout savoir sur les autres. Savoir tout le temps ce qu’ils pensaient. Il avait sauté une classe. Il pouvait répondre exactement aux questions des profs qui l’interrogeaient. Il savait tout ce que ces malades voulaient l’entendre dire. Pour ça il lui suffisait de trier parmi toutes les pensées parasites, les mesquineries, les haines, d’autres choses qu’il ne comprendrait que plus tard. Un petit génie. C’était si facile.
Mais on avait commencé à parler de le renvoyer chez les psys pour évaluer son QI, le changer d’école. Il ne voulait plus voir de psy, il ne voulait pas changer d’école. Il aurait aimé tout arrêter, tout stopper net. Mais ça ne marchait pas comme ça. Pas d’interrupteur. Il lisait toujours les réponses dans les têtes, quoi qu’il fasse. Il apprit seulement à ne plus rien dire, ou juste assez. Il percevait toutes les pensées immondes chez ses amis, ses parents. Pas une tête propre, ils pensaient à tellement de trucs dégueulasses qu’il aurait préféré fermer complètement les portes qui s’étaient ouvertes dans son cerveau. Juste vivre. Ne rien savoir. On n’écoute pas impunément aux portes.

Le bruit cesse. La femme a la bouche grande ouverte. Apnée. Il perçoit les couleurs de son rêve. Il perçoit la panique. Rouge. Petits frémissement, le corps a besoin d’air. Il est tenté de la réveiller pour l’aider. Il approche une main de son épaule, mais avant qu’il ne l’atteigne, le roulement tonitruant reprend, de nouveau elle ronfle.
Elle ronfle comme le gamin mange. Une paille au fond d’un verre vide. Le gamin de son rêve. Le gamin de son passé. Le cœur de Grégoire se soulève.
Retour au cauchemar.

C’était quatre ans après que Grégoire eut découvert ses capacités spéciales.
Cette nuit-là, comme souvent, le sommeil s’était joué de lui. Il s’était levé, comme souvent encore.
Un couloir long de quelques mètres séparait le salon de la chambre où dormaient sa sœur et ses frères. Grégoire n’aimait pas ce couloir sombre. Il le parcourait, chaque fois, la gorge serrée, lentement, dans le noir, sa main glissait sur le papier peint rugueux.
Il entendit du bruit au salon et, perdu dans l’obscurité terrifiante du couloir, souhaita, plus que d’habitude encore, passer vite l’obstacle pour aller rejoindre ceux qui parlaient là-bas… Ses parents, pensait-il.
Au seuil de la grande pièce, il s’immobilisa, pétrifié.
Attablées, quatre personnes jouaient aux cartes. Les trois hommes lui étaient inconnus, mais il reconnut sa grand-mère… Grosse bonne femme à grande gueule que Grégoire avait toujours craint. Elle sifflait un verre de vin blanc. Sa grand-mère morte depuis longtemps déjà, morte et enterrée. Grégoire se tenait paralysé à l’entrée du salon. Il aurait voulu crier, hurler, mais, comme dans ses rêves les plus atroces, il restait sans voix. Les quatre se lançaient les cartes et riaient sans lui prêter attention. Grégoire priait pour que sa mère se lève, le prenne dans ses bras, lui passe la main sur le front, dans les cheveux et lui glisse tout bas à l’oreille ; va te coucher, ce n’est qu’un mauvais rêve. Mais personne ne vint, personne n’entendit les joueurs bruyants dont les rires épais emplissaient la pièce. Il ne mesura jamais vraiment le temps qu’il passa à regarder cette scène, quelques minutes, des heures…
Au bout d’un moment, un des hommes se leva et s’approcha de la porte d’entrée. Sa grand-mère semblait protester, elle secoua la tête plusieurs fois et, comme désabusée, prit la bouteille de blanc en main… La porte s’ouvrit. L’homme fit un pas en arrière. Une ombre, un petit bonhomme minuscule, vêtu de noir, se glissait sans un bruit, presque sans mouvement, dans l’appartement. Il se déplaçait lentement et régulièrement. Grégoire était incapable du moindre geste et seule sa bouche s’ouvrit pour laisser échapper un cri muet. Il fut soulagé quand l’apparition sombre dépassa son corps inerte, le traversa presque, et disparut dans le couloir. Au salon, sa grand-mère le regardait fixement. Elle souleva un bras et désigna d’un doigt tordu par l’arthrite, au-delà de Grégoire, l’endroit où l’ombre s’était évanouie. Il sentit tous ses muscles se relâcher, son corps trembla, ses jambes fléchirent, il hésita, regarda les quatre, concentrés sur lui maintenant, se tourna vers le gouffre béant… Les chambres, il pensa à ses parents, sa sœur, et s’élança dans le couloir.
Après s’être précipité dans la chambre de ses parents, pour vérifier, il s’était rué dans l’autre, avait allumé la lumière. Aveuglé un instant, il aurait préféré le rester à jamais plutôt que de voir cette face de gargouille aux dents effilées se tourner brusquement vers lui. La chose était vautrée sur sa sœur, fondue en elle, tumeur noire, elle puisait quelque chose de vital en l’enfant, au plus profond. Grégoire hurla enfin… Noooonnnnn, NOOONN… Grimpa sur le lit, plongea sur la chose. Plus trace de gamin, c’était un monstre qu’il étreignait, un monstre qui parut souffrir de l’assaut, se tordit un instant pour se décomposer, visqueuse mélasse inconsistante, cafard pieuvre, méduse d’encre… La chose éructa un cri strident, son corps gras enduit Grégoire, l’imprégna, dehors, dedans. Il sentit l’essence même de la créature assaillir son cœur, couvrir son cerveau d’une fange putride. Il sentit aussi des mains l’arracher à sa sœur. La pièce saturée de hurlements, ceux de Grégoire, ceux de sa mère, ceux de son père, de ses frères. Le monstre finissait de mourir dans Grégoire… On le cloua au sol et la dernière chose dont il se souvint fut le terrifiant hurlement désespéré de sa mère qui embrassait le corps sans vie de sa fille.
Chaque nuit, durant les trois années qu’il passa en hôpital psychiatrique, et même ensuite quand on le confia à un foyer spécialisé en attente de sa majorité, chaque nuit, ce cri inhumain retentit dans sa tête. Durant ces trois années, il travailla chaque jour à consolider le mur qui contenait son secret, le lithium fit le reste. Mais le cauchemar s’installa confortablement dans ses rêves.

Grégoire a envie d’un café. Il a peur de descendre dans la salle à manger de l’hôtel. Il a peur de croiser Lila. Elle lui a dit hier, avant que tout ne s’évanouisse : on a besoin de toi, papy. Il n’a pas envie de savoir qui est ce on. Il ne veut pas de pourquoi, non plus. Il veut juste un jardin, des arbres à couper, une pelouse à tondre. Il doit appeler Sylvain, récupérer son dû. Cet argent qui lui permettra de recommencer ailleurs, autre chose.
Il décroche le téléphone. Il a passé vingt ans à suivre ses anciens camarades de galères sur internet. Il savait qu’un jour, il lui faudrait renouer avec le passé. Il pose la main sur la bouche de la femme. Besoin de silence.

- Allô ?
- Sylvain, c’est Grégoire…
- Grégoire… J’attendais ton coup de fil. Ça fait un paquet d’années que j’attends chaque jour ton coup de fil. T’es où ?
- Encore loin.
- Tu passes quand ?
- Dans deux jours, on pourra parler du bon vieux temps...
- Le problème avec le bon vieux temps, mec, c’est qu’il est vieux.

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Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:32








4








Grégoire revient. Je savais que ça arriverait, mais j’ai du mal à réaliser.
Ma voix a dérapé.

Caroline s’est réveillée en même temps que la sonnerie du téléphone. Elle n’a pas perdu de temps. La main sur mon ventre, un baiser sur la poitrine, plus bas, et, enchaînement, petit à petit, droit au but.

Le problème avec le bon vieux temps, mec, c’est qu’il est vieux.
Dans « the wire », Chris sort ça, avec sa voix de fond de puits, avec la classe aussi. J’aimerais bien pouvoir la refaire… Plus grave, plus désabusé…
Le problème avec le bon vieux temps, mec, c’est qu’il est vieux
Difficile de sortir ma phrase, aussi, alors que Caroline m’engloutit.
Vas-y Chris, fais comme si de rien n’était. Dis ton texte. C’est quoi cette voix de castra, Chris ? On peut pas te prendre pour un dur si le « vieux » final part dans les aigus comme ça.

Caroline me chevauche maintenant. Je mate mon chat qui joue avec des moutons de poussière. Nombreux les moutons. Une bergerie tendance porcherie. Je jette un coup d’œil à la poitrine, divine, au dessus de moi. Rien… Ni le chat, ni le ménage, ni Grégoire ne me font débander, mais je ne ressens rien. Comme dit Samir, j’ai le complexe de l’os. Il ajoute généralement : Parce qu’elle aura beau le sucer, l’os, elle n’aura jamais la moelle. C’est son côté tartine beurrée à Samir, toujours retomber sur le gras.
A gauche de son sein splendide, j’essaye de retrouver le pli, sous l’aisselle, que j’avais cru apercevoir l’autre jour ; un de ces bourrelets, prémices à un vieillissement dégueulasse, qui me la rendrait plus humaine, plus baisable. En vain. Elle est sublime.
La peau de Caroline est incroyablement douce, et je m’en fous.
Et, je me demande chaque jour ce que je fais là. Avec elle.
Je me demande ce qu’elle fait là, surtout. Un malentendu. Une histoire banale, un conte de frai.
J’ai trouvé la lampe, je l’ai frottée ; le génie ; premier vœu : Je veux sortir avec la plus belle femme du monde, et comme tous les vœux mal formulés, il a tourné à la cata. On devrait passer notre temps libre à chercher la formule du vœu parfait.

Comme pas mal d’hommes, plus que par galanterie, j’ai tendance à tenir la porte aux femmes pour mater leur cul. J’ai connu Caroline comme ça… Ses talons claquaient sur le sol comme un appeau, son mollet ma piégé, m’a trimballé sur sa jupe tailleur, j’ai tourné de l’œil sur toutes ces rondeurs, j’étais flingué avant même de lui parler. Sa beauté c’est du GHB. C’est aussi une beauté cruelle, celle qui fait que les mecs s’attrapent des torticolis. Une beauté irrésistible, ostentatoire. Chaque fois qu’on sort, je me sens dans la peau d’une bourgeoise qui se balade avec un collier de perles fines dans un quartier mal famé.

L’avantage, pourtant, c’est qu’avec elle j’oublie que je ne suis personne, j’entre partout, dans n’importe quel restaurant, n’importe quelle boîte, on nous assoit aux meilleures tables. On nous offre des verres. Elle est ma carte VIP. Quand Samir ou Nenad sont avec nous, je la leur prête pour passer les videurs. Avec elle, plus de délit de sale gueule, ils sont les rois. La beauté est un passe-droit, au même titre que le fric, ou la célébrité.

Le problème, c’est que je n’ai jamais ressenti l’étincelle.
Je suis fier, pas amoureux. Je suis un gosse riche qui s’ennuie, et je me surprends souvent à envier les mecs qui trainent des boudins.

Le premier soir, elle m’avait proposé de finir la soirée chez elle. Je découvrais son antre ; un appartement déco seventies revu et corrigé par une ado seventeen. Un canapé couvert d’un plaid aux longs poils blanc, façon yack sans boue ; une épaisse moquette blanche ; des bibelots sur des meubles laqués ; des grenouilles, en verre, en bois, des grenouilles partout, une collection de grenouilles ; et des tableaux de chevaux, de ceux qu’on peut acheter dans le métro, chevaux fluo sur ciel noir tâché d’étoiles.
Je n’avais pu m’empêcher de lui lancer : Dés que j’emménage, va falloir changer la déco. Elle avait souri, m’avait embrassé, nous étions passé dans la chambre.

Au matin, satisfait, après avoir passé deux heures à essayer de comprendre comment fonctionnait sa machine à café - un de ces ustensiles alambiqués qui mettent un temps fou à distiller un jus dégueulasse -, je lui portai une tasse au lit, prêt à m’éclipser poliment.
Elle me sortit le classique :

Tu t’en vas déjà ?
Oui ! J’ai du boulot.
Et me désarçonna d’un :
On se revoit pour le déjeuner ?


J’étais sur le cul. J’essayais de lui faire comprendre que je n’étais pas là pour rester, je voyais son visage se décomposer, je sentais bien que j’avais le rôle du type odieux, le baiseur sans cœur, et je ne me reconnaissais pas. On a parlé un peu, j’essayais de rectifier les choses, puis elle a soupiré :

Tu m’as pourtant dit qu’on allait vivre ensemble.
Hein
?
Oui, hier, tu m’as dit qu’on allait vivre ensemble.
Moi
?
Oui, qu’on allait refaire la décoration de l’appartement.

Je me souviens encore de l’onde qui descendit de ma nuque à mon cul, tout le long de ma colonne vertébrale. J’ai bien senti qu’il se passait quelque chose, que mon système limbique me lançait des messages de détresse. Je passais l’heure suivante à lui expliquer que je ne la méritais pas, qu’elle aurait beau m’embrasser, je ne me transformerai pas en prince charmant… Mais rien n’y fit.
Nous déjeunâmes ensemble.

Elle vient de me faire mal. Vraiment mal. Je ferme les yeux, camoufle mon hurlement en cri de jouissance. Erreur. Ça lui donne des ailes. Elle bouge en 78 tours. Elle va me tuer.

Et ce n’est pas le moment.
Grégoire revient.
On va pouvoir s’occuper de Manon, enfin. Grégoire va pouvoir réparer, m’aider à réparer. On lui a fait du tort, tellement de tort, on lui doit bien ça.

Caroline en a fini avec moi.
Elle s’est levée. Elle shoote dans quelques fringues abandonnées sur le sol, entre le lit et la salle de bain, râle un peu.
Je sais que je suis crade, ce n’est pas tous les jours facile. Je me demande d’ailleurs, là, comment je vais trouver de quoi m’habiller pour aller au boulot. Rien de propre.
Je me lève à mon tour, fais couler un expresso, deux.

- C’est quoi ton programme, aujourd’hui ? me demande caroline de la salle de bain.
- Comme d’hab. J’ouvre le bistrot, je sers les petits dej, les petits blancs, et je lis le journal en attendant Samir.
- Tu ne voudrais pas qu’on se fasse un week-end quelque part ?
- J’adorerais, mais je ne peux pas, tu sais…
- Tu ne veux pas…

J’ai bien en vie de lui dire la vérité, mais je suis lâche. Et puis ce serait gratuitement cruel et absurde.
Non ! Pas envie de me retrouver bloqué à la cambrousse seul avec toi, merci. Et, je dois retrouver un vieux pote qui lit dans les pensées, et qu’est censé être mort, pour aider une copine internée

- Tu devrais décompresser un peu, tu sais !
- Je sais.
- Samir peut très bien gérer seul pendant quelques jours.
- Je ne laisserai pas la caisse à un arabe.
- T’es bête.
- Je sais.

Elle revient. Je lui tends l’expresso, elle me tend les lèvres. Je dépose un léger baiser. Elle me dit :

- Je t’aime.
- Pas moi.

Ça la fait sourire. Elle est heureuse.

- Quand est-ce que tu prends une femme de ménage ? C’est l’horreur ici. Tiens ! à propos ! J’ai pas réussi à mettre la main sur le troisième DVD de la cinquième saison de « The wire », tu sais où il est ?
- Il n’existe pas.
- Comment ça ?
- Ils ne l’ont jamais tourné, il n’existe pas.
- Pourquoi ils ont laissé un trou entre le 2 et le 4, c’est pas logique ?
- Va leur demander.

Je n’ai plus envie de parler de ça. Je le lui dis. Elle sirote son café, pose la tasse sur la table basse et ramasse quelques t-shirts sur le sol. Elle les balance plus loin. J’en récupère un, le renifle. Ça ira. J’ai soudain besoin d’être loin, besoin de partir. Passer un pantalon et dévaler les cinq marches de ma villa, courir et me retrouver derrière le comptoir et attendre Samir. Téléphoner à Manon, lui dire que tout va s’arranger.

Je passe à la douche, Doux contact de la serviette, carrelage froid, miroir cruel, grimace. J’enfile mon survêtement, mes baskets. Dehors, il fait encore nuit. Caroline m’appelle, m’étreint avant que je ne passe la porte.

Il faut absolument que je pense à tailler les hibiscus, ils se toisent, un de chaque côté des marches de l’entrée, si je n’interviens pas ils vont finir par se battre et on ne pourra plus passer. Je devrais aussi réparer la grille en fer forgé, tailler les haies… Ou foutre le feu au jardin.
Un dernier signe de la main et je pars en courant, petites foulées.

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Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:33








5






Il existe des univers authentiques, discrets ou bruyants, souvent peu clinquants, qui donnent aux villes leur âme. Le mien d'univers se réduit à une rue jalonnée de villas modestes, avec des voisins qui sortent leurs poubelles et leurs chiens, aux mêmes heures, de petits commerces, avec des patrons qui crient, comme au marché, pour vous saluer.
En son centre, une façade rouge, une vitrine opaque et une porte toujours ouverte, à toute heure ou presque, même en hiver.
Ce bistrot est la salle commune de la rue, l'endroit où l'on vient aux nouvelles, où l'on fixe les rendez-vous, où l'on se pose quand les jambes vous tirent, ce n’est pas un club pour touristes, c'est chez moi.

Je suis là depuis près d’un quart d’heure. J’ai déjà mis en place le bar, balayé, astiqué le zinc, passé l’éponge sur les tables de marbre. Trois autres personnes occupent les lieux, comme chaque matin.
Nenad, mon ami d’enfance et cuisinier du lieu, toujours présent des heures avant et après son service.
Wiki, à une table, au fond, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, comme toujours.
Et Roger, un habitué, un pilier, au comptoir.

- Je peux te poser une question ? Me lance Roger.

Je préfère garder le silence. Si ça ne sert à rien, au moins je pourrai me dire que je ne l’ai pas encouragé.
Roger est de ceux qui aiment parler le matin.
Il attend une minute, sirote son café, prend la pause sur le comptoir.

- Pourquoi tu t’obstines à venir ici tous les matins en courant ?
- Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
- Je m’interroge, c’est tout.
- Tu veux pas aller t’interroger chez toi ?
- Ma femme ne veut plus me parler depuis vendredi.
- J’ai toujours pensé qu’elle était intelligente.
- Pourquoi tu ne me réponds pas ?
- Parce que je lis le journal, parce qu’il est huit heures du mat et que si je commence la journée en parlant avec toi je sais que ça va être une journée de merde…
- T’éludes la question.
- Je vais t’éluder autre chose.
- Non ! Sérieux ! T’habites à 50 mètres d’ici, alors pourquoi tu t’obstines à venir en courant avec ta tenue de sport et tout ?

Je savais bien qu’il allait me pourrir la journée. Je lâche le journal, me tourne vers le percolateur, au moins je ne l’entends plus.

Manon.
Grégoire m’avait parlé d’elle, il m’avait dit ; tu dois la rencontrer. Il lui avait fixé rendez-vous : je serai avec un ami.
Il n’avait jamais eu l’intention de venir. Je me trouvais seul à l’attendre, dans le métro. J’avais quinze ans, zéro expérience. Elle était en retard. Vingt minutes. Vingt minutes éternelles, seul devant le long couloir où elle devait apparaître.
Je ne l’ai pas vue entière, d’abord. Seulement trois détails, trois détails immenses ; son œil pétillant cerné de fatigue avec des cils comme un voile léger ; la boucle de cheveux coincée dans le col de sa veste de cuir, veste de cuir que je devinais jetée à la hâte sur son corps nu ; et cette minuscule cicatrice, comme une larme, entre ses seins, tout au milieu, soulignée par son décolleté plongeant.
Trois détails, puis sa voix.
Pardon, je me réveille, Grégoire n’est pas là ? T’es une sorte de rendez-vous surprise. Amusant. Viens.
Je la regardais et essayais d’imaginer sa nuit, la nuit qu’elle avait vécue la veille, qui avait cassé sa voix, gonflé ses yeux, et je pensais sensualité, érotisme, et je me disais : je la veux, je veux poser mes lèvres juste là, sur la larme, ce détail ajouté par quelque artiste génial pour faire la nique à Dieu.
C’était le bon vieux temps.

Samir pousse la porte. Je regarde l’horloge au mur. Il est en avance.
Il me salue. Nenad s'approche et lui tend le poing.
Fan de films américains, Nenad se plaît à inventer chaque jour des serrages de poignes facétieux, façon Blacks de quartier. On se tape le poing, la main tourne, décrit quelques signes occultes… Le problème, c'est qu'il n'a jamais su refaire deux fois le même geste et on se retrouve à regarder la pogne danser sans bien savoir quoi faire. J'ai beau lui répéter qu'un signe de reconnaissance, un rite, n'existe vraiment que quand il est répété, partagé, mais il se plaît à inventer, chaque fois, de nouveaux mouvements étranges.
J'ai pris un jour la décision de l'embrasser pour éviter ça. C'est le seul homme que j'embrasse et il pique.
À la différence de Samir, sacré beau gosse avec son mètre quatre-vingt-six, ses muscles bien entretenus, son bronzage définitif et ses yeux de poupon triste, Nenad est un individu singulièrement repoussant, presque effrayant, que personne n'aurait idée d'embrasser. Il ressemble à un fou, façon « Joker », qu'on aurait gonflé à l'hélium. Tout chez lui semble être tiré vers le haut ; ses sourcils, sa bouche, son ventre. C'est une montgolfière clouée au sol, décorée par un gamin sadique, et mes baisers sont sûrement ce qui, dans toutes les relations gratuites qu'il a connues depuis vingt ans, se rapproche le plus d'un rapport sexuel.

- Tu me dois vingt euros !

Nenad tend la main à Samir. Encore un pari perdu.

Samir a décidé, il y a deux ans, de retirer la poignée de la porte des toilettes, pour éviter que des intrus n'y déposent des étrons clandestins. Intérieur, extérieur, sans cette nouvelle clé - Sésame, comme on l’appelle -, la porte est lisse, infranchissable. Ainsi, chaque fois qu'une personne veut aller s'alléger, elle doit demander la poignée au comptoir.
Le truc, c'est qu'il ne faut surtout pas laisser sésame dans son trou une fois qu’on a ouvert la porte, il faut la garder en main, sinon, plus de sortie possible. Le pisseur ou la pisseuse se retrouve coincé à l'intérieur sans rien pour ouvrir la satanée porte, rien pour s'échapper, et les habitués parient sur l'issue du combat.
Ici, pas de tiercé ou de jeux à gratter, la belote et le 421 font figure de challengers face au sport officiel du rad : le SSP, « Sortira - Sortira pas ». Un gars chanceux peut se faire du fric avec beaucoup de temps à perdre et pas mal de chance.

Samir dépose son manteau, il passe derrière le bar, se lave les mains dans l’évier. Il ouvre la caisse et donne vingt Euros à Nenad. Mon bénéfice s’envole.

- Tu prends la suite, Samir ? J’ai un truc à faire, je ne serai pas là de la matinée.
- Pas de souci. T’oublies pas qu’on doit aller à la sécu, ce soir.
- Je ne rentre pas tard, je serai là en début d’après midi.

Nenad est passé en cuisine. On entend grésiller les poêles. Une douce odeur commence à nous parvenir. Wiki, lève la tête et sourit. Roger bave. Samir prépare des jus d’orange.

- C’est l’heure de la bouffe. Tu restes un peu ?

Nenad sort des cuisines, cinq assiettes en main. Il en pose deux sur le comptoir, deux sur la table près du mur aux souvenirs, et il porte la dernière à Wiki. Mon bénéfice qui s’envole.
On s’installe lui et moi à table, Samir nous pose des couverts et deux jus d’orange.

- T’as vu la nouvelle photo ?

Je regarde le mur où sont pêle-mêle épinglées des photos de soirées au bistrot, soirées auxquelles ont participés, si l’on en croit nos yeux : Che Guevara, Nixon, Marylin, Lénine et bien d’autres encore… Il pointe le doigt sur la dernière. Samir est tout sourire, à sa droite Barack Obama se penche comme pour l’embrasser, à sa gauche Clara Morgane, nue, s’agrippe à lui comme à une barre de strip-tease.
Samir jubile. Il fait un tour sur lui-même façon Michael Jackson, un petit cri et va porter son jus à Wiki.
Je me tourne vers Nenad :

- Tu crois qu’il va arrêter ça un jour ?
- Hummpff… me répond l’autre en éjectant quelques morceaux d’omelette.
- Tu crois que c’est une bonne idée, la sécu, ce soir ?

Il crache dans son assiette ce qui lui reste en bouche :

- Tu vas pas me laisser tomber ?
- Non ! Je m’interroge c’est tout. On avait dit qu’on ne ferait jamais un truc personnel.
- Oui, mais là, c’est différent.
- C’est toujours différent…

Il a l’air paniqué. En colère aussi.

- Juste cette fois. Il me dit. Elle mérite, je te jure, tu la verrais…
- On va le faire, je dis juste que c’est pas malin.
- Une fois… Rien que pour elle, et je ne te demanderai jamais plus rien. Fais-moi confiance.
- Je n’ai confiance qu’en deux personnes, la première c’est moi, et l’autre, c’est pas toi.
- « Die hard » ?
- Raté ! C’est « Les ailes de l’enfer »… Dis-moi. T’as fermé le site ?
- Je m’en occupe tout à l’heure…
- Il nous reste combien de types à visiter ?
- Une trentaine.
- C’est bien. Tu ouvres le prochain dans la foulée.
- Wiki est sur le coup.
- Bien.

Il reprend sa fourchette, ramasse et porte à sa bouche ce qu’il vient de cracher.
Je repousse mon assiette, me lève :

- T’es un porc, Nenad, un porc !

Il postillonne en riant.
J’en profite pour partir. Avant d’ouvrir la porte, j’entends Samir qui me demande à quelle heure arrive Marie pour le service. Je lui réponds, et m’enfuis.

Dehors, j’appelle Manon.
Elle a l'air en mauvais état, mais elle est contente de m'avoir au bout du fil. Je l'entends à peine, elle murmure lentement. Je lui demande si je peux passer la voir. J'arrive à percevoir de la joie dans sa voix, je ressens du plaisir dans mon inquiétude. On se dit « à tout à l'heure », « viens vite », « j'arrive »… On se caresse avec les mots et j'ai le cœur chiffon.

Je repasse à la maison pour me changer. Caroline n'y est plus, mais elle m'a laissé un message en forme de tas. Elle a pris tout ce qui traînait dans l'appart et a tout regroupé en mont-fouilli, contre la porte d'entrée. Une montagne de bouffe, de bouquins, de fringues, que les moutons gravissent. Caroline a le sens du message. Je me penche sur le tas, récupère un jean, des chaussettes, une serviette humide. J'évite d'être enseveli sous une avalanche de slips. J'aperçois l'ombre filante du chat. Je m’habille, et me dis que je suis entouré de barjots.

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Exo roman : Au commencement. (début, suite et...) Empty Re: Exo roman : Au commencement. (début, suite et...)

Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:34








6








Dans le métro, je prends un passage interdit, déjà une petite aventure, et je me retrouve sur le quai où une dizaine de personnes attendent, penchées pour la plupart au-dessus des rails à essayer d’évaluer la distance du prochain train. Les pubs sont couvertes de graffiti d’un groupe de militants anti-pubs. Leurs slogans sont plats, médiocres et haineux. Ça donne envie de regarder derrière. Je m’assois et me concentre sur Manon. Le regard vide.
Une vieille clocharde shoote péniblement dans une boule de papier d’alu. Elle s’arrête tout à coup et me regarde. Je sens que je vais me faire une amie.

- Tu veux ma photo, fils de pute ?

J’essaye de réprimer un sourire et comme je ne sais pas trop comment réagir, je décide de garder le regard braqué sur elle. Elle semble m’oublier et continue son drible grabataire. Le papier tombe sur les rails. Elle se retourne sur moi. Elle a la gueule comme une falaise érodée par des millions de vagues d’alcool, les jambes comme des grappes de moules.

- Tu te prends pour un macho, hein ? Qu’est-ce tu me veux ? Tu veux que je t’arrange la gueule, ptit con ? les machos comme toi, je leur bouffe les couilles !

Le pire, c’est qu’elle m’est sympathique et j’aimerais bien la prendre par les épaules et lui faire un câlin, mais je ne crois pas que ça va être possible, d’autant plus qu’elle pue comme un métro bondé. Elle avance sur moi.

- Tu me connais pas, macho ! Je vais te faire dix sourires de trou du cul sur ta gueule de con.

Elle avance encore. Elle déflore mon espace personnel et je n’en mène pas large. Je suis même pas mal inquiet. Elle me montre ses griffes et me parle de ses compétences en karaté. D’un geste, elle pourrait m’arranger façon affiche de « la fureur de vaincre ».
Je lui dis :

- On va faire un truc ! vous allez vous rasseoir, je replonge dans mes pensées, on s’oublie et tout redevient normal.

Elle se sent forte, elle a perçu le début de peur dans mes yeux. Son odeur m’imprègne, j’ai un nœud dans le ventre. J’imagine le mec qui se prend une branlée par une clocharde de soixante-dix berges ; pas bon pour l’image. Je me redresse, et lui lance avec ma voix la plus calme et la plus grave :

- Vous faites encore un geste de trop et je vous défonce la gueule.

Elle se fige, examine le quai un instant et part. Ses derniers mots meurent entre ses dents jaunes. Elle retourne à sa place et plonge la tête dans son sac, comme si de rien n’était. Comme un con, je me sens tout fier, un inspecteur Harry, brigade sixième âge, seul, sans les sieurs Wesson et Smith.

En fait, je ne suis pas vraiment dangereux, mais ça, personne ne le sait, c’est mon avantage. Disons que j’ai la force de dissuasion sans posséder l’arme atomique, une grande gueule sans les muscles qui vont avec. Si je peux me faire étaler par une minette un peu nerveuse, dans 95 % des cas je suis vainqueur par abandon avant combat.

Le métro arrive. Pas trop plein. J’évite, magnanime, de jeter un regard provocateur à mon adversaire et m’engouffre dans la rame. Une jolie fille ne me regarde pas. Je perçois le tsss-ke-tssi-tsiii-ke insupportable d’un Mp3 poussé à fond. Je préfère m’asseoir plus loin.
Au milieu du wagon, un gamin grunge est vautré sur une banquette les pieds bien à plat sur celle d’en face. Le genre de môme décalé, dont la révolution se limite à salir le cul des gens. Des passagers le regardent de travers, mais personne ne dit rien, les rumeurs courent sur les enfants tueurs. Je m’approche de lui. Après mon combat, je me sens fort, prêt à en découdre avec un ado maigrelet aux cheveux gazon-pas-tondu. Je vire ses pieds violemment. Il sursaute et m’observe. Je capte le regard satisfait d’une femme fatiguée. Je m’assois et colle mes grands panards sur la banquette.
Je suis con souvent, mais ça me fait rire.

Résidence « les cèdres », je suis plus très loin du sapin, qu’elle m’a dit, au téléphone, en s’esclaffant. Elle me sort la même vanne chaque fois que je l’appelle. Les cachets. Elle doit la sortir à tout le monde, sauf que personne ne l’appelle, personne ne sait qu’elle est là. C’est moi qui l’ai enfermée là, pour son bien, pour la protéger, d’elle et des autres.

Ma station. Je descends. Gravis les marches quatre à quatre et me retrouve, sans souffle, plié en deux, devant une rue si banale que j’en ai des frissons.
Je ne suis pas fan des hôpitaux, mais des psychiatriques, j’en ai encore jamais connu. Je n’étais pas encore passé la voir avant aujourd’hui. Trop dangereux, on aurait pu me suivre.
Je suis curieux et j’appréhende. Je me sens l’âme d’un Nicholson déjà lobotomisé.

La grille est discrète, pas de plaques, il faut connaître.
Je sonne.
À l’entrée, une baraque carrée toute en vitres, un mécanisme s’enclenche, la grille ronronne et gémit. Je me présente à l’accueil, on me donne le chemin et je m’étonne que personne ne m’accompagne.

Dans les jardins, les gens errent. La plupart marchent seuls. Dans les groupes, on reconnaît les non-patients à leur façon de vouloir paraître joyeux. Manon est sur un banc, m’attend. Elle me voit, se lève et court vers moi. J’ai des flash-back qui m’aveuglent. Elle se jette dans mes bras, me renverse à moitié, je me sens bien, presque jeune.

Elle parle vite, me remercie d’être venu. Je n’ai pas le temps d’en placer une. Elle passe d’un sujet à l’autre ; me décrit le lieu, ses amis aliénés, sa chambre, l’ennui après la première semaine, quand les cachets ne l’assomment plus, le fait qu’il n’y ait rien à faire ici, sinon baiser – surtout parce que c’est défendu. Elle rit beaucoup.
Un homme passe et me regarde avec l’agressivité créative d’un timide laid en thérapie terminale. Je me méfie, l’habitude du monde normal.

- Moi aussi il me faisait peur au début, mais c’est un ange.

Manon lui fait un signe de la main, il sourit, je l’oublie.
Elle revient à moi, pose ses deux mains sur mes joues : « tu te souviens ? ». Elle évoque le bon vieux temps avec un sourire qui estompe les années, me dit qu’elle avait besoin de me revoir, qu’elle a plein de choses à régler, à me dire, et là, devant mes yeux, au grand désarroi de mes oreilles, je l’entends me réinventer sa vie, la nôtre ; s’excuser de choses qu’elle n’a pas faites, m’excuser d’erreurs que je n’ai pas commises, m’inventer d’autres exploits. Elle repeint en rose et noir la pièce grise où j’avais rangé mes souvenirs.
D’accord, je m’en fous un peu, et ça ne devrait pas me traumatiser plus que ça - si ça peut lui faire du bien - mais j’ai malgré tout un petit pincement au cœur, comme si on était dans un aéroport et qu’elle partait à jamais pour un pays lointain. Aussi parce que je n’imagine pas une thérapie se construire sur des bases si vaseuses.

Elle me dit qu’elle a froid, me propose de nous réfugier dans la salle fumeur de l’établissement.
Elle me prend la main et m’entraîne.
Nous entrons dans une pièce lumineuse grise. Cinq filles entourent une grande table ronde en rotin, couverte d’une plaque en verre.
J’imagine les dégâts que pourrait faire un suicidaire homicide avec une table en verre.
Nous nous asseyons. Manon lance un bonjour jovial, les autres acquiescent pauvrement. On ne me regarde pas. Je pose mon zippo sur la table, Toc, la plaque est en plastique, ils y avaient pensé aussi.

Manon recommence à me parler d’ennui, de l’hôpital, des patients, les autres se taisent, tête basse. Je les observe et mon cerveau détraqué se souvient de ce que Manon m’a dit plus tôt à propos du sexe. Je jauge les cinq filles, deux sont jolies dans le genre terne. Je suis ému. Le loup dans la bergerie. Je m’en veux de penser à ça et ça m’excite d’autant plus. Les fantasmes ne s’encombrent pas de morale. Je me prends à rêver de me faire interner comme on part en vacances au Cap d’Agde. Une des filles se lève, les autres en profitent et la suivent. Je me retiens de mater leurs culs. Une seule résiste et reste assise. Pas longtemps. Le discours de Manon doit être insupportable à entendre. J’ai l’impression qu’elle me fait la visite guidée du zozo zoo. La fille s’en va finalement, nous restons seuls.

Je revois Manon qui débarque dans le bistrot l’an dernier, les cheveux ras, des cernes de basset artésien, les pleurs…
Et Manon qui me parle de ce qui lui est arrivé.
Jérôme. Un allumé, un scientolo-jehovo-millénariste qui avait créé une troupe théâtrale expérimentale.
J’avais passé pas mal de temps avec ce groupe. Plus jeune. Un soir par semaine, nous nous réunissions dans l’immense loft de Jérôme pour fumer des pétards et refaire le monde, surtout l’univers. Ils avaient un programme. Ils proclameraient la bonne parole grâce à des représentations théâtrales itinérantes. Au bout, on évoquait la Dead-line du troisième millénaire. Tout ça me faisait marrer, même si parfois ça foutait les pétoches. Certains étaient particulièrement allumés et le groupe tournait de plus en plus à la secte, mais comme les soirées finissaient en orgies, j’ai participé longtemps.
Après l’accident, Manon était partie les rejoindre. Je n’avais pas eu de nouvelles d’elle, pendant des années.
Ils prédisaient le retour du Christ, pour l’an 2001, aujourd’hui, ils avaient le choix dans la date, mais Manon disait que leur programme s’accélérait, ils affirmaient que le Christ ne se pointerait pas tant qu’ils n’auraient pas fait un peu de ménage, et qu’elle est salement impliquée.
Je n’arrivais pas à en savoir plus. Manon répétait toujours les mêmes choses, mais je compris qu’elle avait échappé à la mort de peu, de si peu qu’elle y avait laissé des plumes. Elle était encore menacée. Ils vont me retrouver.
Je l’avais gardé quelques jours à la maison, elle avait dormi et pleuré tout ce temps. Le jour où elle s’est lacérée le visage, j’ai décidé de la cacher dans la clinique.


Le temps reprend ses droits. Manon a des soins à faire. Elle me dit que je dois partir. Maintenant. Il est l’heure. Elle me raccompagne.

Dans les jardins, nous croisons son psy. Elle s’agite, le rattrape, lui demande si elle peut le voir. Le mec ne la regarde pas, il lance un « oui, oui, dans un quart d’heure », et la chasse d’un mouvement de main, comme une mouche. Je le soupçonne de ne même pas savoir à qui il s’adresse. Tous dans le même panier. Manon me rejoint, elle sourit, me dit à quel point ce type est admirable. Je hais le mec, mais comme je hais les psys en général, je n’y pense pas plus que ça. La porte s’ouvre, elle m’embrasse et disparaît derrière la grille.

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Message  grieg Jeu 23 Déc 2010 - 7:35








7







Retour à la rue banale.
J’ai comme un coup de blues qui me scie les pattes, aussi violent que la crise de la quarantaine mais en plus court. En cinq minutes, je me fais un mini bilan désespéré. C’est jamais terrible les bilans de la quarantaine, mais tellement fréquent. Et ça tue.
J’essaye de me souvenir de ce que c’était d’avoir quinze ans… Un âge où tout est trop, parce qu’on n’a pas la mesure des choses. C’était penser en majuscule, Amour, Justice, Liberté.
J’avais déjà, à l’époque, un gros souci avec les valeurs morales dominantes, avec les grands mots, les grandes idées. J’avais déjà pressenti que les grandes Idées faisaient les Causes perdues.
J’adorais, par exemple, la série anglaise « Le prisonnier », cet ex-agent secret qu’on mettait au rencard dans un village-retraite pour l’empêcher de communiquer les secrets qu’il détenait. Je l’adorais, mais au fond de moi, j’avais du mal à comprendre pourquoi ce type ne profitait pas de tous les avantages du village qui regorgeait de filles canons, où les mecs passaient leur journée à se lancer des bonjour chez vous, à jouer aux échecs, à bouquiner, à se balader, à siroter des bières en terrasse… Je ne comprenais pas l’ambition, l’attachement à la Liberté, l’attachement aux valeurs majuscules. Pour moi, la Liberté c’était un peu le village. Pourquoi ce mec qui s’était battu pour que son pays puisse avoir une société idéale - le village était somme toute, une forme de cet idéal -, continuait à vouloir retourner au combat ? T’es arrivé, mec !
J’avais l’impression qu’il n’y avait pas d’Idéal, juste le jeu.
Tout ça me déprimait pas mal. J’avais le Sens de la Vie en cul de sac.
Aujourd’hui, je suis pour le bonheur simple, sans majuscule.
Et le bonheur passe par la justice, pas la grande, celle du quotidien.

J’ai la tête chargée de toute la misère humaine, l’obscur besoin de m’asseoir à une table et de déverser tout sur quelqu’un d’autre ; Grégoire sera un bon exutoire.
Le vent et la vie me cinglent les joues. Je repense à tous les mensonges que Manon a recréés, me dis que j’aurais peut-être dû intervenir, rétablir certains faits. Je me dis aussi, que je ne suis pas psy ; déjà qu’eux, après des années d’études, débitent un nombre incroyable de conneries, sans parler beaucoup, je ne vais pas m’aventurer sur le terrain confus de l’âme humaine, même si, en l’occurrence, l’âme, là, je l’aime.

Je marche face au vent, en pensant qu’elle est peut-être dans le vrai et que c’est moi qui me suis fait un lifting de la mémoire, moi dont le cerveau déconne. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’une petite amie a d’autres souvenirs de notre relation que les miens, un classique ; le bout de vie en commun et la mémoire divergente. Je me prends la tête avec ça, me demande si finalement, je ne devrais pas faire un stage dans sa clinique. J’y pense vraiment longtemps pour finalement généraliser et conclure que tout le monde est comme ça, que chacun a toujours un souvenir différent de l’autre quand ils ne se les construisent pas ensemble, souvent sans rapport avec la réalité, que la vérité se cache autre part, entre deux êtres, ailleurs. La vérité est ailleurs, et je fredonne la musique du générique d’ « X files » ou de « twilight zone » - je ne sais plus - et comme je fredonne faux, ça donne encore plus de sens à mes pensées, comme une métaphore.

J’ouvre grand les yeux pour les offrir au vent, pour qu’il les secoue, afin de faire tomber la première larme qui entraînerait les autres, stagnantes dans la mare de mes tripes, tout au fond. Mais ça me fait sourire, finalement.
Les gens dehors ont les mêmes gueules qu’à l’intérieur, j’évalue le marché de ce type de clinique ; énorme. Si un jour, je veux vraiment gagner du fric, je sais quoi faire.
En attendant, je dois me concentrer.

Il est 14 heures quand j’arrive au bistrot. Le bar est plein. Je lance un bonjour à la cantonade, bouscule un mec costaud. Il me regarde méchamment et s’écrase. Samir et Nenad sont en transe, rouges, couverts de sueur. Je n’ai pas envie de m’en mêler, et puis le service est presque fini, je ne ferais que déranger. Je m’installe entre un genre de gendre idéal imbuvable et Catherine, une voisine. Elle porte un chapeau ridicule et ça ne loupe pas, elle me demande ce que j’en pense.

- Assez laid !
- Tu peux pas t’en empêcher ? t’as besoin d’être méchant ?
- Je ne suis pas méchant. En fait, je suis plutôt un bon gars, et ce que tu appelles méchanceté m’a demandé pas mal d’entraînement.

Elle part au fond du bar, voir Wiki. Il lève la tête de son ordinateur quand elle s’assoit face à lui, et dis : Oh ! T’as un chapeau, et éclate de rire.

Marie a pris son service derrière le bar. Elle m’aperçoit.

- Toi ! T’as besoin d’un câlin, me dit-elle en souriant avec ses yeux profonds comme tout ce qui est bleu, le ciel, la mer.

Et effectivement, je poserais bien, une heure, la tête sur sa poitrine réconfortante en caressant son sexe comme un doudou. Son sourire me brûle les sens. J’ai envie de lui arracher son chemisier et l’aimer tout le jour.
Marie ressemble à ces filles plantureuses qui dansent en levant les bras dans les pubs Narta. C’est ma belle des champs et j’ai souvent beaucoup de mal à me concentrer sur le boulot quand je travaille avec elle.
Marie est un ange aussi, la bonté incarnée… Je me suis juré, quand je l’ai embauchée, que jamais je ne penserais même à la séduire. J’y pense tous les jours. C’est inhumain d’être un homme. Mais j’ai en partie tenu ma promesse, et Marie est devenue ma petite sœur, maintenant. L’horreur.

Au bout du bar, le type que j’avais bousculé en entrant, pousse une gueulante. Il s’adresse à Marie et lui dit ce qu’il pense du café qu’elle vient de lui servir.

- C’est de la putain de merde ! T’as pas honte, connasse, de servir ça.

Marie me regarde, sourit. Elle me pose une main apaisante sur le bras. Me murmure :

- Je m’en occupe, ne vous en mêlez pas.

Tout autour, le silence s’est fait. Certains ont l’air choqués, d’autres sourient. Je les vois presque se frotter les mains en pensant : Enfin un peu de spectacle. Nenad a rejoint la cuisine, je sais pourquoi.
Le mec est sur le bord d’un fleuve et il pisse dans l’eau. Ce qu’il ignore c’est que le fleuve, c’est le Styx, et qu’il est mort ce con. Il est pourtant impressionnant. Dans les un mètre quatre-vingt dix, tout en muscle, une tête de boxeur, mâchoire carrée façon bulldozer. Il ne doit pas avoir l’habitude qu’on lui réponde sinon pour s’excuser.
Marie lui parle doucement, avec son plus beau sourire, et c’est pas rien ce sourire. Elle se retourne vers la machine à café, me jette un coup d’œil, elle fait non de la tête. Je lui fais un clin d’œil, conciliant, et m’adresse au gendre idéal, à côté de moi :

- Alors, qu’est-ce qu’on choisit ? Toute une vie comme des larves, ou deux minutes comme des héros ?

Il est interloqué, ne comprend pas, ou fait semblant de ne pas comprendre. Je sens qu’il ne va pas tarder à partir.
Marie, sans tourner la tête, me lance :

- « Rambo » ?
- Raté ! C’est « La petite sirène 2 », le pingouin et le morse, juste avant de sauver Mélodie.

Je me lève, échappe à la main de Marie qui essaye de me retenir. Je m’approche du géant belliqueux. Il m’observe avec dans les yeux quelque chose du gamin qui s’apprête à ouvrir ses cadeaux le soir de Noël.

- Excusez-moi… J’ai entendu ce que vous disiez à propos du café, et je dois dire que je suis assez d’accord avec vous. Par contre…
- Dégage, l’avorton !
- Je disais : Par contre, je trouve le « connasse » un peu disproportionné, et peu courtois.
- Et alors, tu vas faire quoi ?
- Vous demander de payer et de sortir.
- Et tu vas faire comment pour m’obliger à sortir.

Je sens un poids sur mon épaule, et le canon d’un fusil à pompe, gros calibre, se colle sous le nez du mec. Il blêmit. Les yeux comme des billes, il commence à comprendre, il aperçoit Caron en la personne de Nenad qui se tient derrière moi. Un Caron au sourire de Cerbere, qui aurait troqué ses rames contre un Spas-12.

- Nenad ?
- Quoi ?
- Si tu tires, là, tu m’arraches l’oreille.
- Pas besoin d’oreille, t’écoutes jamais.

Un cercle, s’est formé autour de nous. Un presque cercle, car personne ne se tient dans la trajectoire que pourrait prendre la balle si Nenad pétait un plomb. Je me tourne légèrement pour voir comment réagit Guérin. Il déguste son cassoulet et n’a pas levé les yeux de son journal. Je reviens à mon camarade, je sens bien qu’il commence à regretter l’amertume de son café.

- C’est plus la peine que je vous explique comment je vais m’y prendre pour vous faire sortir d’ici, je suppose ? Vous n’avez pas l’air d’être une flèche, mais là le message est clair. Par contre, je vais vous demander de sortir votre portefeuille, avant. De régler ce que vous devez à la petite dame, sans oublier son pourboire de connasse, et de me laisser jeter un coup d’œil à vos papiers, nom, et adresse, juste au cas où…

Guérin a levé, la tête, il désapprouve et me fait savoir d’un petit signe de tête que je ne dois pas aller plus loin. Heureusement, la brute s’exécute sans broncher. Je prends sa carte d’identité, lui-dis merci, la lui rends et l’invite à rejoindre la porte. Le fusil pèse sur mon épaule. Dans le bar, seuls les habitués sont restés, c'est-à-dire presque tout le monde. Le mec sort.
Guérin nous souffle :

- Poussez pas le bouchon trop loin, les mecs.
- Promis Monsieur, lui répond Nenad en rejoignant la cuisine.


La porte s’ouvre de nouveau. Le géant apparaît, flanqué d’un flic. Il me désigne. Guérin se lève. Il râle, se poste devant le policier et le salue.

- Commissaire ? Dit celui-ci.
- Vous avez réussi à appréhender cet homme, Limousin?
- En fait c’est lui qu’est venu me trouver, pour me dire qu’il venait d’être braqué.

Guérin se tourne vers nous, l’air choqué.

- Y’en a qui manquent pas d’air. Cet homme vient de faire un scandale, de menacer nos amis, et de m’obliger à lui demander poliment de quitter les lieux. Dit-il en s’adressant à l’agent. Et maintenant, le voilà qui revient avec vous. Pourriez-vous lui expliquer gentiment ce qu’il en coûte de se foutre de la gueule de la police, dans le coin ?
- Je l’embarque ?
- Non ! Faites-lui juste comprendre qu’on n’a plus envie de le voir dans cette rue et laissez-le rentrer chez lui.
- Bien ! Commissaire.

Le géant est statufié. Encore un peu et on verrait un pigeon lui chier sur la gueule. Le flic referme la porte. Guérin retourne à sa table, s’assoit, reprend son journal, sa fourchette et dit :

- Dernière fois. C’est la dernière fois.

Je le rejoins avec la bouteille de poire en main, et des excuses plein la bouche.

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Message  Invité Jeu 23 Déc 2010 - 9:13

Grieg, ça me fait sacrément plaisir
Spoiler:

Pas le temps aujourd'hui de tout lire, je finirai de déballer demain !
Je te souhaite un très très très bon Noël. Bises en laine.

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Message  Igor23 Jeu 23 Déc 2010 - 13:51

Je viens de lire le prologue : ça décoiffe :-)
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Message  Kilis Jeu 23 Déc 2010 - 18:03

grieg, j’ai lu.

Alors...

Spoiler:
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Message  Invité Jeu 23 Déc 2010 - 18:23

Wow ! J'émerge. Complètement prise dans le récit (à partir du 4, je me rappelais bien les chapitres précédents).
Excellents les dialogues. Excellents les personnages. Bien menée la transition au 4.

Ravie que l'aventure continue et impatiente de la suite.

Et puis voilà :-)


4
Dès que j’emménage,
Je passais l’heure suivante à lui expliquer que je ne la méritais pas, qu’elle aurait beau m’embrasser, je ne me transformerais pas en prince charmant
- C’est quoi ton programme, aujourd’hui ? me demande Caroline de la salle de bain.
J’ai bien en vie de lui dire la vérité,

Sa beauté c’est du GHB. (là, je doute. Chez moi "Grievous Bodily Harm")

5
- Je peux te poser une question ? me lance Roger.
Grégoire m’avait parlé d’elle, il m’avait dit ; tu dois la rencontrer. (: plutôt que
Le truc, c'est qu'il ne faut surtout pas laisser Sésame dans son trou
la belote et le 421 font figure de challengers face au sport officiel du rade :
Il ouvre la caisse et donne vingt euros à Nenad.
, soirées auxquelles ont participés (participé)
et a tout regroupé en mont-fouillis

6 Tu veux que je t’arrange la gueule, ptit con ? Les machos comme toi,
- On va faire un truc ! Vous allez vous rasseoir, je replonge dans mes pensées,
Elle revient à moi, pose ses deux mains sur mes joues : « Tu te souviens ? ».
me propose de nous réfugier dans la salle fumeurs de l’établissement.
Je pose mon Zippo sur la table, toc, la plaque est en plastique, ils y avaient pensé aussi.

7
- Tu peux pas t’en empêcher ? T’as besoin d’être méchant ?
- Commissaire ? dit celui-ci.
- Y en a qui manquent pas d’air.

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Message  Rebecca Jeu 23 Déc 2010 - 18:57

Oui c'est très prenant. On plonge en apnée. J'aime bien le ton.
L'architecture est savamment orchestrée et...j'en reprendrai volontiers une tranche.
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Message  Chako Noir Jeu 23 Déc 2010 - 21:01

Mon dernier post sur ce forum, juste avant celui-ci, consistait à dire que je me plaignais de ne pas avoir un ouvrage signé Pierre Grieg à mettre sous mon sapin.
Et là : tadadaaaaa !!! Joyeux noël ! Pour le moment, je ne puis dire que comme Igor à propos du prologue, "ça décoiffe !"
Le temps de recharger mon imprimante, et ziouplà boum.
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Message  elea Lun 27 Déc 2010 - 22:11

Y’en a marre de ces textes prenants qui m’emportent puis me laissent choir en plein milieu, avide et désespérée de connaître la suite.
J’aurai bien lu jusqu’au bout de la nuit moi.
J’adore et je n’ai rien de plus constructif que ça à dire, tout simplement parce que totalement prise dans l’histoire, aux côtés des personnages, je me laisse conter sans avoir envie de disséquer.
Encore…

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Message  Steph Mar 28 Déc 2010 - 4:17

C'est rythmé, j'aime le ton employé tout au long. C'est tout en détail, en anecdote, c'est vivant. J'aime beaucoup, du cou j'attends la suite.

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Message  Louis Mer 29 Déc 2010 - 19:03

Le récit est captivant, bien que l’on ne sache pas trop encore où il nous emmène.
Un ton, un style, à l’américaine, au point d’être surpris quand le détail du contexte des événements nous situe en France.
Surprise aussi que le narrateur soit Sylvain en première personne à partir du chapitre 4, ce qui ne me semble pas top s’accorder avec le prologue dans lequel le narrateur n’est ni Sylvain, ni Grégoire.
Les personnages sont intéressants. Riche et complexe personnalité que celle de Grégoire, en particulier. Mais une déception quant à sa faculté de lire dans la pensée des autres. On a trop l’impression d’un type doué d’une capacité surnaturelle. J’aurais préféré plus d’ambiguïté, un personnage dont on ne sait pas trop s’il lit vraiment dans la pensée des autres, ou s’il projette sa propre pensée dans celle d’autrui.
Quoi qu’il en soit, le récit en l’état donne envie de connaître la suite, ce qui est très bon signe.
Remarques de langue :
Prologue
- « un couple passe, à contrevent, pliés, comme pour une mêlée, ils rient. »
En principe, puisque c’est le couple dont il est question, « pliés » ne devrait pas être au pluriel. De même « ils rient » ne semble pas convenir. Les deux membres du couple sont sous-entendus, bien sûr, mais je ne suis pas certain que, grammaticalement, ce soit correct. Peut-être en ajoutant « tous deux » : « un couple passe, à contrevent, tous deux pliés, comme pour une mêlée, ils rient », la grammaire souffrirait-elle moins.
- « La panique des autres lui parvient, le transperce. Pourquoi. » Il manque un point d’interrogation après « pourquoi »

1
- « ces choses là » : manque un trait d’union « choses-là »
2
- « Il la connait ; Elle va dire c’est quoi ce putain de bordel et foncer tête la première. » La majuscule à « elle » ne se justifie pas.
- « cette vie qu’il a abandonné » : abandonnée
- « et seraient même plus pour le tête pour œil. » : La tête pour l’œil me semble préférable.
- « et… Appelle-moi papy. » Je ne crois pas qu’il faille une majuscule à « appelle »

3
- « Petits frémissement » Il manque un s à frémissement
- « elle puisait quelque chose de vital en l’enfant » en l’enfant ne me semble pas convenir, « chez » l’enfant peut-être ? ou « dans les profondeurs de l’enfant », quelque chose de ce genre

4
- « J’aimerais bien pouvoir la refaire… Plus grave, plus désabusé… » il manque un « e » à désabusé
- « son mollet ma piégé » m’a piégé
- « ciel noir tâché d’étoiles » taché et non tâché
- « nous étions passé dans la chambre. » passés
- « J’ai bien en vie de lui dire la vérité » envie
- « Je passe à la douche, Doux contact de la serviette » doux, sans majuscule

5
- « il m’avait dit ; tu dois la rencontrer » Pas de ; après « avait dit », mais :
- « soirées auxquelles ont participés, si l’on en croit nos yeux : Che Guevara, Nixon, Marylin, Lénine » Pas de s à « participé »

6
- « des psychiatriques, j’en ai encore jamais connu » il manque un s à « connu »

7
- « C’est jamais terrible les bilans de la quarantaine, mais tellement fréquent. » il manque un s à « fréquent »



Louis

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Message  Lucy Dim 29 Avr 2012 - 2:18

Je pensais l'oublier

Juste pour te rappeler de ne pas, complètement, oublier.

J'ai tout lu, mais j'attends la suite et... fin pour commenter. Si jamais ça peut t'aider à te souvenir de continuer... ^^

Merci, les modos, pour ce catalogue qui nous permet d'exhumer des textes qu'on croyait aux oubliettes ! ^^
Lucy
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