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L'ange déchu, roman historique

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Message  Invité Mar 19 Oct 2010 - 19:47

semi-négation, simplement et pas "ne explétif" qui ne veux rien dire.

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Message  Invité Mar 19 Oct 2010 - 19:50

Très très très intéressants tous vos commentaires, de Sahkti à Pandaworks.

Problème parfois dû au remaniement: des phrases anciennes qui côtoient les nouvelles. J'en oublie une virgule, je ne fais pas attention aux répétitions, etc.

A l'époque où j'avais écrit tout ça, je n'avais aucune idée de notion de "focalisation", et non plus pour casser le rythme, pou changer de points de vue. J'écrivais ça peu à peu, j'avais des lecteurs avisés qui me disaient que ça se suivait bien (avisés: c'est à dire plutôt dans le registre prof d'histoire ou artistes mais pas de personnes qui écrivaient eux-mêmes), donc je continuais tranquillement sans trop me soucier. C'est maintenant que je reviens sur mon roman, avec des commentaires d'auteurs qui sont sacrément intéressants!

Sinon, prof oui, mais d'histoire au départ. Je suis devenu prof de Français en arrivant en Espagne, c'était plus facile que me mettre à étudier toute une histoire andalouse qui n'e´tait pas ma spécialité.

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Message  Invité Mar 19 Oct 2010 - 22:36

J'ai lu tout d'une traite,et c'est passionnant !
Si tu souhaites repérer les répétitions, voilà un lien très utile http://www.babelweb.be/babel.acgi$Spc_fr?Session=S908910347&Skin=cla&serial=846634865

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Message  Invité Mer 20 Oct 2010 - 15:12

Bon, et bien merci pour tous (encore). Sérieusement, il n'y a que sur ce site où on peut trouver des personnes qui lisent un texte aussi long de manière attentive. J'insiste encore pour les ponctuations : je suis en train d'écrire avec un portable qui est en train d'agoniser, l'année prochaine je m'offre un autre ordinateur, j'y installerai tout ce qu'il faut, les caractères français ("oe" je ne peux pas pour l'instant par exempe), et je préfère, pour le moment, avancer sur mon texte plutôt que passer des heures sur la typographie en reprenant chaque tiret par exemple, un par un de ce site. Néanmoins je le ferai, à la toute fin. J'espère que vous comprendrez et que vous n'y verrez pas du tout un manque de respect vis à vis de vous, lecteurs. Merci



« La part des anges, la part du diable »


Le second hiver en compagnie de Raoul de Nérigean commençait pour Pierre, qui avait attendu tout l’été ce moment privilégié. Une fois les maçons partis, tous deux regagnèrent leur cabanon au fond de la cour. Le maître offrit à son disciple un stylet et une tablette d’argile, et lui demanda d’y graver une figure. « Il est temps maintenant que tu te familiarises avec la statuaire », ajouta-t-il. Pierre, ému, s’assit par terre et avec application, commença à dessiner un oiseau dans l’argile. Une heure plus tard, Raoul regarda l’ouvrage avec un air approbateur, lui tendit d’autres outils, et lui expliqua comment creuser les vides et mettre en relief le motif. L'adolescent s’exécuta, et se mit peu à peu à découper l’oiseau, pour le détacher progressivement de la tablette. Avec l’argile prélevée du support, il modela les flancs arrondis de l’animal, et avec son stylet, il façonna chaque plume dans le détail. L’oiseau volait, léger, dans une forêt de rêve. Mais cela ne satisfaisait pas encore le garçon, et il se mit à creuser de nouveau les branches des arbres, offrant ainsi un second plan avec un relief moins marqué, puis il creusa un peu plus superficiellement les arbres du fond. Derrière la troisième rangée d’arbres, après avoir tant gratté il fit un trou involontaire dans la tablette, mais au lieu de le reboucher, il opta pour l’agrandir, afin de simuler une clairière, et d’offrir ainsi une perspective de fuite à l’animal prisonnier de la tablette. Le trou maintenant passait par dessous le corps de l’oiseau, ses pattes filiformes flottaient dans l’espace vide. A ce moment-là, Raoul qui venait de finir une série de calculs, vint voir le travail du garçon. Il s’écria :
« Mais qu’est-ce que tu as fait, vingt Dieux ! Mais ce n’est plus un bas-relief, c’est une ronde-bosse ! Tu ne peux pas creuser la tablette comme ça, l’ami, ni sculpter autant de détails. Ça, ça ne peut pas supporter la cuisson dans le four du potier, c'est bien trop fragile ! »

Il s’empara de la tablette. Elle était si légère qu’elle se déformait à vue d’oeil entre les mains épaisses du maître d’oeuvre. L’oiseau paraissait maintenant couler à pic, les ailes recroquevillées, comme fauché en plein vol par une flèche imaginaire, la forêt se distordait comme lorsque les rêves font place aux cauchemars. Un petit fil d’argile tomba par terre. C’était une des pattes de l’oiseau.
« Tu vois ce que je veux dire, petiot ?» Le garçon, honteux, balbutia une vague excuse.
- Ce n’est rien, dit alors le maître d’oeuvre. C’était très beau ce que tu as essayé de faire. Vraiment, en général, les apprentis n’osent pas creuser autant, il faut insister, leur expliquer que ce n’est pas un dessin, que la figure doit prendre vie sur la tablette. Mais toi, mordiou, c’est le contraire : il faut te donner des limites, tu veux sculpter l’impossible. Regarde, on va arranger ça. »
Raoul posa le bas-relief sur son écritoire, et se mit au travail, sous les yeux de son apprenti. Il passa un long moment à raccommoder l’oeuvre, et lorsqu’il eut fini, il se leva, et fier de lui, déclara :
« Voilà le travail. Fin prêt pour le four ».
Pierre regarda le résultat d’un air désolé. L’oiseau avait les ailes collées contre le corps, et ne pouvait plus voler. Il traînait ses pattes lourdes et disgracieuses, prisonnier dans une forêt figée. Mais le garçon essaya de ne rien laisser transparaître de sa déception.

Ils s’en furent jusqu’à l’atelier du potier. L’artisan enfourna l’oiseau, et quelques minutes plus tard, le dégagea du four.
« Regarde, dit Raoul, manifestement ému, ta première oeuvre. Ce n’est pas mal pour un début, non ? »
Pierre esquissa un sourire forcé.

Arrivés à la cabane du maître d’oeuvre, celui-ci lui donna une autre tablette, et lui dit :
« Maintenant que tu sais comment procéder, tu peux recommencer. Et rien de trop compliqué, d’accord ?»
Pierre dessina de nouveau, avec son stylet, le même oiseau. Cependant, malgré le conseil de son maître, il ne renonça pas à un seul détail. Il décida seulement, afin d’éviter les déséquilibres sur la tablette, de distribuer les trouées du paysage différemment, et de changer la posture de l’oiseau. Quand il eût fini, Raoul s’écria :
« Mais tu es une vraie tête de mule, ce n’est pas possible ! Tu n’écoutes rien de ce que je te dis, foutre Dieu ! »
Mais se ravisant, il regarda attentivement le bas-relief, dévisagea longuement le garçon, la mine sévère, et enfin se prit d’un rire énorme, pour finir par s’exclamer :
« Dans mes bras petiot, c’est magnifique ! Et moi qui pensais que j’avais quelque chose à t’apprendre... Désolé, moi je ne suis pas un artiste, comme toi, je suis juste un modeste artisan. Mais j’ai quand même assez de jugeote pour reconnaître ce qui est bien fait. C’est incroyable ! »
Pierre frémissait de bonheur, c’était le jour le plus heureux de sa vie, sans nul conteste. Cependant, le maître reprit tout à coup son air sérieux, et dit :
« Mais tu as encore défié les limites du possible, petiot. Je ne sais pas du tout si cette oeuvre va pouvoir passer au four sans se briser. Une chance sur deux, je dirais.... Veux-tu modifier ce bas-relief avant de l’apporter au potier, petiot ? »
Pierre fit non de la tête, et Raoul haussa les épaules.
« Têtu comme une mule, vraiment.... Alors d’accord. De toutes manières, comme je ne peux rien t’enseigner, au moins, si ton oeuvre vient à casser, tu apprendras par toi-même ce qu’on peut ou qu’on ne peut pas faire. Allons au four maintenant. »

Le potier déposa le bas-relief sur une pelle et enfourna l’oeuvre du garçon. Raoul attendait impatient de connaître le résultat. Pierre à ses côtés, ne bronchait pas. Il fixait, serein, la bouche rougeoyante du fourneau. Le potier retira enfin la pelle du foyer, mais il n’y avait plus rien sur la palette, juste un petit tas de poussière. Raoul cria à l’artisan d’aller rechercher l’oeuvre qui était restée coincée dans le four, mais le potier lui répondit négativement, et assura qu’elle s’était pulvérisée. Raoul, attristé, se retourna alors vers son apprenti, s’apprêtant à le consoler. Mais le garçon arborait un sourire angélique. Le visage illuminé de clarté, il répondit :
« Il s’est envolé. C’est normal, c’était un oiseau »
Pierre, en son for intérieur, se sentait transfiguré, touché par la grâce divine. Car, alors que le bas-relief était en train de passer son baptême du feu, qu’il grésillait dans les flammes du fourneau, le garçon s’était mis à prier. Les paroles s’étaient déliées dans son esprit, beaucoup plus agiles que lorsqu’elles raclaient le fond de sa gorge en parlant aux hommes. Il avait imploré le Très-haut pour qu’Il acceptât cette offrande. Et, au plus profond de lui-même, Pierre avait entendu la réponse de Dieu, qui lui avait répondu qu’Il laissait l’oiseau voler jusqu’à Lui au plus haut des cieux, car cette oeuvre était parfaite et qu’elle émanait d’un coeur pur. Pierre sentit alors que le Seigneur l’investissait d’une mission sacrée, celle de transcender les hommes, de créer des oeuvres d’art pour servir de trait d’union entre le ciel et la terre.

Le lendemain, Raoul annonça au garçon :
« Ecoute-moi bien petiot. Tu sais que nous avons démoli le porche de l’église, et que nous avons démonté les chapiteaux du bras droit du transept. Eh bien, maintenant, il s’agit d’élaborer les nouveaux chapiteaux et le porche... Regarde »

Le maître d’oeuvre alla chercher derrière une armoire une longue planche de bois, d’au moins deux fois la taille du garçon. Tout le porche de l’église y était dessiné à l’échelle, dans les moindres détails, à la mine de plomb.
« Regarde bien. Il s’agit d’abord de fabriquer une première maquette du porche. Ici sur le tympan, l’abbé Rambert veut que l’on représente le jugement dernier et la pesée des âmes. A droite du Christ, le Paradis, à gauche, l’Enfer. Sur les voussures, les douze apôtres et sur la frise, les animaux attributs des quatre évangélistes : un taureau, un aigle, un lion, un ange. Sur les piédroits, il nous faut quelque chose de beaucoup plus symbolique, l’abbé nous laisse plus de liberté : des feuilles de vigne, des formes géométriques, des animaux mythologiques, des monstres. Voilà... Tu sais, petiot, au début je pensais élaborer moi-même tous ces bas-reliefs, mais c’est toi qui va les concevoir, tu as bien plus de talent que moi, mordiou ! Tu vas les fabriquer en terre cuite, puis on présentera le modèle à l’abbé. Qu’est-ce que tu en penses, petiot ?»

Ils échangèrent un regard complice et commencèrent l’ouvrage le jour-même. Il s’agissait tout d’abord de modeler en plâtre la forme générale du porche. Ils laissèrent volontairement un grand nombre d’espaces vides, afin d’y installer les différents éléments de sculpture que Pierre allait postérieurement façonner dans l’argile. Une fois ce travail fini, qui prit plusieurs journées, Raoul laissa son apprenti continuer seul l’ouvrage.

Les jours suivants, Pierre se consacra exclusivement à ce travail. Il en oubliait le boire et le manger, pestait contre le manque de lumière naturelle des jours d’hiver, et refusait que Raoul soufflât les bougies après vêpres. Il fabriqua un à un chaque personnage, en commençant par les douze apôtres, puis les anges et les démons du tympan, et enfin les animaux et les monstres des piédroits. Le maître d’oeuvre expliqua à son disciple les différentes techniques de modelage : il s’agissait tout d’abord d’utiliser une petite armature métallique, qui était retirée à la fin du modelage pour évider la figurine. Il apprit à son disciple à utiliser différents instruments : mirettes gradinées, spatules, aiguilles et peignes dentelés. Mais Pierre préférait avant tout se servir de ses mains. Les personnages glissaient entre ses doigts, l’adolescent les pinçait avec ses ongles, les pressait entre ses paumes, tantôt les caressant, tantôt les torturant, jusqu’à obtenir d’eux une réaction. Après avoir modelé une figurine, il retirait l’armature, perforait quelques trous dans le dos du personnage, et l’apportait jusqu’au four du potier. Après, Pierre trouait également le support de bois, passait des petites ficelles à l’arrière de la statuette et la nouait sur la maquette. Il procéda ainsi pour tous les personnages. Il suivit scrupuleusement les dessins de Raoul, mais les personnages n’étaient plus lourds et figés comme sur l’esquisse du maître d’oeuvre, ils étaient pleins de vie, happés par le temps, pétrifiés en plein mouvement et ligotés sur la planche de bois. Quand Pierre les contemplait attentivement, il lui semblait que tous ces petits personnages prisonniers se débattaient pour se libérer de leurs liens, ils regardaient leur créateur et lui demandaient grâce, l’implorant de les détacher de leur socle. Mais l’adolescent leur répondait en silence : « non, vous ne descendrez pas d’ici, vous êtes mes choses, mes objets, je vous ai attrapés, vous m’appartenez maintenant pour toujours»

Au bout de trois semaines, Pierre avait fini son oeuvre. Raoul, qui pendant tout le processus s’était montré fort discret, et n’avait pas prêté la moindre attention au travail de son disciple, à la grande exaspération de ce dernier, accepta enfin de jeter un oeil sur le résultat.
« Oui, ça ira, je crois », dit-il succinctement, avant de partir vaquer à d’autres occupations. Pierre était outré. Son oeuvre méritait bien mieux que cette appréciation sommaire, elle était tout bonnement sublime. Il saisit son maître par la manche de sa tunique, et lui demanda à brûle pourpoint :
« Quand allons-nous montrer la maquette à l’abbé ?
-Eh, petiot ! Ne brûlons pas les étapes ! Tu n’as pas encore fini. Il faut d’abord peindre la maquette.»
Pierre se mit alors à peindre chaque figurine, selon les indications de son maître en respectant la symbolique des couleurs. Il passa sans doute un peu trop vite le pinceau sur le décor, pressé d’en finir et de pouvoir montrer à l’abbé l’étendue de son talent, car Raoul, en appréciant le travail, fit une remarque cinglante à Pierre :
« Ce n’est pas mal, mais tu n’es pas un grand coloriste ».

L’orgueil de Pierre était blessé, mais il essaya de ne rien en laisser transparaître. Après tout, pensait l’adolescent, Raoul n’était qu’un lourdaud, il ne serait jamais touché par la Grâce que le Très-Haut lui avait octroyée. Le garçon demanda de nouveau quand l’abbé verrait le résultat.
« En son temps, petiot, en son temps, répondit le maître d’oeuvre. Mais quel empressement, sacrebleu ! »
Il déposa la grande planche contre un des murs de son atelier, et ajouta :
« D’abord, nous devons faire tout le travail préparatoire pour les chapiteaux du bras droit du transept. Nous devons tailler des gabarits. Ce sont des modèles en bois, qui serviront pour fabriquer en série les chapiteaux. Après ça, nous pourrons aller voir l’abbé, si tu veux, pour lui demander les scènes qu’il souhaite voir sur les chapiteaux. Là, nous pourrons aussi lui montrer aussi la maquette avec tes motifs. D’accord ? »

Pierre avait complètement oublié les chapiteaux. Il allait de nouveau modeler de nouvelles scènes, et cette fois-ci, il pourrait concevoir lui-même les dessins, sans avoir à copier des modèles existants. L’adolescent était fou de joie.

Avant de fabriquer les gabarits, Raoul passa plusieurs journées à étudier la forme géométrique de chaque chapiteau, calculer la manière dont la pierre allait recevoir le poids du toit. C’était un travail extrêmement savant, et Pierre ne savait pas trop bien comment aider son maître. De temps à autre, il lui tendait une équerre ou un compas, mais le reste du temps, l’adolescent rêvassait, emmitouflé dans une grande couverture près de la cheminée du cabanon. Dehors, il gelait à pierre fendre. Il manquait quelques semaines pour la Noël. Lassé de regarder par la fenêtre, Pierre promenait son regard dans l’atelier et s’attardait sur la planche de bois, posée dans un coin face au mur. D’ici, il ne voyait que les ficelles au dos de la maquette. Pierre essayait de deviner l’autre côté, les figurines cachées dans l’ombre. Il les recréait dans son esprit, mais certains détails échappaient déjà à sa mémoire. Il désirait ardemment soulever la planche, pour regarder une dernière fois son oeuvre, mais il n’osait pas en présence de son maître.

Plusieurs jours plus tard, Raoul déclara à son apprenti :
« Bien, il est temps d’aller chercher des bûches dans la forêt pour nos gabarits, dit-il. Viens-tu avec moi, petiot ?»
L’adolescent fit « non » de la tête, et Raoul haussa les épaules, prit son manteau et partit. Pierre, profitant de l’absence de son maître, souleva enfin la planche. Ses figurines étaient toujours là, elles n’avaient pas bougé. En les contemplant, Pierre tenta alors d’imaginer le porche, une fois terminé, en grandeur réelle, sur la façade de la nouvelle église. Il sortit de la cabane et, debout dans le vent, fixa l’église abbatiale. Ce n’était rien d’autre qu’un mur en ruines, et le garçon ne parvenait pas à se représenter son oeuvre dans ce décor déprimant. Il eut alors une idée : en plaçant la maquette devant le mur démoli, il pourrait imaginer réellement le porche, dans sa vraie perspective. Il regagna rapidement le cabanon et s’empara de la planche. Elle était lourde et il fallait utiliser les deux bras pour la déplacer jusqu’à l’extérieur, et le petit ne pouvait pas abandonner sa béquille. Alors, il traîna la maquette par terre en se traînant avec elle. Les figurines brinquebalaient dangereusement dans leurs niches de plâtre, mais Pierre n’eut pas à déplorer d’accident. Une fois dehors, le garçon déposa la maquette par terre, puis s’en fut chercher un tréteau dans l’atelier, et l’installa dans la Grand cour face au mur de l’église. Il souleva prudemment la planche et la posa debout contre le tréteau. Enfin, l’adolescent recula pour contempler le résultat. Soudain, une bourrasque traversa la cour de l’abbaye et frappa de plein fouet la planche. La maquette s’envola, fit plusieurs tours sur elle-même en dansant dans le vent, avant de s’écraser face contre terre. Pierre eut un cri qui s’envola dans le tourbillon. Il accourut vers la planche, et quand il la retourna, il découvrit ses chères créatures qui jonchaient le sol, en mille morceaux. Le Christ s’était volatilisé, réduit en poussière, tout comme les animaux de la frise pulvérisés par le choc. Les anges gisaient le nez dans la boue, les ailes brisées, aux côtés des apôtres, amputés ou décapités. Seuls les démons du jugement dernier et les monstres des piédroits étaient restés cloués sur leur socle, intacts, et s’ébaudissaient, hilares, dans l’hécatombe.

Pierre demeura longtemps prostré dans la Grand cour, en se laissant flageller par le vent. Il comprit que le Très-Haut venait de le châtier de ses péchés, de sa vanité, de sa hâte. Enfin il rangea de nouveau la maquette et le tréteau dans l’atelier, puis il s’affala par terre devant la cheminée. Il demeura ainsi allongé de longues heures, sans bouger, faisant table rase de ses pensées, cherchant à retrouver les délices de son petit corps immobile de jadis, lorsqu’il n’était guère qu’une statuette posée devant la cheminée du scriptorium.

Quand Raoul rentra, il comprit tout de suite ce qui était advenu. Il n’essaya même pas de punir l’enfant : à quoi bon, puisque l’enfant s’était lui-même déjà châtié. Il lui dit simplement qu’il fallait tout recommencer. L’enfant acquiesça, en esquissant un sourire timide. Puis, sans autre commentaire, ils se mirent à tailler silencieusement les bûches.

Le lendemain matin, l’abbé Rambert frappa à la porte de l’atelier. Raoul le fit entrer. Pierre travaillait dans l’arrière-salle. La visite inopinée du Père supérieur le surprenait fort, mais il fit mine de ne pas réagir outre mesure. L’abbé ôta son manteau, et s’assit en face de la cheminée sur un siège que lui tendit le Maître d’oeuvre. Puis, avec sa voix lente et posée, il expliqua la raison de sa visite :
« Bien, mon cher Raoul. Où en sont ces travaux d’approche pour le décor sculpté de notre chère église ?
-Té... Ça avance, ça avance, mon père, tout doucement... Je suis en train de calculer les poids et la forme des chapiteaux, et je crois que je serai bientôt en mesure de vous montrer les premières épreuves pour le porche que vous m’avez commandé. D’ailleurs, si vous aviez la bonté de me faire part du type de motifs que vous désirez pour les chapiteaux du transept.
- Justement, je voulais vous consulter à ce sujet... Je crois savoir que vous n’êtes pas sculpteur à proprement parler, n’est-ce pas ?
-Oui, il est vrai, mon père...
-Eh bien, j’ai entendu dire qu’un certain nombre de sculpteurs de renom, disciples de Maître Matthieu, qui vient de réaliser le portique de la gloire à Saint Jacques de Compostelle séjournent actuellement à l’abbaye de Moissac. Il y a là un certain Rigobert de Villelongue, Jean Maturin et deux ou trois de leurs compagnons... Les connaissez-vous ?
-J’ai cette chance, dit Raoul, enjoué.
-J’aimerais les faire venir à Lussignac. Qu’en pensez-vous, Raoul ?
-Ces hommes dans cette abbaye, ce serait extraordinaire ! Ils figurent assurément parmi les plus grands sculpteurs de toute la Chrétienté !
-Oui, effectivement, dit l’abbé Rambert avec un ton de fausse modestie. Dites-moi, cher Raoul, accepteriez-vous de les rencontrer et de les convaincre pour qu’ils daignent venir à Lussignac ?
-Sans aucun doute. Dites-moi vos conditions et je pars sur le champ »

L’abbé croisa le regard de Pierre, qui l’observait fixement, et s’en troubla. Il fit un silence, puis poursuivit : « Venez avec moi jusqu’au logis abbatial. Nous y serons mieux pour parler. »

Les deux hommes quittèrent la pièce. Pierre resta pétrifié jusqu’au soir. Après vêpres, Raoul reparut dans l’atelier. Tandis qu’il s’affairait en préparant son départ, le garçon ne le quittait pas des yeux. Raoul se retourna vers lui, et lui dit, la voix chantante :
« -Bon sang, mais que fais tu là immobile, petiot ? Prépare-donc ton balluchon, nous partons ! Ou tu croyais que j’allais te laisser là dans cette prison ?
-Non, je ne partirai pas, répondit Pierre, impassible.
-Quésaco ? Mais je te l’ordonne, fils !
-Vous m’avez trahi... C’était moi qui devait sculpter le porche de Lussignac. Moi, tout seul.
-Holà, un instant jeune homme ! D’abord, ce n’est pas moi qui décide ici, c’est le père abbé. Et puis, morveu, pour qui te prends-tu ? Un peu de modestie, que diable ! Moi, tu sais, je pense d’abord et avant tout au travail. La construction, ça passe avant tout le reste, petiot, avant nos petits orgueils, et même avant notre propre vie, tu sais. Si les sculpteurs de Compostelle interviennent ici, c’est la meilleure nouvelle qui soit, et tant pis pour toi. Crois-moi, ce sera sans commune mesure avec tout ce que nous pourrions faire nous-mêmes. Viens avec moi à Moissac, tu y verras les plus beaux chapitres historiés qui existent, et là, tu comprendras ce que je veux dire, tu sauras enfin ce qu’est la sculpture. Allez, petiot, un effort, sèche tes larmes, tu as beaucoup à gagner dans tout ça. Tu vas pouvoir côtoyer de très grands artistes. Ecoute-moi : quel âge as-tu ? Quatorze, quinze ans ? Tu auras tout le temps de sculpter plus tard, tu ne sais pas la chance que tu as... Allez, prépare tes affaires, demain dès l’aube nous partons.
-Non, Non, non ! cria l’adolescent et il quitta la pièce.

Il passa la nuit dans un recoin de l’église abbatiale, caché dans les décombres. Il se lova à la manière des nouveaux nés, niché entre quatre blocs qui lui faisaient comme un terrier. Il dormit à la belle étoile, sans se soucier du froid. « Que le vent m’emporte si Dieu le veut ainsi » pensait-il, défiant le Ciel. Mais le lendemain, il se réveilla. Ni Dieu ni le vent n’avaient voulu de lui, ce n’était pas encore le moment. Mais ils avaient tout de même décidé de le châtier, car Pierre demeura fiévreux tout le restant de l’hiver.

Un matin peu après l’épiphanie, Pierre apprit que Raoul de Nérigean était revenu pendant la nuit, avec quelques sculpteurs de Compostelle. Pierre brûlait d’impatience de connaître l’aspect de ces êtres fabuleux. Il avait entendu dire que les sculpteurs logeaient à l’auberge des pèlerins, aussi, pendant toute la matinée, le garçon se cacha derrière un mur pour épier les allées et venues dans la Grand-cour, tout en essayant d’éviter Raoul, pour qui l’adolescent gardait toujours une rancune tenace. Mais Pierre ne parvenait pas à localiser les fameux artistes. Il y avait bien trois nouveaux pèlerins, mais comment ce grand échalas, ce petit rubicond et ce troisième larron, au regard mort et aux traits quelconques pouvaient-ils être ces grands artistes, vénérés dans toute la Chrétienté ? Et pourtant Pierre se trompait, c’étaient bien eux, qui devisaient avec Raoul dans la Grand-cour et s’avançaient à présent vers la cachette de l’enfant. Pierre voulut partir, mais il s’emmêla les jambes et tomba à la renverse. Raoul se prit d’un rire énorme, qui agaça l’adolescent au plus haut point, et il présenta son apprenti aux sculpteurs en ces termes :
« Voici Pierre Toussaint. Un petiot sacrément talentueux. Par ailleurs, une vraie tête de mule.
-C’est la rançon du talent, dit le petit rubicond en ricanant. Salut mon garçon, moi je suis Jean Maturin, et voici mon compagnon Rigobert de Villelongue. Et ce grand là, derrière moi, c’est Quentin Rochemort, notre architecte.
-Je vous le confie, poursuivit Raoul. Cet enfant est tout à fait capable de vous seconder, et il apprend vite. Mais s’il désobéit, n’hésitez pas à lui donner le fouet. Et toi, petiot, tâche d’être obéissant, tu m’as compris ?»
L’enfant lança à son maître un regard comme un affront, et Raoul partit sur le champ.

Les jours passèrent. Une rumeur parvint aux oreilles de Pierre : Raoul allait bientôt abandonner le monastère. Aux dires des serviteurs, il avait accepté de partir volontairement pour laisser sa place à une nouvelle équipe de maçons qui viendrait sous peu, de Moissac. L’abbé avait accordé à Quentin Rochemort, l’architecte récemment arrivé, la conduite des travaux : c’était dorénavant lui le nouveau maître d’oeuvre. Pierre Toussaint, en entendant la nouvelle, eut un pincement au coeur. Décidément, l’histoire se répétait, c’était la deuxième fois qu’un être cher l’abandonnait de la sorte. Pierre se précipita chez le maître d’oeuvre, aussi vite que sa béquille put le porter.

Dans son atelier, Raoul était manifestement ivre, affalé sur un tas de plans. Il dévisagea Pierre d’un oeil vide :
« Té, le mouflet ! Une petite rasade, petiot ?
Pierre fit non de la tête en fustigeant du regard le pauvre homme.
-Quoi, tu sais que je pars ? Eh oui, c’est comme ça. J’ai laissé ma place à de vrais artistes... de vrais artistes... Sacrebleu ! Et c’est moi-même qui ai signé ma sentence. - Il se mit à ricaner nerveusement-. Mais ne t’inquiète pas, je n’irai pas bien loin, tu sais. A quelques lieues d’ici, c’est tout. Je dois renforcer les défenses d’un château-fort... C’est la guerre qui se prépare, petiot. Mais qu’est-ce que tu en sais toi, tu n’es qu’un morveu pas même capable de regarder ce qui t’entoure. Tu as le regard à l’intérieur, toi. Mais qu’est-ce qu’il y a petiot, pourquoi tu me regardes comme ça, en dedans ? Arrête de me regarder, tu veux, je te l’ordonne... Quoi ? Tu veux savoir ce que tu vas devenir ? Il n’y a guère que ça qui t’intéresse, pas vrai ? Ne t’inquiète pas fiston, tu ne viendras pas avec moi. Toi, tu appartiens à l’abbé, le cher abbé, satané homme de Dieu, va. Je crois qu’il a de grands projets pour toi. Il a toujours de très bonnes idées, ce satané Saint homme. Tu seras content. Mais qu’est-ce que tu as, enfin, petiot... Tu pleures ? Mais ne pleure pas... Ne pleure pas ou je vais pleurer aussi, couillon. Ne pleure pas, foutrebleu, sois un homme. Allez déguerpis, je ne veux plus te voir, fous le camp. Houste ! »

Pierre s’en fut en pleurant, sans demander son reste. Le lendemain matin, Raoul n’était déjà plus là. Un serviteur fit savoir à l’adolescent que l’abbé désirait s’entretenir avec lui. En effet, le maître d'oeuvre avait raison, Rambert avait de grandes idées pour le jeune homme. Le Père supérieur demanda à Pierre d’étudier les techniques de taille avec les disciples de Maître Matthieu, pour que, le temps venu, le garçon réalisât à son tour un des bas-reliefs de l’Eglise. Il s’agissait d’un chapiteau pour une des colonnes du bras droit du transept, à peu près là où se situait autrefois la statue de la Vierge, dont le thème serait la Genèse. En parallèle, l’abbé allait dorénavant s’occuper personnellement de l’éducation chrétienne du garçon, pour qu’il pût devenir novice puis moine le plus tôt possible. Pierre était transporté de joie : il deviendrait sculpteur, sans avoir à sortir du monastère. Désormais, pour savourer tout à fait ce bonheur, il ne s’agissait plus pour lui que de chasser de son esprit la peine, d’oublier le vieux maître Raoul, cet homme aviné, impie, maladroit... L’abbé deviendrait dès lors son nouveau tuteur : c’était un homme bon, sévère mais juste, s’efforçait de penser l’adolescent. Pour remercier l’abbé et prendre congé, Pierre alors s’agenouilla, et ému jusqu’aux larmes, prononça pour la première fois ce mot : « Père ».

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L'ange déchu, roman historique - Page 2 Empty Re: L'ange déchu, roman historique

Message  Procuste Mer 20 Oct 2010 - 15:57

Un peu trop d'"œuvre" et "maître d'œuvre" pour moi, je pense qu'il serait mieux d'élaguer de ce côté-là. Sinon, je pense que Pierre Toussaint est un personnage vraiment intéressant, avec son orgueil, son angoisse de l'abandon : vous le cernez bien, je crois, et savez le faire vivre. J'ai envie de le voir évoluer !

Mes remarques :
"oe" je ne peux pas pour l'instant par exemple, dites-vous : mais il y en a dans votre texte (chapitre V), des « œ » bien ligaturés ! Comment avez-vous fait ? Je continue à vous signaler les impropriétés tyopgraphiques, cela pourra vous servir quand vous reprendrez l’ensemble de votre roman…

« qu’est-ce que tu as fait, vingt Dieux ! » : il me semble que l’expression d’origine est « vain Dieu » ; à vérifier, éventuellement
« qu’elle se déformait à vue d’œil entre les mains épaisses du maître d’œuvre »
petiot ?» Le garçon
rien de trop compliqué, d’accord ?»
Qu’est-ce que tu en penses, petiot ?»
Viens-tu avec moi, petiot ?» : typographie, une espace avant les guillemets français fermants
- Ce n’est rien, dit alors le maître d’œuvre : tyopgraphie, trait d’union « - » au lieu d’un tiret « – » ou « — »
« un long moment à raccommoder l’œuvre »
Fin prêt pour le four ».
mais tu n’es pas un grand coloriste ». : typographie, le point avant la fermeture de guillemets
« ta première œuvre. Ce n’est pas mal »
« Arrivés à la cabane du maître d’œuvre »
« Quand il eut fini, Raoul s’écria »
« sans nul conteste » : un peu trop appuyé avec ce « nul », je trouve
« Je ne sais pas du tout si cette œuvre va pouvoir passer au four »
« au moins, si ton œuvre vient à casser »
« enfourna l’œuvre du garçon »
« Raoul cria à l’artisan d’aller rechercher l’œuvre »
C’est normal, c’était un oiseau »
il s’agit d’élaborer les nouveaux chapiteaux et le porche... Regarde » : typographie, manque le signe de ponctuation de fin de phrase
« car cette œuvre était parfaite et qu’elle émanait d’un cœur pur » : je trouve curieux ce « qu’ » qui coordonne deux propositions introduites communément par « car »
« créer des œuvres d’art pour servir de trait d’union »
« Le maître d’œuvre alla chercher derrière une armoire »
« commencèrent l’ouvrage le jour même (pas de trait d’union) »
« Le maître d’œuvre expliqua à son disciple les différentes techniques de modelage : il s’agissait tout d’abord d’utiliser une petite armature métallique, qui était retirée à la fin du modelage pour évider la figurine. Il apprit à son disciple » : la répétition se voit, je trouve
« lourds et figés comme sur l’esquisse du maître d’œuvre »
leur répondait en silence : « Non, vous ne descendrez pas d’ici
vous m’appartenez maintenant pour toujours» : manque le signe de ponctuation de fin de phrase, et une espace avant les guillemets français fermants
« Pierre avait fini son œuvre »
« accepta enfin de jeter un œil sur le résultat »
« Son œuvre méritait bien mieux »
« lui demanda à brûle-pourpoint (trait d’union) »
-Eh, petiot ! Ne brûlons pas les étapes ! Tu n’as pas encore fini. Il faut d’abord peindre la maquette.» : le trait d’union en début de réplique, non suivi d’une espace, et manque l’espace avant les guillemets français fermants
« en son temps, répondit le maître d’œuvre »
« pour regarder une dernière fois son œuvre »
« le garçon ne parvenait pas à se représenter son œuvre dans ce décor déprimant »
« s’assit en face de la cheminée sur un siège que lui tendit le Maître (pourquoi cette majuscule soudaine à « Maître » ?) d’œuvre »
-Té... Ça avance, ça avance
-Oui, il est vrai, mon père...
-Eh bien, j’ai entendu dire
-J’ai cette chance, dit Raoul, enjoué.
-J’aimerais les faire venir à Lussignac. Qu’en pensez-vous, Raoul ?
-Ces hommes dans cette abbaye
-Oui, effectivement, dit l’abbé Rambert
-Sans aucun doute. Dites-moi vos conditions et je pars sur-le-champ » (manque le signe de ponctuation de fin de phrase)
-Non, je ne partirai pas, répondit Pierre, impassible.
-Quésaco ? Mais je te l’ordonne, fils !
-Vous m’avez trahi...
-Holà, un instant jeune homme !
-Non, Non, non ! cria l’adolescent
-C’est la rançon du talent
-Je vous le confie, poursuivit Raoul
-Quoi, tu sais que je pars ? : le trait d’union en début de réplique, non suivi d’une espace
- Justement, je voulais vous consulter : le trait d’union en début de réplique
« -Bon sang, mais que fais tu là immobile : double emploi entre guillemet et tiret pour introduire une réplique ; par ailleurs, le tiret n’est qu’un trait d’union
« Prépare donc (pas de trait d’union) ton balluchon »
« Et puis, morveux, pour qui te prends-tu ? »
« à la manière des nouveaux-nés (trait d’union) »
« épier les allées et venues dans la Grand-cour » : plus haut dans ce chapitre, par deux fois, ç’a été « Grand cour » ; je pense qu’il faudra homogénéiser
« c’était dorénavant lui le nouveau maître d’œuvre »
« en entendant la nouvelle, eut un pincement au cœur »
« Pierre se précipita chez le maître d’œuvre »
« Il dévisagea Pierre d’un œil vide »
Une petite rasade, petiot ?: manque la fermeture des guillemets
- Il se mit à ricaner nerveusement-. : les traits d’union pour délimiter l’incise, au lieu de tirets « – » ou « — » ; par ailleurs, on ne ferme pas l’incise par un tiret quand elle termine la phrase, le signe de fin de phrase suffit
« tu n’es qu’un morveux pas même capable »
« fous le camp. Houste » : j’ai toujours vu écrit « Ouste », et non « Houste »
« En effet, le maître d'œuvre avait raison »
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Message  Invité Mer 20 Oct 2010 - 16:01

Procuste a écrit:Un peu trop d'"œuvre" et "maître d'œuvre" pour moi, je pense qu'il serait mieux d'élaguer de ce côté-là. Sinon, je pense que Pierre Toussaint est un personnage vraiment intéressant, avec son orgueil, son angoisse de l'abandon : vous le cernez bien, je crois, et savez le faire vivre. J'ai envie de le voir évoluer !

Mes remarques :
"oe" je ne peux pas pour l'instant par exemple, dites-vous : mais il y en a dans votre texte (chapitre V), des « œ » bien ligaturés ! Comment avez-vous fait ? Je continue à vous signaler les impropriétés tyopgraphiques, cela pourra vous servir quand vous reprendrez l’ensemble de votre roman…


Texte passé d'un ordinateur à un autre, sur clé usb. Avant il était sur world avec correcteur automatique en français, il est passé sur open office avec correcteur espagnol qui me met systématiquement les deux points et les points d'exclamation sans espace derrière la dernière lettre. Et de temps en temps, me met le texte à la ligne, sans raison. Une véritable galère !

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Message  Procuste Mer 20 Oct 2010 - 16:03

N'avez-vous pas moyen de paramétrer la langue, dans votre Open Office ? Sur Word, c'est possible à chaque texte, on a ainsi le respect automatique des règles typographiques des différents pays.
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Message  Invité Mer 20 Oct 2010 - 16:06

Procuste a écrit:N'avez-vous pas moyen de paramétrer la langue, dans votre Open Office ? Sur Word, c'est possible à chaque texte, on a ainsi le respect automatique des règles typographiques des différents pays.

En principe oui, mais ça bug, des fois ça élimine tous les changements que j'avais réalisé. Le pire, c'est pour mes cours au collège, de mises en page avec tableaux et graphiques complètement décalés !

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Message  Procuste Mer 20 Oct 2010 - 16:08

Ah oui, et puisque vous avez quelques "œ" qui traînent déjà dans votre texte, rien ne vous empêche d'en copier un, puis de le coller partout en lieu et place des "oe" ; pour moi, cela améliorerait beaucoup votre texte, à chaque "oe" mon cœur meurt un petit peu dans ma poitrine.
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Message  Reginelle Jeu 21 Oct 2010 - 18:53

Je suis ce fil de puis le début. (mine de rien, dès que je peux, je lis tout VE)

L'histoire tient la route, et je "l'entends' bien. Pour moi, c'est le premier défaut, "d'entendre" au lieu de "voir". L'impression très forte d'écouter un narrateur plutôt que de regarder vivre et évoluer un personnage. Une narration au cours de laquelle, tout m'est dit, expliqué, ce qui m'empêche d'une certaine manière d'entrer en contact avec... l'intimité (?) des acteurs. Plutôt que de lire « Pierre est en colère », j'aimerais sentir naître, enfler, palpiter, cette colère, par exemple.

Et puis les répétitions. Il y en a beaucoup, beaucoup. Et pas seulement les «œuvre » et « maître d'œuvre », ni tous ces « enfant », « petiot », « petit ». Pour ces derniers, jusque dans les dialogues. Elles sont inutiles et facilement supprimables. Et autant « répéter » le prénom « Pierre », que le remplacer un coup par « le garçon », un coup par « l'adolescnt », etc.

Je relèverai quelques passages pour illustrer tout ça. Pour moi, il y a un beau matériau de base, mais encore pas mal de travail de taille et de ciselure . (pour rester dans l'esprit du texte, puisque de sculpture il est question, ici)
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Message  chri666 Jeu 21 Oct 2010 - 20:12

Le chapitre II est une bonne reprise de la première version, nettement améliorées pour les points qui me gênaient; je n'ai pas pris le temps de lire la suite, je le ferai ce week-end. Entretemps je suppose que toutes les erreurs typogra- et orthographiques t'auront été signalées, je profiterai donc davantage du texte.

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Message  chri666 Jeu 21 Oct 2010 - 20:19

"améliorée" (la version), bien sûr.
Tu le dis bien, un vrai labyrinthe où se mêlent tes écrits et les commentaires. Un peu dur à suivre, plus facile sur d'autres blogs. Je ne trouve pas très aisée la navigation sur ce site. Une question d'habitude, j'imagine.

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Message  Invité Jeu 21 Oct 2010 - 20:25

Wouaouh !!!! Te voilà Chris! Génial! super heureux que tu sois dans le coin! Poste vite sur "présentations" histoire qu'on te drive un coup sur le fonctionnement du truc. OK?

Non, ce ne sont pas des blogs. C'est un atelier d'écriture, donc du coup, les retouches, ça fait partie du processus. Mais ici tu peux être sûr que tu as les lecteurs, pas des "liseurs". Et des avis qui franchement te font progresser.

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Message  Invité Ven 22 Oct 2010 - 22:06

Reginelle a écrit: Pour moi, c'est le premier défaut, "d'entendre" au lieu de "voir".

Je relèverai quelques passages pour illustrer tout ça. Pour moi, il y a un beau matériau de base, mais encore pas mal de travail de taille et de ciselure . (pour rester dans l'esprit du texte, puisque de sculpture il est question, ici)

Merci beaucoup pour la lecture et le commentaire si intéressant. Si sur les répétitions, je sais à peu près comment m'en sortir dans une retouche du texte, en revanche, c'est vrai que pour ce défaut du "trop explicite" ou du "trop linéaire", j'arrive à le voir, mais je ne sais pas du tout comment y rémédier. Ici, un exemple précis m'intéresserait. Sinon, effectivement, le texte aura besoin d'être poli de nouveau. Néanmoins, pour l'instant je préfère boucler le remaniement effectué, pour revenir après retravailler un à un chaque chapitre. Un travail en plusieurs couches successives, je crois que c'est mieux que de travailler à la loupe chaque détail tout de suite.

Bien. Voici le chapitre suivant. Il n'en reste plus qu'un pour la fin de la 1ère partie.





8. « Sculpter du bout des lèvres ».


Les mois qui suivirent furent heureux pour Pierre Toussaint. Le matin, il apprenait le métier de sculpteur, l’après-midi il recevait l’enseignement des moines, et la nuit, il rêvait. Il vivait à présent en compagnie des oblats, assistait à l’office, passait la nuit avec les moines dans les dortoirs des bâtiments conventuels. Pierre avait du mal à reconnaître maintenant les autres adolescents, ces petits monstres qui avaient autrefois précipité la déchéance de Bernardin. Sous la houlette de Frère Théobald qui avait réussi à les domestiquer, ces enfants terribles étaient tous devenus de bons moinillons dociles. Les oblats non plus ne reconnaissaient pas Pierre Toussaint, celui-ci n’avait d’ailleurs jamais été pour eux qu’une ombre qui se faufilait dans les rangs pour ranger leurs parchemins, tailler leurs plumes, servir de l’encre. D’ailleurs, ils avaient tous faits table rase du passé et ne semblaient pas même se connaître entre eux. Mais Pierre Toussaint ne passait finalement que peu de temps avec eux, car outre les cours de l’après-midi au scriptorium, il recevait des classes particulières de la part du Père abbé, qui lui apprenait les grands préceptes de la vie monastique. Rambert n’était certes pas un grand théologien, mais c’était un bon orateur, aux exemples éloquents, et de surcroît un fin connaisseur de l’âme humaine. Il utilisa habilement les confessions du petit pour le manipuler à sa guise, et sut parfaitement le mener sur la voie de la rédemption, le convaincre, et le faire mûrir dans sa vocation. Le Père abbé était très satisfait : le garçon allait devenir, sans aucun doute, un bon moine, cette vie contemplative et silencieuse le convenait parfaitement.
Pierre passait ses matinées au chantier, en compagnie des deux sculpteurs et du nouveau maître d'œuvre. La nouvelle équipe de maçons venue de Moissac travaillait de façon beaucoup plus ordonnée et efficace, à la grande joie de l’abbé. La construction avançait bon train. Les ouvriers superposaient un à un chaque nouveau bloc, dans le silence et la discipline, d’une manière machinale. Il semblait cependant à l’enfant que ces nouveaux maçons ne mettaient que peu de cœur à l’ouvrage, que la nouvelle bâtisse qui se dressait peu à peu se profilait austère, sans aucune personnalité. Peut-être n’était-ce là que le fait de la nostalgie en songeant à Raoul et à son équipe de mercenaires, mais Pierre éprouvait la même sensation en compagnie des deux sculpteurs, Jean et Rigobert. Certes, l'adolescent apprit d’eux toutes les techniques et les savoirs faire que doivent posséder un tailleur de pierre et un sculpteur, et il s’agissait là d’un enseignement d’une valeur incommensurable, mais cependant il était déçu. Les deux hommes s'exprimaient toujours avec une terminologie savante qui le déroutaient, et Pierre avait souvent du mal à comprendre leurs ordres. Son rôle était de dégrossir les blocs selon leurs indications, et leur passait les chapiteaux à moitié sculptés. Les deux artistes mettaient alors moins d’une semaine sur chaque bas-relief. Tout en taillant la pierre, ils devisaient entre eux de choses et d’autres, évoquaient leurs anciens chantiers, leurs petites anecdotes, sans jamais, semblait-il, prendre en considération les créatures de pierre qui naissaient sous leurs mains. Et pourtant, c’étaient des virtuoses, ils créaient des œuvres parfaites, aux motifs d’une grande netteté, aux détails parfaitement maîtrisés, aux structures irréprochables. Mais Pierre ne ressentait aucune émotion en contemplant ces statues, la pierre lui semblait morte, inanimée. Des sentiments contradictoires traversaient alors son esprit : d'un côté, il bouillonnait d’impatience de montrer ce dont il était capable lorsque viendrait son tour de ciseler la pierre ; mais d'un autre, toute cette perfection l’angoissait, car il se sentait parfaitement incapable de réaliser quelque chose d’aussi fini, d'aussi régulier. Pierre commença alors à douter : jusqu’à lors, il avait toujours eu sa propre idée sur la sculpture. Pour lui, il s’agissait de comprendre le langage de la pierre, de la traiter d’égal à égal, et de la laisser s’exprimer librement, mais voilà que ces deux hommes remettaient en cause son émotion profonde. Après tout, ils avaient forcément raison, ces grands artistes, peut-être que la pierre sauvage n’avait rien à dire de bon, qu’il s’agissait juste de la dominer et de l’apprivoiser, de la casser avant de la polir.
Le moment tant attendu arriva enfin, à la fin de l’été. On laissa à Pierre un bloc d’argile, pour modeler sa première idée pour le chapiteau qu’on lui avait confié, le paradis perdu, et le garçon s’installa dans un recoin isolé pour façonner son œuvre. Il commença par creuser le pommier, puis le serpent, odieux à souhait. Il était très fier du résultat, mais lorsqu’il commença les deux personnages, Adam et d’Eve, il se sentit comme paralysé. Adam se tenait droit comme un piquet, sans aucune expression vraisemblable, quant à Eve, il avait beau essayer d’imaginer ses formes, son visage, son sourire, il ne parvenait aucunement à la représenter.
« Vé, mais c’est une femme, ça, pitchoune ? » le garçon sursauta et se retourna. L'escogriffe qui venait de lui parler, c’était Fifrelin. Pierre connaissait bien, puisque c’était le second de maître Raoul.
«Fifrelin, quel bon vent ! Mais que fais-tu là ?
-Té, je viens chercher du matériel qu’on avait laissé au monastère, pour notre nouveau chantier. Je vais rester une petite semaine, et puis je retourne là-bas. Ce n’est pas très loin, tu sais.
- Et comment va Raoul ?
- Il parle souvent de toi, pour sûr. Je le trouve un peu taciturne, mais bon, tu le connais. Il a pris très à cœur sa nouvelle construction, ça, peut-être trop je dirais. Il travaille d’arrache-pied... Oh, excuse-moi, je voulais dire... »
L'ouvrier s’arrêta net en regardant la jambe de l’adolescent. Un ange passa. Mais Pierre se mit à rire, et Fifrelin soupira de soulagement. Il désigna le bloc d’argile du bout du nez, et ajouta :
« Eh petiot, tu vois, moi je sais pourquoi tu n’arrives pas à sculpter cette scène ...
-Ah oui ?
-Hé bien oui. Enfin c’est simple... Pardi, tu n’as jamais vu de femelle ! » Et il se mit à rire à gorge déployée. Pierre demeura perplexe. Mais, bien sûr, l’ouvrier avait raison.
« Et toi, fit-il d’une petite voix timide... Tu en connais, des femelles ?
-Si je connais des femelles, et tu me demandes ça, à moi ! Tudieu, pourquoi crois-tu qu’on m’appelle Fifrelin ? Eh, parce que je sais jouer du fifre, té ! Sérieusement, tu veux voir une femme, une vraie ? »
Pierre acquiesça de la tête. Fifrelin jeta un œil à droite puis à gauche et lui glissa à l’oreille :
« Pitchoune, écoute moi-bien. Va jusqu’à l’écurie et monte dans ma charrette, puis cache-toi sous une couverture. Fais attention à ce que personne ne te voie. On va sortir de cette prison. Ne t’inquiète pas, tu seras là à la fin de la matinée, je te le promets. C’est compris ? »
Pierre fit exactement ce que lui dit Fifrelin. Quand il osa enfin sortir de sa cachette, la charrette longeait la Garonne. Les deux compères s’arrêtèrent au beau milieu d’un pré jaune inondé de soleil. Au fond de la vallée, il y avait une tache verte et lumineuse. C’était un petit bosquet qui bordait un ruisseau.
« C’est là, fit Fifrelin, avec un sourire entendu. La fille prend toujours son bain à cette heure-ci. Je t’attends ici. Bon spectacle»
Pierre s’engagea dans la vallée et parvint jusqu’à la touffe de buissons. Il avança entre les arbustes, en se frayant un passage avec sa béquille parmi les ronciers, s’écorcha quelque peu, puis, comme il devisa l’ombre d’une silhouette toute proche, il s’aplatit derrière des branches de houx qui ployaient sous le poids de leurs petites boules rouge vives et vénéneuses. Devant ses yeux exorbités, lui apparut alors la femme.
Elle nageait dans le ruisseau. Son corps nu déformé par l’onde transparente frétillait avec grâce, fragmenté par mille reflets et vaguelettes. La femme sortit lentement de l’eau, dévoilant à l’adolescent un à un chacun de ses attributs : ses épaules, sa poitrine, son ventre, son pubis, ses hanches et ses cuisses, ses jambes, ses pieds légers qui foulaient l’herbe douce. Puis elle s’en fut, aussi fraîche que l’eau, ondulante parmi les roseaux, jusqu’au pied d’un saule pleureur, s’allongea sur une couverture écarlate, et alanguie, se mit à peigner son abondante chevelure qu’elle fit choir sur ses seins, en sifflant un air lancinant. Les branches du saule tombaient sur elle, protégeant la créature, et les ombres du feuillage mouchetaient son corps rayonnant de soleil.
Pierre contemplait la scène, immobile. Des gouttes de sueur glaciales coulaient à son front, son coeur palpitait avec force, engoncé dans sa poitrine. Il sentit alors l’inspiration monter dans son entre-jambe. Son membre viril devenait dur comme du marbre. L’adolescent connaissait bien cette sensation, qu’il éprouvait chaque matin au sortir de ses rêves. C’était là l’appel de la pierre, son sexe se pétrifiait au gré de sa fantaisie créatrice.
A présent, la douce lui tournait le dos, et Pierre opta pour changer de point de vue. Il avisa un autre buisson plus proche d’elle, à quelques pas, où il pourrait admirer la femme de face sans être vu. Il rampa, tel le serpent sur le sol moussu, en se tortillant, et parvint sans bruit jusqu’au nouvel arbuste. Là, il s’allongea et observa de nouveau la créature. Mais il s’était installé dans un lit d’orties, et les feuilles de la plante vinrent se poser sur son visage, sur ses pieds, jusque dans les manches de son habit. Il tenta de résister à ces caresses sanglantes, mais la douleur fut plus forte que sa volonté, et d’un bond il sortit de sa cachette.
« Qui va là ? s’écria la douce, en faisant mine de recouvrir sa nudité avec sa couverture. Qui que vous soyez, sortez de ce buisson ! »
Pierre avança, tout penaud. Il chercha à s’excuser, mais sa gorge se serra.
« Oh, un petit oblat ! s'exclama la fille d'un ton amusé. Mais qu’il est mignon ! Dis-moi, petit estropié, tu m’as apporté quelque chose ?
- Comment ?
-Quelque chose... Une pièce, par exemple. Non ? Ou à manger. J’ai grand faim, tu sais. Voyons, qu’est-ce qu’il y a dans ta besace ? »
Pierre fouilla nerveusement son sac et en sortit une pomme. La jeune femme croqua dans le fruit à pleines dents, puis le rendit à l’adolescent, qui mordit à son tour dans la pomme. La fille se mit à rire, tourna le dos au garçon, regagna le pied du saule et, en s’enroulant dans sa couverture, déclara :
« Petit oblat, reviens demain si tu veux. Mais amène-moi quelque chose digne d’une vraie princesse. »
Pierre repartit, tête basse. A voir sa mine, Fifrelin dit d’un ton moqueur :
« Et petit, tu as joui du spectacle ? Elle t’a fait faux bond, la donzelle... Ah ! L’amour, rien n’est plus cher que l’amour ! Et je sais de quoi je parle. Tu veux revenir demain ? »
Le garçon ne répondit pas. Fifrelin en déduisit que oui. Sur le chemin du retour, Pierre demeura silencieux. Ses bras et ses pieds le démangeaient, et il se grattait jusqu’aux sangs. La fille dansait dans sa tête, et se moquait de lui. Son rire obsédant résonnait entre ses tempes et chassait tout le reste.
Ils regagnèrent l’abbaye vers midi. Personne n’avait remarqué l’absence de l’adolescent. Le soir, Pierre vola dans les cuisines une magnifique lamproie, qu’il cacha dans son habit. Puis il la déposa dans la carriole de Fifrelin, la couvrit avec une toile, et gagna au plus vite l’office du soir. Le lendemain, son comparse l’appela pour une nouvelle sortie. Pierre accourut.
Une fois arrivé, il sauta léger sur sa béquille en dévalant la prairie, pénétra le buisson et avança sans hésiter jusqu’à la jeune fille. Là, d’un geste triomphal, il déposa aux pieds de la belle la lamproie rutilante.
« Merci, beau prince, dit-elle d’une voix douceâtre. Viens là, petit oblat. Tu vas connaître le paradis»
La fille le déshabilla, puis l’entraîna sur la couverture. Pierre sentit le corps de la femme onduler contre le sien, ses bras souples et sinueux lui parcourir l’échine, l’étreindre de plus en plus fort, ses cuisses qui se pressaient contre ses hanches en le retenant prisonnier. Elle susurra quelques mots, plongea sa langue pointue dans le creux de son oreille, et lui mordit le cou. Pierre n’osait pas bouger, pris soudain de panique. Son regard croisa la lamproie qui gisait sur le sol. Le poisson dégoûtant exhibait sa gueule béante aux dents acérées, une bouche énorme capable de tout engloutir sans jamais se rassasier. Pierre tourna la tête pour éviter la vision de cet odieux animal, mais les serpents de ses cauchemars tout à coup jaillirent de nulle part pour tourmenter son pauvre crâne. Au même instant la fille desserra son étau.
« C’est tout ? dit-elle en faisant la moue. Les moines, décidément, vous êtes rapides à gagner le ciel. »
Pierre se rhabilla à la hâte, et sans adresser un regard à la fille, retourna au plus vite jusqu’à la carriole. Fifrelin ne lui posa pas de question. Il avait compris. L'adolescent demeura atterré tout le reste du voyage. Quand il abandonna la carriole, l'ouvrier lui glissa à l’oreille : « Ce n’est rien, va. C’est normal la première fois. Il y en aura d’autres, té... » Pierre leva la tête et haussa les épaules. Non, il n’y aurait pas d’autre fois. Il se sentait honteux, il avait commis un péché mortel, qui le conduirait droit en enfer.
Les jours suivants, Pierre demeura ombrageux et irascible. L’abbé s’en rendit compte, et demanda au jeune homme ce qui était arrivé. Alors le garçon confessa son crime dans les moindres détails. Mais à sa grande surprise, le Père supérieur se montra fort compréhensif, il disculpa quasi entièrement son élève, et rejeta toute la faute sur la fille, qu’il nomma catin, succube, sorcière. En écoutant Rambert, Pierre se convainquit tout à fait de la nature mauvaise des femelles, êtres béants et lubriques, proies faciles pour le Malin qui se servait d’elles à sa guise pour corrompre les hommes. Il se promit que jamais plus il ne succomberait à l’appel de la femme. L’abbé s’en félicita, et ne dicta aucun châtiment à l'encontre de Pierre, car il affirma qu'il recevrait bientôt les stigmates de son propre péché. Effectivement, le père supérieur avait raison, car Pierre, pendant plusieurs jours, eut l’entrecuisse boursoufflé, le sexe couvert de boutons sanguinolents, marques du châtiment divin. Néanmoins, il refusa de se gratter, acceptant courageusement l’épreuve divine. Il constata d’ailleurs que l’abbé lui-même portait régulièrement sa main sur ses parties génitales et se frottait énergiquement. Pierre en conclut alors que les femmes étaient de puissantes sorcières, capables de faire céder à la tentation un homme aussi saint et aguerri que le propre père abbé.
Fort de cette expérience, il décida de prévenir les mortels contre les dangers de la chair, et il reprit alors son travail sur l’argile. En une matinée, il finit le modèle de la scène du paradis perdu que Rambert lui avait commandé. Il n’eut aucun mal à représenter Ève la pécheresse, tentatrice, écœurante de sensualité, catin perverse inspirée par le démon. Elle tendait le fruit défendu à Adam, pauvre victime choisie happée par la luxure, qui se tenait fragile et titubant, comme hypnotisé par le serpent qui le fixait droit dans les yeux, posté derrière la femelle, enroulé à l’arbre, et caressant la croupe de la femme avec sa queue. Une fois qu’il eut fini, Pierre eut une pensée qui le troubla : il avait dû, afin de pouvoir réaliser son œuvre édifiante, commettre un péché abject. Etait-ce donc là le sort de l’artiste ? Devait-il accepter de se damner lui-même pour sauver l’humanité ? Dieu souhaitait-il ce terrible sacrifice ?
Jean et Rigobert apprécièrent le modelage du garçon, même s’ils ne donnèrent qu’un avis professionnel et technique, sans jamais faire référence à la scène dépeinte. Ils conseillèrent à Pierre d’attendre le dernier moment, dans quelques années, pour tailler définitivement le chapiteau dans le calcaire. Ainsi l’enfant aurait le temps de connaître à fond la technique de taille. Quant à l’abbé, lorsqu’il contempla le bas-relief du garçon, il se réjouit de cette œuvre si éloquente. Enthousiaste, le père supérieur promit alors à Pierre une autre commande pour l’abbaye voisine de la Sauve-Majeure. Cette abbaye, dont les motifs sculptés étaient particulièrement célèbres, était elle aussi en cours de réfection, et Rambert voulait faire le don d’une sculpture, comme gage d’amitié envers ce monastère, sans conteste le plus important de toute la région.
A la toute fin de l’été, Pierre devint novice. La vieille de la cérémonie, le jeune homme s’entretint avec des pèlerins qui revenaient de Compostelle. Ils lui racontèrent que dans l’église d’une bourgade espagnole sur la route de Saint Jacques, se trouvait une colonne miraculeuse, et que tous les pèlerins en entrant dans le sanctuaire embrassaient le pilier. Ce baiser, sans cesse répété par des milliers de bouches, année après année avait fini par éroder le marbre, qui formait maintenant un creux, une sorte d’alcôve sculptée par l’amour des fidèles. En écoutant ce récit, Pierre demeura songeur : il savait depuis longtemps que l’on pouvait sculpter la pierre d’un coup de tête –dans le cloître, la marque rougie par le front du vieux chantre contre la pierre était restée là, intacte, gravée à jamais sur le fronton de l’entrée des escaliers qui menaient au cellier, et le garçon avait un frisson chaque fois qu’il passait par là - ; cependant, Pierre ignorait jusqu’à lors qu’on pût sculpter à coups de baisers. Il pensa que tel était l’exemple à suivre dorénavant. La résignation, la patience, et l’amour de Dieu seraient les nouveaux moyens de son oeuvre au service de Dieu. Dans le travail mille fois répété, jour après jour, saison après saison, année après année, génération après génération, dans l’abnégation et la mortification, dans l’humilité et l’obéissance aveugle se trouvait la voie du Salut. Tel était le labeur des bénédictins, l’oeuvre des moines, qui au moyen de leur seule Foi, étaient capables de déplacer les montagnes, et de modeler la pierre par le seul instrument de leur amour de Dieu et de leurs lèvres jointes.
Trois ans passèrent. Trois ans de prières et de renoncement. Pierre Toussaint allait bientôt devenir moine. Le grand chantier de l’abbaye touchait à sa fin. A la fin du second été, l’enceinte de pierre et les nouveaux bâtiments de la Grand-Cour avaient été inaugurés. Il ne manquait plus que de monter le porche de la façade, les colonnes du bras droit du transept, et de couvrir le tout.
Juste après Pâques, Pierre dut, à la demande de l’abbé, sculpter une ronde-bosse pour l’abbaye de la Sauve-Majeure. Il s’agissait d’une représentation de Saint-Gérard de Corbie, fondateur de cette abbaye, dont la canonisation à Rome par le Saint Père était imminente. Pour permettre au novice de réaliser sa statue dans un délai d’un mois, l’abbé accorda à Pierre Toussaint un répit dans ses prières et aménagea son nouvel emploi du temps : il pourrait se consacrer à sa nouvelle oeuvre quelques heures dans la matinée et de nouveau un peu avant les vêpres. Cela semblait bien peu pour Pierre, mais tel était le sort du moine : fournir un travail colossal, petit à petit, sans se soucier du Temps qui passe.
Pierre étudia tout d’abord la « Vita » de Saint-Gérard de Corbie, seconde hagiographie qui venait juste d’être écrite et qui célébrait les hauts-faits du Saint. Placé tout jeune comme oblat à l’abbaye de Corbie, dans les lointaines terres du Nord, Gérard devint moine puis abbé de monastères illustres, mais, déçu par le manque de dévotion de ses contemporains, il décida tout à coup, vers les soixante ans, malgré son grand âge, malgré sa santé fragile, d’entreprendre une longue pérégrination, en quête d’un désert où fonder une communauté nouvelle. Il erra ainsi plusieurs années jusqu’à ce qu’il eut une vision divine, et obéissant aux ordres du Très-Haut, il fonda alors l’abbaye de La Sauve.
Pierre, après avoir lu cette vie exemplaire, chercha à retranscrire l’émoi du Saint homme juste au moment de recevoir l’illumination divine. Il ne le représenta pas marqué par la surprise, touché subitement par la grâce divine, au contraire, il le sculpta en posture de recueillement, d’humilité, comme s’il avait su depuis toujours qu’il recevrait tôt ou tard ce signe divin. Gérard était un homme sûr de sa Foi, qui n’avait jamais douté dans son errance, qui n’avait jamais reculé dans les embûches du chemin, qui avait tout abandonné en confiant entièrement son destin entre les mains du Seigneur.
Un mois plus tard, deux valets entrèrent à Lussignac, chargés de transporter la statue jusqu’à l’autre abbaye. Ils attachèrent la sculpture avec de grosses cordes dans une charrette et partirent le jour-même pour la Sauve-Majeure. Ils revinrent une heure plus tard, faisant triste figure : la charrette s’était renversée dans la descente du monastère, et la statue s’était brisée. Pierre, cependant, garda son calme, et se laissa imprégner par l’exemple éloquent de Saint-Gérard : il convenait de ne jamais douter des desseins du Seigneur, et de ne pas reculer au moindre obstacle. Il sculpta donc de nouveau le Saint-Homme et au bout d’un mois, des serviteurs s’apprêtèrent à transporter la statue. Deux jours plus tard, ils revinrent au monastère, annonçant honteux que la statue était tombée dans la Garonne lors de son transport en gabare. Pierre accepta de nouveau cette provocation divine, sans mot dire, et il refit entièrement, pour la troisième fois, la statue de Saint Gérard. Un mois plus tard, elle était finie, et il pria pour qu’elle arrivât à bon port.
Cette troisième statue était sensiblement différente de la première : Saint Gérard était maintenant un vieillard fourbu, accablé par le mauvais sort, un vagabond en quête d’un hypothétique signe du Destin, qui fronçait les sourcils en scrutant le ciel, se demandant si la vision qu’il venait d’avoir émanait de Dieu, du diable, ou n’était engendrée que par sa propre folie et son désir d’en finir une fois pour toute. Mais Pierre aurait été bien incapable d’apprécier le changement substantiel entre chaque statue : pour lui, il avait toujours travaillé sur le même modèle, il s’agissait toujours de la même sculpture.
La troisième statue cassa, elle-aussi, avant d’arriver à terme. Les deux sculpteurs de Lussignac, Jean et Rigobert, s’en allèrent alors rencontrer l’abbé Rambert, et ils lui expliquèrent que ce qui était advenu était somme toute assez courant, car les statues sont fragiles et délicates à transporter, que, normalement, les sculpteurs les réalisaient sur place, ce qui expliquait d’ailleurs pourquoi, à leur connaissance, il n’y avait jamais eu de moine sculpteur. L’abbé se laissa convaincre, et prit la décision suivante: l’adolescent se rendrait à La Sauve, réaliserait la statue sur place et reviendrait à Lussignac avant la fin de l’été. Cependant, avant de partir, il devait sculpter d'abord le chapiteau qui lui était échu, celui du paradis perdu.
Animé par le désir de voyager, par l’envie de découvrir de nouveaux horizons, le novice sculpta insouciant, le cœur léger, le chapiteau, en prenant quelques libertés sur le modèle d’argile qu’il avait créé quelques années auparavant. Ce brouillon de terre cuite lui paraissait maintenant beaucoup trop torturé, pessimiste, et il préféra retranscrire la scène avec plus d’allégresse, avec des mouvements plus aériens, des formes plus subtiles. En sculptant la femme, il se souvenait avec amusement de sa cruelle expérience. Il se rappelait le corps de la fille du ruisseau, souple et sensuel. « Que cette femme était donc belle », soupirait-il. Il vint à penser qu’une créature aussi belle ne pouvait être corrompue par le Mal, car Dieu, créateur des mille merveilles de l’univers, aimait par-dessus tout la beauté. Tout en taillant les contours d'Eve, Pierre sentait son membre viril se crisper, signe qu’il faisait corps avec la pierre. Il décida alors de suivre aveuglément son inspiration, qui ne l’avait jamais trompé.
Avant de monter le chapiteau sur la colonne, les sculpteurs jetèrent un coup d’oeil sur le travail effectué. Ils apprécièrent les progrès techniques du jeune homme, et le couvrirent d’éloges. Les ouvriers hissèrent aussitôt l’œuvre en haut de sa colonne, et le jour même, le chapiteau reçut le poids d’une des extrémités d’un arc croisé qui reliait quatre piliers. Pendant toute cette opération difficile, qui représentait toujours un grand risque pour les motifs sculptés, Pierre priait en silence. Il s’attendait, fort de ses malencontreuses expériences, à ce que le chapiteau se brisât, mais il n’en fut rien. Il se tenait intact sur sa colonne, et pour la première fois Pierre Toussaint put admirer son œuvre achevée. Le Seigneur avait enfin accepté son labeur, il n’y avait pas de doute, le Très-Haut était sensible à la beauté, Dieu aimait les femmes.
Le lendemain, juste après matines, dans l’aube douce de la fin Juillet, Pierre s’apprêtait à partir pour La Sauve. Commodément installé dans la charrette des serviteurs de l’abbaye voisine, ses maigres effets agrippés dans une main, serrant nerveusement son bâton sculpté dans l’autre, il guettait impatient l’ouverture des portes de sa chère prison. Le garçon se retourna une dernière fois pour regarder le monastère et il aperçut alors, sortant de l’église, la silhouette de l’abbé, accourant à grand pas vers lui. Rambert venait de voir pour la première fois le chapiteau réalisé par le jeune homme et il était outré. Eve en effet n’était plus du tout le monstre reptilien d’il y avait quelques années et Adam une pauvre victime condamnée aux tourments éternels ; à présent, la fille débordait de sensualité, Adam avait l’air réjoui, et tous deux se trémoussaient dans une danse lubrique. Tout le chapiteau n’était plus qu’une invitation à la débauche, au vice, à la fornication, au beau milieu de l’église. L’abbé avait alors ordonné aux ouvriers qu’on retirât cette insulte au plus vite, mais on lui répondit qu’il s’agissait là d’une chose impossible, puisqu’à présent le chapiteau soutenait tout un arc et que le démonter signifiait presqu’un an de travail supplémentaire. Rambert proféra alors un juron qui résonna dans toute l’église, puis s’en fut derechef réprimander le garçon. Ce coquin allait l’entendre. Il ne partirait pas à la Sauve, il ne sculpterait plus jamais la moindre pierre de sa vie. Dans la Grand-cour, le père supérieur criait tout en avançant vers le convoi : «Halte là, ne partez pas ! ». Mais le vent qui se leva soudain emporta avec lui son cri, et le charretier de La Sauve ne l’entendit pas. « Hue !», beugla-t-il, et les mules s’élancèrent aussitôt hors des murs.

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Message  Procuste Sam 23 Oct 2010 - 7:08

Ce que j'apprécie particulièrement ici, c'est la logique de l'évolution de Pierre : son caractère se dessine de manière très convaincante ; le comique de situation me paraît également bien venu... et bravo pour votre effort sur la ligature "œ" !

Mes remarques :
« ils avaient tous fait (et non « faits » table rase du passé »
« cette vie contemplative et silencieuse lui convenait parfaitement »
« les savoir-faire (et non « savoirs faire ») que doivent posséder un tailleur de pierre »
« une terminologie savante qui le déroutait (et non « déroutaient ») »
« Son rôle était de dégrossir les blocs selon leurs indications, et leur passait les chapiteaux à moitié sculptés » : et il leur passait ? et de leur passer ?
« jusqu’alors, il avait toujours eu sa propre idée »
« c’était Fifrelin. Pierre (le) connaissait bien, puisque c’était le second »
«Fifrelin, quel bon vent !
«Halte là, ne partez pas : typographie, une espace après les guillemets français ouvrants
-Té, je viens chercher du matériel
-Ah oui ?
-Hé bien oui
-Si je connais des femelles
-Quelque chose... Une pièce : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à introduire une réplique de dialogue, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — », avec une espace derrière
- Et comment va Raoul ?
- Il parle souvent de toi
- Comment ? : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à introduire une réplique de dialogue, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — »
« tu n’arrives pas à sculpter cette scène ... » : typographie, pas d’espace avant les points de suspension
Je t’attends ici. Bon spectacle»
Tu vas connaître le paradis» : manque le signe de ponctuation de fin de phrase ; une espace avant les guillemets français fermants
« puis, comme il devisa (devina ?) l’ombre d’une silhouette toute proche »
« son cœur palpitait avec force »
« Il rampa, tel le serpent sur le sol moussu, en se tortillant » : il rampe en bandant, le gars ? Ça lui fait pas mal ?
« il se grattait jusqu’aux sangs » : on écrit plutôt « jusqu’au sang », je pense
–dans (typographie : une espace après le tiret d’ouverture de l’incise) le cloître, la marque rougie par le front du vieux chantre contre la pierre était restée là, intacte, gravée à jamais sur le fronton de l’entrée des escaliers qui menaient au cellier, et le garçon avait un frisson chaque fois qu’il passait par là - ; : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à fermer une incise, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — » ; par ailleurs, le tiret de fermeture de l’incise fait, à mon avis, double emploi avec le point-virgule ; à vérifier, éventuellement
« Pierre ignorait jusqu’alors qu’on pût sculpter »
« les nouveaux moyens de son œuvre au service de Dieu »
« le labeur des bénédictins, l’œuvre des moines »
« les nouveaux bâtiments de la Grand-Cour » : jusqu’à présent, plusieurs graphies ont été présentes pour la Grand cour, Grand-cour, grand-cour, etc. ; vous avez intérêt à homogénéiser, je pense
« il pourrait se consacrer à sa nouvelle œuvre »
« qui célébrait les hauts-faits du Saint » : pas de trait d’union, à mon avis
« La troisième statue cassa, elle aussi (pas de trait d’union) »
« prit la décision suivante: l’adolescent se rendrait » : typographie, une espace avant les deux points
« Hue !» : typographie, une espace avant les guillemets français fermants
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Message  Louis Dim 24 Oct 2010 - 13:40

Je viens de lire les chapitres 4 et 5. Passionnants !
J’ai trouvé particulièrement intéressante la question de la pédagogie traitée dans le chapitre 4. Bernardin, en avance sur son temps, exprime et pratique une pédagogie dont l’idéal est celui de l’enseignement contemporain : la liberté, l’autonomie permettant à chacun, conformément à l’idéal des Lumières dont nous sommes les héritiers, de penser par soi-même. Bernardin est en décalage avec les mœurs et la société de son temps, qui exige soumission et obéissance. Il est une Lumière avant son heure qui ne peut qu’être étouffée, éteinte par ce Moyen Âge, en grande partie obscurantiste. L’Eglise chrétienne alors toute puissante n’a jamais aimé la liberté et la réflexion, le péché originel n’est-il pas pour elle dans la désobéissance à la loi divine ?
On pourrait penser toutefois, à la lecture de ce chapitre 4, qu’une éducation telle que la pratique Bernardin, proche de celle d’aujourd’hui, ne pouvait et ne peut mener qu’au chahut, à un échec de l’enseignement, à une situation donc proche de celle que l’on peut constater assez souvent de nos jours. Est-ce à dire que l’éducation en vue de la liberté mène nécessairement à l’échec, et qu’aucune pédagogie ne peut se passer de contraintes et d’usage de la force brutale ? Que toute comporte toujours, sous peine d’échec, une part de dressage ?
Il semble que non, et votre texte, Vincent, montre plutôt l’impossibilité d’une telle pédagogie seulement dans le contexte de l’époque.
Celui-ci a changé, il n’est plus le même, oui, mais on ne peut s’empêcher de s’interroger : a-t-il radicalement changé ? Ce qui est exigé de chacun, n’est-ce pas encore et toujours l’obéissance, non plus aux dogmes religieux, puisque la religion est devenue à notre époque affaire privée, mais aux exigences socio-économiques de notre temps, aux pressions plus sournoises et plus incisives des préjugés, des idées toutes faites, du prêt-à-penser donné à consommer très copieusement à l’ère des médias ? Aujourd’hui comme hier, penser par soi-même est considéré comme un danger. Il ne convient pas, dans notre monde, de penser, mais de dépenser.
Le rapport à soi aussi a changé, l’individualisme est né, et néanmoins la pédagogie de la liberté échoue aujourd’hui, comme elle ne pouvait qu’échouer hier. Pourtant, comment renoncer à cet idéal d’autonomie ? Quel idéal plus élevé dans le domaine de l’enseignement ?

Pour ne pas être trop long sur cette question à propos de laquelle il y aurait beaucoup à dire, il me semble que l’évocation de cette pédagogie dans ces lieux particuliers du Moyen Âge, qui ont été malgré tout lieu de sauvegarde et de perpétuation du savoir, donne à penser sur la façon de transmettre savoirs et savoir-faire, et d’éduquer, ce qui est un des mérites de louange de ce chapitre.




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Message  Invité Dim 24 Oct 2010 - 21:47

J'adore les commentaires de Louis. Sur "vie et mort du soleil", je dois avouer qu'il y a deux ou trois remarques qui m'ont fait réfléchir, et j'ai modifié mon texte par rapport à ça.

Je voulais rajouter une chose sur ce que tu dis sur l'éducation, et je crois que je vais mettre une petite phrase en plus sur le texte définitif, à ce sujet: Bernardin, c'est un copiste, il a donc accès aux documents anciens et modernes. Il est imprégné de la notion de "maïeutique" platonicienne, et d'autre part, il y a un renouveau vis à vis de la foi et de la conscience à la fin XIIeme siècle: bientôt, les premières universités naîtront, les ordres mendiants, etc. D'ailleurs, je glisse ici un élément de l'histoire : Bernardin réapparaîtra dans le récit, ce sera un des premiers franciscains venus prêcher dans le Nord de la France, trente ans plus tard. Donc, tout ça pour dire que bien avant les Lumières, certains avaient l'idée d'une pédagogie centrée sur l'individu.

Procuste, l'effort pour introduire les ligatures dans le texte précédent m'a valu d'avoir complètement raté ma mise en page sur ce site. J'ai dû faire bosser la modération pour rattraper ça : du coup, ici il n'y a pas de ligature, désolé. Le temps que je trouve une solution. (je galère vraiment sur la mise en page. Quand je passe un texte de mon ordinateur à ce site, c'est la coix et la bannière)

Voici le dernier chapitre du premier livre. Après, je pense qu'il y aura un long moment sans rien poster, il faut que je recompose la seconde partie.


Chapitre 8: "les murs ont des oreilles".

La carriole descendit le sentier du monastère, traversa la Garonne en gabare, puis continua le chemin qui se faufilait à travers les roseaux en bordure du fleuve. Les serviteurs de La Sauve bivouaquèrent en fin de matinée à l’ombre d’un bosquet, à la croisée de la Garonne et de la Grand Route du Nord qu’il s’agissait de prendre après la halte. Les serviteurs expliquèrent au jeune homme que le voyage durerait, si tout allait bien, deux jours entiers, peut-être trois. Juste au moment de reprendre la route, le petit groupe aperçut un cavalier solitaire sur le chemin du Nord, qui venait vers eux. Pierre reconnut son ami Fifrelin, qui arrêta aussitôt son destrier, l’air surpris.
« Tiens, le petiot... Mais que fais-tu là, en dehors du monastère ? J’allais justement te voir à Lussignac.
- Je me rends à l’abbaye de La Sauve-Majeure. Mais toi, quoi de neuf ? Le visage de Fifrelin devint d’un coup grave.
- Hélas... raconta l’ouvrier. Je venais t’avertir. Raoul est au plus mal. Il est très malade, mais il ne souffre pas dans son corps, non, il souffre dans son âme. Il a perdu la raison, notre bon Raoul, Pierre, et s’il se laisse entraîner par cette humeur maligne, il sera perdu à tout jamais. Nous, ses compagnons, nous avons tout essayé pour le ramener à la raison, mais nous n’avons rien pu faire. Alors, on a pensé... Enfin... Si ton abbé est d’accord, tu pourrais essayer de parler à ton vieux maître, ou lui écrire ou... Que sais-je ? Il t’avait en grande estime, tu sais, tu étais comme un fils pour lui. Il ne s’est jamais vraiment remis de votre dispute."
Pierre était consterné. D’un coup lui revenaient les images de son bon maître, mal dégrossi mais à la fois si bon et humble. Il se souvenait de son rire énorme, de ses jurons, de son regard surtout, plein de tendresse et de générosité, et il éprouva soudain un remord indicible : comment avait-il pu oublier cet homme qui lui avait tout donné, qui lui avait tout appris, qui l’avait tant aimé ? Il répondit à Fifrelin, la voix tremblante d’émotion :
« Je veux bien aller avec toi. Mais que faire de ces deux hommes ?
Fifrelin eut un sourire malicieux et interpela les serviteurs de La Sauve :
« Holà, vous deux ! Avez-vous déjà vu une telle pièce d’argent ? Regardez-la, mes braves, car elle peut devenir la vôtre... Ecoutez-moi »
Il continua la discussion à voix basse, et peu après il déclara au novice, d’un ton triomphal :
« Tout est arrangé, pardieu ! Ils nous attendront plusieurs jours, ici-même. Maintenant, petiot, viens avec moi »
Pierre monta en croupe et Fifrelin fit démarrer sa monture. Ils allèrent à grand galop par des sentiers perdus à travers les vignes, les bois et les champs. Les contrées défilaient, les collines cédaient une à une à la célérité du destrier. A la tombée de la nuit, l'ouvrier s’écarta de la route et arrêta son cheval sous un chêne. Il déballa alors un campement de fortune. Après s’être ravitaillés, il commenta qu’il valait peut-être mieux ne pas faire de feu, et s’en fut chercher une grande épée qu’il gardait sous la selle de son cheval. Il la planta à terre, en déclarant :
« Que veux-tu petiot. Les temps ne sont pas sûrs. C’est bientôt la guerre, tu sais »
Pierre avait entendu parler de la guerre, bien sûr, mais très vaguement. Il ne la savait pas si proche. Au monastère, la vie se déroulait en-dehors du monde, comme si le temps était arrêté, rien ou pratiquement ne transparaissait jamais de la vie extérieure. Fifrelin poursuivit :
« La guerre...Un grand malheur pour sûr. Des soldats de France, de Guyenne, d’Angleterre... Va t’en savoir pourquoi ils se battent entre eux. Ils se ressemblent tous, tous les mêmes brigands, tous les mêmes pillards. Mis à part leurs tuniques, il n’y a aucun moyen de les différencier entre eux. Sache tout de même que le roi de France, Philippe Auguste, a décidé d’arracher tous ces territoires de l’Ouest des mains des Plantagenêt, rois d’Angleterre. Il est revenu au plus vite de Terre Sainte, en profitant de la captivité du Roi Richard pour accomplir sa besogne, mais Richard est de retour, et la guerre fait rage. Elle a commencé dans le Nord, en Normandie, puis elle est descendue jusqu’au Poitou. Elle sera bientôt ici-même. La terre va se couvrir de cadavres, petiot, les seigneurs des deux camps érigent des châteaux-forts, et à l'abri derrière leurs pierres épaisses, ils se croient invulnérables. Pure vanité. Nous, avec Raoul, nous sommes en train de renforcer les défenses du château des seigneurs de Roquebrune, un des plus grands alliés du roi d’Angleterre dans cette région. Nous y serons demain soir, si aucune troupe de soldats ne nous en empêche. »
Lorsque Pierre entendit le nom de Roquebrune, il eut un tressaillement. Il s’agissait là de la famille du vieux chantre, Odilon. Godefroi, le maître de la citadelle où Pierre se rendait, n’était autre que le neveu du moine. L’adolescent eut du mal à dormir, et fut assailli dans ses cauchemars par un monstre tout droit jailli de son passé, un serpent goulu tapi dans l’ombre qui n’avait jamais complètement disparu.
Le voyage continua sans encombre toute la journée du lendemain, et au crépuscule, ils arrivèrent au château, qui se tenait lourd et massif sur une colline arasée, sèche, jaunâtre et trouée de partout comme un vieux fromage. Le ciel était bas et moite, épais de nuages noirs et pourpres, signe d’un orage qui s’apprêtait à éclater. Fifrelin traversa les tentes des soldats qui campaient au bas de la colline, dut s’arrêter plusieurs fois pour révéler son identité aux hommes de guerre, et pénétra enfin dans l’enceinte du château. Là, il y avait un autre campement, celui des maçons de Raoul. Pierre reconnut chacun des ouvriers. Les enfants avaient grandi et étaient devenus des jeunes hommes, ils avaient relevé les plus vieux, morts ou invalides. Le groupe fit un accueil chaleureux au jeune homme, et Pierre s’en étonna, car il n’avait jamais vraiment été à l’aise parmi eux. Les maçons semblaient avoir perdu leur verve habituelle, ils étaient graves et parlaient à voix basse. L’absence de Raoul était palpable dans chacun de leurs gestes, de leurs conversations. Pierre, harassé de fatigue, s’endormit vite et retrouva son cher vieux serpent qui l’attendait dans ses rêves.
Le lendemain matin, Fifrelin conduisit Pierre jusqu’à un donjon solitaire au fond de la cour du château. L’ouvrier fit signe au garçon de se cacher lorsque passa devant eux un petit groupe de chevaliers. C’était là Godefroi entouré de sa clique. Pierre le reconnut aussitôt, car c’était le portrait craché de son oncle, avec le même visage fuyant et anguleux, le même regard perdu. La ressemblance était si frappante que le jeune homme en eut des frissons dans le dos. Quand le groupe des chevaliers s’éloigna, Fifrelin chuchota :
« Ecoute-moi bien, petiot. En aucun cas, le seigneur de ces lieux ne doit savoir où nous nous rendons. Il ne sait pas que nous pouvons parler à Raoul. S’il l’apprenait, ce serait très fâcheux, tu peux me croire. Maintenant suis-moi.. »
L'ouvrier pénétra dans le donjon, s’empara d’une torche qu’il alluma, puis il emprunta un escalier en colimaçon, étroit et humide, qui descendait abrupt jusqu’aux profondeurs. Pierre faillit tomber plus d’une fois, mais il parvint en bas tant bien que mal en s’agrippant à Fifrelin. Les deux hommes, après avoir passé plusieurs salles qui servaient d’entrepôts souterrains, arrivèrent dans une minuscule pièce ronde sans issue. Il n’y avait rien dans la salle, mis à part un peu de paille où grouillaient quelques rats.
« C’est ici, dit Fifrelin. Maître, dit-il d’une voix claire et haute, Pierre est là, votre petit apprenti, il est venu vous rendre visite. Maître, vous m’écoutez, vous êtes là ?
- Salut à toi, Pierre... »
C’était la voix de Raoul, surgie des profondeurs, une voix presqu’inaudible doublée d’écho qui ne semblait venir de nulle part. Pierre prit peur : quelle était donc cette magie ?
« N’aie de crainte, petit, cher petit Pierre, mon enfant. C’est moi, Raoul, le vieux Raoul. Fifrelin, mon bon ami, laisse-nous seuls à présent, tu veux ?
- Oui maître. Pierre, je reviens te chercher dans un instant. A tout à l’heure.»
Fifrelin repartit vers les escaliers, muni de la torche. Pierre scruta la lueur qui s’estompait progressivement, et se retrouva seul, assis dans les ténèbres. La voix reprit :
« Colle ton oreille contre le mur, petiot. Tu m’entends mieux, à présent ?
- Oui... J’entends votre voix, à travers la pierre, très distinctement. Mais comment est-ce possible, maître Raoul ?
- Oh... C’est un stratagème vieux comme le monde, petit Pierre. Un mur creux qui laisse passer les sons. Je l’ai vu pour la première fois dans une maladrerie. Les pauvres lépreux étaient d’un côté de la paroi dans une pièce scellée, et les prêtres de l’autre côté, qui écoutaient leurs confessions, pour éviter leur contact.
- Maître, mais pourquoi me parlez-vous à travers ce mur ? Pourquoi n’êtes-vous pas là, à mes côtés ?
- Parce que je suis retenu prisonnier, cher petit.
- Prisonnier ? Mais il faut vous libérer !
- Non, cher enfant, je suis prisonnier, c’est vrai, mais je me suis enfermé moi-même, volontairement.
- Comment est-ce possible ?
- Oh, c'est une longue histoire, ça, petiot. Longue et compliquée... Mais je vais tâcher de t'expliquer. Vois-tu, quand je suis arrivé sur ce chantier, Sire Godefroi m’a demandé de lui bâtir une citadelle invulnérable, et je la lui ai promise. J’ai travaillé, travaillé sans répit pour tenir ma parole, pour créer une forteresse que personne ne pourrait jamais démolir... Tu sais, petiot, moi, j’en ai déjà vues, des forteresses qu’on disait imprenables, aux murs aussi épais qu’un bras tendu, et aussi hauts que des falaises, des châteaux-forts construits pierre à pierre, à grand peine, dans la souffrance et dans le sang, et qui ont été balayés en un seul jour. Parce que même la pierre la plus solide, la construction la plus savante ne peut rien face à la capacité de destruction des hommes. Il y a des catapultes, des balistes, des machines infernales connues et d’autres à venir, la folie des hommes n’a pas de limites, bon sang. Mais moi, moi, je ne voulais pas que mon travail s’écroule d’un seul coup, je voulais un château qui demeurerait intact, pour les siècles et les siècles, un château plus fort que la guerre, plus fort que le mal. Oui, c’est ça, une forteresse éternelle. Mordieu ! Et tout en travaillant, je n’avais qu’une image en tête, qui revenait sans cesse, jusqu’à l’obsession : je voyais des villageois fuyant l’ennemi. Ils courent se protéger dans l’enceinte du château. Ils ont peur que la muraille s’écroule. Cette muraille, c’est leur seule défense, leur seul rempart contre la cruauté. Si le mur flanche, les soldats entrent dans la forteresse, et ils éventrent les enfants, ils violent les femmes, ils égorgent les vieillards. Et moi, pauvre de moi, je suis le seul responsable de ce massacre. Je dois coûte que coûte les protéger. Sacré nom ! Tu sais, Pierre, j’ai déjà perdu mon fils sous les décombres, et d’autres enfants encore, par ma faute, ma grande faute... Il y en a eu sept en tout, sept minots, sept innocents. Je les vois, les sept petits morts, chaque fois que je baisse les paupières, ils sont là, les petiots, ils se cachent dans l’ombre, ils se tiennent par la main en me regardant. Et moi, je leur ai promis qu’aucun enfant n’allait plus jamais mourir à cause de moi. Oh, Pierre, si tu savais comme je me suis acharné sur ce château, j’ai passé des nuits entières sans dormir, à réviser mes plans, à renforcer les défenses, à consolider les murs. Dans ma tête, il y avait des brèches qui s’ouvraient, des fissures, des lézardes, et j’essayais de les colmater, une par une, sans cesse, mais elles revenaient encore et encore... Et finalement, j’ai fait ce que j’ai pu, mais je sais ce que c’est bien insuffisant... Que le ciel soit maudit, pourquoi donc Dieu ne m’a-t-il pas fait plus intelligent, pour me laisser sauver tous ces pauvres gens ?
- Raoul, Maître Raoul, interrompit doucement Pierre, je vous en prie, ne blasphémez pas. Dieu sait bien ce qu’il fait. S’il décide de punir les hommes, c’est pour leur propre Salut, et vous, vous n’y êtes pour rien.
- Petit Pierre, que tu es naïf, tudieu ! Mais tu dois savoir que Dieu n’a rien à voir dans les affaires des hommes. Dieu n’est dans aucun camp. Ce n’est pas Dieu qui brandit les épées, non, ce n’est pas Dieu. Dieu, lui, il est bien plus cruel : il déclenche les tempêtes, les épidémies, les inondations... Dieu frappe au hasard, et ce sont toujours les plus faibles, les plus innocents qui périssent les premiers. Au moins, les soldats cherchent d’abord à tuer les soldats de l’armée d’en face. Mais Dieu, non, Lui, il tue sans raison, à l’aveuglette. Quelle est donc cette justice divine, sacrebleu ? Pourquoi donc faire mourir des enfants, alors que les vrais criminels qui devraient être punis, eux, trouvent toujours le moyen de se protéger ? Tu sais, j’ai bien réfléchi. J’en suis venu à me demander si Dieu n’était pas mauvais...
- Maître Raoul, ça suffit. Vous vous damnez. Vous m’entendez ? Vous irez en enfer ! Maître Raoul, au nom de tout l’amour que j’ai pour vous, ressaisissez-vous... Ne perdez pas votre âme.
- Mais moi aussi j'ai de l'amour pour toi, Pierre, je t’aime comme un fils, je t’aime comme l’enfant que j’avais et que j’ai sacrifié pour la grande gloire de Dieu, sacré nom ! Mais ne t’inquiète pas, petit Pierre, je ne suis pas encore tout à fait damné. J’ai bien failli, il est vrai. A un moment, j’ai cru fermement que Dieu était mauvais. J’ai même été tenté par le diable. Mais à quoi bon ? Petit, je vais te révéler un secret : Dieu et le diable sont complices, ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre, et ils s’entendent comme deux larrons en foire ! Oui, petit, j’ai beaucoup réfléchi, et finalement, je crois que Dieu est un bon bougre malgré tout, mais qu’il s’efforce de faire le mal pour nous obliger à nous surpasser, parce que personne n’est bon ni travailleur par nature. Tu vois, petiot, il n’y a qu’un seul remède : travailler, travailler, travailler encore et toujours, pour sauver le monde, pour le protéger contre les fléaux de Dieu...
- Maître Raoul, vous mélangez tout. On ne peut pas comparer Dieu et le Diable, enfin ! Et si vous dites qu'il faut travailler, pourquoi vous êtes-vous enfermé dans ces souterrains ? Je ne comprends toujours pas.
- Tu as raison, petiot, je mélange tout. Tout s'emmêle dans ma tête, je suis assez intelligent pour voir les mensonges, mais pas assez pour apercevoir la vérité. Mais laisse-moi continuer, Pierre, laisse-moi t'expliquer comment je me suis enfermé ici, de mon plein gré. Voilà : Godefroi m’avait demandé de créer une issue pour que les villageois puissent s’enfuir du château en cas de défaite, et moi, j'ai obéi, bien sûr. J’ai commencer à creusé une série de galeries souterraines. Mon seigneur me demandait de travailler dans le plus grand secret, de ne rien révéler à personne. Il fallait à tout prix éviter que l’ennemi connaisse l’existence de ces souterrains. Je le lui ai promis, et personne n’en a rien su, pas même mes propres ouvriers. Et j’ai fini par créer un gigantesque labyrinthe, d'où personne ne pouvait sortir à moins de connaître les plans... Mais lorsque j’ai voulu donner une copies des plans au prêtre du village pour lui permettre de guider les pauvres gens vers la sortie, Godefroi me l’a interdit. Il m’avait menti, il n’avait jamais pensé à autre chose qu’à se sauver lui-même, si les choses tournaient mal, en abandonnant les siens. Mordieu ! Au diable les ordres, ai-je alors pensé… Et j’ai désobéi, petiot, pour la première fois de ma vie, j’ai désobéi.. J’ai quand même donné les plans au curé, mais Godefroi s’en est rendu compte et il l’a fait tuer. Foutre Dieu ! J’ai réalisé tout à coup que ce cochon m’aurait fait tuer à mon tour une fois le travail fini, c’était évident. Alors j’ai eu une idée. Je me suis réfugié dans mon propre labyrinthe. Oh, Godefroi a bien essayé d’envoyer ses hommes pour venir me chercher, mais ils se sont perdus dans les galeries. Alors, il a dû se résigner. Il ne peut pas m’attraper, et moi je me venge. J’ai percé tous les murs de son château, et je hante sa demeure. Il entend des bruits étranges les couloirs, des voix d’outre-tombe le poursuivent jusque dans ses appartements. La nuit, je perturbe son sommeil, je le réveille en hurlant, je m’insinue dans ses cauchemars. Et il se croit possédé, entouré de fantômes. Tudieu ! Il ne sait pas que c’est moi ! Seuls les maçons, mes bons compagnons, connaissent mon stratagème. Je leur parle tous les jours, je les dirige dans leurs travaux, pour bâtir la citadelle. La construction doit continuer, tu comprends, elle doit être parfaite. Tu vois, petiot, comme je savoure ma vengeance. J’ai assez obéi aux menteurs, aux puissants, pendant toute ma vie je les ai servis, à mon tour d’être le maître à présent… Non, décidément, je ne sortirai pas d’ici, je m’amuse trop. J’ai avec moi toutes les victuailles que Godefroi avait prévues pour tenir un long siège en compagnie de ses hommes d’armes. Et quand les vivres s’épuiseront, j’irai en chercher d’autres. Je sortirai par une des issues secrètes. J’irai jusqu’au bourg, et là, je dépenserai jusqu’à la dernière pièce du trésor que le maître de ces lieux a eu la bêtise de cacher ici, dans les souterrains. Oui, je me saoulerai royalement à sa santé, mais après cela, je retournerai jusqu’à ma cachette, avec de nouvelles provisions. Je reviendrai, bien sûr que je reviendrais, je dois rester ici, je suis le seul à connaître la sortie. J’attendrai de pied ferme la guerre. Je serai là pour guider les pauvres gens, je l’ai promis aux sept petites âmes en peine qui tourmentent mon pauvre crâne. Je leur ai juré que seuls les innocents pourraient sortir du labyrinthe... Seuls les innocents... C’est promis.... Les autres, je les ferai tous crever.
- Mais c’est pure vanité, Maître Raoul. Vous vous substituez à Dieu. C’est à lui de sauver ou de punir les hommes, vous m’entendez ? Notre abbé dit toujours qu’il ne faut jamais aller à l’encontre des desseins du seigneur. Il faut se résigner devant les épreuves que Dieu nous envoie, et ne jamais rien faire pour tenter de nous y soustraire. C’est une grande folie que de vouloir défier le Ciel, maître Raoul.
- Voilà que tu parles comme un moine, à présent ! C’est l’abbé qui t’a appris à parler comme ça ? Foutrebleu ! Je vois que ce satané Rambert a fait de toi un mouton bien docile...
- Maître Raoul, je vous défends d’insulter mon Père abbé. C’est un Saint homme.
- Bah.... Balivernes ! Ton abbé est tout sauf un Saint homme. Tu sais, ton abbé, lui aussi il se protège contre la folie de Dieu et celle des hommes. Sinon, pourquoi aurait-il fait construire un mur d’enceinte autour de son abbaye ? Pour se protéger de la guerre, pardi, et de la colère divine... Ton abbé, il est comme les autres, petiot, comme les autres. Seulement, juste un peu plus menteur, peut-être...
- Ce n’est pas vrai. Mon abbé est un homme bon !
- Un menteur ! De la pire espèce ! Ecoute-moi, petiot. Je ne voulais pas te révéler cela, mais m’y voilà obligé. Tu sais, ce n’est pas ton abbé qui a eu l’idée de te laisser sculpter un bas-relief dans son abbaye. C’est moi.
- Vous ?
- Oui, moi. Tu sais, d’abord, j’avais pensé racheter ta liberté à l’abbé et te prendre comme apprenti sur les routes, puis j’ai changé d’idée. J’ai décidé de te confier à de nouveaux maîtres qui pourraient t’instruire. J’ai expliqué à l’abbé que ce serait bon pour le monastère d’avoir un moine sculpteur. Lui, il était réticent, au début, il voulait que Jean et Rigobert s'occupent de toutes les sculptures, mais finalement, j'ai réussi à le convaincre de te laisser au moins un chapiteau.
- Mais pourquoi, maître Raoul ?
- Oh, il y a bien des raisons... Tout d’abord, j’ai pensé que les murs de l’abbaye pourraient te protéger à jamais du monde extérieur. Pauvre petit infirme, que serais-tu devenu dehors, au beau milieu de la guerre, livré à la méchanceté des hommes ? Si je t’avais pris avec moi, où serais-tu à présent ? Enfermé à mes côtés dans ces catacombes ? J’ai déjà fait périr sept enfants, tu sais, je ne voulais pas d’une nouvelle victime sur ma conscience. Mais surtout, j’ai changé d’idée quand j’ai vu que tu commençais à me haïr... Oh, je ne t’en ai pas voulu, peut-être un peu, au début, mais j’ai vite compris que c’était là l’ordre des choses. Tu avais trop de talent pour le gâcher avec un vieux garçon aviné et maladroit comme moi. Crois-moi, si j’étais parti sur les routes avec toi, tu aurais fini par me détester tout à fait, je ne suis qu’un modeste artisan, moi, j’aurais été un obstacle à ton art.
- Mais, Maître Raoul... Je n’ai que faire de mon orgueil personnel. Je ne cherche pas les honneurs ni la gloire, vous savez bien. Si Dieu m’a offert le don de la pierre, c’est pour le servir humblement. C’est lui le Créateur, moi je ne suis que son instrument.
- Que la leçon est bien apprise, mordiou… Mais Pierre, écoute-moi, tout cela n’est qu’un épouvantable mensonge. Non, ce n’est pas Dieu qui parle à travers toi, je reconnais bien là toute l'hypocrisie des moines, avec leur orgueil démesuré qu'ils déguisent d’humilité. C’est toi-même qui créée, petiot, tout seul. Et toi, tu n’es pas humble, sacré nom, et tu ne le seras jamais. Tu vas toujours jusqu’au bout de toi-même, tu défies les limites du possible, tu ne te résignes jamais, et tu désespères de n’être qu’un homme. Tout comme moi. Tu n’es pas humble, et tu as raison de ne pas l’être. Vois-tu, pendant longtemps, je croyais que l’humilité était une grande vertu. Mais je la confondais avec la modestie. La modestie te permet de mesurer le peu de chemin déjà parcouru, de comprendre que la route est encore longue et de te forcer à aller de l’avant, mais l’humilité, à quoi sert-elle ? C’est le renoncement, c’est le mensonge. C’est accepter qu’il y ait des limites. Pourquoi donc ? Crois-moi, il faut toujours se surpasser, petiot, s’entêter, encore, toujours, même si c’est impossible. Que faire d’autre, sinon ? Tu sais, je te connais, Pierre, je te connais bien, mieux que toi-même, peut-être. Tu es si fragile, si émotif, mais à la fois, tu as le coeur aussi dur que la pierre. Tu n’es pas vraiment humain, et tu l’es plus que quiconque, tout en même temps. Je l’ai tout de suite compris, dès notre première rencontre, et j’en ai été profondément troublé. Tu ne sais pas donner ton amour, petiot, c’est cela qui te fait souffrir. Et pourtant ton amour est immense, mais il reste prisonnier à l’intérieur, il palpite dans ta poitrine et gonfle de jour en jour, il risque de t’étouffer. Et comme tu dois à tout prix dégager ce trop-plein d’amour, tu crées des statues, en espérant que les hommes seront touchés par l'émotion que tu craches dans la pierre. Mais les hommes les plus sensibles n’y verront jamais qu’une infime partie de tout l’amour que tu étais censé leur donner. Alors vient aussitôt le désespoir, puis l’acharnement. Tu es comme moi, petit. Tu cherches à sauver les hommes, seulement toi, tu n’es pas prisonnier de ton manque de talent comme moi. Toi, tu réussiras peut-être un jour à transvaser toute ton âme dans une statue, une statue qui viendra te libérer de tout ton terrible mal et qui touchera les hommes d’une grâce qui les délivrera aussi. Je n’en sais rien, je ne sais pas si c’est possible. Mais tu dois essayer... Jusqu’au bout... Sans humilité, mais avec modestie... Mais qu’y a-t-il ? Tu pleures ? Pleures donc, va.... Pourquoi je te le défendrais, cette fois-ci. Si tu pleures, c’est que tu admets que j’ai raison. Pleure-donc, si c’est la Vérité qui te fait pleurer.
- Maître, pardonnez-moi. Vous avez raison. Je suis un monstre d’orgueil et d’égoïsme. Je vous en prie, sortez. Aidez-moi, j’ai tant besoin de vous.
- Encore des mensonges, petiot. Non, tu n’as plus besoin de moi. Je t’ai donné tout ce que je pouvais... Et tu m’as donné beaucoup en échange, toi aussi, même si tu l’ignores. Et tu n’es pas non plus un monstre, petiot, juste un humain, un humain qui souffre, et qui manque d’amour. Et quand on ne reçoit pas l’amour des autres, on ne sait pas non plus donner le sien. Tu as trouvé ta manière particulière de donner ton amour. Persévère, car le chemin que tu as choisi est difficile. Mais j’entends des pas dans les escaliers. C’est Fifrelin. Adieu, fils, adieu.... Je t’aime... Mon fils...
- Maître, maître ?»
Fifrelin trouva le jeune homme en larmes, prostré dans un coin de la pierre. La lumière l’éblouissait. La voix de Raoul se fit entendre une dernière fois :
« Fifrelin, mon bon compagnon. Ecoute-moi. Vous devez partir d’ici bientôt. J’ai entendu hier dans la nuit Sire Godefroi qui parlait à ses hommes. Il va bientôt vous trahir. Il a déjà engagé une nouvelle équipe de maçons qui finira le travail. Ils seront là dans deux semaines. Déguerpissez, vite. »
Une fois dehors, Fifrelin fit part de la nouvelle aux autres maçons. Puis il vint retrouver Pierre, et lui expliqua qu’il devait repartir aussitôt vers le monastère de Lussignac. Il allait y réclamer le salaire que l’abbé devait encore aux ouvriers, puis la troupe partirait enfin. Il dit à Pierre qu’il l’emmènerait jusqu’au carrefour où l’attendaient les deux serviteurs qui le conduiraient à l’abbaye de la Sauve. Mais le garçon ne réagissait pas. Il se tenait immobile, perdu dans ses pensées. Fifrelin haussa les épaules et le fit grimper sur son cheval, puis il monta lui-même en selle et s’en fut au triple galop. Sur tout le chemin du retour, Pierre resta de marbre. Il ne regarda pas un instant le paysage, se laissa chahuter sans résistance par le galop du cheval, refusa le boire et le manger, et aucune pensée ne traversa son esprit pendant toute la journée. Au carrefour où étaient censés attendre les serviteurs de La Sauve-Majeure, il n’y avait personne. Alors Fifrelin continua le chemin vers Lussignac, en expliquant qu’il trouverait bien un mensonge à raconter à l’abbé. Le mot «mensonge » résonna alors dans l’esprit de Pierre, qui se mit à sourire, avant de retrouver son rictus immobile. Ils reprirent donc la route, et arrivèrent le soir à Lussignac.
L’abbé Rambert, le lendemain matin, punit le novice de trente coups de fouet, pour le châtier de son oeuvre impie sculptée dans l’Eglise abbatiale. Pierre reçut les coups, sans frémir, sans même les ressentir sur sa peau. Puis l’abbé dicta sa sentence : il ne pourrait plus sculpter, jamais. A ces mots, il devint blême, et toutes ses émotions prisonnières jaillirent soudain. Il eut une attaque d’hystérie, et les moines reconnurent aussitôt la marque de la possession diabolique. Ils transportèrent le garçon à l’infirmerie, le ligotèrent sur une litière éloignée du reste des malades.
Le lendemain matin, Pierre, enfin tranquille, entendit une voix par la fenêtre. C’était Fifrelin :
« Ça va, petiot ?
-Oui, maintenant, ça va, répondit le jeune homme calmement. Et toi, ça y est, tu as reçu ton argent ?
-Non pas vraiment. Mais ne t’inquiète pas pour ça. J’ai trouvé un moyen de me payer moi-même. Dis-moi, petit. Tu veux sortir de cette prison une fois pour toutes ?
-Mais où irai-je ?
-Avec nous pardi, avec tes amis, les maçons ! Sur les routes, libre comme l’air... Tu veux ?
Pierre hésita, et après un long silence, répondit « oui ».
-Très bien. Ce soir, après vêpres, un serviteur de l’infirmerie va te libérer de tes liens. Attends que la nuit tombe, puis faufile-toi jusqu’aux écuries, j’y serai. On partira juste lorsque les moines sonneront les matines. On profitera du premier office pour filer. Mais sois-là à temps, petit, parce que je ne pourrai pas t’attendre.
-D'accord. »
Le soir, effectivement, un serviteur lui dénoua ses liens, sans mot dire. Puis Pierre fit ce que Fifrelin lui avait indiqué. Il attendit l’arrivée de la nuit, et en silence, descendit les escaliers. Le frère convers qui gardait la porte de l’infirmerie fit mine de ne pas le voir. Pierre était maintenant dans le cloître. Il s’agissait à présent de le traverser, prendre une petite porte dérobée qui menait à l’église, sortir par le porche, longer les murs de la Grand Cour, entrer dans l’écurie, et le tour était joué. Pierre avançait. La nuit était claire et chaude. La lune allumait les chapiteaux, et projetait les ombres des bas-reliefs sur le sol des allées. Dans un halo de lumière, un pan de mur resplendissait. C’était l’entrée des escaliers du cellier, où jadis s’était fracassé le crâne le vieux chantre Odilon. Pierre, intrigué par la lumière étrange, contempla un long moment la pierre angulaire qui supportait la voûte. La pierre assassine gardait la trace de son crime intacte. Elle était encore rouge du sang de sa victime, après tant d’années. A l’endroit précis de l’impact, là où le bloc s’était brisé, il y avait maintenant un saillant pointu, que la lune soulignait d’une ombre épaisse. Pierre devina alors, partant de l’arête, le début d’une fissure qui commençait à se dessiner. Le jeune homme caressa la pierre en parcourant de ses doigts la lézarde : nul doute, la pierre souffrait... La blessure était mortelle, la fissure continuerait de s’étendre, creuserai la pierre peu à peu, jusqu’à la fendre en deux, en moins d’un siècle, irrémédiablement.
Pierre scruta les étoiles qui brillaient avec insistance. Il se dit qu’il avait bien quelques heures avant son rendez-vous, et il se hâta jusqu’à l’église abbatiale. Dans un réduit spécial derrière le choeur, les sculpteurs avaient l’habitude de ranger quelques outils. Pierre s’empara d’un petit sac contenant un marteau, un burin, quelques pointes et des ficelles, puis il regagna le cloître. Il commença alors à taillader la pierre, à petits coups. La roche était tendre, et le burin s’enfonçait mollement, sans faire de bruit. Il sculpta grossièrement la pierre pour supprimer la cicatrice, et rapidement, pour remplacer la fissure douloureuse, il creusa une ligne courbe : la pierre venait d’être sauvée, et le jeune moine s’en réjouit. Cependant, le bloc était maintenant fort inesthétique, avec deux saillants inexplicables. Pierre, animé par la vitesse de son travail, se mit alors à adoucir les angles. Puis, en contemplant son travail, il imagina une figure à partir de ce bas-relief accidentel. L’arête du bloc devenait le flanc d’un animal, et la fissure fraîchement ciselée qui remontait irrégulière vers le haut, la marque d’une aile : c’était un oiseau qui prenait son envol. Un rouge-gorge exactement : le sang d’Odilon, imprégné dans la pierre colorait le corps de la petite créature. Pierre, ému, se souvenait de son premier oiseau, modelé jadis dans l’argile et volatilisé dans le four du potier, et il se sentait fort heureux d’avoir enfin l’occasion de le graver définitivement. Le coeur léger, il se mit à dessiner avec une pointe le corps de l’oiseau : ce rouge-gorge signifiait son évasion, la liberté qu’il allait enfin connaître, et en même temps, Pierre savourait sa petite vengeance personnelle contre l’abbé qui aurait voulu l’empêcher de sculpter.
Pierre ne fut pas une seule fois dérangé de la nuit. Il n’y eut malheureusement aucun bruit étrange, aucune ombre suspecte, aucun sifflement du vent qui aurait pu le soustraire de son travail, qui l’aurait obligé à s’arrêter pour se cacher, et ainsi lui permettre de réagir et d’envisager de nouveau sa fuite. Au lieu de cela, l'artiste demeura concentré toute la nuit sur son oeuvre, et il en oublia complètement son évasion... Tout à coup, les cloches retentirent, tirant brusquement l'artiste et tout le monastère de la léthargie. En catastrophe, le garçon remit les outils dans son sac et se précipita jusqu’à l’église. Il la traversa d’un pas décidé et franchit à toute allure le porche. Il croisa plusieurs moines et des frères convers, mais ceux-ci ne prêtèrent pas attention au jeune homme. Dans la cour régnait un grand émoi : tout le monde courait dans tous les sens, des moines se signaient agenouillés dans la poussière et se cognaient la tête contre le sol en implorant la clémence divine. Dans toute cette agitation, le père abbé hurlait des injures fort peu chrétiennes, et Pierre saisit à travers les bribes de son discours, ce qui venait de se passer : Fifrelin avait profané la crypte de l’église et s’était emparé des reliques du monastère, un coffre garni de joyaux qui contenait un fragment du col du fémur de Saint Braulius, le fondateur de l’abbaye. C’était là un grand malheur, puisque selon la légende du monastère, la disparition des reliques provoquerait inexorablement la chute de Lussignac. Le voleur venait juste de s’enfuir, lorsque les cloches avaient sonné matines, il avait forcé l’entrée de l’abbaye et était parti au grand galop avec son butin. Pierre vit au fond de la cour que les portes demeuraient grande ouvertes, et regroupant tout son courage, il s’élança alors vers la sortie. Un frère convers, d’une forte stature, lui barra le passage.
« Eh, toi, là.... Où tu vas, le novice ? Mais je te reconnais, tu es le compère du brigand ! »
Sans y réfléchir à deux fois, Pierre s’empara d’une pointe dans son sac et l’enfonça de toutes ses forces dans le ventre du convers, qui s’écroula de tout son poids. Puis Pierre sauta par-delà le seuil du monastère et dégringola dans l’abîme. Il se retrouva miraculeusement sain et sauf en bas, face à la Garonne. Il ramassa sa béquille par terre et se redressa. C’était encore la nuit. La nature célébrait l’office des matines. Les grenouilles chantaient des cantiques, les grillons leur faisaient les répons. Le fleuve murmurait sa litanie en battant sa coulpe contre les rochers. Le vent sifflait des mélopées dans les roseaux. Il caressa d’un souffle léger les cheveux du garçon, et Pierre huma l’air frais en savourant ce premier instant de liberté. Mais très vite, le jeune homme prit la mesure de sa détresse : il était seul, désemparé, sans provisions, perdu dans le vaste monde. Les maçons se trouvaient loin d'ici, et Pierre ne pouvait guère les rejoindre : péniblement appuyé sur sa béquille, il ne s’imaginait guère pouvoir marcher tant de lieues pour les retrouver.


C’est ainsi que s’achève la première partie de ce récit. Pierre Toussaint vient d’abandonner l’abbaye de Lussignac. Il n’y retournera jamais plus. Une nouvelle vie commence pour lui. Il est maintenant dans le Monde, mais il nous reste à savoir si le monde sera un jour en lui... En tout cas, Pierre est à présent un homme libre, avec tout ce que la Liberté comporte d’incertitude, de danger et d’arbitraire. Oui, c’est enfin un homme libre. Enfin, pas tout à fait encore... Il garde toujours un pied à Lussignac, un petit pied d’enfant enfoui quelque part dans l'abbaye. Et il y demeurera enseveli pendant encore de longs siècles, car le monastère ne va pas être détruit, en tout cas pas pour l'instant. La légende de Saint Braulius s’avère donc sans fondements. A moins que ces petits ossements n’aient remplacé ceux du fondateur de l’abbaye, et ne soient devenus les nouvelles reliques secrètes qui protègent l’abbaye ?



FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE




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L'ange déchu, roman historique - Page 2 Empty Re: L'ange déchu, roman historique

Message  Procuste Lun 25 Oct 2010 - 7:42

Raoul s'avère un personnage très émouvant ! Une fois de plus, j'apprécie la cohérence de vos personnages. Tout ce chapitre est très beau, je trouve. Un bémol sur le dernier paragraphe au ton trop sentencieux à mon goût, je pense que vous pouvez faire plus léger pour parler des ossements du pied de Pierre.

Mes remarques :
- Je me rends à l’abbaye de La Sauve-Majeure
- Hélas... raconta l’ouvrier
- Salut à toi, Pierre
- Oui maître. Pierre, je reviens te chercher
- Oui... J’entends votre voix, à travers la pierre
- Oh... C’est un stratagème vieux comme le monde
- Maître, mais pourquoi me parlez-vous à travers
- Parce que je suis retenu prisonnier, cher petit.

- Prisonnier ? Mais il faut vous libérer !

- Non, cher enfant, je suis prisonnier
- Comment est-ce possible ?

- Oh, c'est une longue histoire, ça
- Raoul, Maître Raoul, interrompit doucement Pierre
- Petit Pierre, que tu es naïf
- Maître Raoul, ça suffit. Vous vous damnez
- Mais moi aussi j'ai de l'amour pour toi, Pierre
- Maître Raoul, vous mélangez tout
- Tu as raison, petiot, je mélange tout
- Mais c’est pure vanité, Maître Raoul
- Voilà que tu parles comme un moine
- Maître Raoul, je vous défends d’insulter
- Bah.... Balivernes ! Ton abbé est tout sauf un Saint (je ne pense pas que, dans cette acception, on mette une majuscule à « saint » ; seul Dieu y a droit) homme
- Ce n’est pas vrai. Mon abbé
- Un menteur ! De la pire espèce
- Vous ?

- Oui, moi. Tu sais, d’abord, j’avais pensé racheter
- Mais pourquoi, maître Raoul ?

- Oh, il y a bien des raisons
- Mais, Maître Raoul... Je n’ai que faire de mon orgueil
- Que la leçon est bien apprise, mordiou
- Maître, pardonnez-moi. Vous avez raison
- Encore des mensonges, petiot
- Maître, maître : trait d’union pour intoduire la réplique, « - » au lieu du tiret demi cadratin, « – » ou du format au-dessus, « — »
Mais toi, quoi de neuf ? Le visage de Fifrelin devint d’un coup grave. : je pense qu’il faut fermer les guillemets ici pour annoncer la didascalie autre que « dit-il », « répliqua-t-il », etc. ; tel quel, on a fugitivement l’impression que la didascalie fait partie du dialogue
« Il a perdu la raison, notre bon Raoul, Pierre, et s’il se laisse entraîner par cette humeur maligne, il sera perdu à tout jamais. Nous, ses compagnons, nous avons tout essayé pour le ramener à la raison » : les répétitions se voient, je trouve
« il éprouva soudain un remords indicible »
« interpella les serviteurs de La Sauve »
Ecoutez-moi »
Ils nous attendront plusieurs jours, ici même (pas de trait d’union). Maintenant, petiot, viens avec moi »
C’est bientôt la guerre, tu sais » : manque le signe de ponctuation de fin de phrase
« la vie se déroulait en dehors (pas de trait d’union) du monde »
« La guerre...Un grand malheur pour sûr » : typographie, une espace après les points de suspension
« Elle sera bientôt ici même (pas de trait d’union) »
« les seigneurs des deux camps érigent des châteaux-forts »
« des châteaux-forts construits pierre à pierre » : à mon avis, pas de trait d’union ici ; à vérifier, éventuellement
Maintenant suis-moi.. : un point ou trois, pas deux
« à grand-peine (trait d’union), dans la souffrance et dans le sang »
« Mais Dieu, non, Lui, Il tue sans raison »
« J’ai commencé à creuser une série de galeries souterraines »
« Je reviendrai, bien sûr que je reviendrai (et non « reviendrais ») »
« aller à l’encontre des desseins du Seigneur »
« C’est un Saint homme. » : je ne pense pas que, dans cette acception, on mette une majuscule à « saint » ; seul Dieu y a droit
« C’est toi-même qui crée (et non « créée ») »
« mais à la fois, tu as le cœur aussi dur que la pierre »
« Tu pleures ? Pleure (et non « Pleures ») donc, va »
« Pleure donc (pas de trait d’union), si c’est la Vérité qui te fait pleurer »
Le mot «mensonge : typographie, une espace après les guillemets français ouvrants
« pour le châtier de son œuvre impie »
-Oui, maintenant, ça va
-Non pas vraiment. Mais ne t’inquiète pas
-Mais où irai-je ?
-Avec nous pardi, avec tes amis
-Très bien. Ce soir, après vêpres
-D'accord : trait d’union pour intoduire la réplique, « - » au lieu du tiret demi cadratin, « – » ou du format au-dessus, « — » ; manque également l’espace après le tiret
« Il attendit l’arrivée de la nuit, et (je pense qu’une virgule ici pourrait être intéressante) en silence, descendit les escaliers »
« longer les murs de la Grand Cour » : attention à l’homogénéisation de la graphie de grand cour Grand-cour Grand cour, etc.
« la fissure continuerait de s’étendre, creuserait la pierre peu à peu »
« Dans un réduit spécial derrière le chœur »
« Le cœur léger, il se mit à dessiner »
« l'artiste demeura concentré toute la nuit sur son œuvre »
« Pierre saisit à travers les bribes de son discours, ce qui venait de se passer » : je pense que, pour l’équilibre de la phrase, il serait préférable soit de supprimer la virgule, soit de compléter l’incise en en ajoutant une autre après « saisit »
« que les portes demeuraient grandes ouvertes »
Procuste
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Message  Louis Mer 27 Oct 2010 - 22:02

Touché par la profonde humanité de Raoul, j’aime beaucoup ce personnage.
J’ai aimé l’ensemble de ce dernier chapitre, mais Raoul, vraiment… Raoul, c’est un beau personnage.

Louis

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Message  Invité Ven 29 Oct 2010 - 22:39

Bien, je suis actuellement sur le prologue. Voici ne première mouture, j'aimerais connaître vos avis. Je peux abréger et me passer du passage à l'hôpital, éventuellement, ou encore, réduire les considérations préalables sur l'écriture du roman, à la fin du texte. Et si le ton n'est pas le bon, tout réécrire. J'ai peur, sinon, qu`'à force d'avoir touché et retouché ce texte, il ait perdu de sa cohérence et que je ne m'en rende même pas compte.
Idée préalable pour le prologue : « Ouvre l’oreille de ton coeur. »
Sous un des arcs-boutants les plus haut placés de la cathédrale de Rouen, se trouve la statue d’un archange, sans aile, sans épée ni bouclier. Il s’agit de la « plus belle statue jamais ciselée depuis que Pygmalion sculpta dans les légendes », mais personne ne l’a jamais vue. Le Créateur de cette statue possédait un don particulier : il savait « parler le langage secret de la pierre ».
C’est du moins ce que prétend le narrateur de ce récit enregistré sur les quelques vingt cassettes éparpillées sur mon bureau. Une histoire surprenante, que je dois à présent retranscrire. Mais autant l’avouer tout de suite : rien ne me prédisposait à écrire ce roman. C’est une rencontre fortuite, il y a deux semaines, qui a tout déclenché. Un homme m’a confié une histoire, et moi j’ai juré de la transmettre. Je l’ai juré trois fois. Sur le moment, bien sûr, je ne me rendais pas compte du caractère solennel de mon serment, il ne s’agissait que d’une promesse à la légère que je n’avais aucune intention de tenir, mais maintenant, étant donné les circonstances, je ne peux pas me dérober. Mais avant toute autre considération, je crois que je devrais évoquer cette rencontre qui a fait de moi, malgré moi, l’écrivain de ce roman qui commence…
Dimanche 2 novembre.
Je suis seul à Rouen. Ma femme s’est rendue avec mon fils chez ses parents pour passer les vacances de la Toussaint, et moi, je devais travailler et je suis resté. Mais aujourd’hui c’est dimanche et je m'ennuie. Dans le début de l’après-midi, j’ai flâné dans les rues du vieux centre. Rouen, que l'on surnomme « la belle endormie » était plus léthargique que jamais. Tout était fermé, pas un chat dans les rues. Alors j'ai décidé, sur un coup de tête, de prendre ma voiture pour partir au hasard des routes normandes en quête d’impressions d’automne.
J’ai d’abord dans l’idée de prendre une de ces routes pittoresques qui sillonnent les talus herbeux du plateau cauchois, mais finalement, comme je sors machinalement de la ville en suivant la Seine, je continue sans m’en soucier le long du fleuve qui déroule ses boucles devant moi en traçant le chemin. J’accélère pour faire défiler le paysage : bosquets chatoyants, falaises boueuses et chaumières cossues se pressent, fugitifs, à ma vitre. Tout à coup, un panneau sur le bord de la route m’interpelle : « Jumièges, 1,5 km ». Je prends la sortie sans réfléchir. Je connais déjà l’abbaye, mais après tout, pourquoi ne pas la visiter de nouveau ?
Bientôt, j’aperçois les deux tours octogonales de Notre-Dame de Jumièges qui pointent par-dessus le long mur de brique et de silex qui jalonne la route. Sur le parking devant l’abbaye, un homme m’attend. Un vieux gardien, du moins je le présume, il n’a pas d’uniforme mais de grosses clefs pendent à sa ceinture.
« L’abbaye est fermée, l’ami. C’est la Toussaint aujourd’hui ».
Je suis surpris par le timbre de sa voix : ni grave ni aigu, comme si cet homme-là, dépourvu de cordes vocales, articulait les mots avec son estomac en aspirant le vent pour les faire résonner. Comme je lance un « dommage » qui paraît sincère, il ajoute :
« Bon, mais on peut toujours s’arranger »
Il me fait signe d’attendre, et allume une gitane qui le fait tousser comme un condamné. Suivant son exemple, je fume aussi. Bientôt, un car de retraités vient se garer. Le vieux leur ouvre la grille. J’entre avec eux.
Comme je connais déjà le site, j’abandonne aussitôt le groupe qui s’agglutine dans l’allée centrale. Je préfère, sans le moindre regard sur la façade occidentale de l’abbatiale, longer le mur d’enceinte pour mieux la découvrir, depuis le fond du parc, dans son habit d’automne. Je prise particulièrement cette perspective : à l’image d’un vertigineux pan de mur, vestige solitaire d’une tour lanterne, qui se dresse intact, miraculeusement accroché au ciel, les ruines s’élèvent toutes verticales comme un décor de théâtre sans profondeur, laissant à l’imaginaire le soin de retracer l’autre partie invisible. Le contraste entre ces pierres épaisses, la structure compacte de l’édifice, et le vide qui l’accompagne donne une curieuse impression d’inachevé, d’illusoire. Jumièges était une opulente bâtisse qu’on a tenté de soulever à grand peine à travers les siècles, mais c’est véritablement aujourd’hui, dépouillée de ses murs inutiles, que son humble carcasse est enfin parvenue à s’élever dans le ciel. Devant mes yeux, l’abbaye tout entière se pare d’un coucher de soleil. Je me réjouis de toute cette tristesse, et me félicite d’avoir choisi de visiter Jumièges. C’est assurément le décor idéal pour mon vague à l'âme automnal.
Je respire largement et traverse le parc. Çà et là, gisent des pierres solitaires aux moulures érodées par les siècles. Une d’entre-elles, à moitié ensevelie, attire mon attention. L’espace d’un instant, j’entrevois comme une tête de profil, l’œil ombragé dans une inflexion naturelle de la pierre, le front bombé terminé par un long nez tranchant marquant l’arête du bloc, une maigre fissure pour la bouche, une barbe moussue qui balaie la terre. J’imagine un très vieux prophète à l’agonie, terrassé un beau jour par une bourrasque d’automne au bout d’une très longue vie de statue, et qui tente de résister encore un siècle ou deux à son enlisement.
En relevant la tête, je vois le gardien qui me fait signe. Je m’approche de lui.
« Encore cinq petites minutes et je ferme », me souffle-t-il. Sa voix me surprend à nouveau.
« Si tôt ?»
Les retraités s’apprêtent à regagner le car. Le vieux me jette un regard malicieux, et me lance :[/size]
« Alors, vous l’avez reconnue, la tête de l’apôtre, dans le parc ?
- C’est vraiment une statue ?
- C’est le bon Saint Pierre. Tout le monde passe à côté sans le reconnaître. Il faut dire que depuis le temps qu’il est là, le nez dans la boue, il est tellement amoché que même au musée lapidaire on n’en a pas voulu »
Cet homme est malade, j’en suis convaincu maintenant. Un cancer de la gorge, peut-être. L’écouter parler m’insupporte quelque peu, mais lui, ça n’a pas l’air de le déranger:
« Ah ça… Autrefois, c’était une fière statue, ça oui. C’était même la plus belle de tout Jumièges. Elle a eu son heure de gloire, mais bon, tout a une fin ici-bas. Même les statues finissent par mourir, vous savez. Un beau jour, les moines ont décidé de démolir la vieille église Saint-Pierre pour construire par-dessus l’église Notre-Dame. C’est à cette époque-là qu’ils ont décapité le bon apôtre. La tête a roulé jusqu’au bout du parc, et elle y est encore, depuis tout ce temps. Quant à son corps, on l’a remodelé, et on s’en est resservi pour faire cette colonne. Vous la voyez ?»
En effet, dans les torsades qu’il me désigne, je parviens à reconnaître les plis d’un habit de moine, et je devine même la trace, presque effacée, de deux mains qui sortent de son manteau.
« Quel gâchis, dis-je avec désinvolture, en cherchant à abréger la conversation.
- P'tête ben qu’oui, p'tête ben qu'non… « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise », c’est le Christ lui-même qui avait dit ça…. Vous savez, quand on regarde ces ruines, on a l’impression que tout ça, on l’a construit d’un seul coup, mais pas du tout. En fait, ces pierres-là, elles ont été déplacées des dizaines de fois chacune, au fur et à mesure on en enlevait, puis on les retaillait pour les destiner à autre chose, pour soutenir une voûte par exemple, ou tout simplement pour boucher un trou… Il y a là des pierres qui ont bien un millénaire, et puis il y en a d’autres, venues remplacer les anciennes, qui n’ont pas même un siècle… Si on regarde bien, on arrive à toutes les différencier. Il n’y en a pas une qui n’ait pas quelque chose à nous raconter… »
Je souris en imaginant ce vieux bavard-là en train de parler aux pierres. Tout à coup, en commençant une nouvelle phrase, il est pris d’une terrible quinte de toux. Le sang lui monte aux joues, il s’asphyxie. Je l’aide à s’asseoir sur une pierre de taille. Sa main saisit la mienne, ses ongles noirs se plantent dans ma chair. Heureusement, il parvient à respirer de nouveau. Il veut se relever, comme pour me montrer que l’incident est clos, mais il ne parvient pas à dissimuler une grimace qui trahit sa douleur. Il a du mal à tenir debout. Je l’aide à marcher jusqu’à l’entrée. Finalement, je l’emmène en voiture jusque chez lui.
Il habite une vieille maison en très piteux état, après le village, en lisière de forêt. En entrant, je suis assailli par une forte odeur de renfermé et de crasse. Il y a de la boue jusque dans son lit, et de vieux journaux éparpillés sur le plancher. Je l’allonge sur un matelas défoncé qui lui sert de canapé, et cherche en vain l’interrupteur.
« Je n’ai pas l’électricité », dit-il.
Il me désigne un cierge sur le rebord de l’évier, que j’allume, et je lui sers un verre d’eau qu’il boit tout doucement, de peur de s’étrangler. Je m’assieds à ses côtés sur une chaise bancale, et j’en profite pour le regarder : son visage est rond, mais la maladie l’a visiblement amaigri. Ses joues descendent sous sa bouche comme deux ballons dégonflés. Sa peau est rouge et fripée comme celle d’une vieille pomme à cidre. Je ne parviens pas à lui donner un âge, il n’est peut-être pas aussi vieux que je le pensais au départ.
Enfin remis de ses émotions, nous commençons à parler de choses et d’autres. J’apprends qu’il a vécu dans un prieuré pendant à peu près trente ans, et que lorsqu’il est tombé malade, les moines l’ont placé ici. Il fait les entrées les jours fériés, et vit grâce aux pourboires laissés par les touristes. A mon avis, il ne doit pas toucher de pension. Mais toutes ces questions ont l’air de l’incommoder, et bientôt, il refuse d’y répondre. Lorsque je lui demande son nom, il me dit : « vous n’avez qu’à prendre un calendrier et choisir n’importe lequel ». Je hausse les épaules et m’apprête à partir, mais juste à ce moment-là, il me lance :
[si« Et vous, vous faites quoi dans la vie ?
- Je suis bibliothécaire.
- Ah ! C’est bien, c’est très bien. Alors, comme ça, vous aimez les livres ?
- Bien sûr.
- Et vous n’avez jamais eu l’idée d’en écrire un ? Je vois une lumière traverser ses yeux.[/size]
- Non, enfin, sérieusement, non. J’en ai commencé un, quand j’avais vingt ans, mais au bout de dix pages, j’ai laissé tomber. Je n’avais plus d’idées. Pour écrire, il faut avoir une histoire à raconter, sinon…
- Eh bien moi, c’est le contraire. Une histoire, j’en ai une. Mais je ne sais pas écrire. Vous savez, je n’ai pas fait d’études, moi. Vous voulez bien écouter mon histoire, l’ami ? Je vous la récite et vous, vous l’écrivez…
- Oui… Enfin, je ne sais pas si j’aurai le temps.
- Mais si, vous, vous avez le temps, vous êtes jeune. C’est moi qui n’ai pas le temps. Ça m’embête de crever sans que personne ne connaisse mon histoire. –J'esquisse un vague geste de protestation- Ecoutez-moi, vous ne serez pas déçu. En réalité, c’est beaucoup plus qu’une histoire, vous savez… » -Il s’approche de moi et me tient par les yeux. Je n’ai aucune envie de rester là. Je finis par dire :
- Excusez-moi, mais je suis un peu pressé, maintenant. Ne vous inquiétez pas, personne ne va l’oublier, votre histoire. Un de ces jours, je reviens à Jumièges, et je vous écoute. D’accord ?»
Bien entendu, il n’en croit pas un mot. J’ajoute à tout hasard : « C’est promis ». Il esquisse un sourire ridé, puis il glisse :
- Quand ?
- Un de ces jours, je ne sais pas, cette semaine, ou la semaine prochaine, quand j’aurai le temps.»
Je me lève de mon siège et m'apprête à partir. Lui me jette un regard noir, et sans me lâcher des yeux, s’empare d’une gitane qu’il allume d’un geste décidé. Dès la première bouffée, il se met à tousser.
« Ce n’est pas très raisonnable de fumer, je lui dis alors, avec un ton moralisateur qui n’est pourtant pas de mon habitude
[s- Et vous alors, vous fumez aussi, non ? Moi au moins je suis déjà vieux, alors… » me répond-il tout en me montrant des dents aussi jaunes que sa gitane maïs. Puis il racle sa gorge avant d’aspirer une nouvelle bouffée. Cette remarque me fait taire. Je ne sais que faire. J’aimerais partir avant qu’il ne s’étrangle pour de bon. De bouffée en bouffée, je le vois rougir. Il est au bord de l’apoplexie. Mais il continue quand même de tirer sur son mégot, nerveusement, en me regardant fixement. Il le fait exprès, il me provoque. Pourquoi, au juste ? Pour que je cède à son chantage, que je lui retire sa cigarette de force et que je me mette à écouter son histoire ? Finalement, je prends la pire des décisions : celle de ne rien faire. Et avant même d’avoir fini sa gitane, il est saisi d’une soudaine attaque, tourne de l’oeil et s’évanouit. Je me précipite vers lui. Son pouls bat encore, extrêmement faible, dans sa poitrine. Il a un ronflement suraigu, très inquiétant. Je saisis aussitôt mon portable et j’appelle le Samu.
L’ambulance arrive une demi-heure plus tard et les infirmiers veuillent fouiller sa maison pour chercher sa carte d’identité, mais, faute de temps, ils abandonnent vite l'idée et partent aussitôt. Je reste planté là devant la maison grande ouverte. Je n’ai pas même eu le temps de fermer la porte et de confier les clefs aux ambulanciers, ce qui m’oblige à passer à l’hôpital pour rendre le trousseau.
Dans ma voiture, au retour, je rumine les impressions de cette fin de journée. Je ne parviens pas à comprendre l’attitude de ce vieux là. Il s’est pratiquement suicidé devant mes yeux, et moi je n’ai rien fait pour l’en empêcher. Pourquoi ? J’ai comme la désagréable sensation d’avoir oublié quelque chose d’important chez cet homme. Mon courage sans doute.
Jeudi 6 novembre
Ces jours-ci, j’ai réussi à trouver de bonnes excuses pour ne pas aller à l’hôpital : le manque de temps, la pluie, et je ne sais quelles autres stupidités. Mais il faut pourtant bien que j’y aille, pour rendre les clefs. Je me décide enfin. Après un long temps pénible fait d’attentes et de passages à différents guichets, je comprends que la seule manière de rendre le trousseau est de le lui remettre en mains propres. C’est ce que je redoutais, mais je ne peux pas me dérober. Tant pis. Dans le couloir devant sa chambre, je me renseigne auprès de l’infirmière qui s’occupe de lui. Le vieux a été opéré dans la nuit du Dimanche. Elle me demande si je suis de la famille. Je réponds que non, et elle prend une mine navrée. Personne n’est venu lui rendre visite, et on n’arrive pas à l’identifier, parce que le vieux refuse de dire son nom, ce qui apparemment pose un gros problème pour la gestion de son dossier. Je m’enquiers de savoir ce qu’il a exactement. Comme elle me répond qu’il faut demander rendez-vous avec le chirurgien et qu’en général, on ne donne aucun résultat aux inconnus, je laisse tomber. Juste avant d’entrer, elle me recommande d’être bref, et d’éviter qu’il ne parle beaucoup. Tant mieux. [/size]
Je respire un bon coup et j’entre dans la chambre. Au milieu de tous ces tuyaux, mon vieux semble tout petit. Sa bonne figure rougeaude jure avec les draps blancs de l’hôpital. Il me sourit d’une grimace douloureuse.
« Bonjour, je dis avec la petite voix gênée de mise dans les hôpitaux. Tenez, ceci est à vous, j’ajoute en lui donnant les clefs.
-Je ne veux pas rester là, me répond-il d’une voix éreintée.
-Mais il faut bien. Vous allez voir, on va vous soigner, et puis après vous pourrez rentrer chez vous.[/size]
[s-Des conneries. Je vais crever très bientôt. Je sens déjà le feu de l’enfer dans ma gorge qui me crame la lippe. »
Je regrette d’être venu. Après tout, j’aurais pu rendre les clefs à n’importe quel responsable de l’abbaye de Jumièges. Pourquoi suis-je donc allé à l’hôpital ? Par acquis de conscience ? Parce que c’était plus près de chez moi ? Il avale sa salive et continue :
« Que je meure, moi je m’en fous. Mais si je crève, c’est tout un monde qui crève avec moi »
Je lui dis de ne pas parler, et il m’insulte presque.
« Je ne peux pas mourir maintenant, vous comprenez, l’ami ? Il faut absolument que vous écoutiez mon histoire, sinon elle sera perdue pour toujours » S’ensuit un discours logorrhéique d’une voix pâteuse que je n’écoute pas. Une infirmière entre alors dans la chambre et me fait signe de partir. Mais le vieux me serre le bras et dans un dernier effort me murmure :
« Vous savez, les choses, elles ne meurent jamais, si quelqu’un sur terre s’en souvient encore. Il faut… Il faut… »
En voyant ses yeux rivés sur moi, son air suppliant, la mauvaise conscience s’empare soudain de moi, et me trouble. Je lui dis :
Ecoutez-moi. Votre histoire, elle ne va pas mourir, je vous le promets. Quand vous aurez retrouvé la parole, je reviendrai, pour vous écouter, tout le temps qu’il faudra, et puis je la mettrai par écrit. Tenez, je vous laisse cette carte de visite. Quand vous irez mieux, appelez-moi, d’accord ? »[/size]
Son visage s’illumine soudain :
C’est juré ?
-Oui, bien sûr ».
Des larmes jaillissent de ses yeux. Il serre la carte de visite contre son cœur, comme s’il s’agissait du trésor le plus précieux du monde. L’infirmière m’adresse un large sourire, elle a l’air touchée elle aussi. Un peu surpris tout de même par l’effet que je viens de provoquer, je sors de l’hôpital, le cœur léger et la tête haute. Le soir, je retrouve enfin ma famille de retour de vacances et j’oublie vite cette anecdote. J’ai pourtant juré, par trois fois, que j’écouterais l’histoire du vieux et que je me mettrais à la rédiger. Mais aucun coq ne s’est mis à chanter pour me rappeler ma promesse.
Vendredi 14 novembre.
J’ai reçu un appel téléphonique mercredi, tard dans la soirée, qui m’a profondément touché. C’était un aide-soignant de l’hôpital. Le vieux est tombé dans le coma. Rien ne sert de lui rendre visite, car il n’entend plus, ne voit plus, ne bouge plus, sa vie ne tient plus qu’à un fil, à un tuyau qui continue de l’alimenter goutte à goutte. Il peut mourir d’un moment à l’autre, ou bien rester des mois, des années dans cet état végétatif. C’est absolument impossible qu’il reprenne conscience, et le mot miracle n’existe pas en médecine. Comme je m’étonne qu’on m’appelle alors que je ne suis pas de la famille, l’aide-soignant m’explique toute l’histoire.
« J’ai trouvé votre numéro sur la carte de visite que vous lui aviez laissée. Il voulait que je vous avertisse en cas de malheur. Si vous voulez bien passer par l’hôpital, demain matin, j’ai quelque chose pour vous…
- Qu’est-ce-que c’est ? J’entends mon interlocuteur qui hésite.
- Vous me promettez de ne rien dire à personne ? C’est que je n’ai pas très bonne conscience dans cette affaire…
- Ne vous inquiétez pas, moi non plus, je n’ai pas bonne conscience, je finis par lâcher.
- Merci… Ce sont des cassettes qu’il a enregistrées, ici, à l’hôpital. Il y a à peu près une semaine, il a insisté pour que je lui trouve un magnétophone. Moi je ne voulais pas, je savais qu’il n’avait pas le droit de beaucoup parler, mais il m’a tant supplié, vous savez, et puis il avait l’air d’aller tellement mieux, que j’ai eu pitié de lui, vous comprenez… Alors, ce monsieur, dès qu’il a eu le magnéto, il s’est mis à parler, à parler, pendant des heures, sans arrêt. Quand il a commencé à aller moins bien, j’ai voulu lui confisquer l’appareil, mais c’était impossible… Je lui ai demandé ce qu’il avait de si important à raconter, mais il refusait de répondre. Encore un secret. C’est comme son nom, personne n’a jamais été fichu de savoir comment il s’appelait, ce monsieur… (Il y a un silence, et je finis par répondre)
- Moi non plus, je ne sais pas...
- Alors personne ne saura jamais, répond l’infirmier, déçu. Enfin… A moins qu’il vous dise quelque chose sur les cassettes… Bref. Moi, je voulais lui reprendre le magnéto, mais il s’est mis à pleurnicher, à supplier, et je n’ai pas eu la force de le lui retirer. Et puis, tout à l’heure, il est tombé dans le coma. Je ne sais pas comment, mais il avait réussi à se procurer une cigarette et il s’est mis à fumer dans les toilettes de sa chambre. Il savait pourtant ce qu’il risquait, avec ce qu’il avait…C’est moi qui l’ai trouvé, dans les WC, avec son mégot qui lui avait brûlé le bout des doigts, et le magnéto à côté de lui. J’ai rangé en vitesse toutes les cassettes et j’ai appelé du renfort. Voilà… Maintenant, si ça vous intéresse, vous pouvez reprendre les cassettes, je suis de garde jusqu’à demain midi.»
[size=12]Bien sûr que je suis intéressé. Je suis même dévoré par la curiosité, à tel point que je sors en pleine nuit pour aller chercher les fameuses cassettes.
Il y en a au moins vingt, sans emballage, sans boîte, sans rien d’écrit. Une fois chez moi, ma première tâche est de les classer dans leur ordre chronologique. Pour cela, je n’écoute pas leur contenu, mais je me fie plutôt à mon oreille : au fur et mesure, le vieux perd sa voix, son ton sûr du début devient progressivement un filet rauque qui se mêle au souffle de l’appareil. Pour la dernière cassette, je suis obligé de la copier pour l’écouter sur ma chaîne, et de mettre le volume au maximum : ce n’est plus qu’un murmure quasi imperceptible. A la fin, j’entends très distinctement le bruit métallique de son briquet qui allume une cigarette, suivi de sa toux, énorme, qui lui déchire les poumons, qui me fait sursauter, qui fait trembler les hauts parleurs et réveille mon fils qui pleure dans sa chambre. Et puis, j’entends un corps qui tombe, et puis plus rien, et à la fin de la bande, l’intervention de l’infirmier. Le vieux savait que cette cigarette le tuerait, il me l’avait dit, mais il a attendu d’avoir achevé son histoire avant de l’allumer. La dernière cigarette du condamné, en quelque sorte. Pourquoi a-t-il commis ce geste ? Pour m’obliger à respecter ma parole ?
Il y a près de vingt heures d’enregistrement. Le vieux parle, de bout en bout, avec un débit régulier, sans donner l’impression à aucun moment de chercher ses mots. De temps à autre, une visite inopinée d’une infirmière ou d’un médecin l’oblige à arrêter brusquement l’enregistrement, au milieu d’une phrase, mais il reprend juste après, comme si de rien n’était, comme si aucune interruption n’était capable d’altérer le cours de son récit. Il donne l’impression de réciter plutôt que de raconter : il doit donc s’agir d’une histoire apprise par cœur. Mais d’aucune façon d’une histoire linéaire, d’un seul tenant, non, on dirait plutôt une histoire construite progressivement, au fil des âges, où se superposent plusieurs narrateurs. Je reconnais là le vieux, et sa manière de parler un peu gauche, mais il y a aussi d’autres passages, lyriques, très recherchés, certains en vieux français, des paroles en gascon, en latin, des mots savants et techniques, des références bibliques et mythologiques. Je parviens à reconnaître distinctement au moins deux autres narrateurs antérieurs : la première version, qui sert de base au récit, semble celle d’un ecclésiastique du Moyen Age. Son style aux tournures compliquées, aux phrases interminables rendent le récit obtus et un peu pénible à suivre. Néanmoins, il y a là des images d’une très grande richesse poétique. La spiritualité et la naïveté de ce religieux contrastent avec les ajouts d’un autre narrateur que je devine, peut-être un bourgeois de l’époque des Lumières : là où le moine parle de miracle, le philosophe y ajoute le doute rationnel, et les arguments de l’un côtoient ceux de l’autre dans une même phrase, donnant à l’ensemble du récit bien peu de cohérence.
Je passe la nuit et bonne partie de la soirée suivante à écouter, une par une, les cassettes. Les dernières phrase de l’enregistrement me sont directement adressées :
«Voilà, l’ami, cette histoire est finie. Vous m’avez juré trois fois que vous alliez la transmettre. Vous m’avez même dit, très exactement : « personne ne va l’oublier, votre histoire ». En vérité, vous vous êtes engagé à quelque chose qui vous dépasse, l’ami. Ce n’est pas possible de jurer qu’une chose ne sera pas oubliée. Qui sait ce qu’il se passera dans cent ans, dans mille ans ? Mais bon, je veux bien oublier que vous avez promis au-delà du raisonnable. Ce que vous vouliez dire c’est que vous ferez tout votre possible pour que le monde connaisse cette histoire, et qu’elle ne meure pas avec vous… Souvenez- vous, vous me l’avez juré trois fois… Trois fois…».
Après ces derniers mots, comme j’entends de nouveau le vieux mourir, je ne peux pas me contenir, et je me mets à pleurer. Je suis bouleversé, et cela me surprend. C’est étrange, moi qui ne croyais ni en Dieu, ni au diable, ni au destin, qui à grand peine m’efforçais de croire en l’humanité, je me retrouve comme investi d’une mission sacrée. Oui, je tiendrai ma parole, j’écrirai l’histoire de Pierre Toussaint, ce sculpteur génial oublié de tous, et aussi, je m’engage à retrouver la trace de son chef-d’œuvre, cette fameuse statue d’archange, sans aile, sans épée et sans bouclier perchée quelque part en-haut de la cathédrale de Rouen. Je dois l’approcher, la contempler, la photographier, la faire connaître. C’est une question d’honneur, c’est un devoir de mémoire. Cependant, malgré toute l’émotion que je ressens, j’avoue avoir gardé mes réticences quant à l’existence de cette sculpture : comment est-ce donc possible que personne ne l’ait jamais vue ? A la libération, quand on a réparé les toits de la cathédrale bombardée, ou encore très récemment, quand elle a été de nouveau restaurée, cela me paraît totalement invraisemblable qu’une telle statue ait pu échapper au crible des techniques les plus modernes, des études scientifiques les plus pointues. Je décide donc d’entamer une recherche en ce sens, qui prouvera enfin si oui, ou non, cette sculpture est réelle ou imaginaire.
Pendant ce temps, je commence à rédiger ce récit. Je ne peux pas réutiliser le texte enregistré, le style est trop bien confus. Il s’agit là d’un véritable travail de bénédictin, et je décide de l’aborder comme tel : comme les moines qui distribuaient leur temps équitablement entre la lecture divine, les prières, le travail et le repos, je décide de diviser les heures de la journée, et d’équilibrer celles consacrées au travail, à ma famille, et à ce récit, que je travaillerai jour après jour, sans excès, mais avec abnégation et patience. Je commence par réunir un grand nombre de sources historiques, et je tombe rapidement sur la première phrase du préambule de la règle de Saint Benoît, qui est aussi celle de mon enregistrement : « Ecoute, mon fils, l’enseignement du maître, ouvre l’oreille de ton cœur ». Apparemment, tout a l’air de concorder, tout est plausible, ce qui me fait penser qu’il s’agit bien à l’origine d’une histoire véritable, dont je parviens à situer le début de l’action dans le dernier quart du douzième siècle, au bord de la Garonne, quelque part entre Bordeaux et Moissac.
Voilà. Avant d’abandonner ce prologue et d’entamer ce récit, il ne me reste plus qu’à le dédicacer. Vieil homme, dont j’ignore tout, même le nom, l’ami, je te dédie ta propre histoire, car tu es mort de me l’avoir racontée. Tu es entré dans ma vie, en sortant de la tienne. Et bien que tu ne puisses pas m’écouter, je te le dis, et je te le répète trois fois si tu le désires : tu as perdu la parole, mais ce n’est pas en vain, c’est pour mieux m’obliger à tenir la mienne.

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Message  Invité Sam 13 Nov 2010 - 8:56

En principe, entre le livre 1 et 2, il y a un chapitre intermédiaire, qui nous ramène à l'heure actuelle, et fait état de mes recherches sur l'ange secret de la cathédrale de Rouen. Je posterai ces chapitres intermédiaires à la fin du récit.

Voici le début du livre 2. Pas un chapitre en entier, juste le début...

Livre 2 : la cathédrale de Sistreville.

chapitre 9 : Le chemin de la perdition.
Au petit matin, Pierre Toussaint rampa jusqu’à la cabane du batelier en bas de l’abbaye. Ce dernier reconnut aussitôt le jeune homme, qu’il avait vu en compagnie de Raoul de Nérigean durant plusieurs étés. Malgré l’étrangeté de la présence d’un novice solitaire à ces heures indues, l’homme ne posa pas de question, mais, pressentant la situation de détresse du garçon, il lui prépara un balluchon avec du pain, du lard fumé et une gourde d’eau fraîche. Puis il lui fit traverser la Garonne. Une fois de l’autre côté du fleuve, Pierre commença sa route en sautillant sur sa béquille.
Il continua tant bien que mal durant quelques heures, mais soudain, il ressentit un point de côté qui lui déchirait l’abdomen, et des courbatures par tout le corps. Il n’avait jamais tant marché de sa vie. Il s’affala sur le bas-côté, et se mit à pleurer comme un enfant. A travers ses larmes, lui apparut alors une pierre triangulaire, recouverte de mousse, ensevelie au bord du chemin. Il leva la tête, intrigué par la pierre, la déterra et la souleva : elle était extrêmement légère, et avait la forme d’un pied, presque de la même taille que le sien. Il s’empara alors de ses instruments dans sa sacoche et commença à sculpter le caillou : il façonna une plante de pied légèrement arrondie, en prenant pour modèle son pied de chair. Puis il fit des trous dans la pierre avec un burin, et tailla dans un tilleul deux branches les plus droites possibles. Il passa les tiges de bois dans les trous, les ficela à la pierre et les fixa avec des noeuds coulants à sa jambe, en laissant un espace entre la pierre et le moignon, qu’il rembourra de tissus arraché de sa coule, afin de ne pas frotter ses chairs à la pierre. Il se leva, et fit quelques pas. A sa grande satisfaction, non seulement le stratagème fonctionnait, mais il put de surcroît avancer sans s’appuyer sur sa béquille : c’était la première fois qu’il marchait vraiment sur ses deux pieds, comme les êtres humains. Il reprit néanmoins son bâton, et s’en alla gaiement sur le chemin.
Le soir, il avait si faim qu’il mangea toutes les provisions du batelier et but la gourde d’un seul trait. Puis il s’endormit insouciant. Il se réveilla tard le lendemain matin. Le soleil était déjà haut dans le ciel et lui avait brûlé la moitié droite du visage. Il reprit sa route. Il avait faim, il avait soif, ses courbatures le torturaient, ses attelles improvisées et les noeuds des cordes qui serraient sa peau lui écorchaient la jambe, mais il continua sans arrêt jusqu’à la nuit. Le jour suivant, il se réveilla tiraillé par la faim. Il marcha lentement, montant et descendant des collines interminables, et au détour d’un bosquet, il tomba nez à nez avec un lièvre. Sans faire de bruit, il ramassa un galet pointu et le lança de toutes ses forces sur l’animal. La pierre traversa l’orbite oculaire du lièvre qui tomba raide mort. Pierre fit un feu, vida son gibier en vitesse, l’empala sur un bâton, le fit griller puis le mangea. Malheureusement le lendemain Pierre n’eut pas la même chance et dut se contenter de quelques mûres qu’il dévora à même le buisson. Les fruits teintèrent de rouge sang sa coule et son visage. Le lendemain, les attelles de Pierre cassèrent brusquement et le jeune homme dégringola dans un ravin. Mais il se releva, attacha son pied de pierre à son tibia avec de nouvelles branches, et continua de marcher. Il poursuivit son chemin, colline après colline, à la dérive, meurtri. Son habit le grattait et lui collait à la peau, il s’en débarrassa pour continuer sa route complètement nu sous le soleil. Il était crasseux, poisseux, puant. Les mouches s’abreuvaient à son moignon sanglant. Ivre de soif, de faim, de fatigue, il s’écroula avant le crépuscule, dans le terrier d’un animal.
A l’aube, il se réveilla en sursaut. Une main soudain jaillie du fond du terrier lui agrippait le bras. Pierre s’empara d’une grosse pierre plate et frappa de toutes ses forces sur la main, puis il rampa hors du trou. Un juron résonna de l’intérieur de la roche. Juste à l’instant d’après, une tête couverte de boue apparut, surgie du trou. Le reste du corps suivit. Pierre, éberlué, reconnut alors Fifrelin, et le maçon demeura stupéfait lui aussi un long moment, en frottant sa main blessée, avant de se mettre à rire à gorge déployée. Pendant ce temps, le terrier accouchait d’un autre maçon. Les hommes de Raoul sortaient les uns après les autres. [/size]
[size=12]« Regardez-moi qui est là, mordiou, lança Fifrelin à ses compagnons. C’est Pierre Beau Pied ! Quelle coïncidence ! »
Fifrelin, voyant la piètre allure du garçon, lui donna un quignon de pain et du fromage, puis il expliqua les raisons de l’étrange phénomène. Lorsque les maçons s’étaient apprêtés à quitter le château des Roquebrune, Godefroi avait voulu les empêcher de partir. Encerclés par les gens d’armes, les maçons coururent alors se réfugier dans le labyrinthe de Raoul, et à travers la pierre, le maître d’oeuvre guida les ouvriers dans les souterrains, pour les faire sortir par l’issue la plus éloignée du château. « Je crois qu’il a choisi la sortie la plus étroite aussi, juste pour nous enquiquiner », ajouta Fifrelin en guise de conclusion. Pierre demanda pardon pour avoir écrasé la main de l’ouvrier, Fifrelin se mit à rire de nouveau, puis il se leva et déclara à l’équipe enfin sortie du trou.
« Mes braves, vous êtes tous là ? Le butin, le butin, où est-il ? –un vieil ouvrier brandit le coffre de l’abbaye de Lussignac. Et les vivres ? –plusieurs ouvriers agitèrent saucisses, salaisons et gourdes de vin. Alors... Festoyons ! » Ils lancèrent un cri de joie à l’unisson, et se mirent à manger et à boire.
Après le repas, ils discutèrent de la route à prendre. Ils ne parvenaient pas à se décider. La seule chose sûre était qu’ils devaient partir vite et loin. L’idée de la majorité, néanmoins, était de prendre le chemin de Saint-Jacques et de s’arrêter lorsque le butin serait écoulé ou qu’un chantier intéressant surviendrait. L’après-midi, ils marchèrent une bonne lieue et arrivèrent jusqu’à une rivière, qu’ils longèrent vers l’aval, jusqu’à un petite embarcadère. Là, ils payèrent un batelier pour les conduire jusqu’au premier bourg. A leur grande surprise, la rivière ne débouchait pas sur la Garonne mais sur la Dordogne, beaucoup plus au Nord qu’ils ne l’avaient imaginé. Les maçons comprirent alors que le chemin vers le Sud était désormais compromis car il s’agissait de faire un grand détour pour éviter les terres de Godefroi de Roquebrune et celles de l’abbaye de Lussignac. Ils décidèrent donc de faire route vers le Nord, malgré la guerre, en direction de Paris ou l’Angleterre. Pierre s’en réjouit, car il avait toujours entendu parler du chemin de pénitence vers Compostelle comme d'un terrible périple : des landes et des marécages à perte de vue, puis les pics enneigés des Pyrénées avant de s’engouffrer dans les plateaux arides interminables de la Castille, jusqu’à d'hypothétiques forêts du bout du monde, une fois en Galice. Par contre la route du Nord lui était totalement inconnue. Hélas, si le chemin de Saint Jacques de Compostelle représente la voie du salut pour le pèlerin, en revanche, la même route prise à l’envers signifie par conséquent le chemin de la perdition. Et Pierre en fit la cruelle expérience dès sa première étape.
La gabare accosta en fin d’après-midi. Les ouvriers débarquèrent et firent à pied le reste du trajet jusqu’à Saint-Emilion. Pierre n’avait jamais vu de ville. Il suivit le groupe des maçons, les yeux écarquillés, dans les ruelles étroites de la cité, grouillantes de monde et de bruit. Les ouvriers trouvèrent une auberge au centre de la bourgade, suffisamment grande pour en faire leur quartier général, et après avoir grassement payé le taulier, ils organisèrent un grand festin pour célébrer leur liberté. Lors du repas, les maçons se passaient de main en main un large calice de métal rempli de vin de la région. Au bout de quelques gorgées, Pierre, écoeuré, voulut passer le récipient à son voisin sans le porter aux lèvres, mais les ouvriers insistèrent lourdement et le garçon but le calice jusqu’à la lie. Certes, le jeune homme avait déjà goûté au vin –à l’abbaye, les enfants dès l’âge de six ans avaient leur ration quotidienne-, mais il n’avait jamais encore expérimenté les effets du breuvage. Après le dîner, le groupe des ouvriers traîna Pierre dans les rues de la cité, en quête de bas-fonds où s’amuser. Les bâtiments de la ville titubaient et menaçaient de s’écrouler au passage du jeune homme. La foule le poussait, le tirait, le secouait, les visages des catins, des ivrognes, des ribauds, des mendiants, des fous, des bateleurs se pressaient contre lui, postillonnant, grimaçant, déformés par le vice, et leurs cris stridents, leurs rires gras, leurs chants obscènes se mêlaient au tintamarre endiablé des violes de gambe, flûtes, rebecs, crécelles et tambourins. La ville entière, sens dessus-dessous, dansait, jusqu’à en perdre l’équilibre. Pierre trébucha et tomba la tête la première dans une paire de seins.
Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, le jeune homme avait tout oublié. Une fille dormait, nue, à ses côtés. Il descendit jusqu’aux cuisines, la tête lourde. Quelques ouvriers, massés à l’entrée de l’auberge, adipeux et réjouis, buvaient encore. Ils racontèrent à Pierre ses exploits de la nuit précédente : d’après eux, il s’était battu comme un fauve pour arracher la fille des griffes d’un maraud, et il s’en était fallu de peu pour qu'il n’étripât le pauvre gueux, les maçons ayant dû intervenir pour éviter le crime. Pierre n’en crut pas un mot, mais il lui resta à jamais le doute.
Il décida alors de faire quelques pas dans la cité, pour retrouver ses esprits, et peut-être, en retournant sur les lieux des faits, se souvenir de quelque chose. Il descendit la rue principale jusqu’à la grand place, mais se sentit vite accablé par la chaleur, le bruit, la fatigue. La ville l’oppressait. Il entra alors par une grande porte qu’il y avait, percée à même la roche, dans un angle de la place. Il pénétra ainsi, de manière fortuite, dans l’église monolithe de Saint-Emilion et découvrit le plus grand choeur souterrain de toute la Chrétienté. Il demeura de longues heures dans la fraîcheur de la grotte, perdu dans ses pensées. Quand il sortit de l’église, il constata qu’au dessus de la grotte, les hommes étaient en train de construire une autre église en surplomb, qui dominait la place. Pierre fronça le sourcil : de toute évidence, l’église du haut était bien trop lourde et massive pour reposer sur la grotte, avec le temps, elle s’effondrerait. Une de ces deux églises était donc de trop, et inexorablement, détruirait l’autre, mais Pierre ne savait laquelle. Il se demanda alors quelle était la plus grande folie des hommes : de vouloir percer la pierre jusqu’aux profondeurs de l’univers, ou de vouloir lever des édifices jusqu’au Très-Haut ? Où se trouvait la Vérité, enfermée dans le coeur du monde, ou prisonnière dans les cieux ? Sans doute la sagesse était de chercher cette vérité dans les deux directions à la fois, de prier le ciel tout en tentant le diable, mais l’homme ne risquait-il pas de voir tout son édifice s’écrouler dans cette folle recherche, à l’image de ces deux églises antagonistes de Saint-Emilion, l’une chtonienne et l’autre céleste condamnées à se détruire entre-elles ? Entre le corps et l’esprit, la terre et le ciel, la science et la Foi, le vice et la vertu, il s’agissait donc de choisir. Pierre, qui avait pendant plus de dix ans, dans l’abbaye de Lussignac, vécu entre ceux qui imploraient le Ciel à genoux, décida que dorénavant il allait vivre debout pour chercher le paradis terrestre. Sur ces réflexions, il continua son chemin. Il découvrit avec surprise, pendant l’après-midi, toute la partie cachée de la ville. La cité entière était percée de part en part, traversée par des centaines, des milliers de souterrains. Chaque maison, chaque échoppe avait sa propre cave, sa grotte particulière. Ainsi, cette cité qui se dressait fière et tranquille sous le soleil, demeurant vertueuse aux yeux de Dieu, regorgeait de vice et de vin dans ses entrailles. Le jour, elle adorait le Dieu chrétien, mais dans chaque recoin d’ombre, en secret dans les bas-fonds, dans les grottes, elle vénérait Bacchus. Et chaque crépuscule annonçait le début de nouvelles bacchanales.
Il rentra à l’auberge tard dans l’après-midi. Les maçons avaient acheté, en puisant largement sur leur butin, plusieurs charriots, une dizaine de mules, des vivres, et du vin à profusion, une dizaine de tonneaux en tout. Ils avaient aussi acquis de nouveaux vêtements, quelques armes, et tous les outils de taille et de charpente disponibles dans le bourg. Ils demandèrent à Pierre ce qu’il désirait, et le jeune homme, après mûre réflexion, demanda un gros tas d’argile, de nouveaux habits, des lanières de cuir et une paire de bas de chausses. En entendant cette dernière requête, les ouvriers s’esclaffèrent, mais le jeune homme insista. En effet, les jours suivants, une fois sur la route, il améliora la sculpture de son pied de pierre, l’attacha avec les lanières et de robustes baguettes en guise d’atèles que le charpentier de la troupe élabora pour lui, puis finalement, il enfila les chausses à ses deux pieds, celui de chair et celui de pierre. Le résultat était surprenant : Pierre marchait en boitant très légèrement, il était désormais impossible, pour quiconque ne connaissait pas le garçon, d’imaginer sa disgrâce en le voyant. Il tailla alors un nouveau bâton, léger et élégant, qui ressemblait plus à une canne qu’à une béquille.

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Message  Procuste Sam 13 Nov 2010 - 17:15

Pour moi, les retrouvailles du gamin avec la bande de maçons est totalement invraisemblable... J'avais l'impression qu'il était complètement perdu, avançait au hasard, et soudain le voilà près du chantier où restait enfermé son ancien maître ? Par ailleurs, l'adresse au lecteur au tout début du prologue de la deuxième partie me paraît trop appuyée, mettant en valeur le scribe qui déclare chercher l'effacement. Sinon, je trouve l'histoire passionnante !

Mes remarques :
Comme toujours, le trait d’union « - » ne suffit pas à introduire les répliques de dialogue, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — », et introduire une espace juste après
« Le Créateur de cette statue » : la majuscule à « Créateur » me paraît trop
« enregistré sur les quelque (et non « quelques », dans l’acception d’« environ ») vingt cassettes éparpillées sur mon bureau »
C’est la Toussaint aujourd’hui ».
« C’est promis ».
Oui, bien sûr ».
très exactement : « Personne ne va l’oublier, votre histoire ».
ouvre l’oreille de ton cœur ». : typographie, le point, faisant partie de la réplique, doit être placé avant les guillemets fermants
mais on peut toujours s’arranger »
même au musée lapidaire on n’en a pas voulu »
un ton moralisateur qui n’est pourtant pas mon (et non « de mon ») habitude
c’est tout un monde qui crève avec moi »
sinon elle sera perdue pour toujours » S’ensuit un discours : manque le signe de ponctuation de fin de phrase
« qu’on a tenté de soulever à grand-peine (trait d’union) »
« Une d’entre elles (pas de trait d’union), à moitié ensevelie »
« ça n’a pas l’air de le déranger: » : typographie, ne espace avant les deux points
il me dit : « Vous n’avez qu’à prendre un calendrier
–J'esquisse un vague geste de protestation-
–à l’abbaye, les enfants dès l’âge de six ans avaient leur ration quotidienne- : typographie, manque une espace après le tiret ouvrant l’incise, une espace avant le tiret fermant, lequel est un trait d’union « - » au lieu du tiret demi cadratin « – » qui aurait convenu
-Il s’approche de moi et me tient par les yeux : typographie, manque une espace après le tiret ouvrant l’incise, lequel est un trait d’union « - » au lieu du tiret demi cadratin « – » qui aurait convenu
D’accord ?»
quand j’aurai le temps.»
je suis de garde jusqu’à demain midi.» : typographie, manque une espace avant les guillemets français fermants
« Mais il continue quand même de tirer » : il me semble qu’on écrit plutôt « continue à tirer »
« il est saisi d’une soudaine attaque, tourne de l’œil »
« opéré dans la nuit du dimanche »
et je finis par répondre) : manquent deux points, avant la parenthèse fermante je crois
« avec ce qu’il avait…C’est moi qui l’ai trouvé » : typographie, une espace après les points de suspension
« Les dernières phrases de l’enregistrement »
Trois fois…». : le point est inutile, les points de suspension ayant clos la phrase
« qui à grand-peine (trait d’union) m’efforçais de croire »
« A la Libération, quand on a réparé les toits »
« A sa grande satisfaction, non seulement le stratagème fonctionnait, mais il put (je pense qu’un imparfait serait ici préférable au passé simple) de surcroît avancer »
« les nœuds des cordes qui serraient sa peau »
« Juste à l’instant (plutôt « Juste l’instant », je pense) d’après, une tête couverte de boue apparut »
« le maître d’œuvre guida les ouvriers »
–un vieil ouvrier brandit le coffre de l’abbaye de Lussignac. Et les vivres ? –plusieurs ouvriers : manque une espace après chaque tiret ouvrant une incise
« jusqu’à un petit (et non « petite ») embarcadère »
« Pierre, écœuré, voulut passer le récipient à son voisin »
« Il descendit la rue principale jusqu’à la grand place » : je crois qu’on écrit plutôt « grand-place »
« le plus grand chœur souterrain de toute la Chrétienté »
« enfermée dans le cœur du monde »
« l’une chthonienne et l’autre céleste condamnées à se détruire entre elles (pas de trait d’union) »
« en guise d’attelles que le charpentier »
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Message  Louis Sam 13 Nov 2010 - 17:29

J’ai particulièrement apprécié ce pied de pierre que sculpte le personnage. Comme pour dire qu’il a mis un pied, non dans la tombe, mais dans la pierre vivante, et qu’il y mettra tout son corps. Comme l’amorce de sa vocation, être une statue vivante qui donne vie à la pierre. Un échange plutôt se produit, une symbiose en quelque sorte : Pierre donne vie à la pierre, et réciproquement.
Souviens-toi que tu es né de la pierre et que tu redeviendras pierre…
Le récit continue d’être passionnant.
Quelques remarques de langue :
« Juste à l’instant d’après ». Le « à » est de trop.
« un petite embarcadère ». Un petit
« il constata qu’au dessus de la grotte » Au-dessus.

Louis

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Message  Invité Dim 14 Nov 2010 - 19:31

Procuste a écrit: Un bémol sur le dernier paragraphe au ton trop sentencieux à mon goût, je pense que vous pouvez faire plus léger pour parler des ossements du pied de Pierre.
Merci, Procuste, pour vos commentaires, qui visent particulièrement juste. En fait, oui, insister sur les ossements de Pierre n'avait aucun sens, ici. En réalité, il y a un détail que j'ai supprimé, parce que je le trouvais trop "morbide" et finalement peu intéressant : dans la première version, Pierre retrouvait les ossements de son pied d'enfant et avait constitué un espèce de reliquaire. Mais il s'était enfui sans ces fameuses reliques, pour les retrouver au cours du livre 3. En éliminant cette anecdote, jai oublié de remanier la fin du livre 1, dans ce sens. Voici donc une autre version, plus "légère" je crois : 2nd point (Procuste toujours ) -> Pour moi, les retrouvailles du gamin avec la bande de maçons est totalement invraisemblable... J'avais l'impression qu'il était complètement perdu, avançait au hasard, et soudain le voilà près du chantier où restait enfermé son ancien maître ?

Tout à fait. Je trouvais moi-même que c'était un peu tiré par les cheveux. J'aimais bien ces maçons qui jaillissaient de la pierre, comme écho au début du livre 1, la naissance de Pierre Toussaint, mais c'est vrai que ce n'était pas du tout plausible. Donc voici la modification :

C’est ainsi que s’achève la première partie de ce récit. Pierre Toussaint vient d’abandonner l’abbaye de Lussignac. Il n’y retournera jamais plus. Une nouvelle vie commence pour lui. Il est maintenant dans le Monde, mais il nous reste à savoir si le monde sera un jour en lui. En tout cas, Pierre est à présent un homme libre, avec tout ce que la Liberté comporte d’incertitude, de danger et d’arbitraire. Oui, c’est enfin un homme libre. Enfin, pas tout à fait encore... Il garde toujours un pied à Lussignac, un petit pied d’enfant enfoui quelque part dans l'abbaye. Un pied, et le jardin d'Eden qu'il dut abandonner pour mener sa vie d'homme.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE.

Procuste : pour moi, les retrouvailles du gamin avec la bande de maçons est totalement invraisemblable... J'avais l'impression qu'il était complètement perdu, avançait au hasard, et soudain le voilà près du chantier où restait enfermé son ancien maître ?
-> oui, c'est vrai que c'était un peu tiré par les cheveux. J'aimais bien l'idée des maçons qui jaillissaient de la pierre, mais c'était très peu plausible. Par contre Pierre marche plusieurs jours vers le chantier du château et les maçons vont en direction de Lussignac donc ce n'est pas si étonnant qu'ils se retrouvent. Voici la scène, changée elle aussi. Encore merci, Procuste, ainsi que Louis.

Ivre de soif, de faim, de fatigue, il s’écroula avant le crépuscule, sur un terre-plein à côté du sentier.
Au petit matin, il se réveilla en sursaut.
« Holà, l'estropié ! Lève-toi, il est tard et la route est longue ! »
Pierre, ébloui par les rayons du soleil naissant ne vit tout d'abord qu'une silhouette brune, qui tenait une épée à la main, et il eut un mouvement de panique. Mais en découvrant le visage de l'inconnu, son visage s'illumina soudain :
« Fifrelin ! Quelle bonne surprise !
- Ne crie pas, surtout. Dépêche-toi, ici nous sommes à découvert. On ne peut pas rester longtemps au bord du chemin »
Pierre essaya de se relever, mais ses courbatures l'en empêchaient. Alors l'ouvrier le hissa sur son dos, et sans souffler un mot, le transporta à travers bois jusqu'à un fourré à l'abri des regards, en bas d'une petite falaise. La troupe des maçons y avait installé un campement de fortune.
« Noundidiou, Pierre Beau pied ! Quelle coincidence ! » s'exclama l'un d'entre eux.
On passa à Pierre une outre de vin, un quignon de pain et du fromage, que le garçon dévora en écoutant les explications de Fifrelin. Godefroi avait voulu empêcher les ouvriers de partir de son château. Acculés par les gens d'armes, ils s'étaient alors réfugiés dans le labyrinthe de Raoul, et à travers la pierre, le maître d’oeuvre les avait guidé jusqu'à l’issue la plus éloignée du château. « Je crois qu’il a choisi la sortie la plus étroite aussi, rien pour nous enquiquiner », ajouta Fifrelin en désignant un interstice entre deux rochers, presqu'aussi étroit que la tanière d'un furet.
« Enfin, nous voilà libres à présent.
- Le ventre plein ! Dit un second en agitant saucisses, salaisons et gourdes de vin.[/size]
- Et riches comme Crésus ! Renchérit un troisième larron, en montrant le reliquaire garni d'or et de pierreries volé à Lussignac.
La troupe se mit à rire à gorge déployée. Fifrelin reprit :
" Je suis parti peu avant l'aube pour reconnaître le chemin. Il n'y avait personne, sauf notre ami Pierre, bien sûr. Mais pas de traces récentes de sabots. Les hommes de Godefroi n'ont pas encore eu le temps d'arriver jusqu'ici, la voie et libre, mais il faut se dépêcher. Il y a une rivière et un embarcadère, à une heure environ. Nous devrions nous y rendre, puis descendre la Garonne le plus loin possible, pour quitter au plus vite les terres des Roquebrune."
Les maçons acquiescèrent, mais ils se mirent aussitôt après à se chamailler au sujet de la route à prendre, une fois sur la barque. Certains acceptaient de descendre la Garonne vers le Nord, comme avait dit Fifrelin, mais la majorité était d'avis de la remonter pour prendre le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, vers le Sud. Mais finalement, leurs discussions s'avérèrent inutiles, puisqu'à leur grande surprise, la rivière ne débouchait pas sur la Garonne mais sur la Dordogne, beaucoup plus au Nord qu’ils ne l’avaient imaginé. Les maçons comprirent alors que le chemin vers le Sud était désormais compromis....

Procuste : Par ailleurs, l'adresse au lecteur au tout début du prologue de la deuxième partie me paraît trop appuyée, mettant en valeur le scribe qui déclare chercher l'effacement.

-> en réalité, il s'agit non pas du prologue de la 2nde partie, mais du prologue général. J'avoue que ce prologue ne me satisfait pas complètement. Qu'est-ce qui vous a dérangé précisément ? Juste le début, ou le fait que le narrateur explique comment il va écrire son roman (il y a un passage là-dessus aussi à la fin du prologue) ? Enfin, l'espèce de "suicide" du vieux gardien pour me pousser à écrire l'histoire ne paraît-elle pas trop surfaite ? Ce ne serait pas mieux d'essayer d'abréger encore ce prologue ?

Ces quatre chapitres intercalés (prologue, chapitre intrermédiaire entre livre 1 et 2, puis 2 et 3, et enfin épilogue), je vais m'en occuper à la tout fin. On peut parfaitement suivre l'histoire de Pierre Toussaint sans connaître ces intrusions à l'époque contemporaine. par contre, l'épilogue est absolument nécessaire, puisque c'est ce qui permet de comprendre enfin la finalité de cet ange de pierre caché du regard des hommes.

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Message  Procuste Dim 14 Nov 2010 - 19:50

Ce qui me gêne, c'est ça :
"Un homme m’a confié une histoire, et moi j’ai juré de la transmettre. Je l’ai juré trois fois. Sur le moment, bien sûr, je ne me rendais pas compte du caractère solennel de mon serment, il ne s’agissait que d’une promesse à la légère que je n’avais aucune intention de tenir, mais maintenant, étant donné les circonstances, je ne peux pas me dérober. Mais avant toute autre considération, je crois que je devrais évoquer cette rencontre qui a fait de moi, malgré moi, l’écrivain de ce roman qui commence…"
Après "Je l'ai juré trois fois.", tout le reste me paraît superfétatoire, et donner du narrateur une impression de prétention, de solennité exagérée, comme si l'ouvrage qui s'annonçait était d'une importance capitale ("je ne peux pas me dérober", "l’écrivain de ce roman qui commence").

J'ai jeté un œil rapide à la nouvelle version des retrouvailles avec Fifrelin (moi aussi, j'aimais bien voir les maçons sortir de la pierre, soit dit en passant) ; peut-être une précision rapide sur les circonstances qui ont amené la bande dans ce coin serait-elle intéressante : tel quel, cela me paraît un peu rapide, ils font encore un peu deux ex machina à mon avis.
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Message  Marie-Catherine Lun 15 Nov 2010 - 8:49

Je suis loin d'avoir lu tous les chapitres, mais voici mon avis à partir des extraits que j'ai lu.

- Au niveau du français, le style coule bien en général.

- En revanche, j'ai très souvent du mal à "entrer" dans l'histoire. J'ai l'impression d'un récit quasi impersonnel, une suite de description de faits vu de loin et très rapidement. Pas le temps de visualiser et très peu d'appels aux autres sens du lecteur.
Je conseillerais (si je puis me permettre) quand cette re-lecture sera terminée, d'en mettre une autre en route avec une optique "Show don't tell" : montrer, faire ressentir, plutôt que dire.
Par exemple : Au lieu d'énoncer que Pierre n'a pas l'habitude de marcher longtemps et qu'il finit par en pleurer, plutôt le mettre en scène en train de marcher, dire l'inconfort de la béquille sous l'aisselle, les cailloux qui roulent et qui font déraper, les crampes dans le mollet de la bonne jambe,…

- Il me semble aussi que pas mal de scènes sont peu réalistes.
Par exemple, la jambe sans pied de Pierre doit être plus ou moins atrophiée, y mettre une prothèse ne va certainement pas lui permettre de marcher normalement immédiatement. Et à propos de cette prothèse, pourquoi donc n'en a -t-il pas faite une depuis bien des années ? (il est très possible que j'ai raté quelque chose). Aussi vous dites la pierre très légère, mais j'ai dû mal à croire qu'elle soit plus légère (et donc aussi appropriée) que du bois. Peut-être de la pierre ponce, mais il faudrait vérifier si elle ne risque pas de s'effriter très vite (donc moins adéquate que du bois) et expliquer ce qu'elle fait là (si la pierre ponce n'est pas appréciée des sculpteurs, je pense qu'il n'y a guère de raison d'en dénicher au bord d'un chemin).
Autre exemple : Pierre arrive à l'abbaye une nuit de tempête. Personnellement, j'imagine une nuit tellement noire qu'il serait même impossible de voir ses pieds et donc de suivre un sentier (loin des lumières citadines, une nuit très nuageuse est aussi obscure qu'une galerie souterraine). Pas de tempête peut-être, juste du vent et une bonne lune ? Même avec celle-ci, j'avoue que j'aurais encore du mal à croire que l'on puisse distinguer en détail les sculptures de la porte.
Je conseillerais aussi une re-lecture très attentive de chaque scène sous cet angle. Personnellement, je visualise (voire fait des plans, utilise des photos, des peintures, …) le décor dans son entier, les sources lumineuses, les objets, leurs matières, ce qu'on sent, ce qu'on entend, etc. Chaque détail utilisé dans le texte doit avoir une explication et je me pose la question de savoir s'il est utile de donner cette explication ou si le lecteur peut s'en passer.

- Autre souci pour moi : il y a des choses qui sont trop "grosses" pour moi. Le moine qui arrache à moitié le pied du gamin par exemple. J'ai tendance à penser que les os céderaient (surtout ceux d'un enfant qui sont en "bois vert") bien avant le reste. Idée : des pierres se détachent, écrabouillent le pied qu'il faudra couper par la suite ? Il me semble aussi que le choc provoqué par la cautérisation d'une amputation est très souvent mortel… et le gamin est déjà dans un sale état. Idée : l'amputation n'a pas lieu ce jour là mais quand l'enfant a repris un peu de poil de la bête ?
Relevés aussi : la prothèse en pierre (j'en ai déjà parlé), le suicide avec 2 cigarettes du prologue.
En parlant du prologue, le bonhomme qui fait toute une histoire d'une histoire datant du XIIeme siècle, c'est aussi "too much" pour moi. Pourquoi ne l'a-t-il pas raconté à d'autres pendant sa (longue) vie, ou distribué partout des cassettes depuis longtemps ?
A vrai dire, je trouve ce prologue inutile et hors-sujet. Je pense qu'un tel prologue serait adéquat pour une histoire qui pèserait lourd sur la conscience du narrateur et/ou qui révélerait des secrets ayant un impact sur des gens actuels : un polar, un thriller, une politique-fiction.
Plus généralement, j'ai l'impression que vous ressentez de temps en temps le besoin "d'exagérer" par peur de n'en faire pas assez pour accrocher le lecteur.

Or, votre histoire n'a absolument pas besoin de tels artifices. Vous avez un personnage solide dont la vie ne peut qu'être intéressante. Pour les amateurs d'"historique" comme moi, le XIIe siècle est une époque intrigante, très attirante et vous avez très visiblement de quoi nous la raconter en détails.

Votre projet me fait penser aux "Piliers de la terre" de Ken Follet ou à certains romans de Bernard Clavel.
Autrement dit : je suis fan !

Plein de courage et d'encouragements pour le mener à bout !
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Message  Invité Lun 22 Nov 2010 - 17:30

avant de continuer, je veux bien entendu remercier tous ceux qui me commentent, et tout particulièrement Marie-Catherine, qui soulève un certain nombre de points qui sont effectivement très intéressants. Sachez que tous ces avis (de tout le monde) me sont vraiment très utiles, même si je donne pour le moment l'impression de ne pas trop m'y attarder. Pour le moment, mon principal soucis est de boucler la rédaction de ce roman, puis je repasserai pour une seconde couche en m'attachant tout particulièrement :
- à la "focalisation", pour éviter que le narrateur omniscient ne s'immisce dans certains passages censés suivre la pensée et la vue de Pierre (surtout dans les premiers chapitres, lorsque celui-ci est enfant)
- Lourdeurs dans le style, répétitions et phrases trop longues, excès d'adjectifs, de verbe "être" - "avoir", de participes présent, etc
- Manières de rendre plus vivant le récit. Moins linéaire (dans le même sens que le travail effectué sur le chapitre 1). Retoucher certains passages descriptifs pour privilégier l'évocation. Ne pas tant insister sur les émotions d'âmes des personnages pour que le lecteur les devine de lui-même.
- Vraisemblance. Si effectivement j'ai beaucoup étudié la période historique et pense ne pas faire d'erreur majeure (j'ai laissé passé un "canif" dans le chapitre 6 et je m'en suis rendu compte il y a peu), en revanche il est vrai que je n'ai pas étudié en détail chaque scène. Cependant, ce récit est plus une "fable" qu'une histoire qui se veut vraie. Par exemple, la prothèse doit être en pierre, parce que cette histoire est celle d'un personnage "statue", quasiment autiste qui essaie de devenir peu à peu être humain, qui hésite entre le refuge dans la passivité, dans son monde de pierre, ou la vie sociale, être humain en chair et en os au risque de s'écorcher. Donc la prothèse n'est pas en bois, impossible... Alors après, essayer de rendre ce parti pris le plus crédible, bien sûr, mais jusqu'à un certain point. Je préfère perdre en vraisemblance plutôt que de perdre des symboles essentiels. au départ j'expliquais que ce récit était "aux limites du fantastique" et cet aspect sera de plus en plus important.

Ceci dit, je vous (on peut se tutoyer ?) remercie de vos commentaire, Marie-Catherine, et espère en recevoir d'autres de ce style, parce qu'ils sont vraiment intéressants !

Bon. Voici un second envoi pour ce chapitre 9. Il y en aura un troisième pour la fin du chapitre, un chapitre intermédiaire qui me cause pas mal de soucis, il faut l'avouer. J'aimerais savoir notamment si les deux premiers paragraphes ne sont pas "trop lourds" et si le dernier n'est pas trop "pathos".


Chapitre 9 : suite

Quant à l'argile, elle servit au garçon pour y graver ses impressions. Pendant le voyage, à longueur de journée, confortablement installé dans le fond d’une carriole, il reproduisait le paysage qui se déroulait devant ses yeux. Rochers, maisons, plantes, êtres humains et animaux, rien n’échappait à son stylet. Jusqu'à lors, il avait vécu enfermé entre les murs de l’abbaye, et il ignorait pratiquement tout de la vie, aussi, à présent, il découvrait le monde, et tombait en admiration devant les choses les plus banales qu’il voyait pour la première fois, comme un cochon, une chèvre, un soc de charrue ou un pommier. Il se rendit compte, amusé, que les lions qu’il sculptait autrefois ressemblaient fort à de gros chiens ou bien que ses phénix n’étaient guère que des coqs de basse-cour.
Cependant, au fur et à mesure de son voyage, une question angoissante s'emparait de lui : n'était-ce pas mieux avant, lorsqu'il devait tout imaginer ? Ses sculptures pourraient-elle garder cette même candeur, maintenant qu'il connaissait le monde ? Ne couraient-elles pas le risque de devenir de pâles copies du réel, de vaines imitations de l'oeuvre du Créateur ? Il sentait qu’une partie de lui-même s’envolait tandis qu’il domestiquait la nature sur ses tablettes. Ses rêves, ses cauchemars, ses chimères... Toute son inspiration menaçait de disparaître, et Pierre refusait par-dessus tout de ressembler à Jean et Rigobert les deux sculpteurs de Moissac qui ciselaient sans passion. Il se souvenait de son tout premier bas-relief, cet oiseau d'argile qui s'était envolé vers le Très-Haut : Pierre devait coûte que coûte conserver cette pureté qui avait plu à Dieu. Aussi, il se promit de mettre tout son savoir-faire d'adulte, toute sa technique, au service de son émoi puéril, que son art ne serait autre que la quête éperdue du paradis perdu de l'enfance, de cette genèse ingénue qui seule pouvait transcender le vice. Tout en gravant au fond de sa carriole, Pierre élaborait la formule de son art à venir : lorsqu’il s’agirait de sculpter le réel, Pierre chercherait à le déformer, à le simplifier, en s’efforçant de retrouver son regard enfantin ; mais lorsqu’il devrait sculpter des créatures imaginaires, alors, à l’inverse, il s'évertuerait, avec sa raison d’adulte, à concrétiser son fantasme.
Ainsi, Pierre Toussaint, en avançant sur le chemin de la perdition, perdait son innocence. Dans son art comme dans la vie, car il devenait, de jour en jour, de plus en plus menteur et débauché au contact de ses compères les maçons qui pourtant, jadis, lui faisaient tant horreur. Il buvait sans soif, chaque jour davantage, parlait haut et fort, et se sentait invulnérable. Sans doute, Raoul, s’il avait été à ses côtés, aurait fait aussitôt cesser cette mascarade, mais Pierre, seul et perdu dans le monde, n’avait guère d’autre protection que de se fondre dans le groupe. Il s'était forgeait de toutes pièces une nouvelle identité, masquait son émotion profonde comme il occultait son pied de pierre ; et cette illusion fonctionnait à merveille, à tel point qu’il s’était lui-même convaincu qu’il était devenu un être humain à part entière, de même qu’il oubliait souvent qu’il était estropié. Cependant, il lui arrivait de trébucher, de temps à autre, et l’espace d’un instant, le masque tombait, et tout le monde pouvait apprécier de nouveau l’être fragile et infirme qu’il était vraiment.
Le voyage se déroulait sans encombre. Les ouvriers croisaient de temps en temps quelques petits groupes de soldats, constataient, çà et là, les traces de batailles récentes, quelques cadavres de part et d’autre de la route, mais malgré cela, ils ne furent pas témoins de la grande guerre dont on avait tant parlé, qui semblait s’être réduite à une série de petites escarmouches. Le roi Richard, disait-on, n’avait pas eu beaucoup de mal à défendre ses terres du Poitou, et il se dirigeait maintenant vers le Nord pour achever sa reconquête. Aux dires de tous, la guerre finirait bientôt. Les combats suivaient la même progression que la troupe des ouvriers, le roi d’Angleterre ouvrait la brèche où le convoi s’engageait. Le maçon le plus âgé du groupe avait beau ressasser que les guerres sont comme les orages, qu’elles finissent toujours par éclater, et que plus l’attente est longue, plus elles se font violentes, les autres maçons refusaient de l’écouter, tout en sachant pertinemment que ce vieux bougre avait raison.
Ils rencontraient aussi de temps à autre des pèlerins qui s’en allaient vers Saint Jacques de Compostelle. Les maçons, d’ailleurs, se rendant compte des privilèges octroyés aux pèlerins, avaient orné leur convoi de coquilles Saint-Jacques et se faisaient passer pour les ouvriers de maître Matthieu, l’illustre maître d’oeuvre de la cathédrale de Compostelle. Ainsi, ils bénéficiaient du gîte, du couvert et d’une grande considération partout où ils passaient. Lorsque sur la route, les ouvriers apercevaient un jacquet, ils criaient de loin « Ultreïa ! », le cri de ralliement des pèlerins, qui signifie « toujours plus loin ! », et, avant de le connaître, ils tenaient des paris entre eux pour savoir à quelle sorte de personnage ils auraient à faire. Chaque pèlerin en effet avait son petit secret, sa propre quête, ou un péché inavouable qui le mettait en fuite. Certains étaient des fous de Dieu, inébranlables et tourmentés, d’autres étaient paillards et sans vergogne, il y avait des pécheurs en quête de rédemption, d’autres au contraire, étaient des justes qui avaient commis leurs premiers péchés sur la route. Les uns fuyaient la justice divine, d’autres la justice humaine, et d’autres encore avaient oublié pourquoi ils marchaient de la sorte. Quelques-uns allaient solitaires, d’autres en groupe, certains s’étaient fait détrousser sur le chemin et leurs détrousseurs, des faux pèlerins, des « coquillards » comme on disait à Paris, marchaient sur la même route qu’eux, juste quelques lieues devant ou derrière. Si les pèlerins plaisaient aux ouvriers, ceux-ci leur laissaient vivres et boisson, sinon, les maçons s’amusaient à leur jouer de vilains tours.
La troupe avançait ainsi à un bon train, dans la joie et dans l’allégresse. La première partie de la route fut une vraie partie de plaisir. Les ouvriers étaient libres comme l’air, ils ne manquaient ni d’or ni de vin, ils filaient sous le soleil de l’été, les routes étaient bien entretenues et les bourgades accueillantes. Partout, les populations, soulagées, fêtaient la fin de la guerre. Ils passèrent par Aubeterre, Angoulême, puis ils bifurquèrent vers l’Ouest en faisant halte à Aulnay en Poitou. L’église de la ville, richement ornée, suscita l’admiration de Pierre. Sur le portail Sud, il y avait un grand combat des vices et des vertus, et Pierre crut y discerner la victoire des vices. Puis le groupe continua vers le Nord, Chey, Chenay, Melle, toutes de belles et opulentes cités. Pierre tomba en extase devant la beauté de l’église de Saint Hilaire, et de nouveau le jour suivant, à Poitiers, devant la cathédrale Notre-Dame. Le groupe fit une longue escale dans la ville, la plus populeuse de toutes celles traversées jusqu’à lors, et Pierre se promit de profiter de ce temps pour recopier dans l’argile les bas-reliefs de cette vénérable église, véritable bijou resplendissant de blancheur, pareil à une gigantesque pièce d’ivoire sculptée. Mais dès le premier soir, le jeune homme partit en quête d’aventure avec ses amis maçons, et passa toute la semaine dans les tavernes de la ville.
La seconde partie du voyage s’avéra beaucoup plus pénible. Après Poitiers, ils firent étape à Châtellerault, Chinon, avant d’arriver à Tours deux semaines plus tard. Ils passèrent la Loire et continuèrent leur périple, traversèrent Vendôme et Châteaudun, ne sachant encore si leur voyage les mènerait à Paris ou en Angleterre. Peu à peu, de manière presqu’imperceptible, la route était devenue étrange, dangereuse. L’automne avait fait place à l’été, la bruine ne cessait, qui s’infiltrait dans les vêtements, ruisselait sur les visages en érodant l’humeur joyeuse des ouvriers. Le ciel, bas et blanc, pesait de tout son poids sur le convoi. Les collines du pays poitevin avaient disparu, laissant place à de vastes étendues de plaines grasses et herbeuses. Dans les villages, populeux et misérables, les hommes parlaient des dialectes étranges. Leur accent avait aussi peu de relief que le paysage et ne chantait plus, les visages étaient rigides et sans expression. Les églises avaient perdu leurs ornements, leur statuaire. Elles s’élançaient, dépouillées, austères et raides comme des piquets, de plus en plus hautes dans l’horizon désolant de platitude, amarrées aux nuages, enlisées dans la plaine, aussi grises que les brumes, les champs et la pluie, comme de gigantesques phares à la dérive dans un océan de boue.
Le paysage s’estompait au fur et à mesure que la troupe avançait sur la route du Nord. Tout semblait s’effacer sous l’effet des brumes, et il ne restait bientôt plus dans le décor que quelques masures biscornues de torchis et de chaume abandonnées au gré de la route et des troncs rabougris torturés par le vent. La troupe traversait des terres isolées, perdues au beau milieu du monde, oubliées de tous, qui semblaient n’appartenir à personne : il s’agissait de fiefs mouvants aux confins du royaume de France et des possessions anglaises, et les vilains rencontrés en chemin ne savaient trop dire qui était leur suzerain véritable.
Un jour, le paysage disparut tout à fait. Un épais brouillard avait tout avalé. Les charriots naviguaient dans le vide, brinquebalant sur la ligne invisible de l’horizon, flottant quelque part entre la terre et le ciel, le jour et la nuit, en suspens dans l’infini. Seuls les corbeaux, étincelants de noirceur dans la blancheur opaque, se discernaient encore dans l’espace éthéré. Dans ce décor absent, le convoi s’embourbait peu à peu, et bientôt le chariot des provisions, attrapé dans la boue, oscilla mollement avant de se renverser à grand fracas. Le chargement coula aussitôt, les tonneaux se fendirent sous le choc et le vin se déversa dans l’eau, se mêlant à la vase. Tous les ouvriers plongèrent aussitôt dans le bourbier, et poussèrent tant qu’ils purent sur le charriot pour le dégager de l’ornière. N'y parvenant pas et constatant qu'ils avaient cassé un essieu, trois ouvriers décidèrent d'aller chercher de l'aide. Ils disparurent, happés par le brouillard. Le reste du groupe attendit en silence le retour de leurs trois émissaires. Ils demeurèrent ainsi de longues heures, immobiles, abattus, prisonniers des brumes. Ils étaient dégoûtants et dégoulinants, recouverts entièrement d’une terre rougie par le vin. Le brouillard se dissipa quelque peu, et les ouvriers constatèrent qu’ils n’étaient plus sur la grand-route, mais au beau milieu d’une gigantesque tourbière. Fifrelin fut le premier à se lever et désigna du doigt un petit trait noir dans l’horizon qui pouvait être un clocher d’Eglise. Les ouvriers décidèrent alors se rendre jusque là-bas, et ils avancèrent péniblement en pataugeant dans les marécages. Ils arrivèrent, après bien des difficultés, jusqu’à un hameau sordide.
Dès l’instant où le groupe s’était engouffré dans le marais, Pierre eut la curieuse impression que les brumes les avaient transportés dans un autre monde, un monde parallèle de terre et de boue où les hommes s’enlisaient et devenaient statues. Dans le village au coeur de la tourbière, le temps semblait s’écouler beaucoup plus lentement. Une même lumière grise et uniforme éclairait les jours et les nuits, qui se succédaient sans hâte. Les villageois, le corps en permanence recouvert de vase, avaient le rictus immobile, le visage patiné, façonné par l’argile. La boue du marécage était leur seul moyen de subsistance, leur seul bien, leur seul univers. Ils faisaient sécher la tourbe puis la pétrissaient en briques pour bâtir leurs maisons, la brûlaient dans leurs cheminées pour se chauffer, modelaient la boue pour fabriquer leurs outils. Ils buvaient l’eau terreuse des fondrières, et s’alimentaient de poissons, de mollusques et de racines qu’ils trouvaient dans la vase. Le matin, les habitants du village s’enfonçaient dans le marais et n’en ressortaient qu’au soir. Ils répétaient constamment les mêmes gestes monotones. La boue freinait leurs moindres mouvements. Les femmes accrochaient aux branches émergées des buissons leurs rejetons emmaillotés, et les nouveaux nés se tenaient ainsi ligotés, pendant des heures, prisonniers dans leurs langes, se balançant mollement suspendus au-dessus du marais, sans pouvoir broncher, sans même oser brailler. Les anciens et les invalides, à longueur de journée, attendaient le retour des travailleurs, prostrés au fond des maisons de tourbe, devant le feu de la cheminée. La boue à jamais incrustée sur leur peau creusait leurs rides et craquelait leurs visages.

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Message  Procuste Lun 22 Nov 2010 - 22:17

Je trouve saisissante la description de cette plongée dans l'enfer, et du village dans la tourbière ! Excellent. Les deux premiers paragraphes ne me paraissent pas lourds, en revanche j'ai du mal à comprendre leur articulation avec la suite : Pierre Toussaint se promet s'approfondir son art, et le paragraphe suivant commence par "Ainsi", avant d'expliquer que le héros devient un débauché. Je ne vois pas le lien.
Tout cela continue à me passionner.

Sinon, mes remarques :
« Jusqu'alors, il avait vécu enfermé »
« de vaines imitations de l'œuvre du Créateur »
« Il s'était forgé de toutes pièces une nouvelle identité »
« Le maçon le plus âgé du groupe avait beau ressasser que les guerres sont comme les orages, qu’elles finissent toujours par éclater, et que plus l’attente est longue, plus elles se font violentes, les autres maçons refusaient de l’écouter » : la répétition se voit, je trouve
« des pèlerins qui s’en allaient vers Saint Jacques de Compostelle. Les maçons, d’ailleurs, se rendant compte des privilèges octroyés aux pèlerins » : idem
« l’illustre maître d’œuvre de la cathédrale de Compostelle »
« d’autres au contraire, (pourquoi une virgule ici ?) étaient des justes »
« la plus populeuse de toutes celles traversées jusqu’alors »
« L’automne avait fait place à l’été, la bruine ne cessait » : si vous voulez dire que l’automne succède à l’été, il faut écrire « L’été avait fait place à l’automne »
« comme de gigantesques phares à la dérive dans un océan de boue » : Pierre a-t-il une idée de ce qu’est un phare ? Si non, l’image me paraît artificielle
« un petit trait noir dans l’horizon qui pouvait être un clocher d’Eglise » : pourquoi une majuscule à Eglise ?
« Dans le village au cœur de la tourbière »
« les nouveaux-nés (trait d’union) se tenaient ainsi ligotés »
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Message  Invité Lun 22 Nov 2010 - 22:33

Aïe aïe aïe... je savais bien que j'avais une transition très artificielle entre le passage où Pierre s'interroge sur son art et le début de la narration. Je vais essayer autre chose. Merci

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Message  Polixène Lun 22 Nov 2010 - 23:31

Eh bien, je viens de lire tout depuis le début ....et ça tient la route .
D'abord bravo, l'ami, pour ton courage et ton talent .
Je n'analyserai rien mais je te livre simplement mes remarques, si niaises soient-elles.

Le négatif
-Les descriptions sont très peu colorées, ça m'a frappée et étonnée, pour toi qui manies le pinceau...
-Les personnages semblent être eux-même des bas-reliefs, manquer d'épaisseur...je pense que c'est dû au fait que tu les suis d'une façon presque linéaire,visuelle en tous cas .(Ce qui ne nuit pas à la vivacité du récit)
-La position du narrateur est toujours identique, comme une caméra fixe .Et cela induit (ou est induit par?) ton style uniforme, très cohérent certes .
-Beaucoup de poncifs, de choses attendues.

Le positif
-L'histoire, prenante, a une ampleur suffisante pour que chaque lecteur puisse s'y tailler son petit chemin à son aise .
-Le style simple et finalement assez proche de l'oral s'accorde bien avec le monde où tu nous embarques.
-La plongée historique fonctionne bien, c'est agréable de se prendre au jeu des détails véridiques.

Donc...vite, la suite!!!!
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Message  Invité Sam 4 Déc 2010 - 19:39

Merci Polixène, et tous les autres. Oui, c'est clair, il faut que je retravaille tout ça. Mais je veux avant tout boucler l'histoire, être sûr qu'elle est cohérente, avant de la retorde dans tous les sens.

Je vous livre la fin du chapitre 9, désolé de l'avoir fait par petites touches. En principe les chapitres suivants seront d'un seul tenant.

Chapitre 9 (3ème partie)

En entrant dans le village, les maçons voulurent savoir si les habitants avaient croisé leurs trois compagnons égarés, mais personne ne parlait leur langue, ce qui rendait difficile la conversation. Les ouvriers comprirent seulement que ces hommes avaient peur, que des créatures maléfiques hantaient les lisières du marais et tuaient tous ceux qui s’aventuraient trop loin dans la tourbière. Les villageois néanmoins acceptèrent de mener les ouvriers en barque jusqu’à leur convoi embourbé. Une fois arrivés, ils remplirent les embarcations de toute la cargaison qui était restée intacte, mais ils ne purent dégager les charriots échoués qu’ils durent abandonner au beau milieu du marais. Pierre chercha les tablettes d’argile qu’il avait gravées au cours de son voyage, en vain : la boue les avait englouties. Les mules étaient elles aussi enlisées, elles ne pouvaient plus avancer ni reculer, et on décida par conséquent de les sacrifier sur place, pour être mangées au retour dans le hameau. Leur viande changerait l’ordinaire des hommes du marais qui ne s’alimentaient habituellement que des produits de la boue. Durant l’après-midi, les ouvriers, guidés par les hommes du village, sillonnèrent en barque le marécage à la recherche des trois disparus, sans résultat.
Le soir, les villageois logèrent leurs hôtes dans l'église désaffectée : cela faisait des décennies déjà que le hameau n'avait pas connu de prêtre.Le lendemain, les ouvriers reprirent leurs recherches dans le marais, le jour suivant, et le jour encore après, sans plus de succès. Pierre tomba gravement malade. Il vomissait en permanence et souffrait de diarrhées. Son corps se remplissait de boue, et il essayait d’évacuer tout ce trop plein de fange avant qu’il ne fût trop tard, qu’elle ne l’envahît tout à fait. Le visage du jeune homme était jaunâtre, terreux, et il était saisi d’une angoisse incommensurable. Il se transformait peu à peu en statue d’argile, inexorablement. Mais il n’était pas le seul atteint par ce mal : beaucoup de maçons étaient pris eux aussi de fièvres et de violents maux de ventre, et avec eux de nombreux enfants et anciens du village. Les habitants des marais avaient l’air de trouver ces douleurs somme toute normales, et les traitaient avec résignation. Les ouvriers comprirent néanmoins assez rapidement les véritables causes de la maladie, en constatant que tous ceux qui avaient bu de l’eau du marais étaient en proie au terrible mal, tandis que ceux qui n’en avait pas bu demeuraient encore valides. Dès que les maçons firent ce rapprochement, ils décidèrent de partir au plus vite de ces tourbières insalubres.
Fifrelin fréta une barque et partit sur le champ en quête d'un attelage à acheter, afin de transporter ceux qui ne pouvaient pas continuer le voyage à pied. Deux jours plus tard, au crépuscule, il était de retour. Il avait acquis à prix d'or deux mules, et comme le maître charpentier, entre-temps, avait pu réparer une carriole du convoi, la troupe était fin prête pour le départ, prévu le lendemain matin. Fifrelin avait aussi trouvé deux grandes outres d'eau pure, un tonneau de vin et trois plein sacs de pains. Il fit transporter les vivres jusqu'à l'église pour ravitailler les malades.
L'eau fraîche soulagea Pierre, qui parvint aussi à avaler un quignon sans vomir. Puis il voulut s'assoupir, mais les chants et les rires des ouvriers qui fêtaient le départ l'en empêchèrent. Il entendit la voix de Fifrelin, par dessus le brouhaha :
« Non, ne touchez pas à ce pain, tudieu ! Il est réservé aux malades !
- Les malades, ils ont déjà mangé, et il reste encore beaucoup de pain, répondit un des maçons, peut-être Jeannot Mortemain, le plus crapule d'entre eux.
- Alors, distribuez-les aux enfants du village. Vous, vous mangerez demain. »

Les ouvriers maugréèrent, mais personne n'osa s'opposer à la décision. Fifrelin était devenu, au fur et à mesure du voyage, le chef incontesté de la troupe. Son statut de second de Raoul avait aidé à asseoir son autorité, son impétuosité et sa forfanterie avaient fait le reste.
« Bah, qu'importe, il nous reste le vin pour nous remplir la panse ! Trinquons, mes amis ! », s'écria Jeannot, pour clore l'incident.

La fête reprit de plus belle, mais Fifrelin ne prit pas part aux réjouissances. Il alla s'asseoir dans un coin de l'église, à côté de Pierre. Il y avait une gravité, une tristesse dans son attitude que le jeune sculpteur ne lui connaissait pas. Se sentant observé, l'ouvrier esquissa un sourire et lui demanda :

« Alors Pierre, soulagé à l'idée de partir demain ?
- Bien sûr. Mais toi ? Tu ne vas pas boire avec les autres ?
- Moi ? Je boirai demain... Tu sais, ici, dans ce village, je ne trouve pas moyen de me réjouir. Tu comprends ?
-Oui, je comprends que tu es un homme bon, Fifrelin »
Le maçon baissa les yeux, et susurra, presque pour lui-même :
« Non, je ne crois pas »
Pierre le regarda, circonspect. Finalement, comme il ne trouva rien à dire, il demanda à son compagnon de lui apporter du vin. Après quelques rasades, il tomba dans un profond sommeil.

Le lendemain, les ouvriers firent leur paquetage et sortirent de l'église. Sur le parvis les attendaient tous les enfants du village, pour leur réclamer du pain et de l'eau. Les maçons avaient beau leur montrer les sacs vides, les gamins insistaient. Ils pleurnichaient et s'agrippaient, et les maçons, écoeurés par tant de misère les repoussaient sans conviction pour se frayer un chemin jusqu'à la grève, en se gardant de croiser leurs regards éplorés. Les bateliers du village écartèrent la marmaille à coups de rames, et la troupe réussit à monter dans les barques.

« Allons, dépêchons-nous, noundidiou ! » lança Fifrelin, visiblement agacé, ce qui eut pour effet d'accélérer le départ.
Cependant, alors que la troupe venait de débarquer, Pierre essaya de réconforter Fifrelin, qui était resté silencieux pendant toute la traversée :
« Va, Fifrelin, oublie ces gens. A quoi bon ? Nous ne pouvions rien faire pour eux.
- Si, nous pouvions. Quand je suis allé au bourg, le puisatier m'a affirmé qu'il existe une nappe d'eau souterraine sous l'église, mais que, faute de ressources, personne n'a jamais daigné y creuser un puits »
Pierre demeura bouche bée, et baissa les yeux, n'osant broncher. Mais Norbert, le doyen de la troupe qui avait entendu la conversation, les regarda d'un oeil mauvais, avant de s'écrier à la cantonade :
« Ecoutez-moi, les amis ! Ces pauvres gueux, qui nous ont si bien accueillis, nous pouvons les aider. Nous pouvons creuser un puits pour eux ! Quoi, mes diables, nous n'allons pas les aider ? Nous sommes maçons, oui ou non ?"
Personne ne répondit aux exhortations de l'ancien. Tous se tournèrent vers Fifrelin, qui hésita longuement avant de déclarer :
« Il y a, en lisière de forêt, quelques arbres susceptibles de fournir du bon bois de charpente. Au bourg, nous pouvons nous approvisionner en eau et en nourriture, et je pense que nous pourrons trouver des outils, et de la chaux, aussi. Reste le problème de la pierre, mais ce n'est pas insurmontable.»

Les maçons se regardèrent en silence. L'idée de retourner dans ces marécages ne plaisait à personne, surtout aux malades, mais Jeannot Mortemain tout à coup s'esclaffa :
« Quoi mes drôles ! Si nous sommes capables de construire des forteresses en quelques années seulement, combien de temps cela peut nous prendre de construire un trou ? »
Jeannot fut acclamé par un fou-rire général. Le groupe venait de décider de manière unanime de prendre ces vicissitudes avec bonne humeur et philosophie.

Une fois de retour au village, on se mit au travail sans plus attendre. Les maçons décidèrent de creuser au beau milieu de l'église, devant l'autel, pour se rapprocher le plus exactement possible de l'emplacement décrit par le puisatier, et parce que le lieu était protégé des intempéries ; et comme il n'y avait pas de curé dans le hameau, personne ne songea à les accuser de profaner une terre consacrée. On perça un grand orifice que les gens du village aidèrent à déblayer. Le charpentier dut consolider les appuis, en redoublant d'ingéniosité, car la terre était meuble et les parois menaçaient de s'ébouler à tout moment. On les consolida en appareillant tout type de pierres et de galets trouvés dans les environs, qu'on disposa en blocaille, noyés dans le mortier. L'ouvrage dura beaucoup plus longtemps que prévu, la couche de glaise était particulièrement épaisse, et la roche, par-dessous, difficile à forer. Mais un beau jour, au fond du trou, l'eau commença à affleurer.

Dès lors, le village changea du tout au tout. Les malades guérirent promptement. L'eau décrassa les visages d'argile, les corps de statue se transmutèrent en chair. Le linge enfin lavé retrouva ses couleurs. Les enfants jouaient à s'asperger d'eau fraîche et pour la première fois dans ces marais maussades, on entendit des rires. Aux alentours du puits jaillit une herbe translucide, ce qui poussa les villageois à envisager des semis au coeur même de la nef de l'église, où se trouvait la meilleure terre.

On organisa une grande fête pour inaugurer le puits. Les ouvriers, fiers et soulagés, se sentaient aussi heureux que les gens du hameau. La veille de la cérémonie, Pierre alla voir Fifrelin, et lui fit part de son regret de ne pas avoir pu prendre part aux travaux. Le jeune homme en effet, plus gravement malade que les autres, ne fut guère rétabli que lorsque le chantier touchait à sa fin. Fifrelin lui suggéra de ciseler sur la margelle une petite idole protectrice qui plût aux villageois. Mais Pierre déclina l'offre. Pendant tout le temps qu’avaient duré les travaux, il n’avait cessé de s’interroger sur l’utilité de son métier de sculpteur. En effet, en contemplant ce puits construit par les maçons, le jeune homme se lamentait de la futilité de ses propres chimères. Il n’avait jamais vu encore de façon aussi directe comment les hommes pouvaient aider d’autres hommes : certes, les moines au monastère s’enorgueillissaient de sauver les hommes grâce à leurs prières, et leur garantissaient le Salut dans l’au-delà, mais ce Salut n’était guère palpable ici-bas, et en attendant de gagner le Ciel, les serfs qui travaillaient sur les terres des moines vivaient comme des chiens et tombaient comme des mouches. Les maçons, quant à eux, avaient assurément, de manière tangible, sauvé des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, sur la terre même, sans attendre leur trépas. Pierre se demandait comment son art pouvait concurrencer une oeuvre aussi rédemptrice qu’un puits. Il en conclut que son travail n’avait aucune utilité dans ce monde de misère, qu’avant de sculpter une idole, il y avait mille travaux à réaliser, bien plus importants que le petit caprice superflu de l’art. Il valait mieux en effet dresser des digues pour éviter les possibles inondations du village, bâtir toutes les maisons en pierre de taille, assécher le marais...
Cependant, le jour même du départ, une anecdote le marqua profondément, qui l’obligea à nuancer cette opinion tranchée. Les maçons n’en finissaient pas de faire leurs adieux, et Pierre trépignait d’impatience sur la grève, pressé d’abandonner ce marais turpide une bonne fois pour toutes. Pour tuer le temps, il taillait machinalement un petit bout de bois. Un enfant le regardait faire. Pierre sculpta un petit angelot. Il perfora un trou dans la figurine et y passa une cordelette pour en faire un pendentif, qu'il accrocha au cou du gamin. Le regard de l'enfant s’illumina. Pierre n'avait jamais vu telle allégresse sur le visage d’un être humain. En quittant le marais, ce sourire demeurait gravé dans son esprit. L’art pouvait donc faire le bonheur des hommes, ou du moins des enfants, et à défaut de sauver des vies humaines, il servait à soulager les âmes. Pierre regretta amèrement de ne pas avoir sculpté pour ces pauvres gens de la tourbière, et se promit dès lors de songer aux miséreux chaque fois qu'il prendrait un burin et un marteau.

Juste avant de sortir définitivement du marais, les ouvriers connurent enfin le sort de leurs trois compagnons perdus. Leurs cadavres avaient été empilés près d'une touffe de roseaux, ils gisaient nus dans la vase, et leur chairs désagrégée se mêlait à la fange. En les contemplant, Pierre songea à ses tablettes perdues dans la tourbe, et se demanda comment elles s'étaient délitées dans la boue, puis il s'en voulut d'avoir eu une telle pensée devant un spectacle aussi morbide. Selon les bateliers du village, les trois hommes avaient dû être attaqués par les hommes de métal, les créatures maléfiques qui rôdaient aux confins des tourbières. Les ouvriers conclurent qu’il s’agissait là sans doute de crimes commis par des soldats désoeuvrés.

En effet, les jours suivants, sur la grand-route du Nord enfin retrouvée, les maçons croisèrent un grand nombre de gens de guerre, et redoublèrent de prudence, en feignant d’être d’humbles pèlerins de retour de Compostelle. Ils n’eurent d’ailleurs aucun mal à se faire passer pour tels : ils allaient à pied, car ils avaient offert leur attelage aux gens de la tourbière. Ils étaient démunis, fourbus et crasseux, mais leurs yeux, depuis l’épisode du marais, brillaient d’un regain de bonté. Ils arrivèrent à Chartres quelques jours plus tard.

Une fois dans la cité, ils comprirent qu’ils étaient restés beaucoup plus longtemps dans le marais qu’ils ne l’avaient imaginé. Noël était passé depuis plus d’un mois. D’importantes batailles avaient eu lieu en Normandie, mais à présent, les combats avaient cessé, et on attendait que cette trêve devînt officielle. Il ne restait plus grand chose à présent du butin, et les maçons devaient trouver un chantier au plus vite, car la morte-saison s’achèvait après le carême et les ouvriers avaient peur de se retrouver dépourvus. La grand-place de Chartres était un immense espace vide balayé par les vents, avec un gigantesque trou béant au beau milieu, creusé pour y enfouir les fondations d’une construction future. De nombreux artisans avaient installé leurs cabanes le long de la place, et ils assuraient qu’il y aurait du travail pour au moins cinquante ans. Un chantier colossal se préparait en effet, il s’agissait d’une cathédrale qui se dresserait aussi haute que le ciel, une des plus grandes églises assurément de toute la Chrétienté, ornée par les sculpteurs les plus talentueux, sans aucun conteste un des chefs d’oeuvre du siècle à venir. Mais aucun membre de la troupe ne prit au sérieux ces racontars, la place était déserte, désespérément vide, il était impossible d’imaginer une telle église dans ce décor désolant. En se promenant entre les baraquements des artisans, ils entendirent alors qu’à Sistreville, petite bourgade du duché de Normandie en bordure de Seine, une autre cathédrale était en cours de construction, et que les maîtres d’ouvrage cherchaient de la main d’oeuvre, qu’ils étaient prêts à payer chèrement, car une bonne partie de leurs ouvriers étaient partis sur des chantiers plus importants. Les maçons décidèrent alors de se rendre à Sistreville, car apparemment, il y avait du travail assuré, et que si par malheur ils n’en trouvaient pas, Sistreville était assez proche à la fois de Paris et de Rouen, deux très grandes villes où les contrats abondaient.

Ils reprirent donc sans plus attendre la route en direction de la Normandie, pas mécontents de retrouver les terres vassales des rois d’Angleterre. Ils voyagèrent dans les gelures de l’hiver et traversèrent Dreux, Evreux, pour arriver finalement à Sistreville. Lorsqu’ils entrèrent dans la cité normande, c’était le premier jour du carnaval. Toute la ville était masquée. Pierre, qui depuis l’expérience du marais s’était quelque peu laissé bercer par ses pensées intérieures, et ne participait plus guère au monde, décida de se ressaisir. A l’instar de toute la ville, il remit son masque qu’il avait abandonné durant tout l’hiver, et, déguisé en diable, se rua avec le reste des ouvriers en quête de réjouissances.

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Message  Procuste Sam 4 Déc 2010 - 20:10

Vraiment, j'aime beaucoup cet épisode dans les marais ! Seulement, il est précisé que ceux qui ne boivent pas l'eau de la tourbière ne sont pas malades... qu'est-ce qu'ils peuvent bien boire d'autres, les gens, dans ce village si pauvre ? M'étonnerait qu'il y eût des vignes dans ce sol boueux.

Mes remarques :
« partit sur-le-champ (traits d’union) en quête d'un attelage »
- Les malades, ils ont déjà mangé
(pour introduire cette réplique de dialogue, comme les autres, le trait d’union « – » ne suffit pas, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — »)
je comprends que tu es un homme bon, Fifrelin »
« Non, je ne crois pas »
personne n'a jamais daigné y creuser un puits » : manque le signe de ponctuation en fin de phrase
« les maçons, écœurés par tant de misère »
« les regarda d'un œil mauvais »
Nous sommes maçons, oui ou non ?" : fermeture par des guillemets anglais d’une réplique ouverte par des guillemets français
mais ce n'est pas insurmontable.» : manque une espace avant les guillemets français fermants
« des semis au cœur même de la nef de l'église »
« comment son art pouvait concurrencer une œuvre aussi rédemptrice »
« leur chair (et non « chairs ») désagrégée se mêlait à la fange »
« sans doute de crimes commis par des soldats désœuvrés »
« sans aucun conteste un des chefs-d’œuvre (trait d’union) »
« les maîtres d’ouvrage cherchaient de la main-d’œuvre (trait d’union) »
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Message  Invité Mer 8 Déc 2010 - 16:21

Procuste, c'est noté cette histoire d'eau turpide, j'ai fait un changement sur mon texte souche.

Je pensais pouvoir poster d'un coup tout le chapitre 10, mais finalement, en proie aux doutes, je préfère poster la moitié pour l'instant... (en plus j'ai l'impression que le curseur défile plus facilement si c'est morcelé)

Je vais essayer de respecter les "oeufs dans l'eau" cette fois-ci. En espérant que ça ne va pas perturber toute la mise en page.


Chapitre 10 (1ère partie): « Sous le masque ».
Pendant les quatre jours que dura le carnaval, Pierre se laissa engloutir par la foule dans le dédale des ruelles de Sistreville, et découvrit ses habitants : des elfes et des sylphes, des hommes-oiseaux, des lycanthropes, des cynocéphales, des bicéphales, des minotaures, des hermaphrodites velus, des faunes et des satyres, des lutins luxurieux, des femmes à dix mamelles, des tritons, des harpies, des méduses grimaçantes, des walkyries plantureuses, des boucs puants, des pygmées avinés, des maures et des nègres, des reines-sorcières et des moines cornus, des anges noirs aux ailes laineuses, des squelettes ventrus, des hommes cochons, et mille autres créatures encore, biscornues, garnies de poils, de plumes, de feuillages et de terre. Toute la ville, grimée, masquée, furieuse, chavirait dans une farandole endiablée, fluant et refluant dans les rues tortueuses. Des bœufs fleuris arpentaient les rues étroites en encornant les fêtards et en piétinant les corps. Des saltimbanques, du haut de leurs échasses, distribuaient des coups de bâtons et lançaient des flammes pour se frayer un chemin. De temps en temps, pour se venger, la foule secouait leurs béquilles et les faisait tomber de leurs piédestaux. Des gredins profitaient du tumulte pour couper des bourses et planter des poignards dans le dos des bourgeois. Partout le vin et le sang coulaient à flots. La fête battait son plein, elle était d’autant plus désespérée et stridente que la guerre était aux portes de la ville. L’année précédente, en plein carnaval, les soldats du roi de France, masqués de fer, avaient déferlé dans la cité, pillant et massacrant tout dans une ronde infernale. Aussi, cette année-ci, le carnaval redoublait d’allégresse et de violence, et il faisait si froid que les hommes se pressaient les uns contre les autres, condamnés à rester collés et à danser sans s’arrêter pour éviter de mourir gelés.
Dès son arrivée, la cohue chamarrée sépara Pierre du reste de ses compagnons et l’entraîna jusqu’à la grand-place. Le jeune homme découvrit alors le chantier de la future cathédrale. Certains murs se dressaient déjà hauts et droits, frôlant les toits des maisons, mais ils étaient accompagnés de grands espaces vides, et l’ensemble provoquait une désagréable sensation d’incohérence et de déséquilibre. Sur le parvis, on avait monté en chaire un gros cochon habillé en évêque, et devant lui d’autres pourceaux déguisés en chanoines écoutaient son sermon en grognant. Pierre contempla avec joie cette messe pour le moins iconoclaste, et put ainsi apprendre le nom de son futur employeur, l’évêque Adalard, commanditaire de la cathédrale. Après le spectacle, intrigué par la curieuse église, il décida de pénétrer à l’intérieur de la construction. Mais à peine fit-il un pas dans la nef qu’il fut attaqué par une douzaine d’ivrognes qui dormait dans les soubassements des chapelles rayonnantes. Ces hommes étaient peut-être les seuls de toute la ville à ne pas s’être grimés, mais ils n’en avaient guère besoin, car ils étaient aussi laids au naturel que des monstres de carnaval, avec leurs trognes difformes et écarlates, leurs barbes hirsutes et leurs corps bossus. Le jeune homme se fit rouer de coups par ces gargouilles humaines, qui le dépouillèrent de sa bourse, et s’en fut de la cathédrale en titubant.
Il continua son périple à la dérive dans les rues de la cité, à la recherche de ses compères. C’est ainsi qu’il connut chaque recoin de la ville : il parcourut en long, en large et en travers les sept rues enchevêtrées de la cité, se faufila dans les passages sordides percés entre chaque ruelle où les filles ouvraient leurs cuisses et les larrons taillaient les gorges, fit plusieurs fois le tour des remparts perforés de portes dont certaines n’étaient guère plus étroites qu'une largeur d'épaules, se perdit dans les faubourgs qui s’agglutinaient à l’extérieur des murs, longea les berges gluantes de la Seine. Mais il ne retrouva pas la trace de ses compagnons en quatre jours, ils s’étaient noyés dans la foule bariolée. Néanmoins Pierre n’eut pas besoin de la moindre pièce : quand il avait soif, il n’avait qu’à ouvrir la bouche, et sa gorge se remplissait de vin, une épouvantable piquette relevée de poivre et de clous de girofle, que lui versait un diable ou un ogre de passage. Quand il avait faim, il volait du pain, et quand il avait froid, il entrait dans la cour de n’importe quelle maison : elles étaient toutes grandes ouvertes lors du carnaval, car si par malheur, la porte d’un bourgeois demeurait fermée, la populace aussitôt la défonçait et pillait la demeure.
L’après-midi du premier jour, il suivit un bruyant cortège qui sortit de la ville, monta la colline abrupte qui longeait une falaise de craie, et arriva au château qui surplombait la ville, et qui appartenait au vicomte Robert Le Torte. Devant les murs, les gueux s’en donnèrent à coeur joie, multipliant les « charivari » hurlés à l’unisson, lançant bouses de vache, fruits et légumes pourris contre la forteresse, et insultant le prince qu’ils accusaient de couardise et de trahison. Une dizaine de cavaliers, sortis tout à coup de la citadelle et armés de gourdins suffirent à disperser la foule, qui retourna en courant vers le bourg, et il n’y eut guère à regretter de mort humaine.
La foule, piquée au vif par cet échec, avait soif de vengeance. Aussi, en rentrant dans la cité, ils se ruèrent comme un seul homme sur la maison d’un bourgeois, en délogèrent ses habitants, et leur firent prendre de force un bain de purin dans un grand tonneau. Ensuite, des centaines de mains s’emparèrent du maître des lieux, le soulevèrent, et le bourgeois se promena par-dessus les têtes à travers toute la ville jusqu’aux rives de la Seine. On le projeta finalement dans le fleuve, dans la risée générale. Pierre sut un peu plus tard qu’il s’agissait là du maître d’œuvre de la cathédrale, un certain Gauthier Folbec.
Les jours suivants continuèrent sur ce même rythme endiablé. Pierre Toussaint, qui but à s’en rompre le gosier, n’en garda qu’un souvenir confus. Le mardi dans la nuit, le carnaval cessa, laissant place au mercredi des Cendres, premier jour du Carême. Au petit matin, la foule avait disparu, un silence de mort planait dans toute la ville. Pierre retrouva ses amis, et se rendit compte, en connaissant enfin leurs déguisements, qu’il les avait croisés plus de cent fois sans les reconnaître. Le jour même, les ouvriers décidèrent de se rendre chez Gauthier Folbec, le maître d’œuvre, qu’ils avaient rebaptisé « Maître Purin ».
« Maître Purin » les reçut donc dans la cour intérieure de sa propre maison, accompagné d’un tabellion préposé aux contrats. Gauthier Folbec était un homme encore jeune, de pas plus de trente ans, au corps fluet, au long nez pincé et aux cheveux aussi blonds que le chaume, à la moustache taillée avec soin, aux manières raffinées et au parler pointu. Il était très richement vêtu, et les nombreuses bagues et colliers qu’il portait témoignaient de son goût pour l’apparat. Cependant, malgré tout le parfum dont le jeune homme s’était oint, Pierre parvenait à discerner les relents nauséabonds du purin. Le maître d’œuvre interrogea Fifrelin, qui commença à présenter le reste du groupe. Mais Gauthier semblait plus bavard encore que le Gascon, il lui coupa la parole, en commentant aux ouvriers tout l’intérêt qu’il manifestait pour les terres de Guyenne. Il disserta des constructions méridionales, beaucoup plus massives et ornées que celle du Nord, vanta la beauté des bas-reliefs de l’abbaye de Moissac, celle des coupoles de la cathédrale Saint-Front de Périgueux, la robustesse des châteaux-forts, la douceur du climat et l’arôme velouté des vins. Fifrelin ne fit guère qu’acquiescer, et lorsqu’il put placer une réplique, ce fut pour relancer le moulin à paroles de l’architecte, et souligner l’éloquence de son interlocuteur. Il usa de diplomatie et d’astuce, et ne commit qu’une seule erreur, car il croyait que le maître d’œuvre avait voyagé jusqu’en Guyenne alors qu’il n’avait jamais mis les pieds hors du duché, mais il sut se rattraper à merveille, en s’extasiant sur la culture de Gauthier. Ce dernier, flatté, trouva ce groupe de nouveaux ouvriers forts charmants, quoiqu’un peu rustres d’aspect, et sans même connaître leur spécialité, il leur fit signer un contrat mirobolant de six deniers par jour pendant dix ans à chaque membre du groupe, et de deux pour les enfants. Les ouvriers bénéficiaient aussi du gîte tout au long de l’année dans les baraquements en bois autour de la cathédrale, de la nourriture et de vêtements neufs une fois l’an. En outre, en plus du salaire, chaque pierre taillée était payée treize deniers*. Les ouvriers n’en croyaient pas leurs yeux. Ils accolèrent sans plus attendre leur dessin personnel au bas du parchemin. Ce signe distinctif, qu’ils gravaient sur les pierres taillées, permettait de comptabiliser le travail effectué par chacun afin d’être dûment payé. Pierre n’avait jamais envisagé telle signature, et quand vint son tour, il griffonna d’instinct sur la feuille une sorte de triangle évasé qui ressemblait vaguement à un pied. Cependant, il demeurait perplexe, car il venait d’être engagé en tant que maçon et non pas en tant qu’artiste sculpteur, aussi, juste avant de sortir de la maison du maître d’œuvre, il osa déclarer à celui-ci :
« Messire... Excusez mon outrecuidance. Je me nomme Pierre Toussaint et je suis sculpteur de mon état, disciple de Maître Matthieu, l’illustre maître d’œuvre de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle. J’ai sculpté pour de nombreuses abbayes prestigieuses, parmi lesquelles La Sauve-Majeure et Lussignac. Si vous me laissez offrir mes services pour réaliser quelques motifs sur votre cathédrale, je vous en saurai gré et vous assure que vous n’aurez jamais à le regretter. »
[size=12]Pierre n’avait pas vraiment menti sur son expérience, juste un peu exagéré les faits, et s’était adressé avec franchise et adresse à Gauthier. Malheureusement, ce dernier avait écouté à moitié, et l’autre moitié, il l’avait comprise de travers.
« Oui, en vérité, les sculptures de Guyenne sont célèbres dans tout l’Occident, répondit-il. Elles semblent littéralement vivre et parler, n’est-ce pas ? Oui, certainement, toutes ces sculptures sont de pures merveilles... Ici, nous privilégions un autre art, plus dépouillé, plus recueilli. Dans un sens, c’est fort dommage, mais d’autre part, les constructions gagnent en force, en grandeur, en simplicité. Devrais-je intégrer plus de statuaire à ma construction ? Peut-être, sans doute, oui... Je vais y réfléchir. » Et Gauthier se retira dans ses appartements, songeur, laissant Pierre stupéfait.
Les maçons s’en furent directement jusqu’à la grand place où se trouvait l’église en chantier. Ils cherchèrent les baraquements où ils devaient dormir, mais ne les trouvèrent pas. Un passant les informa que ces baraques, l’année précédente, avaient été montées juste avant Pâques et démontées peu après la Noël. Les maçons durent donc loger chez l’habitant, et dépensèrent leur dernier argent pour survivre à la morte-saison. Ils passèrent ainsi un mois entier à se morfondre, désœuvrés, en attendant la semaine Sainte. Pierre se promenait solitaire dans les rues de la ville. Elles étaient froides et désertes. Les rares passants se précipitaient au chaud dans les églises. La pluie lavait les rues des péchés du Carnaval. Les bourgeois semblaient à présent recueillis, d’humeur pieuse et austère, et Pierre se demandait quel était leur vrai masque, celui du carnaval ou celui de dévots hypocrites. Pendant le carême, on fermait les tavernes, on expulsait les filles hors des murs, les idiots, proclamés rois la semaine antérieure étaient de nouveau traités comme des chiens. Les bourgeois semblaient disposés à lyncher les blasphémateurs, les impies, les indifférents, les marginaux, les baladins ; tous ceux qu’ils avaient idolâtrés quelques jours auparavant, ils les vouaient à présent aux flammes ardentes de l’enfer. Les processions se succédaient dans toute la ville. Des groupes entiers, enchaînés, défilaient en se flagellant. Sur le parvis de l’église, des orateurs décharnés, les yeux exorbités, le visage déformé par la folie, exultaient en annonçant l’apocalypse et en décrivant à grand renfort de détails morbides les tourments de l’enfer. Pierre, en contemplant chaque personnage de la ville, cherchait à retrouver son apparence carnavalesque. Ainsi, çà et là, il reconnaissait, caché sous le masque d’un pénitent, un démon luxurieux ou un silène ventripotent et ivrogne, il lui semblait que le prêtre qui officiait la messe de la mi-carême n’était autre que cet homme-cochon qui se laissait tripoter par une Circé des bas-fonds, que les flagellants devaient être les plus décadents de tous pour chercher de la sorte à extirper le vice du plus profond de leurs chairs : leurs plaies ouvertes suintaient-elles vraiment de sang, n’était-ce pas plutôt le vin qui jaillissait de leurs pores ?
Pierre était écoeuré par cette ignoble mascarade. Le vin lui manquait, ses mains tremblaient, son esprit s’agitait fébrile, il se réveillait la nuit en nage. Il remua la ville de fond en comble pour dénicher du vin. Il en trouva finalement, piqué jusqu’au vinaigre, et dépensa son dernier argent pour acheter un tonneau de ce breuvage abject. Avec les quelques deniers qu’il lui restait, il se procura de l’argile chez le potier. Il s’agissait de concentrer son esprit, afin de ne pas boire d’un seul coup toutes ses provisions avant Pâques. Cloîtré entre les quatre murs de l’auberge, il façonna les personnages aperçus dans la ville. Les monstres du carnaval avaient la mine recueillie et sévère du carême, alors que les fidèles et fervents pénitents étaient représentés hilares et grimaçants, singeant la piété religieuse. Pierre trouva la manière de représenter les faciès humains : il cherchait, pour chaque personnage, un animal dont les attributs correspondaient, puis il mélangeait les traits de l’homme et de l’animal, et dévoilait de la sorte, au grand jour, la bête que tout un chacun porte en soi. Ainsi, pour les habitants de la ville, abondaient les moutons, les oies, les fourmis et les vaches. Il y avait aussi quelques prédateurs de basse engeance, plus charognards d’ailleurs que véritablement chasseurs, des corbeaux, des fouines et des vautours. Ces derniers se trouvaient en grand nombre parmi les ecclésiastiques, alors que chez les hommes d’armes prédominaient les chiens, et chez les commerçants, les porcs.
Les compagnons de Pierre Toussaint s’amusèrent beaucoup de toutes ces caricatures, et demandèrent, enjoués, au jeune homme de réaliser la leur. C’est alors que Pierre eut une véritable révélation. En modelant les faciès de ses amis, leur personnalité profonde se révélait au sculpteur, et cette Vérité crue jaillissait tout à coup au fur et à mesure que Pierre façonnait leur portrait dans l’argile. Pierre, qui n’était d’habitude guère habile pour déceler la vérité et le mensonge chez les humains, qui se laissait enjôler facilement, se mettait soudain à saisir la complexité de l’âme humaine, les secrets les plus intimes de chaque individu, par l’intermédiaire de son art. Il alla de découverte en découverte : par exemple, Bertrand et Bernard Pujols. Le premier était en principe le père du second, cependant, en sculptant leurs visages, Pierre se rendit compte aussitôt qu’ils ne pouvaient pas être parents. Par contre, Jeannot Mortemain avait exactement les mêmes traits que Bernard : c’était donc lui le père naturel, il n’y avait aucun doute possible. De la même manière, lorsqu'il voulut modeler le vieux Norbert, le patriarche des ouvriers, Pierre fut touché d’une vive émotion : en modelant l’artère jugulaire du vieil homme, le jeune homme sentit qu’il frôlait la mort de ses doigts. Elle était diffuse dans chaque ride du visage de l’ancien, mais elle se précisait sous le menton, une boulette d’argile s’était formée, racornie et funeste. Il ne parvenait pas à la corriger, le kyste pressait l’artère du vieux et allait bientôt, irrémédiablement, l’étouffer. Pierre ne se trompait pas, puisque Norbert mourut juste quelques semaines plus tard, étranglé par une crise d’asthme. Et ainsi de suite pour chaque ouvrier, il apprenait à les connaître à travers l’argile. Certains, avec leurs mines placides et débonnaires, étaient dévorés d’angoisse, quelques-uns semblaient de prime abord faciles à modeler, mais à l’intérieur, étaient aussi durs que la pierre, alors qu’en revanche d’autres, sous une première couche endurcie, étaient d’une extrême tendresse. Il continua ainsi plusieurs semaines, se surprenant de ses propres œuvres, mais lorsque les maçons demandèrent à voir les résultats, Pierre ne put se résoudre à les leur montrer : c’étaient trop de révélations à la fois, et il redoutait la réaction de ses compagnons. Il préféra donc répondre qu’il avait échoué, qu’il n’avait pas réussi à saisir les expressions. Le seul personnage qu'il accepta de montrer fut Fifrelin, représenté en renard malicieux : c’était effectivement le seul qui n’avait rien à cacher, lui qui justement se vantait d’être un maître scélérat, sans foi ni loi, menteur et sans vergogne.
Quant aux autres portraits, le jeune homme opta pour les déformer encore, augmenter jusqu’à l’extrême leur faciès animal et monstrueux, jusqu’à ce que personne ne pût reconnaître sa caricature. En montrant ses œuvres au groupe, il remarqua que, sans exception, les ouvriers tendaient à observer plus particulièrement la figurine qui correspondait à leur portrait initial, sans pour autant connaître les raisons pour lesquelles cette sculpture attirait spécialement leur attention. Pierre Toussaint, en son for intérieur, exultait : il détenait là, à n’en pas douter, un grand pouvoir. A présent, chaque fois qu’il aurait à faire à un nouvel individu, il modèlerait son portrait dans l’argile pour le connaître intimement, et, grâce à ce précieux renseignement, il pourrait le manipuler à sa guise.
Fort de cette expérience, il envisagea alors de modeler le portrait de toutes les personnes qu’il avait connues dans le passé, à la recherche de nouvelles révélations. Il commença par Raoul de Nérigean, représenté comme un ours percé de sept flèches, harcelé par des chiens invisibles, acculé dans sa tanière, protégeant un ourson qui dormait contre sa poitrine. La gueule de l’ours était en pleine transformation : c’était un plantigrade solitaire et pacifiste, qui devenait tout à coup bête féroce. L’animal avait le regard affolé, non pas tant par le danger, mais par son propre changement : il se convertissait en monstre, et cette furie incontrôlable qui s’emparait de lui le terrorisait. Pierre, en contemplant son œuvre, eut une pensée pour son cher vieil ami, et laissa couler une larme sur la statue. Puis il décida de sculpter le chantre Odilon, le vieux moine pervers de son enfance, mais il dut s’arrêter aussitôt en façonnant les formes horripilantes d’un odieux serpent : les souvenirs qui jaillissaient soudain à l’esprit du jeune homme étaient intenables, et paralysaient ses mains. Il s’accorda alors une pause dans son travail.

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Message  Procuste Mer 8 Déc 2010 - 17:07

Excellent ! J'adore cette idée de la révélation de la nature des gens par la sculpture dans les mains de Toussaint...

Quelques remarques :
« des walkyries plantureuses » : les petites gens de France connaissaient déjà ces figures du folklore viking ? Ah, mais c’étaient des Normands, alors peut-être…
« une douzaine d’ivrognes qui dormaient dans les soubassements des chapelles »
« les gueux s’en donnèrent à cœur joie »
« Une dizaine de cavaliers, sortis tout à coup de la citadelle et armés de gourdins (je pense qu’une virgule ici serait intéressante pour compléter l’incise) suffirent à disperser la foule »
« ce groupe de nouveaux ouvriers fort (et non « forts ») charmants »
« jusqu’à la grand-place (trait d’union) où se trouvait l’église »
« Pierre était écœuré par cette ignoble mascarade »
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Message  Invité Mer 8 Déc 2010 - 17:21

une douzaine d'ivrognes dormait, ça ne fonctionne pas ? (douzaine -> singulier)
sinon, vous avez vu, les ligatures ! (bon, j'en ai oublié deux, mais quand même !)

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Message  Procuste Mer 8 Déc 2010 - 17:24

Ah oui, j'ai vu et ça m'a fait bien plaisir !
Sinon, le coup de la douzaine qui dort, je pense qu'en toute rigueur c'est possible... mais vachement bizarre, quoi, ça a arrêté ma lecture.
Un peu comme cette expression, dont je ne vois pas en quoi elle serait incorrecte mais qu'on n'entend ni ne lit jamais : "Tu ne te me rappelles pas ?" (alors que "Tu ne te le rappelles pas ?" se dit très bien).
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Message  Louis Ven 10 Déc 2010 - 18:35

Je suis toujours le récit avec plaisir et intérêt.
M’ont particulièrement intéressées les réflexions sur l’art qui apparaissent dans les deux derniers chapitres.
J’ai surtout apprécié l’idée que, Pierre le sculpteur, Pierre l’artiste, révèle par et dans son œuvre, une vérité profonde. Pierre n’imite pas simplement les apparences, en l’occurrence dans ce chapitre, celle de ses amis maçons, ou celle des personnages qu’il a connus dans le passé, il rend visible une vérité qui ne l’était pas ; il rend manifeste, dans l’œuvre, ce que l’on ne savait pas voir immédiatement, ce dont lui-même n’avait pas immédiatement conscience. Est bien illustrée ici, la très juste affirmation du peintre Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »
Pierre est authentiquement un artiste. Les fictions qu’il crée sont une façon détournée de retrouver une réalité qui ne se donne pas immédiatement dans les apparences. Il ne masque pas la réalité, il ne la fuit pas, il la révèle par divers détours.
Dans l’avant dernier chapitre posté, il s’interroge avec pertinence sur l’utilité de l’art. Il découvre qu’il n’a pas une fonction utilitaire, comparée à ce que produisent les maçons. Mais il prend d’un autre côté conscience de sa fonction, devant la joie de l’enfant à qui il offre une petite sculpture. L’eau du puits façonné par les amis maçons de Pierre est indispensable, répond à des besoins vitaux, mais l’art, apparemment inutile, se révèle aussi essentiel, il répond à une aspiration essentielle de l’homme. Par la beauté qu’il crée, il produit du plaisir, et aide à vivre avec la réalité, réalité si dure – et la vie décrite dans les marais est particulièrement difficile - cette réalité de plus qu’il dévoile en profondeur.
Aux statues de boue, enlaidies par leur condition de vie, accablées, ainsi que paraissent les habitants des marais, répondent les sculptures créées par Toussaint, faites de terre et d’argile, qui subliment la matière par leur forme.


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Message  Invité Sam 11 Déc 2010 - 16:40

Louis, si un jour (on peut rêver !) ce bouquin est publié, il faudrait réserver un espace pour vos commentaires ! Je suis très sérieux !

Voici la suite et fin du chapitre 10. Si le dialogue final paraît peu intéressant ou trop long, il peut être supprimé. Dans ce cas, l'anecdote sera écourtée. L'ancien sculpteur (maître crapaud) sera renvoyé illico, et Pierre offrira le pommeau de la canne pour forcer l'architecte à envisager des sculptures sur la cathédrale. Enfin, lisez plutôt pour comprendre de quoi je veux parler.

Chapitre 10 (suite et fin)

Pâques approchait, les ouvriers peu à peu se rassemblaient pour le chantier de la cathédrale. Pierre aida à bâtir les baraquements de bois qui allaient servir d’ateliers et de chambrées à tous les ouvriers du chantier. Ils étaient finalement fort peu nombreux, en plus des vingt gascons, il y avait juste une trentaine de travailleurs, manœuvres sans expérience pour la plupart, recrutés sur place parmi les va-nus-pieds de la ville. Les grands chantiers de Paris, de Chartres et de Rouen avaient absorbé toute la main d’œuvre talentueuse, et il ne restait guère à Sistreville que les éclopés, les maladroits, les abrutis.
Les conditions idylliques stipulées par le contrat ne coïncidaient guère avec la réalité : la nourriture était infecte, tous les jours on servait aux maçons du brouet noir rance farci d’asticots. En ce qui concernait la rétribution, les ouvriers expliquèrent à la troupe des gascons qu’ils n’avaient pas vu un seul denier de toute l’année précédente ; aussi, Fifrelin, dès la première semaine du chantier, s’en alla parler directement au commanditaire de la cathédrale, l’évêque Adalard. Il revint de sa visite avec une bourse garnie de pièces sonnantes et trébuchantes, et garantit au reste de la troupe le paiement à la semaine de leur travail, et une amélioration substantielle des conditions. Fifrelin refusa de dire à quel type de chantage il avait eu recours pour arriver à tel résultat, et tous le pressaient de questions, dévorés par la curiosité. Tous, sauf Pierre Toussaint : le jeune homme saurait bien percer de lui-même, lorsqu’il verrait enfin l’évêque et ferait son portrait, la nature de son vice secret.
Le chantier démarra donc dans le plus grand désordre. Gauthier Folbec gesticulait et pestait contre ses ouvriers de fortune. Ce n’était pas un mauvais architecte, mais n’avait pas les pieds sur terre, ce qui est somme toute fâcheux pour un bâtisseur. Sa construction était à l’image du personnage, un colosse aux pieds d’argile. Gauthier rêvait de grandeur, mais avait plusieurs rêves à la fois, et oubliait de se réveiller. Il donnait des ordres incompréhensibles et contradictoires, les contremaîtres les appliquaient comme ils l’entendaient, mais finalement, tous ces ordres dictés à l’envers et compris à l’envers permettaient d’obtenir des résultats à l’endroit, et la construction avançait tout de même, bon gré, mal gré, par inertie. Fifrelin avait tout de suite su comment traiter l’architecte : il s’agissait de ne jamais le contredire, puis de le mettre devant les faits accomplis. Cette recommandation qu’il fit à la troupe fonctionna à merveille. Les maçons de Guyenne devinrent vite indispensables, et s’érigèrent comme les seuls maîtres à bord. Fifrelin devint, en moins d’un mois, le chef du chantier, le bras droit de Gauthier.
Quant à Pierre, il ne connut pas tout de suite la même chance que les autres membres de l’équipe : il était entré au service de maître Hippolyte, le sculpteur du chantier. Il travaillait à longueur de journée sur des statues sans vie dans un atelier sombre et étriqué aux côtés de trois jeunes élèves gauches et tâcherons. Dès que Pierre vit Maître Hippolyte pour la première fois, il reconnut tout de suite son animal totem : c’était un crapaud, dont il réunissait tous les attributs, à commencer par l’aspect physique, avec ses yeux globuleux, son visage adipeux parsemé de pustules, sa démarche gourde et sa lourde bedaine.
Le garçon montra ses statuettes au batracien, et celui-ci les regarda avec ses gros yeux visqueux, pour s’empresser de répondre en coassant que les statues ne pouvaient pas être aussi saugrenues, que la sculpture n’avait guère d’autre fonction que celle de bouche-trous décoratifs entre deux pierres mal appareillées, et que tout au plus elle servait à représenter de la manière la plus conventionnelle et impersonnelle possible les grands préceptes de l’Eglise. Pierre se rendit d’ailleurs vite compte que personne en Normandie ne valorisait guère plus la sculpture que cet animal verruqueux. Alors le jeune homme, pendant des semaines, dégrossissait des blocs et observait, attristé, comment maître Hippolyte les martyrisait. Le crapaud est un animal des marais, il méconnait totalement l’élément minéral. Il ne se complait même pas, comme le fait le lézard par exemple, à se prélasser sur les vieilles pierres chauffées par le soleil. Le batracien prenait systématiquement les blocs à contresens, sans se soucier de leurs nervures, au grand agacement de Pierre Toussaint. Il s’emparait des outils erronés avec ses doigts palmés pour taillader, avec des gestes mous et abouliques, de vagues figures qui avaient toute la même expressivité que celle des crapauds.
Au bout de plusieurs mois vint enfin l’occasion pour Pierre de retourner la situation : Gauthier Folbec avait reçu un magnifique bloc de marbre d’une valeur incalculable, venu tout spécialement de Carrare, en Toscane, et l’avait confié à maître Hippolyte pour qu’il réalisât un Christ en croix. Maître crapaud, en contemplant le bloc, fit des yeux ronds, ne sachant guère par quel bout l’attraper. Pierre intervint alors, et déclara qu’il allait le dégrossir, comme à l’accoutumée, en ajoutant que le marbre était un matériau spécialement résistant, et par conséquent, extrêmement facile à sculpter. Il n’avait guère menti, si ce n’est sur un point : le marbre est certes la plus dure de toutes les roches, en en même temps tout en finesse, au contraire du granite ; il s’agit de la pierre noble par excellence, qui peut être polie et travaillée dans le moindre détail. Cependant, malgré son extrême robustesse, le marbre est aussi un matériau délicat, qui peut s’avérer spécialement cassant et fragile : il n’est pas rare d’y trouver des défauts, comme par exemple des noeuds, que l’on nomme « clous » pour les marbres blancs, ou des « trous de ver » -on dit alors que le marbre est « véreux »-, ou encore des « crapauds », c’est à dire des pierres d’un autre type inclus dans la roche. Tous ces défauts requièrent une attention toute particulière de la part du sculpteur, car des coups donnés à tort et à travers peuvent finir par provoquer de grands dégâts, et même faire éclater d’un coup un bloc entier. Pierre se délecta en découvrant la personnalité propre de ce morceau de marbre. Il reconnut tout de suite là où se situait la partie défectueuse, et il fit justement de ce point-là le centre névralgique de la statue : il y avait un « crapaud » à la hauteur de la côte gauche du Christ, et Pierre savait pertinemment que maître Hippolyte ne saurait pas le remarquer, et que lorsque celui-ci se mettrait à tailler la poitrine du Messie perforée par la lance de Longinus, le charitable légionnaire qui abrégea les souffrances de Jésus, la statue automatiquement se pulvériserait d’un coup, comme par enchantement. Ce fut effectivement ce qui arriva, et Pierre s’était préalablement arrangé avec Fifrelin pour que le maître d’œuvre fût témoin de la scène. Cependant, cela ne suffit pas à Gauthier pour renvoyer Hippolyte. Ce dernier râla contre le bloc de marbre qui était de mauvaise qualité, et l’architecte crut à cette justification ridicule. Entre le purin et le crapaud, semblait-il, il y avait une complicité qu’un morceau de pierre ne pouvait suffire à entacher.
Pierre passa donc à la seconde partie de son plan. Il ramassa par terre un fragment de marbre, spécialement dentelé et d’aspect friable, et demanda la permission à l’architecte de garder le bout de roche : ce dernier accepta sans sourciller. Le jeune homme, grâce à ce morceau de marbre, allait pouvoir démontrer à l’architecte toute l’étendue de son talent. Il savait le moyen de provoquer à coup sûr son admiration : il allait réaliser le portrait de Gauthier, car si l’idée avait fonctionné avec les compagnons du jeune homme, elle fonctionnerait d’autant plus avec une personne aussi narcissique que ce « Maître Purin ». Il se mit alors à sculpter le bout de marbre, peu à peu, en cachette, lors de ses moments libres. Il dut inventer sa propre technique, confectionner de nouveaux outils, car le morceau était spécialement fragile et le jeune homme ne voulait pas risquer la taille au burin. Alors il pressa le morceau dans différents étaux, le lima, le ponça, le polit. L’œuvre représentait un coq qui chantait sur un tas de fumier. L’animal, prétentieux et vaniteux, était pour le moins ridicule, mais Pierre songea alors que ce volatile, vu à travers les yeux déformants de l’orgueil et du nombrilisme, pourrait passer pour noble et généreux. En effet, pour quiconque était incapable de saisir l'ironie, c’était l’oiseau phénix qui renaissait de ses cendres, et les torsades qui accompagnaient le coq, censées représenter les effluves nauséabondes qui se dégageaient du purin, devenaient des volutes de fumée qui symbolisaient la résurrection de l’animal de légende. Pierre avait respecté la forme initiale du fragment, plat et tranchant, et avait accentué sa forme aérienne : c’était une girouette, si fine et si légère, malgré le matériau utilisé, qu’elle était capable de fendre le vent, et de changer de cap avec la brise.
Une fois l'ouvrage terminé, Pierre demanda conseil à Fifrelin pour parvenir à ses fins : offrir la statuette en échange de l’obtention de la charge de maître sculpteur. Son compagnon lui répondit : « c’est très simple, si tu veux à tout prix vendre un objet, il suffit de refuser de t’en séparer. L’objet deviendra vite motif de curiosité, d’envie, et sa valeur deviendra incalculable ». Pierre, surpris, demanda au maçon comment il faisait pour imaginer des stratagèmes aussi biscornus, ce à quoi Fifrelin répondit en riant qu’il s’agissait là d’un procédé de vente purement divin, puisque c’était exactement le même qu’avait employé le Bon Dieu pour vendre des pommes à l’humanité. Fifrelin ajouta, non sans malice, que l'ancien novice n’aurait pas à se damner, car le maçon se chargerait de jouer le rôle du Malin, le complice indissociable du Bon Dieu dans cette opération commerciale.
Le jour suivant, Fifrelin se promenait avec Gauthier sur le chantier. Il l'attira jusqu’à l’atelier d'Hyppolyte. En pénétrant dans la baraque, le maçon poussa du coude la besace où Pierre rangeait ses outils. Comme par miracle, la statuette du coq tomba du sac et glissa jusqu’aux pieds de l’architecte. Pierre la ramassa en vitesse, mais Fifrelin s'écria :
« Mais qu’est-ce que tu fais, chenapan... Qu’est-ce que tu manigances là, tudieu ! Montre-moi ce que tu essaies de cacher ! »
Pierre fit mine de dissimuler l’objet, mais le maçon l’arracha de ses mains.
« Ah, je vois. Tu as volé une œuvre d’art à un riche marchand et tu essaies de dissimuler ton crime... Gredin !
- Non ! dit Pierre, en s’efforçant de prendre un ton offusqué. Je ne l’ai pas volée.... C’est moi qui l’ai ciselée, je vous le jure ! Avec le fragment de marbre que le bon maître Gauthier a accepté de me donner.
- C’est vrai, maître Gauthier ? Fifrelin attirait de nouveau l’attention de l’architecte qui avait toujours tendance à s’éparpiller.
- Pardon ? répondit l’architecte.
- Tenez, regardez vous-même, répondit Fifrelin, en lui déposant l’objet entre les mains.
- Oh, ce matériau, que c'est curieux, on dirait le marbre de Carrare. Défectueux, c'est bien dommage, car c'est un fort beau matériau. Mais dites-moi, cher Fifrelin, c’est une œuvre magnifique que vous me montrez-là : l’oiseau phénix, dans toute sa splendeur. Admirez cette facture, cette posture majestueuse, ces volutes de fumée si subtiles et spirituelles. Qui est l’artiste ?
Fifrelin leva les yeux au ciel : décidément cet individu était borné. Pierre vola au secours du maçon :
-Je vous en prie, rendez-moi ma sculpture ! » Fifrelin eut un sourire en coin, Pierre improvisait très bien. A ce moment, maître crapaud intervint dans la conversation :
-Bah... Si ce garçon a utilisé le marbre Toscan, alors cette statuette ne vaut rien. » Hyppolyte s’empara de la statuette, la posa sur un billot, et frappa avec force dessus à l’aide d’un maillet, mais la figurine résista au choc. Le crapaud roula des yeux, cracha sa morve glaireuse sur la sculpture et s’en fut de l’atelier en marmonnant.
-Admirable... Sensationnel... –Gauthier nettoya l’objet avec un mouchoir et le tint dans le creux de ses mains- C’est le pommeau d’une canne, n’est-ce pas ?
-En réalité, il s’agit de... Aïe ! -Fifrelin venait de marcher sur le pied valide de Pierre pour l’empêcher de continuer
-Pardon ? demanda l’architecte
-Je disais, bien entendu, vous avez raison, maître, rectifia le jeune homme. Que vous êtes perspicace !
-Oui. Mais dites-moi, jeune homme, combien demanderiez-vous pour ce petit bijou ?
-Non, il n’est pas à vendre... Je vous en prie.
-Mais pourquoi donc ? Je vous en donnerai un bon prix.
-Non... De grâce !
Fifrelin intervint alors :
-Comprenez ce garçon, Maître. Il n’aura pas d’autre occasion de sculpter. C’est un simple apprenti aux ordres d'Hippolyte. Cette statuette, c’est la seule oeuvre qu'il aura l'occasion de sculpter de sa vie.
-Voilà qui est fâcheux, vraiment. Mais si vous aviez la liberté de sculpter d’autres motifs, accepteriez-vous de me céder ce magnifique pommeau ?
Pierre s’empressa d’acquiescer, mais comme Fifrelin le fulmina du regard, il fit aussitôt non de la tête.
-Oui ou non ? Je ne comprends pas, dit l’architecte.
Pierre non plus ne comprenait pas, aussi il ne fut pas difficile pour lui de singer l’indécision
-Je crois savoir pourquoi ce jeune garçon hésite, déclara alors Fifrelin. C’est à cause de Maître Hippolyte, n’est-ce pas ?
Pierre baissa les yeux, c’est tout ce qu’il trouva à faire.
-Je le savais, sentencia le maçon. Comprenez-le. Ce jeune garçon a peur des représailles. Allez, vous savez bien de quoi je veux parler... Maître Gauthier, vous qui connaissez tout ce qui se passe sur le chantier, vous savez bien que maître Hippolyte est jaloux de votre talent et qu’il conspire pour prendre votre place. Vous faites la sourde oreille, vous êtes bien au-dessus de ce type de mesquinerie. Vraiment, votre magnanimité vous honore, mais comprenez ce pauvre garçon, il n’a pas votre force de caractère, il préfère rester dans l’ombre que d’avoir à lutter. »
Pierre observa l’attitude du maître d’œuvre : il tentait de dissimuler son étonnement, de peur de passer pour un idiot, et prit un air entendu. Songeur, il s’en fut de l’atelier, la statuette à la main. Pierre demanda alors à Fifrelin ce qui allait se passer ensuite, et celui-ci répondit avec un large sourire :
« Le tour est joué. Il est parti avec la statuette. Tu seras le nouveau maître sculpteur du chantier.
-Mais... Il peut garder la statuette sans que je devienne maître sculpteur, non ?
-Non, répondit Fifrelin. Il connaît nos conditions Cet homme là est un imbécile, c’est chose entendue... Mais c’est un imbécile honnête. Le seul risque, c’est qu’il ne se souvienne pas de notre tractation, mais ne t’inquiète pas, je serais bien là pour la lui rappeler »
Fifrelin avait raison. Dès le jour suivant, maître crapaud dut abandonner le chantier. Pierre était le nouveau maître à bord. Il s’empressa de renvoyer ses trois élèves, décidé à travailler seul. Il disposait de pierres en abondance, d’un atelier pour lui tout seul, d’outils en parfait état, et de tout le temps du monde devant lui. Il allait, enfin, pouvoir se consacrer entièrement à son art. Le seul problème était que personne n'avait prévu de sculptures pour la cathédrale de Sistreville, mais cela, Pierre Toussaint ne le savait pas encore.

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Message  Procuste Sam 11 Déc 2010 - 17:21

Non, le dialogue ne m'a pas paru long. Cela dit, je pense que vous avez consacré suffisamment à la description du chantier de Sistreville, il est temps d'avancer.

Mes remarques :
« Ils étaient finalement fort peu nombreux, en plus des vingt Gascons, il y avait juste une trentaine de travailleurs » : je trouve que quelque chose ne va pas dans la ponctuation, le fait de séparer de la même manière l’indication que les ouvriers étaient peu nombreux du reste, et l’énumération des vongt gascons de ce qui suit
« toute la main-d’œuvre (trait d’union) talentueuse, et il ne restait guère »
« les ouvriers expliquèrent à la troupe des Gascons »
« la plus dure de toutes les roches, en en même temps tout en finesse »
« comme par exemple des nœuds »
-on dit alors que le marbre est « véreux »- : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à délimiter une incise, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — » ; par ailleurs, chacun des caractères délimiteurs est lui-même encadré d’une espace de chaque côté
« c’est-à-dire (traits d’union) des pierres d’un autre type incluses (ce sont les pierres qui sont incluses, pas le type) dans la roche »
Son compagnon lui répondit : « C’est très simple
- Non ! dit Pierre : pour introduire cette réplique de dialogue, comme les autres, le trait d’union « - » ne suffit pas, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — »
-Je vous en prie : pour introduire cette réplique de dialogue, comme les autres, le trait d’union « - » ne suffit pas, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — » ; on ajoute une espace après le tiret
–Gauthier nettoya l’objet avec un mouchoir et le tint dans le creux de ses mains- : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à fermer une incise, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — » ; par ailleurs, chacun des caractères délimiteurs est lui-même encadré d’une espace de chaque côté
-Fifrelin venait de marcher sur le pied : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à ouvrir une incise, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — » ; par ailleurs, chacun des caractères délimiteurs est lui-même encadré d’une espace de chaque côté
« c’est la seule œuvre qu'il aura l'occasion de sculpter »
« Il connaît nos conditions (manque ici le signe de ponctuation de fin de phrase) Cet homme-(trait d’union) est un imbécile, c’est chose entendue »
ne t’inquiète pas, je serais (je pense que le futur « serai » serait ici bien préférable au conditionnel) bien là pour la lui rappeler » : manque le signe de ponctuation de fin de phrase
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Message  Invité Dim 12 Déc 2010 - 15:41

Procuste a écrit:Non, le dialogue ne m'a pas paru long. Cela dit, je pense que vous avez consacré suffisamment à la description du chantier de Sistreville, il est temps d'avancer.


Oui, en fait ma question sur la longueur du dialogue, c'était un peu ça : savoir si le lecteur n'avait pas l'impression que ça stagnait. La réponse que vous me fournissez va dans le même sens de ce que je pensais : oui, ça stagne, mais ça passe encore, à condition que ça avance après. J'espère que c'est le cas. Voici le chapitre suivant, en entier.

Chapitre 11 : "Le roi, la tour et le fou"

La semaine suivante, Gauthier présenta le nouveau maître sculpteur jeune homme aux différents acteurs qui participaient au chantier de la cathédrale, et aussitôt après la réunion dans la salle du chapitre des chanoines, Pierre Toussaint modela dans l’argile leurs portraits : le vicomte Robert le Torte était un chien galeux, les représentants des différentes corporations de la ville, qui se chamaillaient au sujet des moindres détails, des rats s’entredévorant autour d’un vulgaire morceau de fromage, poussé de la patte par l’évêque Adalard, un gros chat qui se pourléchait les babines et ronronnait de plaisir en attendant de tous les croquer. Enfin, les chanoines du chapitre étaient, comme l’avaient si bien saisi les foules du carnaval, des cochons insatiables.
Grâce à toutes ces figurines, Pierre comprit alors les enjeux politiques de cette cathédrale. L’évêque jouait au chat et à la souris avec les corporations, regroupées en congrégations laïques appelées frairies. Il leur laissait quelques miettes à rogner, les appâtait en leur abandonnant les décisions les moins importantes, et faisait tout pour exciter leurs petites rivalités : si telle frairie obtenait l’inscription de leur blason sur une façade, telle autre surenchérissait aussitôt en finançant un vitrail, et ainsi de suite jusqu’à l’épuisement de leurs ressources. Cependant les bourgeois ignoraient une donnée essentielle : les sommes faramineuses qu’ils versaient ne servaient pas à financer la cathédrale, mais à engraisser les verrats du chapitre des chanoines. Ces gros cochons insatiables, en effet, trouvant les revenus de leurs prébendes bien trop maigres, avaient accepté d’abandonner leurs pouvoirs de décision à l’évêque qui, en contrepartie, détournait pour eux la généreuse contribution des fidèles. C’est ce qu’avait tout de suite compris Fifrelin en constatant la réalité du chantier qui ne correspondait guère à ce qui était stipulé dans les contrats. Le maçon ne s’y était pas trompé, et feignant d’avoir des preuves pour appuyer ses dires, il avait fait chanter Adalard et obtenu gain de cause pour lui et pour ses hommes.
L’évêque de Sistreville, Adalard, avait bien toutes les caractéristiques du chat : cet animal, à la fois domestique et sauvage, est un fourbe carnassier, dissimulant ses griffes sous de jolis coussinets roses, et ses dents aiguisées sous un sourire hypocrite. Ce patte-pelue va de traîtrise en traîtrise, s’alimentant au passage de souris chassées plus par jeu que par besoin. Grâce à son regard perçant, il sait appréhender les situations, s’approche de ses victimes dans le plus grand silence, et repart sans laisser de traces. Le chat n’a qu’un seul rival, le chien, mais le chien est un lourdaud, le chat le voit toujours venir de loin, et de toutes manières le félin ne fait jamais un pas sans avoir une issue où s’enfuir en cas de mésaventure. Le chat, même s’il s’agit d’un matou gras et repus comme Adalard, est un animal souple et agile qui court vite et retombe toujours sur ses pattes ; et lorsque par malheur, le mauvais sort s’acharne sur lui, un chat ne meurt jamais, car on dit de lui qu’il a sept vies.
C’est pour toutes ces raisons que Robert le Torte avait finalement renoncé à poursuivre Adalard. Un chien n’est ni bon ni mauvais, il obéit, c’est tout. C’est l’animal servile par excellence, si on le prive de maître, il devient enragé. Et si le maître est un fou, son chien devient méchant et peut mordre n’importe qui. Tel était le cas : Jean sans Terre, Duc de Normandie et suzerain de Robert le Torte était un dément, qui alternait moments d’agitation fébriles, colères soudaines et prostration. On le disait possédé du démon. Et Robert le Torte, en bon chien fidèle, avait fini par lui ressembler en tous points. L’année précédente, Robert, confondu par l’humeur changeante et les retournements d’alliances constantes de Jean sans terre, dont la félonie était légendaire, avait ouvert toutes grandes les portes de la cité de Sistreville aux armées françaises, et avait même failli attaquer Richard, roi d’Angleterre et frère du Duc. L’excès de fidélité et le manque de jugeotte du vicomte l'avaient donc conduit à commettre la plus grande des trahisons. A présent, alors que la trêve semblait déboucher sur la paix, Robert rêvait d’une occasion pour retrouver la confiance perdue de son suzerain. Il devait aussi, coûte que coûte, affermir son autorité en ces temps troublés : il se méfiait des frairies, ces rats qui grignotent les provisions du maître, mais ne possédant pas l’habilité du chat pour les débusquer, il se contentait d’aboyer et de grogner. Il n’appréciait pas non plus cette cathédrale, il avait toujours trouvé ce projet démesuré pour une ville si petite. Il y avait certes réservé une chapelle pour y être enterré avec sa famille, mais avait dû pour cela payer un prix d’or à l’évêché. Cette construction échappait à son autorité, Robert la voyait, à juste titre d’ailleurs, comme le symbole de l’orgueil et de la liberté des bourgeois défiant l’ordre féodal.
Et dans toute cette basse-cour, où tout allait à vau-l’eau, où les animaux se chamaillaient à qui mieux mieux, le coq continuait à chanter comme si de rien n’était, pérorant sur son tas de fumier. Pierre comprit alors les véritables raisons du choix de cet architecte de la part de l’évêque : rien de tel qu’une girouette pour affronter les vents qui soufflent en directions contraires. Le coq n’a pas d’ennemi à l’intérieur de la ferme, c’est le roi du poulailler, où il peut caqueter à loisir. Il est trop stupide pour imaginer le monde au-delà de son petit périmètre et ignore que le renard rôde dans les bois et le guette, tapi dans l’ombre. Le goupil, c’était Fifrelin, mais Gauthier Folbec n’avait rien à craindre, car un renard qui mange à sa faim n’est point dangereux, il ne rentre dans un poulailler qu’en cas d’extrême nécessité, car il est bien trop malin pour risquer quoi que ce soit lorsqu’un mâtin monte la garde. Fifrelin ne participait pas à tout ce jeu subtil d’alliances et de mésalliances autour du chantier cathédrale, car il n’avait que faire du pouvoir, tout juste cherchait-il à survivre, et à conserver intacte sa chère liberté. Le renard, en effet, contrairement au chien, est un animal sauvage et solitaire, qui ne saurait supporter la captivité.
Pierre Toussaint, depuis qu’il était devenu maître sculpteur du chantier de la cathédrale était demeuré inactif. Les jours passaient, les semaines, c’était déjà la fin de l’été et l’architecte ne lui avait toujours pas passé la moindre commande. Lorsqu’il lui demandait quel était le travail à effectuer, Gauthier lui tenait des discours logorrhéiques qui exaspéraient fort le garçon et ne lui fournissaient jamais l’ombre d’une réponse. Lassé de tant d’attente, il décida alors d’aller rendre visite à l’évêque afin d’en savoir plus. Il demanda audience au palais épiscopal, et deux gardes l’accompagnèrent à travers de larges couloirs jusqu’à une immense salle aux plafonds voûtés. Tout au fond de la pièce, près de la cheminée, l’évêque était assis en face de Robert le Torte. Ils étaient plongés dans le silence le plus complet, les yeux rivés sur une table posée entre eux deux. L’évêque leva la tête, adressa un sourire mielleux au jeune homme en lui faisant signe d’approcher. Pierre traversa la salle. Son pied de pierre résonnait sur les dalles, amplifié par l’écho, ce qui semblait irriter le vicomte. L’évêque tendit sa main au garçon qui embrassa la bague du prélat, avant de déclarer :
« Vous connaissez le jeu d’échecs, cher ami ?
Pierre répondit « non » de la tête.
-C’est un jeu passionnant, qui nous vient tout droit d’Orient. Il s’agit de capturer le roi de l’adversaire. Mais pour cela, bien entendu, il faut faire des sacrifices. Regardez, cher ami, comme je livre au cavalier noir ce pion. Sire Robert, à vous l’honneur de pourfendre ce pauvre petit pion intrépide. Très bien. Maintenant, voyez comme j’avance ma tour pour mettre en échec le roi adverse.... Voilà. »
Le vicomte eut un rire gras, et d’un coup de cheval, décanilla la Tour blanche.
« Alors l’évêque, vous n’aviez pas vu mon second chevalier ! »
Adalard regarda son partenaire, haussa les sourcils et répondit, d’un ton condescendant, en avançant une autre pièce :
« Cher Robert, ma tour n’était qu’un leurre. Regardez donc comment, avec un simple fou, je mets définitivement à bas votre Roi. « Le Sheik est mat » comme disent les infidèles, la partie est finie. Votre Roi ne peut plus avancer sur aucune case, vous l’avez trop protégé, les pièces qui l’entourent l’empêchent de fuir, et vos tours ne servent à rien contre la diagonale du fou... Un conseil pour une nouvelle partie, cher Robert : méfiez-vous des fous ! »
Le vicomte, furieux, se leva de son siège et partit sans demander son reste.
L’évêque se retourna alors vers le jeune homme :
« Vous êtes Pierre Toussaint, mais vos compagnons vous appellent Pierre Beau pied. Sculpteur, disciple de Matthieu de Compostelle. Vous avez travaillé pour les abbayes de Lussignac et de La Sauve-majeure... Je me trompe ?
Pierre, surpris, bafouilla : « C’est exact »
« Cela vous surprend que je sache tout cela de vous ? Que voulez-vous, j’aime être informé sur ceux qui travaillent pour moi. J’attendais votre visite, mon ami. Vous désirez savoir le travail que vous aurez à effectuer, n’est-ce pas ?
Pierre acquiesça.
-Eh bien, malheureusement pas grand chose. En tout cas, pas pour le moment. Voyez-vous, ici en Normandie, nous n’avons pas cette tradition de sculptures omniprésentes sur les édifices. Notre culture est plus austère, comme notre climat ou notre caractère. J’ai donc envisagé une cathédrale dépourvue de décors sculptés, sans fioritures inutiles. Peut-être, çà et là, au fur et à mesure qu’avancera le chantier, nous nous permettrons une once de fantaisie, mais l’idée principale restera toujours celle d’un édifice d’une extrême sobriété.
-Monseigneur, si vous me le permettez... Je tenais à vous montrer un échantillon de mon travail.
-Faites toujours voir », répondit l’évêque, en marquant volontairement sa lassitude.
Pierre fouilla nerveusement dans le sac qu’il portait à l’épaule et en sortit un chat en argile. Fort de ses expériences antérieures, il savait que l’évêque apprécierait la figurine, puisqu’elle était le portrait craché de son interlocuteur, suffisamment retouchée pour que ce dernier ne pût reconnaître sa caricature. Hélas, la réaction d'Adalard fut totalement à l’inverse de ce Pierre avait imaginé. Il regarda attentivement le chat, puis le jeune homme, tourna et retourna la statuette dans ses mains avec minutie, l’air sévère, attendit un long moment en faisant languir le garçon, puis finalement déclara :
« - C’est mon portrait, n’est-ce pas ?
Pierre demeura stupéfait, sans parvenir à souffler mot.
-Vous voulez savoir comment je l’ai deviné ? Eh bien, cher ami, tout simplement en me posant la question : pourquoi ce garçon me montre-t-il un chat, et non pas une Vierge, un Christ ou un démon ? Il s’agissait donc d’un message que vous essayiez de me transmettre... Il est vrai que si cette idée ne m’était pas venue à l’esprit, je ne m’en serais jamais aperçu, mais une fois cette démarche mentale effectuée, la ressemblance devient flagrante. Je dois avouer que je me reconnais dans cette figurine, trait pour trait. Vous avez su découvrir mon caractère, mon cher ami. Quel talent, mais quelle insolence aussi ! Et quel manque de sagesse de votre part ! Vous n’auriez pas dû me représenter avec l’oreille cassée, c’était me livrer une piste trop évidente. »
Pierre demeura pétrifié en écoutant cette dernière remarque. L’évêque avait effectivement l’oreille gauche atrophiée, lorsqu’il écoutait quelqu’un parler, il penchait la tête vers la droite, les yeux mi-clos, comme le chat qui feint d’être assoupi mais dresse en l’air son oreille affûtée, et cette attitude de l’évêque d’ailleurs agaçait considérablement ses interlocuteurs. Cependant Pierre venait de se rendre compte de ce détail à l’instant, et cette découverte le laissait pantois. Il essaya de se souvenir, troublé, du moment où il avait modelé la figurine du chat : avait-il, inconsciemment cassé la pointe de l’oreille de l’animal, ou l’oreille s’était-elle brisée dans sa besace en transportant la figurine jusqu’au palais épiscopal ? L’évêque profita du désarroi du garçon pour lui asséner un nouveau coup :
« -Oui, vraiment, vous avez beaucoup de talent, Pierre Toussaint. Mais sachez, cher ami, que je n’apprécie aucunement les fous, les amuseurs, les jongleurs. La plupart d’entre eux sont stupides, leur humour est vulgaire ou insipide Cependant si par malheur, un de ces bouffons a du génie, comme c’est votre cas, il s’agit alors d’un individu extrêmement dangereux, car l’ironie est une arme bien plus tranchante que la lame du meilleur chevalier. Je connais la valeur du rire, et par conséquent le rire me fait peur. Sachez que je ne tolèrerai jamais que l’on se moque de moi.»
Pierre se tenait tremblant face au prélat, qui fier de son effet, prit son air le plus sérieux, mesura son silence, puis reprit, sur un ton beaucoup plus conciliateur :
« Mais revenons à notre sujet, cher ami. Je vous ai dit que nous n’avions pas spécialement prévu de décor sculpté pour notre cathédrale. C’est fort dommage, car vous avez un vrai don. Il est vrai que je pourrais éventuellement revenir sur mon idée première et accorder un peu plus d’ornements à notre chère église, mais de toutes manières, nous n’avons pas de quoi financer votre art. Non, cher ami, décidément, nous ne pouvons pas nous permettre ce luxe, ici. Vous avez été engagé comme tailleur de pierre, et il nous serait impossible de changer votre contrat, vous comprenez. Car le prix de vos statues doit être prohibitif, n’est-ce pas ?
-Non, je vous l’assure, Monseigneur. Si vous me laissez sculpter votre cathédrale, je vous promets que vous n’aurez pas à retoucher votre contrat.
L’évêque eut un sourire de satisfaction, qu’il tenta de réprimer.
-C’est égal. Il s’agirait alors de sculpter des porches pour chaque façade, des chapiteaux, des chapelles... Cela signifie financer tout un atelier de sculpteurs, monopoliser à cet effet nos tailleurs de pierre les plus expérimentés, former une dizaine d’apprentis. C’est absolument impossible. Non, décidément, notre cathédrale n’aura pas de sculpture.
-Monseigneur, je vous assure... Je peux travailler seul.
-Vous vous moquez ? C’est un travail harassant ! Vous pourriez travailler au point du jour et vous arrêter longtemps après le coucher du soleil ?
-Oui monseigneur.
-Le dimanche, à la morte-saison, pendant le carême ?
-Oui, monseigneur.
-Et vous réaliseriez toujours les œuvres que je vous ordonne, exclusivement, en vous engageant à ne point travailler pour quelqu’un d’autre ?
Pierre hésita, puis finalement acquiesça.
-Pendant au moins dix ans ?
-Pendant dix ans, et plus s’il le faut...
-Bien. » Adalard redressa la tête et frappa dans ses mains. Un serviteur apparut, et l’évêque lui demanda une plume, un parchemin et un écritoire. D’une main habile, le prélat se mit à écrire sans plus attendre un contrat avec tous les points qu’ils venaient d’évoquer. Pierre signa, trop heureux d’un pareil dénouement après cette discussion si mal engagée. L’évêque lui retira aussitôt la feuille des mains, sans dissimuler son empressement. Puis il déclara :
« -Bien, voilà donc un accord rondement mené. Vous avez signé... Mais comme vous le voyez, je n’ai pas encore posé le scellé de ma bague sur ce parchemin. En effet, je veux savoir si vous êtes aussi docile que vous le prétendez. Seriez-vous capable de réaliser mon portrait ? Cette fois-ci, cher ami, de grâce, oubliez les chats, les chiens et les souris ! Je veux que vous me représentiez tel qu’il sied à mon rang. Si je suis satisfait du résultat, je signerai ce contrat. Sinon....
Pierre fit une révérence.
-Ce sera un honneur, monseigneur.
-Je passerai dans quelques jours dans votre atelier, dès que je pourrai vous consacrer quelques heures pour vous servir de modèle. »
L’évêque donna sa bague à embrasser à Pierre, en tendant sa main assez bas pour obliger le jeune homme à s’agenouiller. Juste lorsque le sculpteur s’apprêtait à partir, l’évêque fit une dernière remarque :
« -Une dernière chose, cher ami. Vous avez été oblat, ou même moine, n’est-ce pas ?
Pierre demeura stupéfait de nouveau. Décidément, cet homme était perspicace. Pierre songea, avec sagesse, qu’il valait mieux ne pas mentir.
-Oui.
-Je l’ai reconnu à votre manière de vous prosterner pour me baiser la main. Un maçon ne saurait se courber de la sorte. Seul un moine peut s’aplatir ainsi sans en éprouver de honte. Mais dites-moi, comment un moine estropié de La Sauve ou de Lussignac devient sculpteur ? Pourquoi êtes-vous parti de votre monastère ? A cause d’une femme ? L’appel de la chair ?
Pierre devint blême. L’évêque le fixait avec son regard énigmatique de carnassier. Après une longue hésitation, le jeune homme trouva finalement une réponse appropriée.
-Non, monseigneur. L’appel de la pierre... »
Adalard esquissa un large sourire entendu. Nul doute, il venait de toucher une corde sensible qui pourrait lui être d’une grande utilité pour dominer tout à fait son nouveau serviteur. Pierre s’en fut du palais en traînant son pied de pierre contre les dalles. L’évêque ronronnait de plaisir : il venait d’acquérir une nouvelle pièce pour sa partie d’échec, un fou, certes un peu bancal, mais dont la diagonale pouvait permettre à la fois de protéger sa tour et de tenir en échec le roi adverse.
Pierre, en retournant vers son établi, avait l’esprit traversé par des sentiments contradictoires, et il ne savait si se réjouir ou se lamenter sur son sort. Il était devenu l’esclave de l’évêque, un esclave volontaire, pour au moins dix longues années et il avait signé enthousiaste cette condamnation. Le jeune homme eut alors une pensée pour Raoul, enfermé volontairement dans son propre labyrinthe, et il saisit mieux le geste de son vieux maître. Réellement, le simple fait de songer qu’il travaillerait seul toute la statuaire d’une cathédrale, comme un condamné, sans répit ni congé le remplissait d’allégresse. En échange, il recevrait un salaire de misère : certes, le jeune homme avait accepté la même rétribution que les tailleurs de pierre, mais les maçons étaient surtout payés au forfait pour chaque pierre qu’ils taillaient, et le contrat que lui avait signé stipulait qu’il devait accomplir tous les ouvrages imposés par l’évêque, sans plus d’avantage que sa simple pie journalière. Mais pour Pierre, ce point là n’avait aucune importance, il n’avait en effet jamais été à l’aise avec l’argent, lorsqu’il avait des pièces dans sa bourse, il cherchait toujours à s’en défaire au plus vite. Ce qui le préoccupait vraiment, c’était de devoir accomplir tout ce que lui ordonnerait Adalard, sans savoir de quoi il retournait. Dans quelques jours, il commencerait par le portrait du prélat : il en tremblait d’avance, aussi pour oublier son angoisse, il se mit à boire.
Il chercha l’ivresse, mais ne parvint pas à la trouver, la vie réelle refusait de disparaître, et il but encore, bien décidé à basculer dans l’inconscience. Mais, bientôt, il ne lui resta plus de vin. Alors, au beau milieu de la nuit, il décida d’aller en quémander chez Fifrelin, qui avait toujours avec lui du bon vin provenant de terres méridionales qu’il dénichait Dieu sait où, le Gascon n’avait pas son pareil pour se procurer les denrées les plus rares au plus bas prix. Pierre Toussaint s’en fut donc jusqu’à la baraque du maçon, mais était-ce vraiment pour y trouver du vin, ne cherchait-il pas plutôt le réconfort auprès de l’homme le plus libre qu’il eût connu en ce monde ? Sa visite était une provocation, et Fifrelin n’était pas Raoul : il ignorait la compassion. Aussi, le maçon traita le jeune homme comme un vulgaire ivrogne. Pour une simple outre de vin, il demanda un prix exorbitant, puis, une fois qu’il comprit ce qui était advenu chez l’évêque, il lui dit que leur amitié était bel et bien finie, pour toujours, qu’un homme libre n’a rien a faire avec un esclave, esclave du vin, esclave du travail, esclave dans sa tête et dans son corps, qu’au fond, Pierre n’était qu’un moine servile sans force de caractère qui adorait souffrir. Pis encore, il déclara :
« Tu n’es pas un humain, un humain, ça vit debout. Et toi, tu es une bête qui se traîne. Mais méfie-toi... Moi, quand j’ai une mule boiteuse qui ne peut plus avancer, je n’hésite pas à l’achever. »
A cette remarque, Pierre voulut asséner au maçon un coup de poing, mais Fifrelin le repoussa et l'estropié bascula dans une flaque de boue. Vautré dans la fange, il se mit à pleurnicher :
« Moi, je croyais que boire et sculpter autant que je pouvais, ça me rendrait libre. Mais regarde-moi Fifrelin ! Tu as raison, je suis devenu un esclave ! On est tous des esclaves, oui toi aussi, toi, moi, tout le monde... Fifrelin, écoute-moi bien. La liberté et l’esclavage, c’est comme Dieu et le diable, l’un ne va jamais sans l’autre ! Tu m’entends, Fifrelin ?»
Le maçon haussa les épaules et retourna se coucher sans mot dire. Pierre, honteux et rageur, se releva à grand peine sur sa canne et revint clopin-clopant, à la dérive, jusqu’à son cabanon. Là, il perdit l’équilibre et tomba de tout son saoul en renversant toutes les statuettes posées sur sa table de travail. Il perdit enfin conscience, et s’endormit recroquevillé au milieu des caricatures brisées. Dans les cauchemars éthyliques de Pierre, tous ces personnages se moquaient de lui en exhibant, revanchards, leurs visages fêlés, leurs gueules fracassées, leurs faciès tordus, leurs grimaces animales. Tous, compagnons de route, maçons aux masques de bouffons, pèlerins qui marchaient à reculons, pénitents carnavalesques, moines-cochons et chiens-soldats, hommes des marais vomissant de la tourbe, ours furieux et rats des villes formaient une grande spirale de boue pour avaler le garçon. Un gros chat tournait d’une patte soyeuse cette roue infernale, comme s’il s’était agi d’une quenouille, et à ses côtés un renard dévorait un pied d’homme. La spirale aspira Pierre qui tomba dans le vide, et au bout du vide, la gueule béante d’un serpent le goba.
Un garde du cortège épiscopal le réveilla en lui lançant un seau d’eau : « Dépêche-toi, l’ami, l’évêque attend dehors », hurla-t-il à ses oreilles. Pierre passa sa main sur son visage couvert de terre. Il se releva, et se tint aussi droit qu’il put sur sa canne. L’évêque entra dans le cabanon, avec sa crosse, sa mitre et son habit le plus richement orné. Il fit une moue dédaigneuse et déclara :
« C’est ici que vous travaillez ? Dites-moi cher ami, il faudra penser à vous soucier un peu plus de l’ordre si vous voulez travailler pour moi. »
Pierre fit une courbette et faillit perdre l’équilibre en se relevant. Un serviteur qui portait un siège recouvert de velours rouge fit asseoir l’évêque au milieu de l’atelier.
« Bien, qu’est-ce que vous attendez ? » demanda le prélat.
Pierre s’empara d’un bloc d’argile et le déposa sur sa table de travail en face de l’évêque. Il commença à pétrir la terre. Une fois qu’il lui eût donné la forme sommaire d’un buste, il leva deux monticules au-dessus du crâne du prélat pour modeler la mitre de l’évêque, et Pierre dut dissimuler un fou-rire, car la coiffure liturgique ressemblait fort à deux oreilles d’âne... Le jeune homme leva la tête et rencontra le regard fixe de l’évêque. Ces yeux inquisiteurs posés sur lui, comme ceux d’un chat hypnotisant sa proie, le troubla à l’extrême, et le jeune homme baissa la tête. Il commença à façonner le visage d’Adalard, les mains tremblantes et l’esprit vide. Son ventre se nouait, qui charriait de la boue, de la sueur terreuse dégoulinait sur son front. Chaque fois qu’il levait les yeux, il rencontrait le regard perçant du prélat, qui le décontenançait. Le jeune homme ne parvenait à rien : dans son esprit revenait sans cesse le visage d’un gros chat fourbe et hypocrite, et Pierre essayait, en vain, de bannir cette inspiration néfaste. Il décida alors de réaliser le portrait le plus réaliste possible, en évitant toute réflexion, comme cela l’évêque ne pourrait pas s’offusquer de son double en argile. Quand le jeune homme regardait son modèle, il essayait de n’observer que les détails du portrait, et d’éviter le contact direct avec l’âme et l’esprit de son modèle. Il fit un œil, puis un autre œil à côté du premier, sans chercher à capter le regard du personnage, deux lèvres jointes exactement identiques à l’original, deux oreilles asymétriques conformes à la réalité. Pierre contempla son œuvre : c’était assurément une copie très fidèle, quoique totalement dénuée d’originalité et de personnalité. Pierre montra le buste à Adalard, mais, de nouveau, celui-ci n’eut pas la réaction escomptée :
« Ecoutez, je suis très mécontent de vous. Vous m’avez de nouveau caricaturé. Ce n’est pas du tout ressemblant. Et quand bien même ce le serait, mon cher ami, je ne vous ai pas demandé de me représenter tel que je suis, mais tel qu’il sied à mon rang. Je veux que les fidèles voient dans mon portrait celui d’un patriarche dévoué, dédié corps et âme à Dieu et à l’Eglise, pas celui d’un vieillard adipeux au visage aplati. Je vous donne trois jours pour rectifier ce portrait. C’est votre dernière chance. Au revoir. »
Il s’en fut, fort courroucé. Pierre fut pris de vertige. Il mangea quelques croûtons qui jonchaient sa table de travail, et pour finir combler le vide de son ventre et de son esprit, il engloutit tout le vin qu’il restait dans l’outre de Fifrelin. Ensuite, ivre de nouveau, il se mit à étreindre le buste de l’évêque, lui susurra des obscénités en pressant sa joue contre l’argile, et lui mordilla l’oreille rageusement. Après s’être longuement défoulé sur la statue, il s’affala par terre, fourbu. Il devait effectuer un portrait qui plût à l’évêque, mais il ne savait comment procéder : il s’agissait de mentir, et si Pierre avait appris à le faire avec les humains dans le monde réel, la pierre, elle, ne mentait jamais, son art ne pouvait pas mentir, car il n'était autre que la recherche de la Vérité. Il se mit au travail et commença à retoucher le visage de l’évêque. Il s’évertuait à chercher Dieu dans ce portrait, mais il avait beau rectifier de toutes les manières possibles les traits du buste d’argile, la grâce divine était totalement absente de ce personnage. Pierre pensa alors à tous les gens qu’il avait connus dans sa vie : pour chacun d’entre eux il serait parvenu à trouver un air mystique. L’abbé Rambert de Lussignac, par exemple, malgré ses grands mensonges et ses petites mesquineries, croyait fermement en son sacerdoce, il vivait pour son monastère, sa Foi était réelle et sincère. Mais ce gros matou mondain confortablement pelotonné sur son coussin de velours n’avait absolument rien de chrétien, rien d’altruiste, aucun tourment de l’âme, aucun doute métaphysique susceptible de faire frémir le bout de ses moustaches. Pierre ferma les yeux, à la recherche de l’inspiration divine. Il fit le vide dans sa tête et tenta de prier, pour s’imprégner de nouveau de la Foi qu’il possédait encore l’année précédente, alors qu’il s’apprêtait à devenir moine. Mais rien ne vint, aucun souffle divin, aucune grâce, aucun signe du Très-Haut.. Pierre avait perdu la Foi, Dieu l’avait abandonné.
Il s’en fut alors dans la ville à la recherche de Dieu. Il Le chercha partout, mais ne Le trouva nulle part, ni dans les rues, ni sur les places, ni sur les marchés, ni bien entendu dans les églises. Le ciel était bas et gris, Dieu ne parvenait pas à percer l’épaisse couche de nuages pour illuminer les hommes, et la pluie incessante qui tombait sur la ville éteignait les passions ardentes, les cœurs embrasés, la chaleur humaine, empêchait les étincelles de briller au fond des yeux des hommes. Les habitants de Sistreville s’agitaient sous la pluie, pressés, il vaquaient à leurs occupations matérielles en se protégeant tant bien que mal du ciel inclément qui dégoulinait sur leurs têtes. Sur leurs visages se lisaient l’intérêt, le vice et surtout la résignation. Certains bourgeois prenaient bien des airs religieux, mais ce n’étaient guère là que des masques d’hypocrisie dévote qui les protégeaient des intempéries. Les mystiques, quant à eux, n’étaient que des fous qui faisaient passer leur démence pour de la sagesse. Dieu était absent de Sistreville, et Pierre songea alors, en rentrant transi vers son atelier, qu’après tout, Dieu n’existait peut-être pas.
Cependant, alors qu’il faisait les derniers pas pour se réfugier dans son baraquement, le jeune homme aperçut sur le parvis de la cathédrale en chantier un vieil homme à genoux dans une flaque. C’était un pauvre hère à moitié nu, qui se tenait immobile sous la pluie battante, sans broncher, les yeux clos, les bras en croix. Il levait la tête vers le ciel en ouvrant la bouche pour avaler la pluie. Ce n’était pas un mendiant, plutôt un simple d’esprit, un imbécile heureux qui jouissait de l’eau froide qui s’écrasait à grosses gouttes sur son visage et coulait sur son corps. Il était vieux, décharné, sale et fripé, le visage marqué par la détresse. Des bleus et des cicatrices sur son torse et sur son visage étaient autant de témoignages de la méchanceté des hommes. Mais il portait ces stigmates gravés sur sa peau avec une arrogante allégresse. C’était lui, l’agneau de Dieu, le bouc-émissaire puant que les habitants de la ville avaient choisi pour porter les péchés du monde, et l’homme acceptait son martyre sans sourciller, sans même laisser la haine effleurer son visage radieux. Lorsque passaient devant lui des enfants, le vieil homme baissait la tête, posait sur eux ses yeux délavés en leur adressant un large sourire édenté. Les enfants n’avaient pas peur de lui, malgré son allure rebutante, et tous les marmots, sans exception, riches ou pauvres, arrêtaient leurs pas pour s’approcher du vieux et lui rendre son sourire. Mais les parents, maîtres ou tuteurs des enfants accouraient aussitôt au secours de leur progéniture pour les arracher des griffes de ce vieux vagabond sûrement pédéraste.
Pierre demeura ainsi un long moment à contempler le vieillard. Finalement, il lui parla et l’invita à venir s’abriter dans son atelier. Mais l’ancien ne broncha pas, il ne semblait pas même comprendre ce que Pierre lui disait. Alors le jeune homme retourna seul à sa baraque. Sans plus attendre, il s’empara du buste de l’évêque et se mit à déformer l’argile encore humide. Il modela, à partir des traits du prélat l’expression béate du veil idiot. Il travailla à toute hâte, de peur que cette étincelle saisie sur le vif ne s’éteignît tout à fait. Une fois qu’il eut terminé, il contempla son oeuvre, émerveillé : il avait réussi à conserver cette émotion intacte. Pierre ne savait pas comment nommer cette étincelle qu’il venait de recréer : était-ce là vraiment Dieu qu’il venait de capter, n’était-ce pas plutôt la candeur, l’extase, le plaisir des sens, ou même la folie, qui après une lutte acharnée contre la raison, savoure paisiblement son triomphe et se transforme en sagesse ? Pierre pensa alors qu’il ne lui appartenait pas de nommer cette sensation : l’artiste se doit de retranscrire ce qui ne peut pas être exprimé, ce qui est indéfinissable, indicible, innommable, l’artiste ne ment pas, il révèle juste une Vérité brute et universelle qui demeure cachée aux yeux des hommes. A présent, cette émotion vraie que Pierre avait dévoilée serait perçue différemment en fonction de tout un chacun : certains l’appelleraient Dieu, d’autres l’humanité... Mais personne ne songerait au diable en contemplant cette statue, car il s’agissait du portrait d’un prélat de l’Eglise, un grand de ce monde ; et pourtant, l’artiste avait déniché cette émotion chez un être que tout le monde, sans exception, percevait comme hideux et maléfique.
Dès le lendemain, Pierre s’en fut au palais épiscopal pour y présenter son ouvrage à l’évêque. Ce dernier s’enthousiasma pour cette sculpture si pénétrante, si ressemblante, et félicita vivement le jeune homme. Il promit à Pierre Toussaint de nouvelles commandes dans les plus brefs délais. En rentrant dans son atelier, le jeune homme se prit d’un immense fou-rire en songeant que le vieux vagabond, souffre-douleur de toute la ville, logerait dorénavant dans une alcôve richement ornée, au cœur même de la noble cathédrale, qu’il se tiendrait sur son piédestal, vêtu comme un évêque, et qu’il serait vénéré par les fidèles de la ville, ceux-là même qui le rouaient de coups à la moindre occasion. Pierre décida que dès lors, lorsqu’il s’agirait de sculpter les puissants, il se mettrait à chercher parmi les damnés de la terre : il trouverait la sainteté chez les idiots, les fous et les infirmes, la noblesse chez les mendiants, la chasteté chez les prostituées.
Quelques mois plus tard, juste après la Noël, la paix définitive fut signée entre le roi de France et le Duc de Normandie. La ville célébra à grande pompe l’événement, mais la population dut déchanter très vite : le roi de France de toute évidence profitait de ce répit pour préparer de nouveau la guerre. Aussi, Richard Cœur de Lion, Roi d’Angleterre, décida de bâtir une forteresse imprenable sur la Seine, Château-Gaillard, à quelques lieues de Sistreville, afin d'empêcher l’invasion française. A cet effet, le Duc de Normandie ordonna de lever un impôt exceptionnel. Les bourgeois de la ville, qui devaient déjà s’acquitter de lourdes taxes telles que le monnéage et la graverie, étaient indignés par ce Duc qui les saignait à blanc. Certains même commençaient à appeler de leurs vœux le triomphe du roi de France, seul capable, selon eux, de restaurer l’autonomie des communes et de défendre les intérêts des corporations. C’est alors que le vicomte Robert le Torte décida de profiter de ces événements pour avancer une nouvelle pièce dans sa partie d’échec contre l’évêque : il réquisitionna tous les maçons du chantier de la cathédrale pour les livrer, pieds et poings liés et à titre gratuit à son suzerain le Duc, afin d’aider à la construction de la citadelle de Château-Gaillard. Robert le Torte venait du coup, grâce à son cavalier, de tenir en échec la Tour de l’évêque. Mais Adalard avait cependant déjà averti le vicomte : cette tour n’était qu’un leurre, et d’autre part le prélat disposait d’un fou en réserve, caché dans l’ombre.

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