Variations sur un même theme

Ma mère a toujours aimé Dieu et les dictionnaires ; qu'elle déclame la Bible ou le Petit Robert c'était pareil: nous étions tous fascinés par sa ferveur.
Enfin, tous... Ma soeur et moi.
Nous regardions ses poils sous les bras, ses cheveux gris mal peignés, ses grands yeux qui s'écarquillaient. Nous nous mettions à rire. Elle aussi.
Une fois, ma tante m'a dit que, lorsque nous étions petits, nous citions régulièrement des noms de fruits comme: goyave, kiwi, ou papaye, ou lychees... Nous récitions maladroitement des passages de l'Apocalypse selon Saint-Jean. Nous chantions des chants Vietnamiens. Nous jouions à inventer des mots.
Tout était possible puisque Dieu veillait sur nous...
Et puis un jour, à la sortie de l'école, Dieu n'a pas pu m'expliquer pourquoi elle n'est pas venue. Nous l'avons attendu des heures et des heures. Ma petite sœur pleurait ; je restais droit comme un cri mâché, le souffle court, les poings serrés. C'est finalement notre grand-père - Papyli - qui est venu nous chercher. J'ai appris plus tard qu'elle lui avait laissé un mot, expliquant qu'elle devait partir parce qu'elle ne voulait pas être une mauvaise mère.
Le temps a passé.
Elle est revenue.
On l'a internée.
Et nos grand-parents ont enfin eu notre garde officielle.

*


Je la revois de temps en temps, qui arpente les rues de sa démarche lunaire. Je lui dis parfois bonjour, parfois non. Je sais que si je lui parle j'aurai 5 minutes de conversation pour deux-trois heures de délire. Ma mère est un moteur à explosion. Elle s'élance et les mots giclent. Et ses mains, ses doigts deviennent des battements de cœur. Elle chante. Elle déclame. Elle crache son amour sur le peuple des hommes, sur la gueule ouverte des blessures. Elle se mure dans le sexe, dans l'attraction, dans la définition-même du désir.
Alors elle est belle alors elle me fascine.
Et me fatigue.
Je rentre chez-moi épuisé. Elle m'aspire - elle m'avale dans un monde qui n'est plus la réalité. Qui est plus que ça. Ma mère est un surréalisme injustifié. Elle est pur chaos. Je la hais. Je l'aime. Je veux la battre et la prendre dans mes bras. Je veux son déclin et sa rédemption. Je veux qu'elle souffre et qu'elle rêve un peu à ses enfants.
A ses mômes.
Aux grandes traces qu'elle a laissées sur nos gorge étranglées par les liens familiaux.

*


En ce moment je sais qu'elle ne porte que du mauve. Elle ne s'exprime qu'en écrivant sur un petit carnet. Elle ne parle plus depuis des mois, n'ouvre même plus la bouche. La dernière fois que je l'ai vue c'est donc par écrit que nous avons causé. Chacun à un bout de table. Nous passant le carnet. Piochant de temps en temps dans un petit ramequin rempli de raisin. Il faisait beau.Chez elle, c'était rempli de tableaux inachevés, de dictionnaires, de lettres imaginaires à son avocat.
Elle m'avait souligné des passages entiers du Yi-King.
Elle essayait de me faire comprendre (toujours par écrit) que nous étions tous des puits tournés vers le ciel. Vers la clarté.
J'ai alors imaginé un enfant s'amusant à jeter des cailloux dans l'eau du puits, comme cherchant à troubler la présence imperturbable de l'azur. J'ai revu ma mère agenouillée dans la salle de bain, à moitié nue, priant sous la lumière blanche des néons. J'ai repensé à ce tricycle jaune que je prenais pour une Harley. Aux goûters, avec les carottes crues trempées dans le vinaigre balsamique. A toutes ces petites choses que ma mère agrandissait jusqu'au symbole.
C'est en grande partie à cause d'elle que j'écris.
C'est pour lui ressembler que je m'approche de la folie. Petit à petit. J'allais même dire: méthodiquement.

J'essaie simplement de me trouver une place dans le désert.

Amour et souffrance, douleur et tendresse, approche de la folie...
Je trouve ce texte émouvant, je l'ai lu avec intérêt, mais je l'aurais plutôt vu "côté prose".

Je viens de prendre un coup dans l'estomac!
Bravo, c'est le premier mot qui me vienne à l'esprit.

"Ma mère est un surréalisme injustifié" me touche particulièrement, allez savoir pourquoi.

(un problème de concordance des temps : qu'elle déclame ....c'était pareil ; mais je ne suis pas certaine que "qu'elle déclamât te convienne!)

Rien à dire. Grand bravo.

C'est bien. L'architecture, le ton, l'histoire, le point de vue ...ça sonne juste. Vraiment bien.

Merci beaucoup.

Une relation qui vaut son pesant de mots...et c'est riche !
Contente d'avoir lu ici ce texte à l'univers poétique intense (je vais rarement lire la prose).

Je ne sais pas trop comment traiter l'examen de ce beau texte. Il me conduit surtout au désir de manifester ma sympathie pour ce jeune homme dont les oeuvres précédentes ou peut-être encore davantage ses "réponses" avaient suscité le désir de le mieux connaître. Le texte décrit le malheur d'enfants privés de l'amour d'une mère malade mentale ; on ne sait. rien de la situation du père, il y a des indications qui font songer à l'indochine. Il semble bien que Yoini Wolf décrive sa propre existence . Mais il le fait avec beaucoup d'art et de sensibilité. J'espère le rencontrer physiquement un de ces jours.

Une rencontre mère-fils qui cogne juste, très juste, contre la vitre de la folie qui les sépare.
Entre tendresse et amertume : "Je veux la battre et la prendre dans mes bras"

Un face à face poignant dont je retiens quelques pépites :
"je restais droit comme un cri mâché, le souffle court, les poings serrés"
"Elle crache son amour sur le peuple des hommes, sur la gueule ouverte des blessures"

oh non ce n'est pas de la prose, c'est de la poésie, un texte que j'imprime pour le lire vivant entre mes mains

Merci encore à vous tous. Ce texte est très très important pour moi.
Et, mon cher François T, je suis ouvert à toutes rencontres. Alors pourquoi pas nous rencontrer un jour, oui, si vous le désirez.

*

"Elle essayait de me faire comprendre (toujours par écrit) que nous étions tous des puits tournés vers le ciel. Vers la clarté."

Votre mère a bien raison... Si l'on s'ouvre vers le ciel, la clarté descend en nous et nous inonde de beauté... Comme votre texte:)

Cythéria a écrit:*

"Elle essayait de me faire comprendre (toujours par écrit) que nous étions tous des puits tournés vers le ciel. Vers la clarté."

Votre mère a bien raison... Si l'on s'ouvre vers le ciel, la clarté descend en nous et nous inonde de beauté... Comme votre texte:)

Oui, en effet, mais il ne faut pas oublier qu'au fond du puits, c'est l'obscurité.

Je me suis posé la question également du pourquoi une publication en poésie. Et puis la question s'efface après lecture, tant le contexte l'est, poétique, même s'il aurait eu sa place en prose, aussi.

Quelle belle émotion j'ai eue, il y a tant de questions en suspens, tant de regards perdus et dans le même temps une conquête de soi à travers elle, c'est vraiment très beau Yoni, j'apprécie beaucoup ce moment authentique à la fois simple dans sa narration et complexe dans sa confidence.

Yoni Wolf a écrit:

Cythéria a écrit:*

"Elle essayait de me faire comprendre (toujours par écrit) que nous étions tous des puits tournés vers le ciel. Vers la clarté."

Votre mère a bien raison... Si l'on s'ouvre vers le ciel, la clarté descend en nous et nous inonde de beauté... Comme votre texte:)

Oui, en effet, mais il ne faut pas oublier qu'au fond du puits, c'est l'obscurité.

Effectivement... Il le faut bien, sinon, les étoiles ne pourraient briller;)

Je ne peux que réagir.
Pour ne pas verser dans le pathos, je vous dirais que ce texte est plutôt de l'étage des proses
pour verser dans le pathos, je vous dirais qu'heureusement qu'il est là
je le prends comme un cadeau de fête des mères.

merci (votre avatar vous va très bien, cliché de face, un sourire énigmatique où l'on peut voir la dérision ..etc, j'arrête pour ne pas plus verser dans le pathos).

Bien sûr si des imperfections se trouvent dans le texte, je ne les aurais pas vues.

Alors là Yoni!
Remercie ta mère de t'avoir donner l'envie de t'exprimer. Car Chapeau bas!!! Ah! Nom d'un chien!
Cette mère délirante de tant de lucidité.
Je ne suis pas prête à l'oublier!