ELECTIONS : Le rat caille

ELECTIONS : Le rat caille.

- S'il est élu, l'autre, je vous promets, je le bute !

Tony tape sa frime au milieu du petit groupe qui s'est assis sous l'arbre cette fin d'après-midi où il fait trop chaud pour la saison.

Oisive jeunesse
A tout asservie... *

Natsumi reste un peu en retrait, elle n'écoute pas vraiment. Elle a les cheveux rouge foncé ; elle porte toujours un rat sur l'épaule ; un vrai petit animal qui lui passe au creux du cou, lance des regards étonnés puis se cache dans son col comme si frigorifié, il cherchait la chaleur d'un terrier. Natsumi s'appelle en réalité Nathalie Pigeon. Et alors ?

- T'es allé voter Tony au moins, lance Momo, ironique.

Nat est dos au soleil qui commence à décliner, face à l'orient où elle se rêve japonaise. Je me rapproche un peu d'elle, essaye de saisir son vol immobile, les paysages qu'elle s'imagine, la puissance du fleuve qui l'emporte ailleurs.

Des humains suffrages
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon *

Je voudrais lui déclamer de la poésie, mais j'ai trop peur de passer pour... De passer pour qui je suis ?

- T'es allé voter, Tony, ou pas ? insiste Momo, décidément très en forme.
- Je vous jure, je le fais, je prends la 22 de mon père et je bute l'autre !
- Ma soeur, elle tient le bureau de vote, elle m'a dit qu'elle t'avait pas vu, taquine encore Momo.
- Je le bute ! Je vous dis, je le bute ! Comme un rat ! Voilà, comme un rat !

Tony s'énerve, monte le ton, et je sais bien qu'il n'y est pas allé, voter, vu que contrairement à ce qu'il prétend, il n'a que dix-sept ans, et aussi qu'à cet âge, on est pas sérieux comme disait ... l'Autre.

- Tu touches pas à mon rat ! crie Nat brusquement.
- Mais je parlais pas de ton rat, mais de l'autre rat ! lui réplique Tony; tout en sortant habilement du cercle de rigolards qui s'était formé autour de lui, sautant sur l'occasion pour changer de place et de sujet...
- Tu touches pas à mon rat, ni à un autre rat ! Voilà ! C'est tout ! On fait pas de mal aux rats !
- Mais c'est pas ça ...
- Allez, tu m'énerves, je m'en vais, déclare-t-elle, résolue.
Tony hausse les épaules en la regardant s'éloigner.
- Eh, on dirait que tu viens de perdre un suffrage ! lance Momo.
- C'est absurde, je parlais pas de son rat...
- Allez laisse tomber.
- Putain, mais vous, ça a pas l'air de vous inquiéter, si jamais c'était l'autre ?
- Si, si, ça craint. Mais si c'est ça, qu'est-ce que tu veux faire ?

Et après ça je n'entends plus la discussion qui devient trop lointaine. J'ai pris ma chance, j'accélère encore un peu le pas, sous le soleil brûlant, et je rejoins Nat, boudeuse.

- Ca va Nat ?
- C'est bon...
- Haïku n'a pas eu trop peur ?
- Ah, tu connais le nom de mon rat ?
- Ben je t'ai entendue le dire une fois...
- Ah oui ?
- Haïku, c'est parce que t'aimes la poésie, c'est ça ?
- Ben... En fait au début, je savais juste que c'était un mot japonais, et puis comme il était toujours dans mon cou, je l'ai appelé haïku !

On se met à rire, on continue à discuter, sous le soleil qui est vraiment trop chaud pour la saison, été radieux, c'est la traduction de Natsumi en japonais me dit-elle. Et pour finir, je lui propose de venir dans ma chambre, parce que justement, j'ai un recueil d'haïku, ce qui est faux, mais si ça se passe bien, je lui parlerai d'Arthur...

Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil. *

- Ben... Je voudrais voir les résultats des élections. Moi non plus j'ai pas envie que ce soit l'autre. T'imagines ?
- Ca craint.
- Ouais, ça craint.

A dix-neuf heures cinquante neuf minutes, dans sa chambre, assis côte à côte sur son "futon", devant sa petite télé, on croise les doigts : sa petite main dans la mienne. Je voudrais lui dire qu'elle est l'élue de mon coeur, mais je trouve ça trop nul. Je me tourne vers elle. Je jurerais qu'Haïku vient de me faire un clin d'oeil. Il s'est caché dans le col de Natsumi, bien au chaud, il me laisse la voie libre.

Une minute plus tard, PPDA annonçant les résultats est le témoin impassible de notre premier baiser.





* Ces passages sont tous tirés des "Illuminations" d'Arthur Rimbaud.

Merveilleux texte, Loup.
Qui donne beaucoup plus qu'il n'y paraît et laisse un arrière-goût d'une tendresse absolue.

Loupbleu a écrit:été radieux, c'est la traduction de Natsumi en japonais

Je dirais même que Natsumi c'est l'anagramme de Tsunami :-((
Mais j'aime bien ce prénom en fait, surtout en diminutif ;-)
Très joli Loup, tout en finesse, poétique en totalité finalement, malgré le sujet de base.
"changer de place et de sujet", c'est ça le zeugme ? Pas mal ! ;-)
Bon texte, frais et sympa, merci Loup

Je trouve cette vision de la jeunesse plutôt bien croquée, avec une plume qui oscille toujours entre la satire et la tendresse.
Les dialogues sont bien menés, ils donnent à ce texte une dimension vivante et presque palpable.
Un seul bémol : les vers de Rimbaud. Ils sont très beaux, là n’est pas la question, mais je trouve qu’ils peinent à s’insérer dans le texte. Il y a un lien bien sûr mais il me semble presque forcé et cela rend fragile l’harmonie générale qui se dégage à la fois du texte et du poème.

Tout comme Krys, je trouve que l'insertion des vers de Rimbaud n'est pas des plus harmonieuses. Dommage, car ils sont beaux.
Tout comme ton texte dont j'apprécie la douceur et la sensibilité, une ambiance comme dans les films contemporains coréens, une espèce de torpeur langoureuse et sensuelle qui fait du bien.
Je trouve ton écriture fluide, tout glisse avec aisance.

Passons sur les vers de ce cher unijambiste qui, il est vrai, sont ici traités un peu par-dessus la jambe. J’ai eu du mal à rentrer dans la peau des personnages, je fréquente pas trop les néo-gothiques faut dire, mais j’aime assez la poésie que se dégage de leur relation.

j'aime bien le titre et l'explication du nom "Haïku" pour le rat!
On rentre tout de suite dans l'atmosphère, je trouve ça très visuel en fait, sinon j'ai buté aussi sur les vers, mais sinon, j'ai bien aimé!

Beaucoup aimé, et pas tant buté sur les vers d'Arthur que ça. Lecture fluide, en ce qui me concerne, et beaucoup de tendresse à l'intérieur.
Ton texte m'a touchée, Loup.

J'aime aussi cet atmosphère mélé d'insouciance et de "peur" ... j'ai aussi pas mal penser à tous ses jeunes qui voyaient ces élections sans pouvoir voter et aussi à ceux qui votaient pour la 1ère fois ... génération Sarkozy ? pas de bol ... Je préférais tout de même faire partie de la génération Mitterand ...

Certains passages de ce texte ont la pureté de la perfection. Très réussi.

Et depuis ? Les uns et les autres sont là.

Ils se font rares les textes de Loup.. Je remonte celui-ci, puisé de tendresse.
Je trouve aussi que les vers rimbaldiens forcent un peu au début, mais passent très bien à la fin lorsque la Poésie prend de l'ampleur dans l'histoire.
Sinon on est très vite plongé, entre la bande d'ados (cour de lycée ou jardin public?) et le décor des yeux de Natsumi. Un narrateur/personnage plutôt discret, juste de quoi passer d'un monde à l'autre, unir les deux par un baiser. C'est plutôt beau.

Et sinon... Nathalie Pigeon: une amie à Fred?

Le titre nous fait comprendre assez clairement qu'il s'agit des dernières élections présidentielles !
Mais là n'est pas le propos. J'ai relu, en sautant les vers, et j'ai trouvé qu'ils étaient inutiles.
Une grande poésie se dégage du texte, et aussi une tendresse bien sympathique. Bravo, c'est une réussite.

Un grand loup bleu tout tendre, je craque !