ELECTIONS : Recueillement
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Yali
Sahkti
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Kilis
Krystelle
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ELECTIONS : Recueillement
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Les minutes s’égrènent depuis des heures, des semaines, des mois peut-être bien. Même la télé s’ennuie. Le petit écran tourne en rond, la France attend le résultat des élections. Le présentateur fait son possible, voir l’impossible, pour meubler l’absence et chasser le moindre silence qui pourrait s’immiscer dans le vide de ses propos. Le sommet de son crâne a progressivement disparu du champ de vision; je me suis demandée si le caméraman n’avait pas succombé et fini par piquer du nez.
Mais à 20 heures la France se réveillera d’un bond. A 20 heures la France retiendra son souffle. A 20 heures la France exultera, soupirera, chialera, braillera, périclitera ou jubilera. Et moi ?
Et moi, à 20 heures, je regarderai, seule, s’afficher le sourire triomphal de l’heureux gagnant et je tenterai de l’arracher de mon écran pour le rouler en boule, le piétiner et le catapulter loin de mon canapé. Alors, seulement alors, je pourrai retourner à mon ennui et compter encore les minutes qui toujours s’égrèneront comme les perles d’un chapelet qui n’en finit pas.
Je ne sais plus exactement quand tout est parti en vrille, à quel moment le lien chétif entre le monde et moi s’est totalement rompu. Le jour où j’ai commencé à échanger des banalités avec mon frigo, peut-être bien.
– Salut Jo, qu’est-ce que tu racontes de beau ?
– …
– Rien, évidemment…
– …
Bien sûr, Jo restait vide et muet, comme le reste de l’électroménager, et toujours ses silences me renvoyaient à l’insignifiance de ma propre existence.
Ou peut-être que tout a commencé un peu avant. Il y a d’abord eu les rumeurs puis l’annonce officielle du Directeur de l’établissement, les grèves et les rendez-vous bimensuels avec l’un des guichetiers de l’agence pour l’emploi. Chaque fois, je repartais avec un petit bout de papier en haut duquel était inscrit un numéro de dossier à sept chiffres et une lettre, toujours le même. Le mien. Je l’ai appris par cœur. Je sais pas pourquoi, j’avais pourtant pas dans l’idée que ça me servirait à quoique ce soit.
Oui, tout a commencé là, le jour où j’ai troqué ma dignité contre un numéro de dossier, le jour où j’ai perdu mon job et un peu de ce que j’étais.
Sept chiffres, une lettre, des millions de combinaisons possibles et autant d’individus qui ont peut-être fini, eux aussi, par donner un nom à leur frigo. A 20 heures, tous regarderont d’un œil las, avide ou sceptique le visage de l’Elu, le Sauveur, celui qui brisera la monotonie des jours, la fera voler en éclat pour que la France entière, unie, puisse marcher d’un même pas vers un bonheur certain et que tout devienne possible. Il l’a promis.
Il est 20 heures et des brouettes. J’ai coupé la télé et posé une main impudique au creux de l’intime. Viens ma douleur, ma douce, ma belle douleur, viens, reste là, près de moi, en moi, et que la France braille, chiale ou périclite, on s’en fout…
* Le titre est extrait du poème éponyme des Fleurs du mal de Baudelaire ainsi que les vers en italique.
Recueillement*
Les minutes s’égrènent depuis des heures, des semaines, des mois peut-être bien. Même la télé s’ennuie. Le petit écran tourne en rond, la France attend le résultat des élections. Le présentateur fait son possible, voir l’impossible, pour meubler l’absence et chasser le moindre silence qui pourrait s’immiscer dans le vide de ses propos. Le sommet de son crâne a progressivement disparu du champ de vision; je me suis demandée si le caméraman n’avait pas succombé et fini par piquer du nez.
Mais à 20 heures la France se réveillera d’un bond. A 20 heures la France retiendra son souffle. A 20 heures la France exultera, soupirera, chialera, braillera, périclitera ou jubilera. Et moi ?
Et moi, à 20 heures, je regarderai, seule, s’afficher le sourire triomphal de l’heureux gagnant et je tenterai de l’arracher de mon écran pour le rouler en boule, le piétiner et le catapulter loin de mon canapé. Alors, seulement alors, je pourrai retourner à mon ennui et compter encore les minutes qui toujours s’égrèneront comme les perles d’un chapelet qui n’en finit pas.
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille
Je ne sais plus exactement quand tout est parti en vrille, à quel moment le lien chétif entre le monde et moi s’est totalement rompu. Le jour où j’ai commencé à échanger des banalités avec mon frigo, peut-être bien.
– Salut Jo, qu’est-ce que tu racontes de beau ?
– …
– Rien, évidemment…
– …
Bien sûr, Jo restait vide et muet, comme le reste de l’électroménager, et toujours ses silences me renvoyaient à l’insignifiance de ma propre existence.
Ou peut-être que tout a commencé un peu avant. Il y a d’abord eu les rumeurs puis l’annonce officielle du Directeur de l’établissement, les grèves et les rendez-vous bimensuels avec l’un des guichetiers de l’agence pour l’emploi. Chaque fois, je repartais avec un petit bout de papier en haut duquel était inscrit un numéro de dossier à sept chiffres et une lettre, toujours le même. Le mien. Je l’ai appris par cœur. Je sais pas pourquoi, j’avais pourtant pas dans l’idée que ça me servirait à quoique ce soit.
Oui, tout a commencé là, le jour où j’ai troqué ma dignité contre un numéro de dossier, le jour où j’ai perdu mon job et un peu de ce que j’étais.
Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici
Sept chiffres, une lettre, des millions de combinaisons possibles et autant d’individus qui ont peut-être fini, eux aussi, par donner un nom à leur frigo. A 20 heures, tous regarderont d’un œil las, avide ou sceptique le visage de l’Elu, le Sauveur, celui qui brisera la monotonie des jours, la fera voler en éclat pour que la France entière, unie, puisse marcher d’un même pas vers un bonheur certain et que tout devienne possible. Il l’a promis.
Il est 20 heures et des brouettes. J’ai coupé la télé et posé une main impudique au creux de l’intime. Viens ma douleur, ma douce, ma belle douleur, viens, reste là, près de moi, en moi, et que la France braille, chiale ou périclite, on s’en fout…
* Le titre est extrait du poème éponyme des Fleurs du mal de Baudelaire ainsi que les vers en italique.
Re: ELECTIONS : Recueillement
Ah ! Krys ! Ça se déguste comme de la crème d’amertume, avec petits morceaux de tendre cynisme. Un régal.
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: ELECTIONS : Recueillement
Dur, mais terriblement réaliste ce texte intimiste.
Un texte où à la fin j'ai envie de dire au gagnant du 6 mai : et celui-là, tu l'as vu ? Tu crois qu'il a pas envie de se lever tôt à nouveau ? tu crois pas qu'il voudrait bien bosser plus pour gagner plus ?
Ca m'a serré la gorge, Krystelle
Un texte où à la fin j'ai envie de dire au gagnant du 6 mai : et celui-là, tu l'as vu ? Tu crois qu'il a pas envie de se lever tôt à nouveau ? tu crois pas qu'il voudrait bien bosser plus pour gagner plus ?
Ca m'a serré la gorge, Krystelle
Re: ELECTIONS : Recueillement
C'est un beau texte, grave et bien écrit, avec une dose juste de cynisme et d'amertume, il n'en fallait pas plus, c'est une bonne proportion pour éviter les pesanteurs.
J'aime le respect et la dignité qui se dégagent de ton personnage, Krys.
J'aime le respect et la dignité qui se dégagent de ton personnage, Krys.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: ELECTIONS : Recueillement
Très décalé, judicieusement décalé, j’aime la personnification du frigo en Jojo, le ton faussement détaché, l’aisance à l’écriture, le style qui se s’amplifie davantage de texte en texte.
Yali- Nombre de messages : 8624
Age : 60
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: ELECTIONS : Recueillement
On reconnait le style Krys dans ce texte, c'est indéniable!
J'aime toujours autant, il y a toujours quelque chose qui fait qu'on s'accroche à tes personnages, ils sont toujours attachants notamment à travers les petites choses du quotidien, comme ici le fait de parler au frigo
Bref, ça me plait!
J'aime toujours autant, il y a toujours quelque chose qui fait qu'on s'accroche à tes personnages, ils sont toujours attachants notamment à travers les petites choses du quotidien, comme ici le fait de parler au frigo
Bref, ça me plait!
Re: ELECTIONS : Recueillement
J'ai trouvé que ce texte était globalement très bien dosé entre humour et pathos. Tu conduis de cette façon à une vraie émotion, tu décales faussement pur retomber bien dans le sujet de départ.
J'ajoute qu'il y a de belles idées, et un style fluide et agréable notamment dans ta façon d'alterner certaines expressions "toutes faîtes" (20 heures et des brouettes), avec un vocabulaire, une structure de phrases variés.
Il y a peut-être (à voir) un tout petit abus du champ lexical de la solitude (seul / silence / ennui / vide / muet ), ainsi que banalité / douleur.
J'ai trouvé une séparation assez nette entre les trois parties (séparées par les citations), une fluctuation dans le temps de l'état d'esprit, et cette séparation est peut-être un peu vive pour un texte aussi bref (?).
A titre perso, je crois que tu aurais pu oser finir par "on s'en branle" :-)
Mais j'arrête de chipoter, puisque j'ai beaucoup aimé ce texte que je trouve très bon.
J'ajoute qu'il y a de belles idées, et un style fluide et agréable notamment dans ta façon d'alterner certaines expressions "toutes faîtes" (20 heures et des brouettes), avec un vocabulaire, une structure de phrases variés.
Il y a peut-être (à voir) un tout petit abus du champ lexical de la solitude (seul / silence / ennui / vide / muet ), ainsi que banalité / douleur.
J'ai trouvé une séparation assez nette entre les trois parties (séparées par les citations), une fluctuation dans le temps de l'état d'esprit, et cette séparation est peut-être un peu vive pour un texte aussi bref (?).
A titre perso, je crois que tu aurais pu oser finir par "on s'en branle" :-)
Mais j'arrête de chipoter, puisque j'ai beaucoup aimé ce texte que je trouve très bon.
Loupbleu- Nombre de messages : 5838
Age : 52
Localisation : loupbleu@vosecrits.com
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: ELECTIONS : Recueillement
Texte effectivement épatant. Tout est à sa juste place, le sourire, l'humilité, l'indifférente indifférence (ou pas tant?), le regard, l'émotion.
Et énormément de fluidité. Une construction en montagne russe, ascension et chute qui se suivent parfaitement.
Vriament beaucoup aimé.
Et énormément de fluidité. Une construction en montagne russe, ascension et chute qui se suivent parfaitement.
Vriament beaucoup aimé.
Re: ELECTIONS : Recueillement
Terrible et pourtant tellement malheureusement juste ...
Charles- Nombre de messages : 6288
Age : 49
Localisation : Hte Savoie - tophiv@hotmail.com
Date d'inscription : 13/12/2005
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