Exo rêves et cauchemars : La rivière sans retour

La rivière étincelait sous le sourire du soleil, quelques moutons étaient ça et là égarés dans le bleu azuré du ciel et même la barque de Pierrot semblait inscrite dans la douceur de ce tableau bucolique. Un épi de blé au coin des lèvres, le jeune homme se laissait entraîner au gré des courants, l’insolence de sa jeunesse taquinant les demoiselles qui se pavanaient sous leurs ombrelles, pour son plus grand plaisir. Blondes, brunes, châtains ou rousses, toutes trouvaient grâce à ses yeux, et les œillades allaient bon train…

Les années s’égrainaient au fil de son long voyage dans le courant de la vie et au loin, dans le dégradé bleuté de l’horizon, un joyau émeraude se détachait de plus en plus du paysage qui s’offrait à lui. Les courants se faisaient plus agités et le ciel s’obscurcissait…Ce qui laissait apparaître sous son regard, une silhouette féminine blanche – Ces formes ne le trompait pas – Une silhouette, tel un phare trônant sur le bord de l’écrin de verdure pour guider quelques marins de passage. Plus la barque de Pierrot se rapprochait, plus une femme d’une beauté divine se dessinait sous ses yeux : Un teint de porcelaine, une bouche framboise, des yeux de poupée, une cascade de cheveux tombant sensuellement sur une chute de rein à damner un Saint. Ce spectacle faisait à Pierrot plus d’effet qu’un bon verre de whisky, il avait le cœur tout chaviré.
A présent plus qu’à quelques mètres du rivage, les dieux semblaient rudement énervés. Des éclairs lacéraient le ciel de plus en plus bruyamment et l’embarcation de fortune, malmenée, commençait à montrer des signes de faiblesse. Pierrot avait le fond de culotte et les pieds déjà bien mouillés. Il allait falloir accoster. Il n’avait plus d’autre choix…Mais alors qu’il releva les yeux pour regarder à nouveau la silhouette qui l’avait entraîné jusque là, son sang se figea : La cascade de cheveux était en fait de serpents, le visage d’une pâleur cadavérique contrastait avec le rouge de sa bouche presque sang. Elle avait des griffes au bout des doigts et un regard de vipère qui, lorsqu’il le croisait, hypnotisait Pierrot…

Il aurait voulu partir, faire machine arrière, mais c’était impossible. La créature avait harponné ses yeux pour se les approprier, et elle ne les relâcherait plus tant qu’elle n’aurait pas la certitude qu’il ne regarderait plus qu’elle… Une douleur aigüe à l’annulaire gauche fit alors terriblement mal à Pierrot. Cette silhouette vers laquelle il avait été irrémédiablement attiré n’était autre que sa dulcinée... Sa jalousie l’avait transformé en cette créature maléfique qui n’avait plus que sa haine à hurler pour espérer le voir à nouveau la regarder. Depuis ce jour, on peut croiser Pierrot sur les plages magnifiques de cette île. Mais s’il ne répond pas à vos signes, n’en soyez pas vexé, il a les deux yeux crevés…