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L'ange déchu, roman historique

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L'ange déchu, roman historique - Page 3 Empty Re: L'ange déchu, roman historique

Message  Procuste Dim 12 Déc 2010 - 17:23

Oui, toujours intéressant. Les considérations sur l'art qui cherche la Vérité, avec majuscule siouplaît, et le sublime chez les damnés de la terre, m'ont un peu gonflée ; trop prêchi-prêcha à mon goût.

Mes remarques :
« Gauthier présenta le nouveau maître sculpteur jeune homme aux différents acteurs » : bizarre, comme formulation, je trouve ; je ne vois pas ce qu’apporte la précision « jeune homme » ; si vous y tenez, elle devrait être placée ailleurs, à mon avis
« si telle frairie obtenait l’inscription de son blason sur une façade, telle autre surenchérissait aussitôt »
« un matou gras et repu (et non « repus ») comme Adalard »
« car un renard qui mange à sa faim n’est point dangereux, il ne rentre dans un poulailler qu’en cas d’extrême nécessité, car il est bien trop malin » : construction un peu maladroite, je trouve
« Vous connaissez le jeu d’échecs, cher ami ?
le travail que vous aurez à effectuer, n’est-ce pas ?
« - (les guillemets et le tiret font double emploi pour ouvrir une réplique, par ailleurs le trait d’union « - » ne suffit pas, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — ») C’est mon portrait, n’est-ce pas ? : manque la fermeture des guillemets, puisque c’est une didascalie qui suit et non une réplique
-C’est un jeu passionnant : typographie, pour cette réplique comme pour les autres, le trait d’union « - » ne suffit pas, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — » ; en outre, on place une espace après le tiret
« C’est exact » : manque un signe de ponctuation marquant la fin de la phrase
« L’évêque avait effectivement l’oreille gauche atrophiée, lorsqu’il écoutait quelqu’un parler, il penchait la tête vers la droite » : je trouve qu’il serait préférable de marquer une séparation plus nette entre les premier terme de la phrase et la suite
« avait-il, (pourquoi une virgule ici ?) inconsciemment cassé la pointe de l’oreille de l’animal »
« -Oui, vraiment, vous avez beaucoup de talent
« -Bien, voilà donc un accord rondement mené
« -Une dernière chose : les guillemets et le tiret font double emploi pour ouvrir une réplique, par ailleurs le trait d’union « - » ne suffit pas, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — » ; par ailleurs, on place une espace après le tiret
« leur humour est vulgaire ou insipide (manque un signe de opnctuation de fin de phrase) Cependant si par malheur, (pourquoi une virgule ici ?) un de ces bouffons a du génie »
que l’on se moque de moi.»
Tu m’entends, Fifrelin ?» : manque une espace avant les guillemets fermants
« un parchemin et une écritoire »
« et il ne savait si se réjouir ou se lamenter sur son sort » : la tournure est bizarre, je trouve ; trop elliptique
« sans plus d’avantage que sa simple paie journalière »
« ce point-(trait d’union) n’avait aucune importance »
« se releva à grand-peine (trait d’union) sur sa canne »
« Une fois qu’il lui eut donné la forme sommaire d’un buste »
« Ces yeux inquisiteurs posés sur lui, comme ceux d’un chat hypnotisant sa proie, le troublèrent (les yeux) à l’extrême »
« et pour finir (de) combler le vide de son ventre et de son esprit »
aucun signe du Très-Haut.. : un point ou trois, pas deux
« un imbécile heureux qui jouissait de l’eau froide qui s’écrasait à grosses gouttes sur son visage » : lourdes, pour moi, les deux relatives imbriquées
« le bouc-émissaire puant que les habitants de la ville avaient choisi » : pas de trait d’union, à mon avis
« Il travailla en toute hâte »
« il contempla son œuvre, émerveillé »
« La ville célébra à grande pompe l’événement » : je crois qu’on écrit plutôt « en grandes pompes »
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Message  Invité Dim 12 Déc 2010 - 17:26

Procuste a écrit:Oui, toujours intéressant. Les considérations sur l'art qui cherche la Vérité, avec majuscule siouplaît, et le sublime chez les damnés de la terre, m'ont un peu gonflée ; trop prêchi-prêcha à mon goût.

je vais éliminer deux ou trois phrases, alors (j'avais cette même impression d'ailleurs, je voulais voir si ça passait ou si c'était trop didactique)

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Message  Invité Ven 17 Déc 2010 - 18:48

Reste-t-il encore quelqu'un pour lire et commenter ce texte ? Voici le début du chapitre 12

12. Les apôtres du mal
Par un froid matin de Janvier, les soldats de Robert le Torte réunirent le groupe des maçons sur la place de la cathédrale de Sistreville pour les mener à Château Gaillard, à quelques lieues de là. Pierre contemplait la scène, au milieu de la foule silencieuse. La haine envers le vicomte qui avait paralysé le chantier était palpable sur chacun des visages des habitants de la ville, mais personne n’osait manifester son hostilité de vive voix, de peur de passer pour un traître, pour un suppôt du Roi de France. Pierre vit son ancien ami Fifrelin, couvert de chaînes, au milieu des autres ouvriers gascons. Le maçon portait la marque de blessures récentes, sans doute avait-il dû vendre chèrement sa liberté. Pierre lui fit un adieu timide de la main, et son compagnon lui adressa un regard triste et empreint de compassion que le jeune homme avait déjà vu une fois, dans les tourbières, quelques mois auparavant. Robert le Torte se dressait fièrement sur sa monture. Il toisait avec dédain la populace à travers les grilles de son casque de fer, jouissant de cette démonstration de force. Il fit démarrer le cortège jusqu’aux portes de la ville, sous le regard méprisant des bourgeois. Nul ne savait si les maçons reviendraient un jour, ou si le chantier de la cathédrale survivrait à ce fâcheux contre-temps.
Un garde du palais épiscopal attendait Pierre devant son atelier. Il l’amena jusqu’à un immense entrepôt sur les berges de la Seine, en lui expliquant qu’il s’agissait là du nouvel atelier que l’évêque lui avait attribué. C’était un ancien chai à vin, tombé en désuétude depuis que le trafic fluvial entre Rouen et Paris s’était ralenti en raison des conflits permanents entre le duché de Normandie et le Royaume de France. Le garde fit signe au garçon d’attendre à l’intérieur et partit en refermant à double tour la grande porte à deux battants, laissant le jeune homme seul enfermé dans le bâtiment. Pierre fit résonner ses pas dans la salle désespérément vide, aux murs noirs et froids. L’obscurité régnait dans l’entrepôt. Il n’y avait pas de fenêtre, juste trois petites lucarnes situées tout en haut de l’édifice qui laissaient passer autant de faisceaux éblouissants qui s’écrasaient contre le sol poussiéreux. Il devina trois autres interstices sur le mur opposé, qui devaient à leur tour laisser passer la lumière pendant l’après-midi. Ces minces ouvertures servaient aussi de portes d’entrée aux pigeons qui nichaient dans les charpentes et avaient recouvert tout le parterre du chai de défécations grisâtres. Leurs plumes dansaient dans les halos. Au fond de l’entrepôt, se trouvaient une bonne vingtaine de tonneaux, ce qui fit le ravissement du jeune homme, ainsi qu'un monticule de pierres fraîchement extraites de la carrière, entassées dans le plus complet désordre, et qui arrivait presque jusqu’au plafond. Pierre s’assit sur un des blocs et le caressa de la main : c’était un calcaire blanc et résistant, mais à la fois tendre et facile à sculpter, une pierre de très bonne qualité, sans conteste meilleure que celle de Guyenne. Il lança un regard sur la montagne qu’il allait sculpter, pendant dix ans, peu à peu, pierre à pierre, dans le moindre détail. Il dévisageait chaque bloc avec attention, et déjà, certains d’entre eux lui faisaient signe, racoleurs, exhibaient leurs formes rondes ou saillantes, lui présentaient leurs angles les plus avantageux.
Il demeura presqu’une demi-journée enfermé dans le chai jusqu’à ce que la porte s’ouvrît enfin. L’évêque Adalard entra, suivi de plusieurs serviteurs qui entreposèrent tout le contenu de l’ancien atelier de Pierre Toussaint contre un des murs de la salle. Ils installèrent une litière dans un recoin moisi, à côté d’une cheminée rudimentaire où ils placèrent quelques bûches. Ils apportèrent aussi quelques maigres victuailles, puis posèrent délicatement le buste de l’évêque sur la table de travail de Pierre. Adalard, tout en caressant amoureusement d’une main distraite son double d’argile, ordonna au jeune homme, en attendant les premières instructions, d’organiser l’espace de son atelier, puis, au plus vite, de retranscrire dans la pierre la statue définitive de son portrait, et indiqua à cet effet les renseignements nécessaires sur les dimensions de la statue, l’habit et la posture souhaitée. Enfin, le prélat présenta à Pierre un corpulent barbu aux allures de demeuré, et déclara :
« Cher ami, voici Caron, mon fidèle serviteur. Vous apprendrez à le connaître. Il est un peu simple d’esprit, mais c’est la personne la plus dévouée du monde. Chaque matin, au point du jour, cet homme viendra vous ouvrir la porte du chai, et il vous apportera vos provisions quotidiennes. Il fera aussi un peu de ménage dans votre atelier, et vous secondera pour tout ce que vous ne pourrez pas effectuer vous-même à cause de votre infirmité. S’il s’agit de déplacer de lourds blocs de pierre dans votre atelier, n’hésitez pas à demander aux bateliers sur le quai : ils ont reçu l’ordre de vous aider. Profitez bien de chaque visite de Caron pour lui demander tout ce dont vous avez besoin, car dès qu’il aura fini, il repartira en refermant à clef la porte derrière lui, et il vous laissera seul dans votre atelier jusqu’au matin suivant. Vous avez bien compris ?»
Pierre se demanda si effectivement il avait bien compris : cela signifiait-il que le jeune homme allait demeurer prisonnier dans cet entrepôt sordide, à longueur de journée, pendant dix années ? L’évêque, constatant la mine consternée de son interlocuteur, s’empressa d’expliquer, d’une voix suave :
« Vous vous demandez pourquoi je vous fais enfermer, n’est-ce pas ? Surtout ne croyez pas que vous soyez retenu prisonnier, mon cher ami... Non, il s’agit là d’une simple mesure de sécurité : voyez-vous, cet atelier ne saurait être laissé un seul instant sans surveillance. Je ne tiens pas du tout à ce que les merveilles qui bientôt seront entreposées dans ce chai ne soient volées ou saccagées, vous comprenez ? »
Pierre voulut s’insurger, mais l’évêque alors continua, avec un sourire sarcastique :
« Vous ne voudriez pas qu’il arrive ici la même chose qu’à l’abbaye de Lussignac il y a à peu près deux ans, n’est-ce pas, cher ami ? J’ai ouï dire que les moines y avaient une relique, et que faute de l’avoir surveillée, elle fut volée par un brigand de passage. Mais vous êtes sans doute au courant ? »
Nul doute, l’évêque s’était informé auprès du monastère de Lussignac, et à présent, fort de la précieuse information qu’il détenait, il pouvait disposer du jeune homme à sa guise. Pierre se sentait comme une vulgaire souris entre les griffes d’un matou affamé. L’évêque ronronnait de plaisir. Il ajouta, sur un ton conciliant :
« Mais ne vous inquiétez pas, cher ami, en cas de force majeure, vous pourrez bien entendu quitter les lieux. De plus, lorsque chaque matin vous recevrez la visite de notre ami Caron, vous disposerez d’un moment pour vous promener un peu et profiter de l’air vivifiant des bords de Seine. Bien, et maintenant, je vous laisse, car vous avez fort à faire. Nous nous verrons bientôt. Au revoir, cher ami.»
L’évêque s’en fut avec ses serviteurs, Caron ferma la porte à double tour, et Pierre se retrouva seul dans la pénombre. Il s’assit par terre, et se mit à pleurer. Ses larmes amères se mêlèrent aux fientes des pigeons sur le sol crasseux. Puis, la première chose qu'il fit fut de vérifier que les tonneaux entreposés dans le chai étaient bel et bien pleins. Les tonneaux étaient effectivement remplis, mais le vin qu’ils contenaient était frelaté et moisi. Cela n’empêcha pourtant pas à Pierre de le boire, pour étancher sa tristesse. Les premières semaines, il éprouva de terribles maux d’estomac, puis, à la longue, il s’habitua à ce breuvage infâme.
Pierre organisa son nouvel atelier et reproduisit dans la pierre le portrait d’Adalard. Quelques jours plus tard, il reçut, des mains de Caron, une missive de l'évêque, qui lui demandait d'ébaucher sur un parchemin la forme des trois porches de la cathédrale. Pierre s’étonna d’avoir à effectuer ce travail, qui habituellement échoit aux architectes, mais il s’en acquitta sans rechigner. Peu après, il reçut une nouvelle visite d'Adalard. Ce dernier lui donna un manuscrit où figuraient de nouveaux plans, élaborés par Gauthier Folbec : les portails étaient dessinés exactement comme Pierre les avait conçus. Sur le manuscrit, l'évêque avait noté avec précision la liste des motifs historiés à réaliser. Le porche le plus imposant, sur la façade occidentale, serait consacré à la vie du Christ : le jugement dernier figurerait sur le tympan du portail central, avec un Christ en Majesté, à sa droite se trouveraient les justes, à sa gauche, les damnés, et sur la frise et les voussures, entourant le tympan, le combat des vices et des vertus. Sur le portail à gauche du porche principal, il y aurait la Nativité, et la Crucifixion sur celui de droite, avec autour du Christ souffrant, des anges porteurs des instruments de la passion, et sur les piédroits des deux portails secondaires, les douze apôtres. Le portail Sud recevrait des représentations des signes zodiacaux, des scènes des travaux et des jours, les sept arts libéraux, les hagiographies des saints locaux, et plusieurs médaillons financés par les corporations. Enfin, le portail Nord serait dédié à l’Ancien Testament, mais aussi figureraient les sept péchés capitaux, les vierges folles et les vierges sages, et les allégories de la morale et du vice inspirées de la psychomachie du poète Prudence. Il y aurait aussi, bien entendu, des chapiteaux et des chapelles à réaliser à l’intérieur de l’église, et à l’extérieur, en hauteur, il s’agissait de sculpter un grand nombre de monstres, gargouilles, personnages à accrocher sur les différents pinacles, tourelles, rigoles et arc-boutants : plus la cathédrale gagnerait en verticalité, plus l’artiste aurait le loisir de sculpter ce que bon lui semblait.
A entendre parler Adalard, Pierre Toussaint se rendit compte que celui-ci avait en réalité depuis toujours envisagé un abondant décor sculpté pour sa cathédrale, car ses idées sur le sujet paraissaient longuement mûries. La statuaire, selon l’évêque, devait être le « liber pauperum », le livre des pauvres, qui enseignerait aux foules incultes les grands préceptes de l’Eglise. Adalard expliqua qu’il ne voulait aucun monstre ni créature terrifiante sur les porches et pour les chapiteaux, sauf pour figurer les tourments de l’enfer ou pour garnir les toits de la cathédrale, mais plutôt une flore stylisée et élégante, des animaux réels et des visages graciles : le temps des grandes peurs et des fantasmes cauchemardesques était en effet passé, il s’agissait désormais de montrer toute la dimension humaine de la religion, et de représenter la Vierge, le Christ ou les saints apôtres comme des alter ego vertueux qui protègent, consolent, sauvent et transcendent les humains. Adalard souhaitait aussi que la statuaire se détachât des murs du bâtiment, il n’était plus question de bas-reliefs, hormis pour les tympans, mais de hauts-reliefs ou de rondes-bosses, l’évêque évoquait pour les portails des personnages sveltes et élancés, d’un grand réalisme et à l’échelle humaine, qui sembleraient venir à la rencontre du fidèle pour lui parler et l’inspirer. Les idées du prélat coïncidaient parfaitement avec le propre cheminement de Pierre Toussaint, et celui-ci se mit alors à envisager différemment son nouveau statut d’esclave, il approuvait et acquiesçait de la tête à son geôlier tout en l’écoutant énumérer le travail titanesque qui l’attendrait pendant des années, se réjouissant d’avance de tant d’oeuvres à venir. Il se rendit compte qu'en réalité, il était ravi de cette condamnation qui lui permettait de se consacrer exclusivement à son art, sans avoir à se soucier du monde extérieur. En écoutant les paroles d'Adalard lui parlait, il laissait courir son imagination, et voyait déjà toute une foule de personnages empreints de tendresse et de bonté peuplant la cathédrale, des centaines de regards, de bouches et de mains qui parcouraient les murs pour cajoler, embrasser, caresser les fidèles et susurrer des messages d’amour et de paix.

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Message  Louis Sam 18 Déc 2010 - 17:45

Ce qui ressort de ces derniers chapitres, c’est la compétence psychologique diverse des personnages.
Fifrelin s’avère bon psychologue, fin et astucieux. ( chap. 10 ). Il comprend la spécificité des désirs humains. Cette remarque qu’il fait à Pierre est caractéristique :
« c’est très simple, si tu veux à tout prix vendre un objet, il suffit de refuser de t’en séparer. L’objet deviendra vite motif de curiosité, d’envie, et sa valeur deviendra incalculable »
Fifrelin comprend qu’un objet devient désirable, prend de la valeur, lorsqu’il est désiré, ou paraît tel, par d’autres. Il sait que chacun cherche, par l’intermédiaire de l’objet, à capter et diriger sur soi le désir des autres. Il sait jouer sur le désir des hommes, sur leur objet, et pratique alors aisément la séduction pour parvenir à ses fins.
Pierre, lui, ne réussit à comprendre la psychologie des personnes qui l’entourent que par analogie avec le comportement animal. Les chanoines sont perçus comme des cochons insatiables ; l’évêque Adalard comme un chat ; Robert le Torte comme un chien, et ainsi de suite. Tout un bestiaire nous est présenté dans lequel coq, crapaud, rats, ours, chiens et chats, etc. se côtoient en un immense zoo qui figure la vie humaine. L’humanité est sans cesse réduite à l’animalité. Mais Pierre en néglige la spécificité humaine, que Fifrelin, lui, saisit intuitivement.
Quant à l’évêque, ( son nom est-il une transformation de Abélard ? avec lequel pourtant, il ne semble rien avoir en commun ) il est aussi un connaisseur de l’âme humaine, son esprit est pénétrant, attentif aux moindres détails, aux moindres signes du corps et de l’apparence extérieure qui indiquent un mouvement intérieur, mais il est dénué de toute empathie ; calculateur, il opère par raisonnements et déductions ; machiavélique, il joue avec cynisme sur les apparences pour gagner et conserver du pouvoir.

Remarques sur le dernier chapitre :
il contredit apparemment cette affirmation qui termine l’un des chapitres précédents : « Le seul problème était que personne n'avait prévu de sculptures pour la cathédrale de Sistreville, mais cela, Pierre Toussaint ne le savait pas encore. »
D’autre part, une phrase bancale est à rectifier : « En écoutant les paroles d'Adalard lui parlait, il laissait courir son imagination… »

Bravo encore Vincent pour ce roman passionnant. Je lirai la suite avec plaisir.



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Message  Invité Dim 19 Déc 2010 - 15:44

Merci, Louis. Effectivement, les deux problèmes que vous soulevez sont dûs aux "raccords" effectués avec le remaniement du texte... J'ai donc supprimé la dernière phrase du chapitre 10, et changé la phrase que vous m'avez soulignée. Voici la fin du chapitre 12. L'expression est peut-être parfois un peu lourde, il faudra que je m'occupe du stylertouche le style et les phrases trop longues ou trop simples à tête reposée...

Chapitre 12 (suite et fin)

Il entama donc ce travail de forçat avec un enthousiasme formidable. Le lendemain, les bateliers, grâce à une machinerie quelque peu improvisée, installèrent les pierres dans son atelier, que Pierre fit disposer dans les halos de lumière projetés par les lucarnes : six blocs d’un côté de l’atelier, destinés à être travaillés le matin, et six de l’autre, pour profiter de la lumière de l’après-midi. En écoutant les conversations des bateliers qui installaient les blocs, le jeune homme comprit que ces derniers régulièrement remontaient la Seine en direction de l’abbaye de Jumièges. Il se souvint alors que ce monastère était le lieu où l’abbé Rambert de Lussignac avait autrefois envoyé Bernardin, l’ancien chantre du monastère, lorsque Pierre était encore enfant. La nostalgie s’empara de lui et, une fois les bateliers partis, il considéra de nouveau sa condition d’esclave et pleura amèrement : sans cette terrible condamnation, il se serait aussitôt embarqué, sans y réfléchir à deux fois, en direction de Jumièges, mais le destin en avait décidé autrement. Aussi bien Pierre que Bernardin étaient retenus prisonniers, dans deux geôles différentes, à quelques lieues seulement l’un de l’autre. Le jeune homme décida de rédiger une lettre pour son ancien maître, et la confia le jour suivant aux bateliers qui s’engagèrent à la transmettre, de manière la plus discrète possible, car les moines n’avaient pas le droit d’entretenir de correspondance privée. En attendant une réponse, Pierre, bercé par la mélancolie, cette tristesse belle et pure, se mit à sculpter, d’après ses souvenirs, le visage radieux et angélique de Bernardin pour la statue de l’apôtre Jean, l’illuminé, le doux, celui que le Christ aimait. Il le sculpta chaque matin pendant une bonne semaine, et durant l’après-midi, il se consacrait aux statues des autres apôtres, qu’il taillait en série, en même temps.
Il travaillait, de l’aurore jusqu’au crépuscule, ne s’accordant guère de pause, laissant au soleil, à travers sa lucarne, le soin de marquer le rythme de ses journées. En hiver, celles-ci étaient particulièrement courtes, et les nuits, en revanche, se faisaient éternelles. Dès le soir tombé, le jeune homme se sentait envahi par la solitude et le froid. Il grelottait dans son atelier trop vaste, sans parvenir à s’endormir, la peur de mourir gelé le réveillait en sursaut. Alors il buvait pour se réchauffer, et comme il ne pouvait pas sculpter, faute de lumière, il passait des heures à pétrir fiévreusement l’argile pour y figer ses idées, mais il était en général trop saoul pour effectuer un travail réellement utile. De temps en temps, il buvait plus encore que d’habitude pour oublier sa peur et s’endormir une bonne fois pour toutes. Toutefois, il dosait toujours convenablement ses rations de vin, ne prenant que le strict nécessaire pour éviter à ses mains de trembler lorsque l’aurore perçait par la lucarne et que la nouvelle session de travail commençait, après la visite de Caron. Entre la soif de vin et la soif de sculpture, cette dernière finissait toujours par triompher.
Il y eut pourtant une exception : ce fut le matin où les bateliers rendirent à Pierre sa lettre scellée, en expliquant que Bernardin ne faisait plus partie du monastère de Jumièges, qu’il était parti, quelques années auparavant, en direction de l’Italie. Pierre, une fois seul, ingurgita coup sur coup plusieurs gobelets de vin. Puis il se mit à travailler : il voulut achever le visage de Saint Jean, dont il ne restait plus qu’à affirmer le sourire et le contour des yeux, mais ses mains tremblantes et son esprit titubant abîmèrent la statue. L’apôtre avait désormais un rictus inquiétant, et un regard trop profond qui donnait au personnage un air ombrageux. Pierre, désespéré, voulut rectifier le trait, mais il ne fit que saccager plus encore la statue. Finalement, il décida de transformer Saint Jean : il en fit un portrait de Lucifer, l’ange de Lumière, le bel ange déchu par Dieu, juste avant sa transformation en monstre cornu. Pierre soupira, en demandant intérieurement pardon à Bernardin pour cette trahison, puis il se dit qu’il trouverait bien un endroit, sur un des pinacles hauts perchés de la cathédrale, pour y placer cette nouvelle oeuvre. Une fois qu’il eût fini de ciseler le diable, il voulut pendant l’après-midi terminer les autres apôtres, mais il fut incapable de trouver une inspiration quelconque pour leurs visages. Le crépuscule vint clore la session désespérante et plongea Pierre Toussaint dans une terrible angoisse.
Au beau milieu de la nuit, torturé par le froid et ses cauchemars, Pierre s’empara d’un marteau et d’un burin, et perça dans le mur du chai un trou par lequel il s’échappa. Il s’en fut dans la ville déserte, toute recouverte de neige. Le givre pétrifiait les maisons et donnait à la ville un teint de marbre, immaculé et scintillant dans la nuit noire. Le silence absolu qui régnait dans la ville accentuait cette impression de décor illusoire, et son pas bancal qui crissait dans la neige venait détruire cette harmonie fragile au fur et à mesure qu’il avançait. Une lueur, tout au fond de la ruelle d’un faubourg, attira le jeune homme. C’était une taverne encore ouverte à cette heure tardive de la nuit. Il entra, mais comme il était sans le sou -l’évêque bien entendu ne lui avait pas versé un seul denier pour son travail- et d’un aspect pareil aux vagabonds qui errent à moitié fous, on le refoula aussitôt. Il fut aussi refusé dans deux autres tavernes, où pourtant, il avait autrefois dépensé son argent en compagnie de ses amis maçons. Finalement, il décida de rentrer jusqu’à son atelier, où il faisait tout de même moins froid que dehors. Or, en passant par la place de la cathédrale, il entendit qu’on l’interpelait depuis l’intérieur du chantier. Il reconnut aussitôt les ivrognes hirsutes qui l’avaient attaqué et volé, l’année précédente, lors du Carnaval, lors de son arrivée à Sistreville. A présent, ces loques humaines, le reconnaissant comme un des leurs, faisaient signe au garçon de venir trinquer avec eux. Il pénétra dans le choeur de la cathédrale en chantier : il y avait là grande quantité de va-nu-pieds, qui avaient disposé tentures, couvertures et auvents de fortune pour se protéger des froidures. Ils étaient disséminés par petits groupes, abrités dans les plis des chapelles et les recoins chaleureux de l’église, et se tenaient serrés les uns contre les autres, autour de différents foyers. Pierre partagea le pain et le vin avec la dizaine d’ivrognes qui l’avait invité. Parmi ces rebuts de l’humanité, il se sentait bien, le coeur revigoré par la chaleur humaine, le corps léché par les flammes délicieuses. Il dévisagea ces hommes qui avaient partagé leur maigre pitance avec lui sans même le connaître. Le feu illuminait leurs visages barbus et projetait leurs ombres longues sur les murs froids de la cathédrale. Nul doute, c’étaient bien eux, les bons, les sages, les pauvres et vénérables apôtres qu'il cherchait. Comme les disciples du Christ, c'étaient des parias, des proscrits, mendiant leur pain sur les chemins, pourchassés de partout, obligés à se terrer dans les catacombes pour y célébrer leurs offices.
Peu avant l’aube, avant de retourner vers son atelier, le jeune homme se promena de foyer en foyer au coeur de la cathédrale : il y avait là peut-être une cinquantaine d’individus, des femmes, des enfants, des vieillards, des invalides. Ils avaient pris possession des lieux. La cathédrale était devenue leur demeure, et elle leur appartenait de droit, pensait Pierre, car il est dit dans l’Evangile que la maison de Dieu est celle des pauvres gens. Il se promit de tous les sculpter, pour leur offrir une place de choix dans cette cathédrale, d’où ils seraient à coup sûr délogés lorsque la construction reprendrait.
Pierre découvrit le vieil idiot qu’il avait sculpté sous les traits de l’évêque : il se tenait immobile, les yeux rivés vers le ciel, ébloui par les flocons qui s’écrasaient sur son visage, assis très exactement là où, dans l’avenir, serait installée la statue d’Adalard. Il vit aussi une adolescente aux cheveux noirs et lisses, qui souriait tristement en berçant un nourrisson. Elle avait abandonné son manteau pour y emmailloter son rejeton, alors qu’elle-même, trop légèrement couverte de haillons, grelottait de froid.
De retour à son atelier, Pierre se mit à l’oeuvre sans plus attendre. Il sculpta en quelques jours le tympan de la Nativité, avec la jeune mendiante et son enfant, les ruines de la cathédrale en guise d’étable, et la ville de Sistreville sous la neige en arrière-plan. Il tailla aussi, dans la foulée, les portraits de ses nouveaux amis les ivrognes, et comme il lui restait un visage d’apôtre à sculpter, il offrit à Saint Pierre les traits de Caron, le serviteur de l’évêque. Ce benêt avait en effet beaucoup en commun avec le Saint, il était barbu, ventripotent, l’air ébahi, et c’était le fidèle maître des clefs, qui jour après jour, inlassablement, ouvrait en grand les portes du paradis, et permettait à la Lumière de triompher sur les Ténèbres. Le geôlier, qui d’habitude ne portait pas le moindre regard sur les sculpture de l'entrepôt, tomba en extase devant celle de l’apôtre. Bien entendu, il ne reconnut pas son portrait, car il était bien trop humble et trop sot pour imaginer que sa personne pût inspirer un artiste, mais, par contre, il reconnut aussitôt son trousseau de clefs : il en éprouva une grande joie, et, les larmes aux yeux, remercia le prisonnier avec effusion.
Pierre Toussaint continua pendant plusieurs mois ses escapades nocturnes. Il partait dès le crépuscule, en quête d’inspiration, et s’en allait mendier au sortir des églises, à la fin de l’office du soir. La plupart des fidèles passait devant lui sans jeter la moindre pièce dans son escarcelle, et le peu de gens qui donnait le faisait plus par faiblesse de caractère, pour se débarrasser du regard fixe et accusateur que l'indigent leur adressait, que par charité véritable. Le jeune homme observait attentivement la réaction des bourgeois, car dès le matin suivant, sur le grand tympan de la pesée des âmes, en fonction de l’aumône versée, il leur attribuait une place, à la gauche ou à la droite du Christ. S'il choisissait le côté gauche, alors il prenait un malin plaisir à projeter le satané bourgeois dans les abysses, à le torturer, à l’empaler, à le faire rôtir à petit feu. A droite, il n'y avait guère qu'une dizaine d’individus que Pierre, au tout début de ce petit jeu, avait eu l’indulgence de placer du côté des justes, mais bientôt, le jeune homme voua tout le monde au affres de l'enfer. Les bourgeois y grouillaient par centaines, entassés les uns sur les autres, menaçant de sortir du cadre. Et lorsqu'il n'y eut plus de place en enfer, il se mit alors à sculpter les personnages en surplus sur la frise du grand combat des vices et des vertus. Il ne tailla que leurs visages, de minuscules caricatures collées les unes contre les autres, afin de ne pas perdre de précieux espace : son idée était bel et bien de les représenter tous, ces maudits bourgeois, ces vicieux, mesquins et hypocrites habitants de Sistreville, il y en avait peut-être mille en tout, mais qu’importait, il s’était promis de n’en épargner aucun, de tous les châtier. Et les plus ignobles d'entre-eux servaient à représenter les sept péchés capitaux : Pierre n'avait que l'embarras du choix pour figurer l’avarice, et pour la luxure, il trouva l’inspiration en observant le visage des passants dans la rue des catins. Enfin, pour les autre péchés capitaux, il décida de faire un hommage à tous les commanditaires de la cathédrale : ainsi, il attribua l’orgueil à Gauthier le maître d’oeuvre, la gourmandise et la paresse aux chanoines, la colère au vicomte Robert le Torte, et l’envie aux membres des frairies.
Il déambulait chaque soir dans les rues de Sitreville, proférant des insultes à l’encontre des bourgeois de passage, et donnant libre cours à sa haine. Il ne participa guère au Carnaval, qu’il ne voyait plus désormais que comme une mascarade abominable, et croisa plusieurs fois Gauthier Folbec. Il se promenait toujours avec une canne à la main, surmontée de la girouette que Pierre avait sculptée, en guise de pommeau. L'architecte, bien entendu, ne reconnaissait pas le sculpteur. Il était comme tous les autres, il ne le voyait même pas, car pour les riches, tous les miséreux sont transparents. Pierre s'amusait à les provoquer et leur crier des obscénités. Tous étaient mauvais, stupides et décadents. Seuls les mendiants étaient bons et charitables. Pierre leur vouait une admiration sans borne. Chaque nuit, une fois que les bonnes gens allaient se coucher, le jeune homme venait retrouver ses frères d’infortune dans les ruines de la cathédrale, où, dès le printemps, vinrent aussi se réfugier les rats de la ville. Le jeune homme avait trouvé une nouvelle famille parmi les mendiants. C’était la première fois qu'on ne le traitait pas comme un infirme, au contraire, comme pratiquement tous les membres du groupe étaient plus ou moins difformes, c'étaient les êtres sains et valides qui devenaient suspects.
Cependant, par une nuit d’été, Pierre Toussaint ouvrit enfin les yeux. Ses nouveaux amis, ce soir-là, avaient bu plus qu’à l’accoutumée, et pour se défouler, comme ils s’ennuyaient fort, ils se mirent à rouer de coups le vieil idiot qui scrutait, béat, les étoiles. Puis, non contents de leur forfait, les bons apôtres se ruèrent comme un seul homme sur la jeune fille à l’enfant, arrachèrent de ses mains le rejeton emmailloté et la violèrent, sous l’oeil indifférent du reste des mendiants. Pierre voulut s’interposer, mais il reçut alors une terrible rossée, qui le fit battre en retraite. La dernière image qu’il eut avant d’abandonner définitivement la cathédrale fut celle d’un pauvre gueux prostré dans l’angle d’une chapelle. Le jeune homme le reconnut aussitôt : c’était Maître crapaud. Il se tenait seul, à l’écart des autres vagabonds, recroquevillé sur lui-même, le ventre appuyé sur ses cuisses épaisses, le visage verdâtre recouvert de boue, les yeux exorbités injectés de larmes et de sang. Pierre, à la vue du pauvre Hippolyte, fut soudain frappé par une compassion extrême, une sensation de remords et d’écoeurement plus douloureuse encore que les coups qu’il venait d’encaisser. Il se traîna à grand peine jusqu’à son atelier, blessé jusqu’au plus profond de l’âme.
Une fois dans le chai, pour extirper sa souffrance et sa haine, il hurla comme un dément, et son cri déchirant s’en fut en grondant en direction de la ville. Il cria des injures contre l’humanité entière, et contre lui-même. Oui, il maudit sa propre existence, car il était un monstre, pis encore que les bourgeois. Il avait fait renvoyer Maître Hippolyte, sans même se soucier des conséquences de son geste, et il était à jamais coupable de la déchéance du pauvre homme. Pierre se frappa violemment la poitrine : c’était là sa faute, sa grande faute. Il lutta sauvagement pendant des heures pour dompter son esprit tourmenté, en se frappant la tête contre les murs et en cherchant à faire taire la folie qui s’était logée dans son crâne, et une fois qu’il réussit à assommer pour un temps sa démence, il en profita pour essayer de retrouver son humanité perdue. En observant attentivement le tympan du jugement dernier, il se demanda pourquoi il avait envoyé tous les hommes en enfer. Était-il juste de condamner les indifférents, les neutres, les pleutres, les frileux, les passifs, les mous, les attentistes, ceux qui provoquent le malheur d’autrui sans en avoir conscience, ceux qui se voilent la face ou se réfugient dans l’ignorance ? Ne pouvant trancher, Pierre décida alors, pour équilibrer tout à fait son tympan du jugement dernier, de représenter à la droite du Christ un double vertueux de chaque habitant de la ville. Quant aux mendiants, il se vengea en les représentant en démons grimaçants qui projetaient les damnés dans les flammes et leur infligeait mille supplices. A vrai dire, Pierre n’eut aucun mal à les représenter ainsi, car ils étaient à peine caricaturés. Aussi, en regardant de nouveau les sculptures des apôtres, il se demanda comment il avait pu voir d’une autre manière ces misérables gredins. Cependant, il savait que la pierre ne mentait pas, et que ces statues d'apôtre étaient elles aussi, des portraits fidèles. Il en vint à penser alors que la pauvreté, les conditions extrêmes de survie rendaient les hommes eux-mêmes extrêmes, que si la richesse permet de vivre une existence douillette à l’abri du bien et du mal, l’âme des miséreux, en revanche, passe sans cesse du divin au diabolique, sans intermédiaire ni demi-mesure. Il n’y avait donc pas plus de raison de condamner un pauvre assassin qu’un riche égoïste, pensa Pierre, et il se demanda si Dieu était doté du même bon sens que lui au moment de juger les humains.

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Message  Louis Mar 21 Déc 2010 - 15:55

Encore un chapitre intéressant qui montre que l’artiste ne peut créer, coupé de la réalité. Son imagination, seule, ne peut suffire, il lui faut puiser dans le réel. Les deux fonctions de l’imagination, productrice et reproductrice, sont solidaires.

Pierre découvre, d’autre part, des aspects nouveaux de la réalité humaine. Il verse un moment dans le manichéisme ( « Tous étaient mauvais, stupides et décadents ( les bourgeois ). Seuls les mendiants étaient bons et charitables. » ) avant de se rendre compte, à la faveur des événements cruels dont il est le témoin, que l’ange et la bête cohabitent dans l’être humain, et se renversent l’un dans l’autre. Comme ce portrait dans la pierre, de Saint Jean au visage angélique de Bernardin, se transforme, suite à une petite erreur, après un verre de trop, en portrait de Lucifer.
Pierre réalise enfin, découverte terrible, que lui-même n’est pas exempt du côté sombre de l’âme humaine. Il a provoqué le mal, par le renvoi de Maître Hippolyte, mais sans l’avoir voulu, par inconscience.

J’ai relevé deux coquilles ( un s et un x manquants ) :
« Le geôlier, qui d’habitude ne portait pas le moindre regard sur les sculptures de l'entrepôt… »
« le jeune homme voua tout le monde aux affres de l'enfer »


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Message  Invité Mar 21 Déc 2010 - 16:28

Lu ce dernier chapitre, j'aime toujours et réitère ma promesse de lire l'ensemble (en achetant le livre ?). C'est un réel boulot d'écrivain, tout a fait lisible en plus d'être très intéressant. En ceci bravo, amener un lecteur de ma trempe au près des Saints,
ce n'est pas facile.


J'ai relevé deux proximités gênantes :

lors du Carnaval, lors de son arrivée
Peu avant l’aube, avant de retourner


Bon courage dans tes énièmes relectures et corrections.


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Message  Invité Ven 7 Jan 2011 - 0:24

un grand merci à Panda (ça fait vraiment plaisir ce petit com.) et à Louis. Au fait, Louis, vous me posiez une question au sujet du nom de l'évêque, Adalard... Ce n'est pas du tout un clin d'oeil à Abélard, mais plutôt à Adalard de Corbie, évêque puis abbé à l'époque de Charlemagne.

Pour le choix des noms, j'avoue que c'est surtout la sonorité qui a motivé les choix, l'abbé Rambert et l'évêque Adalard je trouvais que ça sonnait bien, Bernardin, un nom angélique avec une sonorité suave, et Raoul, patronyme très utilisé au Moyen-Age, sonnait très rustique. Donc, j'ai puisé dans des noms assez fréquent au Moyen Age, avec le soucis suivant :

-Pour les hommes du peuple, des noms simples, fréquents au moyen age : Pierre, Martin, Raoul, Jean, Hugues, Gilles, etc...
- Plutôt des noms provenant du latin pour les personnages d'Aquitaine et plus de désinences germaniques pour les personnages importants de Normandie, même si j'ai volontairement mélangé les deux influences. Mais tous ces noms existent bel et bien...

-Le personnage de Caron, qui vient d'apparaître est un patronyme typique de Normandie. Je l'ai choisi en hommage à Charon, le passeur vers le monde des morts.
Enfin, il y a deux clins d'oeil personnels, Villelongue et Nérigean, qui sont deux lieux-dits où je possède de la famille.

Sur ce, voici le début du chapitre 13


13. Narcisse et Pygmalion.

Pierre, déçu par le monde, écoeuré par les hommes, décida de ne plus jamais sortir de son atelier. C’était l’été, et cela faisait six mois qu’il travaillait comme esclave de l’évêque dans l'entrepôt des berges de la Seine. Il y demeura seul pendant encore sept ans, sans personne à qui parler, et lui qui n’avait aucune personnalité et plus personne à imiter se retrouva du coup très vite totalement dépourvu d’humanité. Au début, il chercha à tout prix à garder sa condition d’homme, et s’évertua de conserver les grands traits de chaque groupe auquel il avait, durant sa vie, essayé d’appartenir. Des mendiants, il avait la dégénérescence, l’éthylisme et la démesure, des maçons, l’impétuosité, l’impiété, le goût de l’aventure et des grands défis, et des moines enfin, l’ascétisme, la réclusion, l’introspection. Cependant, Pierre n’avait retenu que les folies de tous, mais les grands idéaux qui animaient ces hommes lui échappaient complètement : il ne cherchait pas à détruire comme le faisaient les mendiants, mais au contraire à créer, il ne cherchait pas non plus la liberté, comme les maçons, et si Pierre questionnait fréquemment le Ciel et se plaisait à l’insulter, il y avait déjà longtemps qu’il avait perdu la Foi. En réalité, Dieu n’était plus qu’un alibi pour qu'il pût se parler à lui-même, et bientôt, il s’amusa à dédoubler sa personnalité : il y avait Pierre, le misérable mortel, l’ivrogne infirme, et Pierre, le Dieu, le Créateur, et les deux personnages conversaient à longueur de journée, riaient ensemble, se disputaient ou se réconciliaient.
Il fit disposer, sur plusieurs jours, avant que la démence ne l’empêchât de parler aux hommes, toutes les pierres dans son atelier. Il ordonna de dresser des rangées droites parallèles aux murs de l’entrepôt, afin de pouvoir se promener chaque matin au-devant d’elles, tel un suzerain passant ses troupes en revue. Il fit ériger aussi d’autres pierres en cercles concentriques, convergeant vers le milieu de l’entrepôt où il laissa un grand espace vide, et comme il restait encore un grand nombre de blocs, il les fit installer çà et là, au hasard, sans ordre véritable. Enfin, contre les murs, il fit poser les neuf portails de la cathédrale. Mois après mois, progressivement, il lui sembla que les bas-reliefs qui y étaient gravés s’enfonçaient dans les parois de l’atelier, se laissaient engloutir pour y demeurer prisonniers.
Bientôt, Pierre trouva un moyen de pouvoir travailler aussi pendant la nuit : le long de la Seine, il y avait de nombreuses barques échouées, dont il arracha les planches, une à une, pour les traîner jusqu’à son entrepôt. Peu avant le crépuscule, il allumait un grand feu au milieu de son atelier. La fumée noire qui s’échappait du bois calfaté au goudron provoquait un épais brouillard sulfureux qui trouait les yeux et déchirait les poumons. En cercle autour du foyer se trouvaient toutes les statues que le jeune homme taillait la nuit, les bêtes innommables et malévoles, démons, gargouilles, harpies, hydres et mantichores. Pierre, une fois le feu allumé, allait se coucher pendant une heure ou deux, en profitant du passage du jour à la nuit. C’était le seul moment de repos qu’il daignait s’accorder, et juste en s'endormant, il s’efforçait de penser aux choses les plus sales et immondes possibles, pour faciliter la venue de cauchemars terrifiants. Les créatures de la nuit ne tardaient jamais à troubler son sommeil, toujours ponctuelles au rendez-vous, et le réveillaient en sursaut. Alors, des monstres plein la tête, il se précipitait au centre de l’entrepôt, vers le foyer. Il s’emparait d’un tison dans le brasier, et le faisait tournoyer autour de sa tête, pour tenir en respect ses ennemis qui demeuraient, méfiants et craintifs, hors d’atteinte de la lumière. Le sculpteur scrutait leurs gueules noires, leurs corps odieux tapis dans l’ombre, prêts à bondir sur lui à la moindre occasion. Sans faire de bruit, très lentement, il s’emparait de son marteau et d’une longue pointe, puis tout d’un coup, sans crier gare, sautait sur le dos d’une des bêtes pour lui asséner un coup sur la nuque. Puis il retournait prestement au milieu de la ronde terrifiante et entamait une danse guerrière ponctuée de cris rauques. Il annonçait ainsi le début du combat, de cette lutte héroïque qu’il livrait chaque nuit contre ses chimères. Seul dans les ténèbres, il bataillait des heures contre des hordes de pierre. Il sautait d’échine en échine, s’agrippait aux chairs des monstres, les étranglait, les frappait avec son marteau, transperçait les poitrines, tranchait les carotides de sa pointe acérée. De temps en temps, les créatures ripostaient, se cabraient et Pierre tombait, mais alors il roulait entre les pattes d’un fauve pour venir se réfugier auprès d’un ange dans l’angle d’un mur. Il grimpait sur la statue, puis bondissait avec fougue sur un dragon ou un diable abominable. Il le projetait à terre, le clouait au sol, et s’il parvenait à l'immobiliser, il en profitait pour lui limer les crocs ou lui poncer les écailles. Une par une, nuit après nuit, il parvenait à dompter et à terrasser les armées infernales. Chaque matin, la lumière crue de l’aurore jaillissait des lucarnes et mettait fin aux combats, les faisceaux blancs et fumants illuminaient les Saints, les Vierges dt les Vertus, et toutes ces statues, auréolées de clarté, réapparaissaient alors, souriantes et apaisantes, pour annoncer la victoire de l’homme sur la bête, du jour sur la nuit. Un ange, sur la frise d’un portail au fond de l’atelier, jouait de la trompette en célébrant à grande pompe le triomphe de l’artiste. Un peu plus tard, Caron ouvrait les portes de l’atelier, et une épaisse fumée noire s’échappait alors du chai, charriant avec elle les affres de la nuit. Pierre Toussaint sortait aussi, harassé, les yeux rougis, les narines fumantes, toussant et crachant, et il traînait ses pas chancelants sur la grève pour aller plonger dans le fleuve grisâtre. Puis, ragaillardi, il revenait jusqu’à son atelier pour entamer une nouvelle journée de travail.

Le jour, il se plaignait du manque de lumière qui l’empêchait de sculpter plusieurs statues à la fois. Tous les matins, il traîtait le pauvre Caron de tous les noms et l’exhortait à laisser les portes ouvertes, non pas pour s’enfuir, bien entendu, - d’ailleurs, où donc serait-il allé ? - mais pour permettre au soleil d’entrer dans l’atelier. Le serviteur répondait toujours, sur le même ton imperturbable, cette phrase qui résumait toute sa philosophie : « Mais ce n’est possible, enfin… Les ordres, c’est les ordres. Si on ne respectait pas les ordres, ce serait le désordre, vous comprenez ? », et il refermait à clef l’atelier. Un jour, Pierre eut une idée : il s’empara de son marteau et de son burin, et se mit à percer lui-même des dizaines d’orifices dans le mur. La lumière jaillissait en pagaille, traçant des lignes lumineuses, des faisceaux qui se croisaient et traversaient de part en part l’atelier. Cependant, la lumière était rasante, et n’éclairait guère que les mollets des statues en rondes-bosses, aussi, il en conclut qu’il devait percer des trous dans les lucarnes, tout en haut du bâtiment. Il lança une longue corde en l’air qui passa par-dessus une poutre sous les toits, puis il fit un noeud coulant et grimpa dans les charpentes. Là-haut, au risque de se rompre le cou à tout moment, il rampa jusqu’aux murs et se mit à tailler de nouvelles fenêtres. Mais tout à coup, il entendit un bruit sourd au-dessus de sa tête : c’était le toit qui venait de s’affaisser en bouchant une des ouvertures qu'il venait de percer. La vibration avait aussi fait s’envoler une nuée de pigeons, et un de ces oiseaux de malheur percuta de plein fouet le jeune homme, qui faillit tomber. Il réussit à maintenir son équilibre et à agripper l’aile du volatile. Il le regardait se débattre entre ses doigts : ces satanés emplumés, dégoûtants et criminels, profitaient de ses moments d’égarement pour dévorer son pain ; pis encore, ils se permettaient de déféquer sur les images saintes, ces iconoclastes, stupides et stridents animaux... Pour se venger, il brisa le cou de l’animal d’un geste brusque, puis il descendit en se laissant glisser d’une seule main le long de la corde, tenant toujours le cadavre de l’oiseau dans l’autre. Une fois en bas, il s’empara de trois clous et crucifia le pigeon contre le mur, et, avec une cordelette, maintint la tête de l’oiseau penchée légèrement d’un côté. Grâce à ce modèle, il sculpta le Saint Esprit, dont on dit qu’il vole partout librement au-dessus de nos têtes et peut toucher n’importe qui en n’importe quel lieu, exactement comme la fiente des pigeons. A partir de ce jour-là, Pierre vécut constamment en regardant en l’air, en guettant les moindres bruits venus du toit, paniqué par l’idée qu’il pouvait tout à coup lui tomber sur la tête. De temps en temps, une tuile ou un morceau de plâtre venait s’écraser par terre, sans raison, à moins que tout à coup, une fenêtre ne s’obstruât, bouchée par un bout de toit effondré.
Il y avait autre chose qui maintenait Pierre dans un état d’anxiété permanente, mis à part les toitures du bâtiment qui pouvaient à n’importe quel moment s’effondrer définitivement et détruire ses statues, et du même coup, leur créateur. Il s’agissait d’une remarque qu’avait faite l’évêque, lors de sa dernière visite à l’atelier. Adalard, en effet, passait régulièrement superviser les travaux, tous les deux ou trois mois environ. Caron annonçait à l’avance à Pierre chacune des visites du prélat, aussi le jeune homme avait le temps de se préparer mentalement pour ces rendez-vous, et grâce à de gigantesques efforts il parvenait presqu'à retrouver son humanité. L’évêque, chaque fois, déambulait dans l’entrepôt, l’air sérieux, mais le jeune homme voyait bien que derrière ce masque d’indifférence, la grâce des oeuvres exposées le touchait profondément. Adalard finissait toujours sa visite en félicitant l’artiste, mais en se plaignant de ce que l’ouvrage n’avançât pas assez vite. Certes, le sculpteur avait passé une année entière, pour le tympan du jugement dernier et la frise du combat des vices et des vertus, où il avait gravé deux fois les portraits de chaque habitant de Sistreville, mais à présent il travaillait bien vingt heures par jour, sans quasiment dormir, sans s'accorder la moindre pause et sans jamais élaborer d'épreuves dans l’argile. Cependant, il restait encore tous les chapiteaux, les gisants et les statues de la crypte et des chapelles qu'il n’avait pas encore commencés, et l’évêque le lui répétait à chaque occasion.

Lors de ses dernières visites, le prélat se faisait accompagner par un garde armé, il ne parlait plus au sculpteur et le toisait d’un oeil méfiant, comme s’il eût craint une réaction violente de la part de ce dernier. La dernière fois qu'Adalard visita l’atelier, ce fut commodément assis dans un fauteuil porté par quatre serviteurs, et à aucun moment il ne daigna descendre de son siège. Il avait les traits tirés, l’air fatigué, le teint blafard. A la fin de sa visite, il s’adressa directement à Pierre, et pour la première fois, lui parla sans ambages, d’une voix douce dénuée de sous-entendus. Il lui demanda de se reposer, et lui conseilla de faire une pause de plusieurs semaines pour retrouver ses esprits. Mais Pierre refusa vivement d’abandonner ses statues, ses créatures, ses enfants, et se mit à insulter le prélat sur tous les tons. Ce dernier ne lui en tint pas rigueur, et lança une remarque que Pierre, sur le moment, fit mine de ne pas entendre :
« Cher ami, écoutez-moi bien, je vous en conjure. Arrêtez un temps votre travail. Vous êtes libre à présent de partir. Vous savez, je ne sais pas du tout si toutes ces statues serviront à quelque chose, car il m’est avis que la cathédrale de Sistreville ne verra jamais le jour... Vous m’entendez ? »

Devant l'expression absente du jeune homme, l’évêque haussa les épaules, puis il ordonna à ses serviteurs de le mener hors de l’atelier. Caron referma la porte du chai, et Pierre demeura seul face à sa folie vaine. Les mots de l’évêque résonnaient entre ses tempes, et pour les chasser de sa mémoire, le sculpteur colla son gosier contre un tonneau de vin, bien décidé à l’engloutir tout entier. Mais le tonneau était vide, celui d’à côté aussi, comme tous les autres de l’atelier. Le garçon réfléchit et se demanda quand il avait bu pour la dernière fois, et c’est alors qu’il se rendit compte que cela faisait des éternités déjà qu’il n’avait pas pris la moindre goutte. Entre le vin et la folie, cette dernière avait triomphé tout à fait, et il explosa d’allégresse. Il en oublia les mots de l’évêque et se mit à danser joyeusement au milieu de ses statues. Il était libre enfin, car il n’avait plus besoin de boire pour être ivre, il l’était désormais en permanence, et ses statues n’avaient pas non plus besoin de cathédrale pour exister, une fois ciselées, elles seraient tellement belles que les hommes en les voyant en seraient bouleversés, les soldats deviendraient poètes, les prêtres idolâtres, les ivrognes abstinents. Quant aux riches, ils seraient aussi touchés par la grâce divine et alors, ils abandonneraient toute leur fortune pour faire bâtir un précieux écrin pour ces sculptures magnifiques, et avec l’argent récolté, on bâtirait une église, une basilique, une cathédrale même, la plus grande de toute la chrétienté. Pierre Toussaint, tout à fait convaincu par ses fantasmes, continua, ragaillardi, son ouvrage. De temps en temps, cependant, la remarque de l’évêque venait se loger de nouveau dans sa tête. Quand cela arrivait, Pierre se donnait alors un coup de marteau sur le front, et la phrase sortait par une de ses oreilles.

L’évêque ne revint plus une seule fois visiter le chai, et Pierre perdit alors tout contact avec le monde, avec les êtres humains, mis à part Caron, mais cet imbécile était-il vraiment humain ? Il perdit aussi toute notion du temps. Depuis combien de siècles demeurait-il ainsi enfermé ? Le temps pour les statues est en effet très différent de celui des humains, les pierres vivent presqu'éternellement, le temps ne les fait pas vieillir, sauf si elles s’exposent à des agents d’érosion, et qu’une fissure funeste ne se déclare un beau jour, signe d’une fin inéluctable en quelques siècles seulement. Pierre refusa donc de sortir à l'extérieur, pour éviter toute action néfaste du soleil ou de la pluie sur sa peau, l’eau en particulier devint sa grande ennemie, aussi il décida ne plus jamais se laver. Mais pire encore que l’eau, il y avait les excréments des pigeons, acides et criminels. Lorsqu’un des ces volatiles de malheur laissait tomber une fiente sur sa peau, lui, angoissé, nettoyait la tache en vitesse, puis il parcourait son épiderme fébrilement avec ses doigts, à la recherche d’éventuelles craquelures. Et comme il ne trouvait jamais rien, il continuait son travail sans se soucier des millénaires qui passaient.

Mais s'il avait totalement perdu la notion du long terme, en revanche, il savait toujours l’heure exacte, le jour, le mois, la saison où il se trouvait. La nuit, il luttait contre des bêtes féroces, le jour, il était aux anges. À chaque heure du jour les cloches de la ville sonnaient, et le dimanche et jours de fête, elles redoublaient d’intensité. Les saisons passaient, les unes après les autres : l’hiver, la pierre était cassante, et Pierre devait faire extrêmement attention de ne pas la fendre en deux d’un malheureux coup de marteau. L’été, il faisait une chaleur moite, la poussière gorgée d’humidité se déposait partout dans l’atelier, la sueur coulait sur les mains du sculpteur, glissait à l’intérieur de ses poings fermés, et son burin de temps en temps dérapait dans ses paumes, causant des cicatrices involontaires sur les statues. Il avait les phalanges recouvertes de plaies, de cloques et d’ampoules, mais il ne sentait rien, la folie transcendait sa douleur. Quant à l’automne et au printemps, il pleuvait sans cesse, des trombes d’eau à longueur de journée, ces deux saisons n’en finissaient pas. L’eau s’infiltrait dans l’atelier par les tuiles cassées, et provoquait une multitude de gouttières, de flaques et d’océans. La pluie cognait contre le toit, goutte à goutte, jour après jour, pendant des siècles sans interruption, avec un petit bruit lancinant qui exaspérait le sculpteur qui répondait au cliquetis insupportable à grand coups de marteau sur ses statues. Les deux bruits mêlés martelaient son esprit pour se confondre dans un vrombissement incessant.

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Message  Invité Ven 7 Jan 2011 - 1:13

Chapitre 13, suite et fin...
Or, un jour, ce bourdonnement se fit de plus en plus distinct, et il entendit alors très nettement la voix d’une jeune fille.
«Eh, beau prince, s’il te plaît, peigne-moi, je suis toute ébouriffée »
C’était une des vierges sages, et Pierre, qui ne fut pas surpris outre mesure d’avoir affaire à une statue parlante, s’en fut chercher un râteau dentelé pour sculpter la chevelure de la jeune pucelle.
« Eh, mon garçon ! fit une voix gémissante de vieillard. Les cheveux de la fille, ça peut attendre. Tu pourrais au moins éteindre le feu sous mon chaudron, avant. C’est que ça brûle, tu sais, fiston !
- Pardon ? -dit Pierre en se retournant vers le moine en bas-relief qui venait de parler- Mais c’est hors de question ! Vous, vous êtes un martyr de la foi... Eteindre ce feu, cela n’aurait aucun sens, enfin ! Allons, souffrez en silence, cher ami, je vous prie.
- Aucun sens, aucun sens, c’est vite dit ! –criait le moine- Ecoute-moi bien, fiston. Moi, je veux bien être martyr, mais en principe, un martyr, après le supplice, il va tout droit au paradis, et moi, au lieu de ça, je me retrouve coincé là, à souffrir toute l’éternité dans les flammes, comme un vulgaire condamné à l’enfer ! Tu trouves ça juste, toi, fiston, après toute une vie de renoncements ? Si j’avais su, au moins, avant ça, j’aurais vécu dans le péché, avec du vin et des filles ! Allez, fiston, un bon geste, quoi ! »
Le vieil homme avait raison, pensa Pierre, et il effaça les flammes à coups de burin.
« Et mes cheveux ? –demandait l’autre
-J’arrive, tout de suite, répondit Pierre
-Il y a du favoritisme, vraiment, disait un prophète, moi, cela fait déjà plusieurs semaines que j’attends de pouvoir dégager mon corps de ce bloc ! C’est que j’étouffe, là-dedans !
-Et moi, j’aimerais bien qu’on me fasse des yeux ! Je vous assure qu’on peut très bien prier aussi avec les yeux ouverts, vous savez », faisait à son tour remarquer un saint abbé.
Après cette dernière remarque, toutes les statues se mirent à jacasser comme des oies, et à se chamailler à qui mieux mieux, chacune réclamant son petit traitement de faveur, une attention spécifique de leur maître et créateur.
« Ça suffit ! Taisez-vous tous ! » cria Pierre. Le silence se fit, un temps, puis les statues reprirent de plus belle. Dès lors, elles n’arrêteraient plus de bavarder. Pierre parlait aussi, il riait avec elles, prenait part à leurs discussions, mais quand il en avait assez, alors il faisait la loi et leur distribuait des coups de marteaux.
Quelques jours plus tard, le sculpteur céda devant l’insistance de la vierge sage, et se mit à ciseler sa chevelure. Tandis qu’il la peignait avec soin, elle lui susurrait des mots doux à l’oreille, et Pierre ressentit une vive émotion. Quand il eût fini, il caressa tendrement les cheveux de la donzelle, puis il lui ponça amoureusement le cou et les épaules, et, furtivement, du bout des doigts, il en profitait pour frôler son épiderme : le grain de peau de la fille était extrêmement fin, aussi suave et lisse que du marbre blanc. La vierge eut un frémissement, et le jeune homme osa alors une caresse plus prononcée, et comme la fille semblait apprécier ce jeu sensuel, il fit courir ses mains contre ses hanches, et l’embrassa sur les lèvres. Les deux amoureux poursuivirent longuement leur étreinte, illuminés de faisceaux de lumière douce. Puis Pierre s’en fut chercher un marteau et un burin, et, d’une main experte, à petit coups brefs et précis, il tailla une fente entre les cuisses de la jeune fille haletante. Ensuite, il glissa son sexe dans la pierre et dépucela la statue. Après cet ébat, il dévisagea sa nouvelle fiancée de calcaire : ses traits avaient changé, elle n’était plus du tout une vierge sage et vertueuse, elle avait maintenant un sourire lubrique qui trahissait son vice. Il refit alors le visage de la fille, en faisant la sourde oreille aux récriminations de la sculpture, et la transforma en vierge folle.
Fort de cette expérience, il décida de procéder de la même manière pour chaque vierge sage, ainsi que pour les allégories de la morale et du vice : il fit en tout une vingtaine de jeunes filles, toutes plus belles et plus sensuelles les unes que les autres. A la moitié d’entre-elles, il leur fit l’amour pour les convertir en vierges folles ou en vicieuses. L’autre moitié demeurait pure et chaste. Peu à peu, Pierre laissa libre cours à ses passions lythophiles. Il se mit à étreindre aussi ses autres créations : toutes les sculptures, apôtres, prophètes, martyrs, ou même démons, harpies et gargouilles furent l’objet des jeux sexuels de l’artiste. Certaines acceptaient facilement l’étreinte, d’autres essayaient de résister, mais bien entendu, comme il s’agissait de statues, elles ne pouvaient pas se débattre, et le sculpteur profitait de leur faiblesse pour abuser d’elles et les tripoter à loisir. Cependant, mis à part les vierges sages et les allégories qu'il avait épargnées –et il dut résister plus d’une fois à la tentation, qui était grande-, il ne fit pas non plus l’amour aux anges : ceux-ci en effet, non seulement n’avaient pas de sexe, mais ils étaient aussi dépourvus de fesses, car ils étaient sculptés en bas-reliefs. Pierre, toute la journée se promenait dans son atelier en observant les comportements de ses oeuvres, tantôt les caressant, tantôt les frappant. Les statues ne bavardaient plus allègrement, à l’emporte-pièce, comme auparavant, à présent elles se taisaient, ou bien se plaignaient à voix basse. Leur maître était satisfait, il les avait enfin domptées.
Mais un après-midi d’été, au milieu des chuchotements de ses statues, le sculpteur distingua une voix rauque et sifflante qu’il reconnut aussitôt.
« Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde, prends pitié de nous »
C’était Odilon. Aucun doute n’était permis, c’était bien lui. Tout tremblant et suffocant, le jeune homme chercha entre ses statues le vieux chantre pédéraste de son enfance. L’avait-il sculpté s’en sans rendre compte, dans un moment d’égarement ? Mais il eut beau remuer de fond en comble son atelier, il ne trouva pas la trace de son ancien maître.
« Je ne suis pas parmi tes créatures, mon fils, je suis dans ta tête, dit de nouveau la voix. Vois-tu, tu me détestais tant, tu me repoussais, mais regarde-toi, tu es devenu comme moi, tu violentes tes propres enfants !
- Non, moi je leur ai donné la vie, je les aime ! »
Le rire tonitruant d’Odilon faillit faire exploser le crâne du jeune homme. Il se tenait la tête à deux mains, recroquevillé dans un coin de son atelier, n’osant broncher, et demeura de longues heures prostré ainsi, en essayant de faire taire le serpent qui sifflait dans sa tête. Lorsqu’il osa lever enfin les yeux, le crépuscule transperçait l’atelier de faisceaux rouge feu. Il eut alors une idée. Il chercha une pierre longue qu’il n’avait pas encore sculptée, et quand il l’eut trouvée, dans un coin de l’atelier entre deux tonneaux, il fit un feu, et attendit la nuit. Il devait à tout prix extirper le souvenir du chantre de son crâne, et pour cela, il allait sculpter son cauchemar. Une fois expulsée de son esprit, il détruirait alors la statue répugnante, pour ainsi se débarrasser une fois pour toutes de l’odieux reptile qui dormait dans sa tête depuis trop longtemps déjà et que sa démence avait réveillé.
La nuit vint enfin, et Pierre commença à tailler la pierre.
« Tu ferais mieux de ne pas me sculpter, mon fils. Si tu me sculptes, tu me libères.
- Tais-toi, bête immonde ! Il n’y a plus de place pour toi dans ma tête. Je vais te faire sortir de ta tanière et je vais te tuer !
- J’accepte le duel. Mais prends garde, je suis beaucoup plus fort que toi »
Pierre continua de tailler le corps de l’animal, et le serpent qui logeait dans la pierre ondulait légèrement de la queue pour faciliter le travail de l’artiste. Il frétillait, jouissant manifestement sous les coups infligés. Le sculpteur tailla la statue horripilante durant trois jours et trois nuits, ne s’accordant de pause que lorsque Caron venait faire sa visite au petit matin. Il fit des pattes griffues, un corps long et souple et des écailles, et le troisième soir, il commença à sculpter la tête du monstre. Or, tout à coup, au moment de tailler l’oeil du reptile, il ressentit une vive douleur au poignet qui l’obligea à lâcher son marteau, et il eut du mal à remuer de nouveau les doigts pour s’emparer de son instrument. Il se retourna pour regarder le monstre sans visage, et fut alors pris de panique : il venait en effet de comprendre qu’Odilon n’était pas un dragon quelconque, il s’agissait en réalité d’un basilic, et ces créatures sont si laides et repoussantes qu’elles sont capables de pétrifier quiconque croise leur regard. Ce monstre pervers était certainement plus doué et plus puissant que Pierre Toussaint, il n’avait pas besoin de marteau ni de burin pour transformer les hommes en statues. Certes, Pierre était déjà très près de pouvoir sculpter des statues vivantes et de reproduire la Vérité du monde de manière très exacte, mais le pouvoir de cet animal le surpassait grandement, car le basilic peut effectuer en un instant, sans aucun effort, des statues vraies et réelles, figer les mouvements les plus éphémères, et capturer des créatures qui demeurent encore vivantes et souffrantes à l’intérieur de la pierre, emprisonnées pour l’éternité. Le jeune homme éprouvait une fascination extrême, mêlée d’effroi. L’animal, devinant ses sentiments, chercha à s’insinuer :
« N’aie pas peur, mon enfant. Je ne suis pas aussi mauvais que tu crois. Mon regard n’est pas toujours funeste, je ne pétrifie que les sots qui ont peur, car ils ne voient en moi que la laideur et le mal. Mais je peux aussi, à l’inverse, rendre la vie à une statue... Souviens-toi, Pierre, mon enfant, souviens-toi bien, ne t’ai-je pas sauvé la vie lorsque tu n’étais qu’une petite statuette inanimée ? Alors écoute-moi, mon fils, laisse-moi guider ta main lorsque tu cisèleras les traits de mon visage. Tu verras, si tu me fais un visage beau et agréable, tu n’auras pas à craindre mon regard, au contraire tu ne te lasseras pas de me contempler, je serai la plus belle statue jamais sculptée par un être vivant, qui fera aussi l’admiration des autres hommes. Oui, mon fils, mon cher enfant, cette statue que tu cherches tant à faire, je peux t’aider à la réaliser. Fais-moi confiance...
- Non ! », hurla Pierre. Le jeune homme s’empara de son burin, de son marteau, et les yeux fermés, il commença à tailler la gueule de l’animal. Il parcourait chaque trait de ses doigts en caressant la statue, pour essayer de se rendre compte du travail effectué. Mais il dut vite abandonner la partie : sculpter à l’aveuglette était certes possible, quoique très difficile, mais surtout, il avait trop peur de ne pas pouvoir céder à la tentation, l’animal ne cessait de grogner dans sa tête, l’incitait à ouvrir un oeil, un seul, pour contempler le résultat, et le jeune homme avait déjà failli à plusieurs reprises obéir au monstre. Désespéré, il s’en fut alors chercher une bâche dans le fond de son atelier et recouvrit la statue. Au même moment, la porte s’ouvrit. C’était déjà l’aurore, et Caron venait faire sa visite quotidienne.
Cependant, ce matin-là, le serviteur n’était pas seul. Il y avait avec lui plusieurs ouvriers qui transportaient de grandes verrières. Le sculpteur les regardait faire, d’un oeil mort, et un des ouvriers, qui méconnaissait sa folie, lui expliqua qu’il s’agissait là de vitraux pour la cathédrale, dont la construction venait de reprendre, et qu’ils allaient les entreposer dans ce chai. Mais le jeune homme n’écoutait pas. Il attendit le départ des ouvriers, impatient de se retrouver de nouveau face à face avec la bête.
De nouveau seul, Pierre Toussaint, avant de reprendre son combat contre le basilic, décida d’aller jeter un coup d’oeil sur les vitraux. Il n’en avait jamais encore vu auparavant, et son esprit un temps oublia le monstre terré sous sa couverture. Il posa un vitrail contre un des orifices qu’il avait percé, et regarda, intrigué, la lumière colorée qui passait à travers le verre. Il se demanda quelle était la couleur de ses statues : il imaginait des ombres rouge sang dans les plis des visages, des membres et des cous, des chevelures auréolées de lumière bleutée, des regards verts phosphorescents, des doigts jaunes vifs attrapant des lucioles dans les halos dorés... Amusé, il alla aussitôt chercher un autre vitrail, et fit alors une grande découverte. Derrière une des verrières, il y avait un long miroir, et Pierre, pour la première fois de sa vie, connut enfin son propre visage. Au monastère, en effet, il n’y avait pas de miroir, l’apparence humaine ne comptait pas, au contraire, la laideur était considérée comme une grande vertu. Ensuite, lors de son voyage en compagnie des maçons, il n’avait pas non plus eu l’occasion de se contempler dans un miroir, personne n’avait envisagé d’en acheter un, aussi toute la troupe était barbue, faute de pouvoir se voir pour se raser. Pierre observa son image, fasciné, et se laissa absorber par son reflet. Il en oublia le basilic, les sculptures, les hommes, les femmes, les animaux, les siècles qui passent. Il avait un nez de taille moyenne, une bouche ni trop fine ni trop épaisse, des oreilles joliment incurvées, des cheveux entre le noir et le blond, une barbe bien plantée. Et il était ravi de se voir si normal : il n’était pas beau, mais pas laid non plus, il était comme le reste des humains, et cela suffisait pour faire son enchantement. Aucun trait particulier ne venait rompre l’harmonie et la symétrie de son visage, ne trahissait son génie monstrueux, son étrangeté, son désordre intérieur. Il était fou de joie.
Il commença à faire des grimaces devant la glace, et il alla de surprise en surprise. En fronçant le sourcil et en prenant l’air ténébreux rejaillissait sa propre folie. S’il riait, alors il ressemblait à un bouffon, à un diablotin hilare, mais en singeant une mine grave et recueillie, il retrouvait un air de sainteté tout à fait convaincant. Nul doute, il avait devant lui toute la source d’inspiration dont il avait besoin pour ses statues. A quoi bon en effet remuer ciel et terre pour chercher des modèles, lorsque tous les personnages qu’il taillait se trouvaient là, devant ses yeux émerveillés, dans son propre reflet, le fidèle miroir de son âme et de son esprit ? A cette dernière réflexion, il reçut tout à coup l’apparition du Christ. Bien sûr, le messie c’était lui-même, à moitié nu, le teint blanchâtre et le corps maigre, avec sa barbe dure, ses yeux fatigués, trait pour trait semblable aux autres hommes mais cependant, avec cette assurance, qui se lisait au fond des yeux, d’être un personnage exceptionnel, capable de sauver l’humanité entière de par son sacrifice. Oui, c’était bien lui, Jésus Christ, le fils de l’Homme. Pierre, depuis qu’il était entré dans cet atelier n’avait jamais osé encore le sculpter, car il n’avait trouvé aucun personnage capable de l’inspirer, de lui servir de modèle. Il lâcha son bâton et se tint à cloche pied, immobile, puis il ouvrit les bras en croix, pencha quelque peu la tête contre son épaule, et s’écria : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?». Puis il tomba à la renverse en s’esclaffant.
«Pourquoi dis-tu donc que je t’ai abandonné, mon fils ?, -fit alors la voix d’Odilon à travers sa bâche-, moi je suis là et je t’attends, c’est toi qui m’abandonnes. Tu te dissipes, tu ne fais que retarder notre affrontement, tu as peur de moi. Tu essaies de m’oublier, mais tu sais bien que je suis là... Viens ici si tu l’oses, et regarde-moi en face, je suis plus beau que toi. »
Pierre eut un frisson qui lui parcourut l’échine, et il aperçut sa peur dans le miroir. L’expression de son effroi avait quelque chose de monstrueux, d’inhumain. Il comprit alors que c’est la peur qui rend méchant, que c’est la peur qui transforme les hommes en monstres. Et il se dit alors que si le basilic était si laid, c’était qu’il avait peur, lui aussi, une peur atroce, sans doute plus encore même que lui-même. Pierre réfléchissait, et le miroir qui réfléchissait son image et sa pensée lui offrit tout à coup une idée lumineuse : il devait utiliser le miroir pour sculpter le basilic. De cette manière, il pourrait contempler son oeuvre tout en la sculptant, sans avoir pour autant à croiser directement le regard du monstre. Après tout, pensait-il, ce stratagème avait déjà été utilisé dans les légendes, par le héros Persée au moment de terrasser la méduse.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il installa le miroir devant le monstre, et il retira la bâche à l’animal sans visage. Le basilic, inquiet, sifflait, questionnait le jeune homme. Comme il n’avait pas encore de regard, il ne savait pas ce qui se passait, mais il pressentait le pire et essayait de deviner pourquoi sa proie tout à coup avait tant d’assurance dans ses gestes. L'artiste fit la sourde oreille à tous les gémissements de la bête, et se garda bien de répondre à ses provocations. Il s’empara de son marteau et de son burin et sculpta la gueule du basilic en la regardant dans le miroir. Ce n’était pas chose aisée, c’était même beaucoup plus difficile que de sculpter à l’aveugle, car il s’agissait de tailler chaque élément à l’envers et d’inverser tous les gestes. Mais il n’y avait pas d’autre solution, aussi, peu à peu, il s’habitua aux nouvelles conditions de taille. Il essayait de se souvenir d’Odilon, de son visage, de ses expressions, mais le seul modèle que Pierre avait devant les yeux était son propre reflet, et il était tellement captivé par sa propre image qu’il était absolument incapable de retranscrire un autre visage que le sien. Quand il se rendit compte qu’en réalité, il était en train de réaliser son propre portrait sur le corps du basilic, son expression d’insouciance qu’il avait jusqu’à lors et qu’il retranscrivait en même temps dans la pierre se transforma tout à coup. Ses traits du jeune homme se crispèrent, la peur s’empara de lui, qui déforma son visage. C’était donc contre lui-même qu'il devait lutter, contre le monstre qui était en lui, la pierre venait de dévoiler cette vérité, et la pierre ne ment jamais. Mais Pierre décida d’aller jusqu’au bout, de tailler son propre visage terrifié et terrifiant de monstre affolé, puis de le détruire enfin, sans trop savoir si dans cette tentative, il ne se donnerait pas lui-même la mort.
Pendant deux jours encore il sculpta sans interruption la gueule du monstre, et quand il eût fini, au matin du troisième jour, juste après la visite de Caron, il se leva, et avec des gestes lents, s’empara d’un burin long et pointu, de son marteau le plus lourd. Il regarda une dernière fois dans le miroir : il était là, debout dans la pénombre, l’air grave et résigné. Tapi à côté de lui, recroquevillé, craintif, se tenait le basilic : le monstre avait enfin le loisir de contempler sa propre laideur, et il était terrorisé par sa propre image. Il avait la même expression que celle d’une bête qu’on mène à l’abattoir. A présent, Pierre et la bête ne se ressemblaient plus du tout, au contraire elles étaient en tout point antagoniques, et cela donna des forces au jeune homme pour continuer sa besogne. Il plaça sa pointe sur un des yeux du monstre, frappa de toutes ses forces avec son marteau sur le burin, et transperça l’orbite oculaire du monstre. Ensuite, tout alla très vite. Soudain, la terre se mit à trembler, et un morceau du toit s’effondra sur les deux créatures. Pierre réussit à se dégager rapidement des décombres, mais la bête demeurait ensevelie. Le sculpteur, avant même de chercher à savoir s’il était lui-même blessé, ou si le reste du toit allait s’écrouler, commença à retirer le plâtre et les tuiles du tas où était censé se trouver le basilic blessé. Mais il eut beau chercher, il ne le trouva pas. Il s’aperçut alors qu’un pan entier du mur de l’atelier s’était fissuré, et en conclut que pendant l’accident, le monstre avait dû en profiter pour s’échapper par la crevasse, glisser son corps de reptile le long des berges boueuses, pour finir par plonger dans la Seine. Mais un autre bruit sourd provenant du toit arrêta net les spéculations du sculpteur, et celui-ci opta pour s’enfuir de l’atelier par la porte qu’il avait sculptée jadis. Pour la première fois depuis des millénaires, Pierre Toussaint se retrouva hors des murs de son atelier.
Il marcha aussi vite qu’il put en direction de la ville. Il devait à tout prix chercher du secours pour récupérer tous ses chefs-d’œuvre avant que le toit ne s’effondrât tout à fait et ne détruisît tout le travail effectué durant ces longues années. Cependant, étrangement, Pierre se sentait soulagé. Il songea qu’après tout, il avait réussi à sauver sa vie, et qu’à présent, il ne s’agissait plus que de récupérer quelques morceaux de pierre inanimés... Il n’y avait donc pas mort d’homme, pas de quoi s’affoler, pensa-t-il, et il décida alors de ralentir son allure. Sans aucun doute, ce brusque changement d’attitude était dû à sa grande victoire contre la bête. Le basilic était parti, et Pierre retrouvait tout à coup la raison. Cependant, le monstre n’était pas encore mort, Pierre tout au plus avait-il réussi à l’éborgner et à le mettre en fuite, et le jeune homme garderait encore, malgré son bon sens retrouvé, une grande part de folie. Un bruit sourd derrière lui le fit sursauter : c’était le toit du chai qui venait enfin de s’effondrer tout entier. Pierre Toussaint se retourna et contempla de loin le désastre. Il haussa les épaules, dans un geste d’impuissance face au mauvais sort qui s’acharnait sur lui, puis il continua de marcher, libre et insouciant, jusqu’au bourg.

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Message  Louis Lun 10 Jan 2011 - 18:55

Encore et toujours captivé par ton roman, Vincent.
Dans ce chapitre 13 , la solitude et la folie de Pierre sont bien rendues ( bien que cela m’ait semblé un peu long ). La lutte intérieure de Pierre, (dans la deuxième partie) extériorisée dans le combat avec le basilic doué du pouvoir de pétrifier, de méduser, est particulièrement bien vue.
Quelques remarques :
1ère partie
• Au début du chapitre, tu écris : « Cependant, Pierre n’avait retenu que les folies de tous, mais les grands idéaux qui animaient ces hommes lui échappaient complètement : il ne cherchait pas à détruire comme le faisaient les mendiants »
Je ne crois que l’on puisse considérer la « destruction » (destruction de quoi, au juste ? ) comme « l’idéal » des mendiants, et encore moins la qualifier de « grand idéal ». La liberté, « grand idéal » des maçons, évoquée par la suite, d’accord, mais « l’idéal » destructeur…
• « Chaque matin, la lumière crue de l’aurore jaillissait des lucarnes et mettait fin aux combats, les faisceaux blancs et fumants illuminaient les Saints, les Vierges dt les Vertus, et toutes ces statues, auréolées de clarté » « dt » ?
• « Mais ce n’est possible, enfin… Les ordres, c’est les ordres. Si on ne respectait pas les ordres, ce serait le désordre, vous comprenez ? » Il manque la négation « pas » devant possible.
• « Quand cela arrivait, Pierre se donnait alors un coup de marteau sur le front, et la phrase sortait par une de ses oreilles. » Une phrase qui sort par l’une des oreilles ! humm…
• « avec un petit bruit lancinant qui exaspérait le sculpteur qui répondait au cliquetis insupportable » Une maladresse de style ici avec ces deux « qui »

2ème partie
• « L’avait-il sculpté s’en sans rendre compte, dans un moment d’égarement ? » Il y a une inversion entre « sans et « s’en »
• « capable de sauver l’humanité entière de par son sacrifice. » Le « de » est en trop.
• « Et il se dit alors que si le basilic était si laid, c’était qu’il avait peur, lui aussi, une peur atroce, sans doute plus encore même que lui-même. » « Même que lui-même » pas très heureux !
• « Il plaça sa pointe sur un des yeux du monstre, frappa de toutes ses forces avec son marteau sur le burin, et transperça l’orbite oculaire du monstre » Une répétition maladroite du mot « monstre »
• « quand il eût fini, au matin du troisième jour » Quand il « eut », ce n’est pas ici un plus-que-parfait du subjonctif.

Louis

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Message  Invité Lun 10 Jan 2011 - 19:06

Merci beaucoup Louis, pour ces corrections ! Je l'ai trop vite raturé mon texte, je crois. en le retouchant, faut dire que je mangeais du nougat de Noël avec un oeil sur les gosses qui jouaient à côté du sapin.

Trop long, le début ? J'écourterai peut-être alors. Je voulais qu'on sente la floie progresser, peu à peu.

Bonne année à vous, sinon

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Message  Invité Lun 10 Jan 2011 - 19:07

vincent M. a écrit:la floie folie progresser, peu à peu.


bien sûr ^^

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Message  Invité Mer 19 Jan 2011 - 19:34

Bonjour. Pour ce nouveau chapitre, j'aurais vraiment d'un conseil expert, d'un conseil d'un auteur plus que d'un lecteur, peut-être. Voilà : je viens de remanier cette première partie de chapitre, par rapport à l'ancienne version beaucoup de choses ont changé, dans la forme et dans le fond. Cependant, je ne suis pas entièrement convaincu : c'est trop long, je crois, mais je ne sais pas du tout comment ni où couper mon texte. Le début peut-être, mais jai l'impression que c'est celui-là le plus vivant, alors que le second est à la fois dense, avec plus d'idées qu'au début, mais aussi, extrêmement ennuyeux... Je me demande finalement si en réalité, ce n'est pas le contraire, si le problème n'est pas une question de longueur, et si au lieu d'essayer d'écourter je n'aurais pas intérêt à développer les idées de la seconde partie sur plus de pages, avec des dialogues, des anecdotes qui aèreraient le tout, pour constituer un chapitre entier avec les idées énoncées ici. Ceci dit, si ce passage fonctionne quand même, tant mieux, parce que j'ai eu beaucoup de mal à l'écrire. Ce qu'il y a après est beaucoup plus vivant. Merci d'avance pour vos conseils avisés.


14. Nouvelles perspectives.
Pierre Toussaint gagna la grand place de Sistreville, et trouva le chantier tel qu'il l'avait laissé, jadis, il y a si longtemps. La construction avait à peine avancé, et elle était toujours aussi bancale et incohérente qu'autrefois. Les murs, peut-être, lui paraissaient plus sombres et plus hauts, mais sans doute n'était-ce là qu'une illusion, la désagréable sensation de vertige que lui provoquait le ciel de l'été au-dessus de sa tête après tant d'années confiné entre quatre murs. Il voulut marcher jusqu'aux baraquements où s'affairaient quelques ouvriers, mais soudain, pris de vertige, il s'affala sur le parvis de la cathédrale. Un maçon accourut vers lui et le releva.
"Beau-pied, mon ami, c'est bien toi ? Noumdidou! On dirait que tu as cent ans !"
C'était Fifrelin, mais Pierre ne le reconnut vraiment qu'en l'entendant parler. Le gascon avait beaucoup changé. Le temps avait martelé son visage, buriné ses traits, ciselé des rides. Sa barbe et ses cheveux avaient pris la couleur de la pierre et lui conféraient l'aspect grave et recueilli d'un apôtre. Fifrelin transporta son ancien compagnon jusqu'au réfectoire des maçons et là, il lui offrit de quoi se ravitailler. Pierre, sans prêter la moindre attention à son hôte, se rua sur la nourriture.
« Qu'as-tu fait, pendant tout ce temps, mon ami ? » demanda Fifrelin après un long silence. L'autre ne répondit pas et continua d'absorber sa soupe à grandes lampées. Quand il eut fini, il releva enfin la tête et balbutia :
- Tout ce temps ? Combien de temps ?
- Oh, je ne sais pas exactement... Peut-être sept ou huit ans, dame !
- Huit ans... Grand Dieu ! J'étais... J'étais loin, très loin d'ici..
- Tu as voyagé, Beau pied ? Où es-tu allé ?
- Non, je n'ai pas quitté Sistreville.
Le maçon l'observa, intrigué. Effectivement, le sculpteur avait l'air ailleurs. Il avait le geste lent et maladroit, le regard absent, et parlait à grand peine. Assurément, il était demeuré longtemps solitaire et reclus, loin du monde.
- Je me souviens maintenant de notre dernière dispute. Il y a si longtemps... Tu étais au service de l'évêque Adalard, n'est-ce pas ? Quoi, il t'a retenu prisonnier ?
Pierre baissa les yeux, et acquiesça de la tête.
- Mordiou ! Mais où donc ? Au château du vicomte ?
-Non.. Dans un entrepôt, près de la Seine.
- Mais l'évêque est mort, il y a déjà deux ans, comment se fait-il que tu apparaisses juste maintenant, tudieu ?"
Le sculpteur fixa son ami. Lui revint alors, confusément, l'image du prélat, fatigué et malade, porté par deux serviteurs, qui l'invitait à partir de l'atelier... Il essaya de concentrer son esprit. Il était de nouveau dans le monde des humains, à présent il devait s'efforcer de vivre. Après un long silence, il déclara :
- Je ne sais pas pourquoi, Fifrelin... Je t'en prie, cesse de me poser toutes ces questions. J'ai perdu la tête, j'ai perdu le temps, je ne me souviens plus de grand chose. Raconte-moi plutôt ce qu'il s'est passé pendant toutes ces années. Je veux savoir.
Le gascon s'esclaffa : "Oh, tu sais, tu n'es pas le seul à avoir perdu ton temps, mordiou, c'est le cas de tout le monde ici, à Sistreville ! Tiens, par exemple, nous, les maçons, nous avons travaillé comme des esclaves pour construire la forteresse de Château-Gaillard. Soi disant imprenable... Billevesées ! Et bien, à peine achevée, figure toi que le roi de France s'en est emparée après moins d'un an de siège ! Et que juste après, on nous a ordonné d'acheminer les blocs tombés pendant l'assaut jusqu'à Sistreville pour les réutiliser au chantier de la cathédrale... Et tu sais d'où ils venaient, à l'origine, ces blocs, le Beau pied ? Et oui, de Sistreville, pardi ! Si ce n'est pas perdre son temps, ça ! »
Pierre esquissa un sourire, et Fifrelin ravi, poursuivit son récit. Il avait toujours la même verve d'antan.
« Et ceux qui n'ont pas perdu leur temps, c'est le temps qui les a perdus, parce qu'ils sont morts, les pauvres ! Comme beaucoup de compagnons, à Château-Gaillard. Tu te souviens de Bertrand et Bernard Pujols ? De Jeannot Mortemain ? Paix à leur âme. Dieu, que ce chantier était périlleux. Il n'a duré que deux ans, mais il a tué plus d'ouvriers que la guerre qui a eu lieu après. Heureusement que la grande faucheuse nous a vengé, en nous débarrassant de ce chien de Robert le Torte. Un carreau d’arbalète qui a perforé son casque, dès le premier mois du siège. Et puis l'évêque Adalard, qui est mort six mois plus tard. On dit que lui, il est mort d'ennui... C'est qu'il n'avait plus personne avec qui jouer, ce diable d'évêque, tout le monde était parti jouer à la guerre.
Enfin voilà, le beau pied, rien n'a vraiment changé ici. A part que désormais, notre suzerain n'est plus Jean sans terre, mais le roi de France, Philippe Auguste. Mais c'est du pareil au même, té. Les bourgeois de Sitreville jouissent des mêmes privilèges qu'avant, le monarque a allégé les impôts, et tout le monde est ravi. Le chantier de la cathédrale a repris, les nouveaux maîtres financent généreusement la construction, mais franchement, ici, les résultats ne sont guère probants. Le nouvel évêque Gérard, on ne le voit pour ainsi dire jamais, tantôt il chasse en Sologne, tantôt il festoie dans les Flandres, à moins qu'il ne courtise à Paris. Il ne s'intéresse pas le moins du monde à notre chantier, et pour tout te dire, je suis persuadé qu'il puise largement dans les fonds, ce pourceau d'évêque. Du coup, le seul maître à bord, c'est notre cher architecte... Gauthier Folbec. Maître Purin, tu te souviens ? Noumdidiou ! Cela fait des années qu'il dessine des plans, qu'il les retouche, pour finir par les brûler et puis recommencer. Et nous, pauvres de nous, nous passons notre vie à appareiller des blocs, pour après les saper, les ranger avant de les retailler et les poser de nouveau, autre part... Et moi, je suis son second, comme autrefois, j'essaie de limiter les dégâts, mais ce n'est pas chose aisée, pour sûr ! Ah, oui ça, cette bourrique de maître Purin, il nous fait bien perdre le temps, pour sûr ! »
Pierre discuta encore un peu avec son ancien compagnon, mais il était exténué et la tête lui tournait de tant parler et écouter. Fifrelin lui offrit alors sa propre litière et le laissa dormir, ce que le sculpteur fit durant presque deux jours entiers.
Le surlendemain, le gascon se tenait à son chevet, l'air réjoui. Il serrait un étui de cuir dans son poing, que Pierre reconnut aussitôt : il contenait les plans des différentes façades de la cathédrale, dessinés par Gauthier l'architecte, ainsi que la liste des statues à effectuer, signée par Adalard.
« Holà, le Beau pied, lui souffla le maçon. Il faut se réveiller maintenant, bon sang ! Si tu crois que tu peux dormir éternellement, fainéant, je peux te dire que tu te trompes largement, l'ami. Tu dois retourner au travail, et reprendre ton office au plus vite. Ne serait-ce que pour je puisse enfin retrouver mon lit et dormir, noumdidiou !
- Tu es allé dans mon atelier, Fifrelin ? demanda Pierre, en écarquillant les yeux. .
- Oui. C'est impressionnant, noumdidiou ! On dirait un champ de bataille ! Ce matin, j'ai ordonné de déblayer les décombres. Au cours des prochaines semaines, tous les blocs vont être acheminés jusqu'au chantier. Puis on déterminera quelles statues peuvent encore être réutilisées, et celles qui sont trop abîmées, on les taillera de nouveau... Moi, pendant ce temps, je vais demander audience au palais épiscopal, et déposer ces parchemins que j'ai trouvé dans ton atelier. Je veux absolument que l'évêque voie ces documents et signe à son tour cette commande. Comme cela, tu pourras retrouver ton travail et puis nous serons enfin fixés sur la structure définitive des porches. Ça empêchera maître Purin de nous faire tourner en rond, au moins sur ce point. C'est une occasion en or de clouer son fol bec, à cet architecte de malheur ! »
Le sculpteur n'eut pas le temps de répondre, de dire à son ami qu'il aurait préféré ne plus jamais revoir son oeuvre démentielle, qu'elle pouvait bien restait là-bas ensevelie sous les gravas en attendant d'être engloutie par la prochaine crue de la Seine, mais Fifrelin était parti.
Dès le lendemain matin, Pierre Toussaint vit ses sculptures apparaître, une à une, sur le parvis de la cathédrale. Les anges avaient les ailes arrachées, les apôtres étaient mutilés, les démons écornés, les vierges sages sans têtes et les vierges folles, balafrées et fêlées. Quasiment rien n'était en l'état. Fifrelin procéda à un jugement sommaire, et détermina trois groupes : dans le premier se trouvaient les statues condamnées, trop endommagées pour être réutilisées, que les tailleurs feraient disparaître à grands coups de burin afin de les convertir en pierres anonymes. Le second groupe constituait le purgatoire, les statues abîmées mais que l'on pouvait encore sauver en les ciselant de nouveau, quitte à changer leur aspect, et enfin, deux oeuvres seulement restaient intactes : le tympan du jugement dernier, où, de part et d’autre d’un Christ qui demeurait toujours sans visage, étaient représentés tous les habitants de Sistreville, et le portrait de Bernardin, que Pierre avait envisagé sous la forme d'un ange, mais que sa maladresse avait corrompu et qui était devenu diable. Le sculpteur eut beau demander à Fifrelin la destruction de la statue, le maçon fit la sourde oreille, et attribua à l'ange déchu une place d'honneur, sur le trumeau de la façade occidentale. Pierre Toussaint ne pouvait se résoudre à ce que Lucifer devînt le gardien des portes de la Sainte cathédrale, mais sur le moment, il ne trouva pas le courage pour essayer de convaincre le maçon. Tout au plus se promit-il qu'un jour, lorsqu'il aurait de nouveau la force et l'envie de sculpter, il grimperait sur un échafaudage pour retoucher le visage du démon, et que s'il n'y parvenait pas, il s'arrangerait bien pour le faire tomber de son piédestal, en prétextant un accident. De toutes manières, il y avait pour Pierre, cette semaine-là, une question beaucoup plus angoissante que celle de l'ange, qui accaparait tout son esprit. Il s'agissait du basilic. Il se demandait si les ouvriers finiraient par le trouver sous les décombres, s'il était mort ou vif, ou si par miracle il avait pris chair et s'était vraiment enfui. Chaque jour, il inspectait les blocs fraîchement arrivés de son ancien atelier, soulevait, fébrile, les bâches qui couvraient ses sculptures, avant de constater, soulagé, que le monstre ne se trouvait pas là. La statue ne réapparut jamais.
Une semaine plus tard, Fifrelin lui annonça que l'évêque Gérard avait enfin signé les plans. Pierre Toussaint était donc de nouveau le sculpteur officiel de la cathédrale, et retrouva par la même occasion son ancien atelier accolé à l’église. Le même jour, il vit apparaître une de ses anciennes statues : c'était le portrait de l'évêque Adalard, qu'il s'agissait de retoucher pour ciseler les traits du nouveau prélat, qui poserait un jour, à l'occasion d'un halte dans sa bonne ville. Pierre se demanda si ce portrait serait aussi difficile à ciseler que l'ancien, avant de penser que finalement, il ne s'agirait sans doute que de changer un peu les traits, puisque Gérard apparemment était tout à fait semblable à son prédécesseur. Sa seule crainte, c'était d'avoir affaire à un homme trop gros, parce que si l'on peut toujours creuser un visage existant, il est en revanche impossible de rajouter de la pierre pour façonner des joues.
On appareilla, en moins d'un mois, le portail occidental de la cathédrale, avec l'ange déchu trônant sur le trumeau, puis on assembla le tympan du jugement dernier, et cette oeuvre sublime provoqua l’émerveillement de tous. Chacun des habitants de Sistreville s’attachait spécialement à un personnage parmi les élus ou les damnés, sans imaginer bien entendu un seul instant qu’il s’agissait de son propre portrait. Quant à l'ange, on trouvait son allure particulièrement douce et rassurante, à tel point que les bourgeois le baptisèrent bientôt « l'ange du bon conseil ». Mais Pierre n'osait contredire personne, et fuyait systématiquement les bonimenteurs. Il n'aimait guère contempler son oeuvre, qui lui rappelait sa folie, et lorsqu’il daignait jeter un oeil sur le porche de l'église, ce n’était que pour imaginer la figure absente, au centre du tympan, qu’il restait à sculpter. Il devait représenter un Christ en majesté, et cela l’angoissait. Le visage de Jésus, c’était son autoportrait, il le savait, mais depuis l’expérience du basilic, les miroirs lui faisaient peur. De toute manière, pensait-il, il ne parviendrait plus jamais à trouver dans son propre reflet cette attitude triomphale que réclamait la statue. Il se sentait triste, las, abattu. Sa folie l’avait vidé tout entier.
Cependant, lorsqu'il se remit à l'ouvrage et commença à retravailler ses statues endommagées, il éprouva, à sa grande surprise, une immense sensation de bien-être et d'apaisement. Il avait l'impression, en effaçant les blessures de ses oeuvres folles, de soigner ses propres cicatrices, de réparer peu à peu ses outrages et ses désordres passés. Il réalisa alors qu'il n'aurait plus jamais aucune oeuvre à créer de sa vie, plus aucune inspiration à trouver, d'étincelle susceptible de rallumer sa folie, et cela le soulageait considérablement. En effet, son travail désormais consistait à reprendre systématiquement tout ce qu'il avait déjà sculpté dans le chai, et que la Providence avait détruit. Il avait passé huit ans à ciseler cette oeuvre folle, mais en renonçant au rythme frénétique de jadis, il avait maintenant de quoi sculpter pendant au moins vingt ou trente ans. L'idée de ne plus jamais connaître les affres de la création, de ne plus devoir défier les limites de sa raison le rassurait. Dorénavant son travail lui servirait à canaliser son génie démentiel, et l'aiderait à maîtriser son esprit si fragile. De la sorte, peut-être enfin pourrait-il un jour concilier son art et sa vie d'être humain. Quant au Christ sans visage, Pierre songeait déjà de choisir dans l'avenir un apprenti pour lui confier ses secrets et le charger de sculpter à sa place les oeuvres nouvelles.
Pierre s'engageait donc sur le chemin de la sérénité, de la sagesse, et peut-être aurait-il finie par la trouver si un nouvel obstacle n'avait pas entravé sa route. Et cet obstacle, c'était Gauthier Folbec. L’architecte, en découvrant les plans laissés par Fifrelin au palais épiscopal, fut pris d’une immense colère. Pierre Toussaint s’était immiscé à son insu dans son travail, et avait réussi à imposer la forme des porches et toute une statuaire dont personne ne lui avait soufflé mot, à lui, le maître d’oeuvre. Dès lors, l’architecte jaloux chercha par tous les moyens à se débarrasser du sculpteur ; ce désir de vengeance devint même une idée fixe, chose totalement surprenante chez cet homme pourtant incapable de conserver un même avis plus de deux jours d’affilée.
Comme il ne pouvait pas réfuter les décisions de l'évêque, il opta pour se taire lorsque les maçons appareillèrent le porche du sculpteur. Ce n'est qu'après la morte saison, six mois plus tard, qu'il décida d'agir. Il rendit visite au sculpteur dans son atelier, et lui ordonna de délaisser ses anciennes statues, car il y avait, selon lui, beaucoup plus urgent à faire : il s’agissait en effet de ciseler les chapiteaux de l’intérieur de la nef, au plus vite, car de ce travail dépendait toute la partie haute de l’édifice. Pierre s'exécuta sans mot dire. Il mit deux ans pour achever l’ensemble de la commande, et au bout de ces deux ans, Gauthier fit détruire tout son ouvrage. En effet ce dernier avait, comme à l'accoutumée, changé d'avis au tout dernier moment, pour transformer du tout au tout la structure de la cathédrale. Elle ne devait plus ressembler aux édifices de tradition normande, à présent il convenait de suivre les modèles de l’Ile de France qui d’ailleurs triomphaient peu à peu dans toute la Chrétienté. Il s'agissait de surélever l’église, d'évider la nef, de contrebalancer les poids reçus par des butées et des contrebutements extérieurs, et de croiser les arcs en ogive, en abandonnant définitivement les arcs brisés envisagés initialement. Gauthier réussit à convaincre l’évêque, en lui présentant de nouvelles esquisses, et la décision que le prélat prit alors impliqua la destruction de tous les chapiteaux déjà effectués par Pierre Toussaint. Il n’y avait plus de place pour la sculpture à l’intérieur de la cathédrale, car les bas-reliefs auraient été trop haut placés pour être appréciés, et la statuaire se cantonnerait désormais à l’extérieur du bâtiment, sur les façades et sur les toits.
Fifrelin voulut intervenir pour aider son ami et sauvegarder son oeuvre, mais Pierre refusa. En effet, pendant ces deux années il avait travaillé dans l'angoisse perpétuelle, dans la crainte de perdre à nouveau la tête, la besogne l'avait accablé outre mesure, à chaque coup de burin, ses mains avaient tremblé et son esprit fléchi. Aussi, il accueillit la sentence du maître d'oeuvre comme une délivrance.
Quelque temps plus tard, Gauthier réussit à faire engager une dizaine de sculpteurs d’Ile de France. Il argumenta à l’évêque que Pierre Toussaint représentait la vieille école, que son art portait la marque de l’Aquitaine, une région qui demeurait encore sous le joug des Plantagenêt, et qu’à présent si la Normandie était devenue française, il convenait d’adopter le style en vogue dans le royaume. Les artistes franciliens apparurent donc à Sistreville, et Pierre fut relégué à un second plan. Il devait maintenant aider les nouveaux arrivants à dégrossir les blocs, et reçut en outre la charge de sculpter une gigantesque rosace. Il demeura trois années à broder des dentelles de pierre, sans toucher au moindre bas-relief ou ronde bosse, et en voyant comment d'autres corrigeaient ses propres statues et recréaient sans imagination ses oeuvres passées.
Pierre Toussaint prit cette épreuve pour un châtiment du Très-Haut et l'accepta avec abnégation. Tout au long de cette période, il fit pénitence. Il ne but plus une seule goutte de vin, n’alla plus voir les filles, et retrouva la Foi, très progressivement, sans même s’en rendre compte. C’était une Foi mystique et intime, un dialogue direct avec la divinité sans intermédiaire des saints ou des gens d’Eglise, et qui le poussait à accepter de nouveau l’humilité, à s’imposer des limites et à s’en contenter. Dieu le forçait à sculpter ces interminables rubans de pierre, à mettre conviction et amour dans cette oeuvre répétitive et dénuée de fantaisie, et ainsi Pierre expiait ses péchés, son orgueil, son impiété passée. Un jour peut-être, le Seigneur le soulagerait de toute cette tristesse, lui pardonnerait enfin, et lui ferait signe de se remettre à sculpter. Un jour, peut-être, ou peut-être pas, il devait se résigner, s’en remettre à Dieu et ne pas chercher à provoquer lui-même son inspiration.
Les autres sculpteurs, qui le côtoyaient habituellement, se méfiaient de lui et à désertaient sa présence. Ils admiraient certes ses sculptures, le fabuleux tympan du jugement dernier, l'ange du bon conseil, et toutes ses statues accidentées qu'ils tentaient à grand peine de rectifier, mais à la fois cette oeuvre leur échappait, les mettait mal à l'aise, et ils ne parvenaient pas à concevoir qu’elle pût provenir d’un être aussi chétif et insignifiant. Pierre était froid, impénétrable, son silence et son humilité ne correspondait nullement avec son art grandiloquent ; et puis, malgré son air morne et son visage inexpressif, il y avait, au fond de ses yeux, un feu ardent qui brûlait, et qui trahissait son mépris. Ce regard fixe posé sur eux les troublait, ils avaient toujours la désagréable impression d’être jugés par cet avorton qui les surpassait en talent et qui pourtant leur obéissait servilement sans jamais souffler mot. Oui, il y avait quelque chose de malsain chez cet être infirme, quelque chose d’inhumain qui provoquait la gêne. D’ailleurs, si Gauthier avait condamné Pierre à un travail rébarbatif, en dépit de son habileté, sans que personne n’en sût la raison, c’était bien là la preuve qu’il y avait chez cet individu quelque secret inavouable.
Quant aux maçons, c’était Pierre lui-même qui évitait leur contact. Ils représentaient en effet tout ce que lui-même fuyait : ils étaient insolents, buveurs et impies. Pierre ne comprenait pas comment il avait pu un jour les singer. Tout au long de ces années, il assistait, sceptique, à la construction de la cathédrale. Le chantier maintenant avançait assez rapidement, de nombreux ouvriers avaient été engagés, presqu'une centaine de personnes y travaillait sans répit. L’édifice s’élevait toujours plus haut, à la conquête du ciel. Les humains professaient haut et fort leur humilité, mais leurs constructions dénonçaient un orgueil démesuré. Ils se prenaient pour des Dieux et défiaient l’ordre céleste. Devant les yeux du sculpteur on bâtissait une nouvelle tour de Babel, d’ailleurs il y avait là des travailleurs venus de partout, des normands, des franciliens et des gascons, mais aussi des lombards, des flamands, des bourguignons, des moraves, des alémans, des tudesques, et même deux ou trois maures, qu’on avait ramené de la croisade et qu’on disait convertis. Les maçons étaient des mercenaires sans foi et sans scrupules qui se moquaient bien de Dieu. Trois parliers avaient été engagés, qui arpentaient de long en large et de haut en bas le chantier pour traduire leurs jurons incessants. A longueur de journée, provenant de la cathédrale, on entendait des insultes dans toutes les langues. Les plaisanteries grasses résonnaient dans la ville, les nuages se gonflaient d’insanités et déversaient en crevant des flots d’injures, le clapotis de la bruine à l’aube rythmait les chansons paillardes, et les blasphèmes, beuglés depuis les toits, écorchaient le crépuscule et retentissaient jusqu’au Très Haut. Les ouvriers prenaient un malin plaisir à injurier le ciel. Ils s’amusaient, tels des gargouilles humaines, à pisser du haut des pinacles pour arroser les passants, ou bien crachaient en prenant pour cible les tonsures des chanoines ; et lorsqu’approchait la féminine engeance, les échafaudages se mettaient alors à trembler, les pierres sifflaient d’admiration, et les statues proféraient des obscénités. Mais la cathédrale était entachée d’autres crimes, bien plus graves encore que toutes ces peccadilles. De temps à autre, des mains anonymes poussaient un ouvrier du haut d’un échafaudage, ou bien laissaient choir volontairement un marteau, un bloc de pierre sur la tête d’un rival, d’un mari jaloux ou d’un contremaître tatillon. Dieu seul savait combien de meurtres déguisés en accident s’étaient commis dans Sa demeure.
Pierre détestait chaque jour davantage cette cathédrale, qui se dressait arrogante dans le ciel. Elle était pour lui, qui vivait à présent une existence faite de renoncement et d’humilité, le symbole de tout ce qu’il rejetait. Peut-être aussi, au fond de lui-même, était-il jaloux de voir devant ses yeux comment d’autres artistes sculptaient à sa place, et moins bien que lui, l’oeuvre qui lui avait été échue jadis. Mais Pierre refusait cette idée, peu en accord avec sa Foi nouvelle, et il préférait se persuader que cette église était mauvaise, chargée de tous les péchés, et que Dieu, qui n’aimait pas non plus la cathédrale, l’avait écarté sciemment de cette construction du diable... Pierre, en contemplant le chantier, pensait à toutes les ignominies commises au nom de Dieu. Il pensait à l’argent dépensé pour financer la construction, qui provenait des guerres ou qu’on avait soutiré aux miséreux. Il pensait à toutes ces pierres, souillées par le sang des enfants et la sueur des gueux. Il pensait aux grands de ce monde, et à leurs dons soi-disant désintéressés pour bâtir la cathédrale, alors qu’en réalité, ces faux mécènes de la cause commune ne cherchaient qu’à payer pour leur propre Salut, convaincus que le Ciel s’achète. Ils s’entredévoraient pour s’approprier un morceau de la maison de Dieu. Chaque dalle du parterre était déjà réservée par les familles les plus influentes pour y être enterrées, les frairies se disputaient le droit d’accrocher leurs blasons aux façades, quant aux prélats, ils se faisaient représenter en saints ou en prophètes pour être adorés comme des idoles païennes dans les chapelles dégoulinant d’or et de pierreries. Tous cherchaient éperdus le rachat de leurs péchés, et Pierre voulait bien admettre que leur démarche n’était pas hypocrite, qu’ils cherchaient véritablement la Rédemption, mais tels Caïn, le premier dévot du tout début des âges ils voulaient plaire à Dieu, mais faisaient leur offrande en trichant, et sans repentance. Oui, ainsi se comportaient les grands de ce monde, et comme la bassesse humaine, à l’image de l’offrande de Caïn, ne peut parvenir à s’élever dans les airs, alors les riches usaient d’un subterfuge pour gagner le Ciel, cette cathédrale comme un cheval de Troie du vice qui frappait aux portes du paradis pour essayer de tromper le Très-Haut. Mais ce que les hommes prenaient pour une échelle de Jacob du nouveau siècle n’était guère qu’un mât de Cocagne bariolé qui s’empêtrait dans les brumes et menaçait de déchirer le firmament.

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Message  elea Mer 19 Jan 2011 - 22:40

Ça fait longtemps que je n’ai pas commenté mais je lis toujours avec plaisir. Désolée de ne pas l’avoir fait d’ailleurs, mais je crois que je ne voyais pas ce que je pouvais t’apporter. Je n’en suis pas certaine là non plus mais je peux quand même te donner mon avis.
Je ne trouve pas ce chapitre ennuyeux ni trop long. Tout le début jusqu’à l’intervention de l’architecte est effectivement plus vivant, c’est une reprise de contact de Pierre avec la réalité, avec une partie de son passé, qui permet de parler de ce qui s’est produit pendant son long isolement et d'introduire la suite , je ne vois pas pourquoi tu devrais le modifier ni comment, tout m’y semble indispensable.
La suite comporte pas mal d’ellipses, tu fais passer le temps vite, sans trop développer, mais il n’y a pas forcément matière à.
Si vraiment tu tiens à remanier cela, je pense effectivement qu’il faut plutôt aller dans le sens de l’allongement. Ensuite, si je peux te donner mon humble avis, je ne suis pas certaine que ça amènera du mieux, ce que tu exprimes vers la fin de ce chapitre est fort, et tu risques de diluer les idées et de leur enlever de cette force en ajoutant des dialogues et des anecdotes.

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Message  Louis Ven 21 Jan 2011 - 16:49

Bonjour Vincent.
La parenthèse créatrice, fiévreuse et folle, en un extrême isolement, de la vie de Pierre Toussaint, se termine. Pierre retrouve la situation qu’il a quittée, avant son enfermement, presque à l’identique. Il découvre pourtant un nouveau sculpteur, adroit lui aussi, celui qui a modifié et refaçonné le visage de Fifrelin, celui qui laisse toujours sa marque : le temps.
Il assiste à l’émergence d’un nouveau style architectural, le gothique, qui est bien rendue.
De mon point de vue, celui de lecteur, rien ne m’a semblé trop long. Ce chapitre me paraît convenir en l’état.

Quelques remarques de langue :
• « Et bien, à peine achevée, figure toi que le roi de France s'en est emparée » : « Eh bien… figure-toi… »
• « A part que désormais… » : expression maladroite.
• « ces parchemins que j'ai trouvé » : trouvés
• « qu'elle pouvait bien restait là-bas ensevelie » : rester
• « à l'occasion d'un halte dans sa bonne ville » : d’une
• « et peut-être aurait-il finie par la trouver » : fini
• « se méfiaient de lui et à désertaient sa présence. » : un « à » en trop
• « son silence et son humilité ne correspondait nullement avec son art grandiloquent » : correspondaient
• « deux ou trois maures, qu’on avait ramené de la croisade » : ramenés

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Message  Invité Dim 30 Jan 2011 - 10:35

Merci beaucoup, Elea, ça fait vraiment plaisir de savoir que tu lis aussi ce texte si long ! Et Louis aussi ! Quand je vous lis tous les deux, je me dis que c'est vraiment un honneur de voir deux personnes avec autant de talent s'intéresser à mon pauvre roman. Je vous le dis non pas pour verser dans la flatterie facile, mais parce que je le pense vraiment.

Bien. Au départ, j'avais pensé à un seul chapitre intégrant le texte précédent et celui ci-dessous, mais finalement, j'ai préféré le scinder en deux. Il y a trois paragraphes pour boucler le chapitre 14, et il me reste une conclusion à écrire pour finir le chapitre 15.

Fin du chapitre 14
(je reprends un petit peu avant, parce qu'il y avait une phrase mal tournée, à propos de Caïn):

[size=12]... Tous cherchaient éperdus le rachat de leurs péchés, et Pierre voulait bien admettre que leur démarche n’était pas hypocrite, qu’ils cherchaient véritablement la Rédemption, mais comme Caïn, le premier dévot du tout début des âges, ils imploraient Dieu en trichant, et sans repentance. Oui, ainsi se comportaient les grands de ce monde, et comme la bassesse humaine, à l’image de l’offrande de Caïn, ne peut parvenir à s’élever dans les airs, alors les riches usaient d’un subterfuge pour gagner le Ciel, cette cathédrale comme un cheval de Troie du vice qui frappait aux portes du paradis pour essayer de tromper le Très-Haut. Mais ce que les hommes prenaient pour une échelle de Jacob du nouveau siècle n’était guère qu’un mât de Cocagne bariolé qui s’empêtrait dans les brumes et menaçait de déchirer le firmament.
[/size]Il n'y avait guère que Fifrelin pour qui Pierre gardait encore un soupçon de bienveillance. C'était pourtant le plus bravache et mécréant de tous, mais lui au contraire des autres n'agissait pas seulement pour son propre profit, mais aussi afin d'obtenir un traitement digne pour tous les travailleurs du chantier. En outre, son attitude altière le protégeait contre les calomnies et les mauvaises langues. Il s'était en effet entiché d'une fille de joie et l'avait engrossée. Or, loin de la renier, il versait une partie de son salaire pour l'entretenir et n'occultait à personne sa relation. En agissant ainsi, au vu et su de tous, il faisait taire les rumeurs, et nul n'osait affronter ce fier-à-bras sans vergogne, le second de l'architecte que tous aimaient et craignaient à la fois.
Une relation toute particulière s'était établie entre Pierre et le gascon. Ils étaient trop différents pour maintenir une véritable amitié et de longues discussions, mais au fond, les deux hommes s'admiraient mutuellement. Chacun voyait en l'autre les qualités qui lui manquaient : Pierre enviait le charisme et le tempérament de Fifrelin, et l'autre en retour, se sentait agreste et stupide face à ce lettré au talent sans égal. Un jour, Fifrelin glissa à l'oreille du sculpteur :
« Le beau pied, tu te souviens de ma réaction, autrefois, en apprenant que tu avais signé ce contrat avec l'évêque Adalard qui faisait de toi son esclave pendant dix ans ? Je t'avais insulté, traité de tous les noms... Noumdidiou ! Sache que je regrette amèrement et qu'aujourd'hui, je comprends enfin ton geste. Parce que moi, à présent, je suis dans la même situation, je donnerais tout pour le signer, ce satané contrat qui me ferait perdre ma liberté pour le restant de mes jours. Eh oui, l'ami, je cherche par tous les moyens à me marier, mais hélas, tu sais que notre statut de maçons nous empêche de fonder une famille... Mordiou ! Moi qui me croyais libre, je me rends compte que je n'étais qu'un sot, condamné à ne jamais avoir d'attaches. Maintenant, je sais que la vraie liberté c'est de pouvoir y renoncer pour s'engager au service de ce qu'on aime »



Chapitre 15 : "les pierres tombales" (titre provisoire ?)

Pierre Toussaint s’était depuis longtemps résigné à ne plus jamais sculpter, lorsqu'il reçut enfin ce fameux signe de Dieu qu’il n’attendait déjà plus, et qui l’obligea à reprendre son ouvrage. C’était un froid matin de mars. Maître Gauthier s’était absenté de Sistreville depuis une semaine pour aller visiter différentes églises d’Ile de France qu’il avait prises pour modèle. Pendant la nuit, une terrible tempête s’était déclenchée, chargée de trombes d’eau glaciale qui fouettaient gens et maisons. Tout à coup, du fond de son atelier, Pierre entendit un bruit sourd et sentit la terre trembler. Il sortit au plus vite de sa baraque et découvrit, juste devant sa porte, une pierre longue et fêlée qui venait juste de tomber du toit de la cathédrale. A sa grande stupeur, il vit la pierre saigner, sous elle se formait une mare écarlate que la pluie délavait et mêlait à la boue ; puis la roche eut un râle étouffé, suivi d’un frémissement, comme s’il s’agissait là des derniers soubresauts d’un être agonisant. Lorsque le sculpteur comprit enfin ce que cela signifiait, il appela à l'aide et aussitôt accoururent trois travailleurs de peine qui se dépêchèrent de soulever le bloc. Dessous, il découvrirent le corps d’un porteur de gâche, d’à peine douze ou treize ans. La pierre assassine s’était chargée, en un seul mouvement, de l’écraser, de l’enterrer vif et de sceller sa tombe. Mais le garçon vivait encore, et dans un dernier soupir, avant de s’éteindre tout à fait, il remua ses lèvres déchiquetées en prononçant ces mots : « Sauvez-moi, sauvez les enfants». Pierre pleura, à moins que ce ne fût là l’effet de la pluie qui dégoulinait sur ses joues. Un petit attroupement se forma autour de la pierre tombale. Un contremaître hurla aux ouvriers d’abandonner au plus vite le chantier, car d’autres pierres pouvaient chuter, un autre maçon prit dans ses bras la dépouille de l’enfant et tous allèrent se réfugier dans la chambre aux traits, un bâtiment construit en dur et situé à l’angle de la place, où les ouvriers tenaient habituellement leurs réunions.
On déposa le corps inerte du gamin sur le sol de la chambre, et autour de son cadavre encore chaud se pressèrent les ouvriers. La salle était comble, la vapeur d’eau qui se dégageait des corps détrempés chargeait la pièce d’une fumée opaque qui pesait sur l’atmosphère. Une voix se fit entendre par dessus le tohu-bohu et le tambourinement de la pluie sur le toit. C’était Fifrelin, qui dirigeait le chantier en l'absence de Gauthier, et qui, monté sur un fragment de colonne, exposait la situation. Bien qu’il évitât d’accuser directement le maître d’oeuvre, tout le monde comprit que la cause de l’accident provenait d’une de ses décisions prise en dépit du bon sens. L’architecte avait fait, par erreur, monter sur les toits les blocs qui correspondaient aux futures gargouilles et qui n’avaient pas encore été sculptées, mais au lieu de les faire redescendre, il avait ordonné de les poser tels quels, en argumentant que les sculpteurs les cisèleraient sur place, les jours suivants, montés sur les mêmes échafaudages en paliers qu’avaient utilisés les maçons pour installer les pierres. Or ces blocs, qui n’avaient pas encore été dégrossis, étaient beaucoup plus lourds que les statues prévues, et c’est pourquoi deux d’entre eux étaient déjà tombés, l’un à l’aube, et l’autre tout à l’heure, en écrasant l’enfant. Mais il y en aurait d’autres, assurait Fifrelin, ils allaient tous tomber les uns après les autres, irrémédiablement ; et le gascon ajouta avec un ton grave qu’il n’y avait aucune façon d’y remédier car, comble de malchance, les pierres en chutant avaient détruit l’échafaudage juste en contrebas, seule manière d'accéder à ces maudites gargouilles.
« Donc, mes amis, il faut absolument paralyser le chantier, pendant au moins un mois, le temps de fabriquer de nouveaux échafaudages. C'est beaucoup trop dangereux de travailler dans ces conditions», conclut-il.
En écoutant ces informations, les ouvriers firent le silence, puis on entendit les parliers traduire en chuchotant les mots du chef de chantier. Progressivement le bruit reprit, le ton monta, et une âpre discussion débuta. Gilles le franc, un travailleur venu de Paris, s'écria :
« Hors de question d'attendre un mois ! Nous autres, nous sommes payés au nombre de pierres appareillées ! Et nos primes, alors ? Il faudra y renoncer ?"
Fifrelin haussa les épaules : « On peut toujours négocier, pour sûr, mais connaissant notre maître d'oeuvre et notre évêque, ce sera difficile d'obtenir grand chose, dame ! Enfin, il vous restera toujours votre salaire journalier, mes amis ! Pas grand chose, il est vrai, mais assez pour manger tous les jours ! »
Gilles renchérit : « Moi, si on arrête le chantier, je pars sur le champ à Paris ou à Chartres et j'abandonne Sistreville. Si les travailleurs d'ici sont trop lâches pour assumer les risques, qu'ils renoncent à leur métier, que diantre ! »
Autour de lui, une dizaine de maçons franciliens acquiesçait. C'étaient les meilleurs tailleurs de pierre et appareilleurs du chantier, les seuls qui connaissaient les nouvelles techniques architecturales, et leur départ, à coup sûr, représenterait une grande perte. Un travailleur de force répondit à Gilles depuis le fond de la salle :
- Tu dis ça parce que, toi, tu peux toujours aller te réfugier bien à l'abri à l'intérieur de la nef ou en haut de la construction, le parisien ! Mais nous, les portefaix, les gâcheurs de mortier, les serviteurs, nous travaillons au sol toute la journée, pour un salaire misère et sans prime ! Nous, nous risquons de mourir écrasés, pas toi, l'ami. Alors, moi, je me demande qui est vraiment le lâche dans cette histoire ! »
Les gamins et les miséreux applaudirent, et Fifrelin lui-même approuva en hochant de la tête, ce qui provoqua l'indignation des franciliens. Le bourdonnement des commentaires reprit. L’ambiance était surchauffée, les insultes commencèrent à fuser, les premiers coups aussi. Les parliers ne savaient plus où donner de la tête dans tout ce pugilat.
Fifrelin vociféra : « Mes amis ! Mes amis ! Mais calmez-vous, bon sang ! De toutes manières, c'est impossible de travailler pendant la tempête ! Et après, ce n'est pas à moi de décider, c'est à Gauthier, quand il rentrera de voyage.
- Et quand il rentrera ? demanda à brûle-pourpoint un des parisiens.
- Je n'en sais fichtre rien... soupira le gascon, en esquissant un geste d’agacement. Mais maintenant, il y a plus urgent à faire que de palabrer, mordiou ! Allez donc ranger les outils laissés en plan sur le chantier, et gare à vos têtes ! On reparlera de tout ça quand reviendra le bon temps ! Allez houste ! »
Le chef de chantier réussit, à grand peine, à dissoudre l'assemblée. Les ouvriers sortirent peu à peu de la chambre aux traits, et s'éparpillèrent dans la pluie. Tandis que la salle se vidait, Pierre regardait Fifrelin. Il restait là sans bouger, au milieu de la pièce, l'air triste et désappointé. Le sculpteur décida d'attendre un peu pour parler seul à seul avec lui.
« Té, le beau pied ! Une sacrée tempête, tu ne trouves pas ? dit le gascon en feignant un sourire.
- Que se passe-t-il, Fifrelin ? Tu ne vas pas te laisser abattre, n'est-ce pas ? Tel que je te connais, tu n'auras aucun mal à retourner la situation à ton avantage, alors ne t'inquiète pas, mon ami.
- Non, détrompes-toi, le beau pied. Si Gauthier n'est pas revenu quand la tempête aura cessé, je n'aurai pas d'autre solution que de rouvrir le chantier. Personne ne comprendrait que je laisse échapper les meilleurs maçons pour protéger des pauvres diables et des enfants, personne, ni l'évêque, ni le vicomte, ni les bourgeois des frairies. Et comme je refuse de la prendre, cette satanée décision, je n'ai plus qu'à faire mon paquetage, et filer en douce. Comme à l'accoutumée, le beau pied, comme à l'accoutumée. Sacré nom..
- En abandonnant les tiens ?
- Foutredieu, je ne vois pas comment faire autrement ! Un maçon avec une femme et un mouflet pendus à son bras, ça ne trouve pas facilement de contrats, tu sais. Je pars demain matin, si le vent me le permet, je vais tenter ma chance à Paris. Si je trouve un chantier et de bonnes conditions d'embauche, j'irai chercher ma famille. Sinon... »
Des larmes réprimées embuaient le regard du gascon. Pierre, ému, lui souffla :
- Tu es un homme bon, Fifrelin
- Non, ce n'est pas vrai, l'ami. Bien sûr, j'aide autour de moi quand je peux et quand ça m'arrange aussi, mais quand les choses tournent mal, je laisse les autres prendre les sales décisions et moi, je pars sans demander mon reste. Non, le beau pied, je ne suis pas bon, j'ai des scrupules, c'est tout, et je suis lâche. Un homme bon ne fuit pas, il reste là et défend les opprimés jusqu'au bout, jusqu'au gibet s'il le faut. Mais moi je n'ai pas l'âme d'un martyr, sacrebleu. Et puis tu sais, au fond, ce que j'en pense, des pauvres gueux ? Et bien qu'ils aillent au diable ! Qu'ils se défendent eux-mêmes, s'ils sont vraiment des hommes, et s'ils n'ont pas de pain, qu'ils le volent au lieu de le mendier ! Ah, tu vois ! Tu crois qu'un homme bon et saint penserait cela, le beau pied ? Foutredieu !
- Pierre ne trouva rien à répondre. De toutes manières, le crépitement redoublé de la pluie sur le toit empêchait la moindre discussion. Mais quand les deux hommes s'apprêtaient à quitter les lieux, un éclair les éblouit soudain. Pierre vit, l'espace d'un instant, le corps du petit porteur de gâche, au milieu de la pièce, auréolé d'une lumière fulgurante, et ce halo doré continua de flotter encore un moment dans la pénombre en formant deux ailes au-dessus du corps de l'enfant, avant de s'estomper tout à fait. Juste après, le tonnerre fit vibrer les murs de la salle, et le sculpteur sentit ce grondement résonner jusqu'au fin-fond de son âme. Il posa sa main sur l'épaule du gascon et s'entendit déclarer :
« Fifrelin, mon frère, ne désespère pas. Dieu est miséricordieux et porte secours aux hommes de bonne volonté. Non, Fifrelin, ne perds pas l'espoir, les miracles existent bel et bien, tu sais ? Après tout, peut-être la tempête sera-t-elle assez violente pour nous débarrasser de toutes ces gargouilles ? Alors ne pars pas tout de suite, Fifrelin. Va rejoindre les tiens, et cache-toi pendant plusieurs jours en attendant de savoir ce que te réserve la Providence. Promets-le moi, au nom de notre amitié »
Pierre avait parlé avec un ton sûr et posé qui ne lui était pas habituel. Les mots avaient jailli tout seul, sans réfléchir, c'était comme si une voix étrangère s'était immiscée dans sa gorge pour prononcer ce discours apaisant. Apparemment, Fifrelin avait lui aussi perçu un je-ne-sais-quoi d'étrange dans la réponse du sculpteur. Il fixa son ami, perplexe, et lui promit de rester à Sistreville pendant une semaine. Puis il s'élança vers l'extérieur, sans esquisser d'adieu. Sa silhouette se perdit bientôt derrière un rideau de pluie.
Pierre demeura un temps dans l'embrasure de la porte. Il scruta le ciel, en quête d'un nouveau coup de foudre, mais l'éclair qui suivit ne fut qu'une lueur fugace dans le brouillard opaque, et le tonnerre, sourd et lointain, résonna bien plus tard. Cependant Pierre n'avait guère besoin d'un autre signe du Très-Haut pour comprendre la nature de sa mission sacrée. Il devait grimper tout en haut des toits de la cathédrale et terrasser les gargouilles assassines pour sauver les enfants, les miséreux, le charité humaine. C'était une entreprise extrêmement périlleuse, mais la foudre avait décuplé son courage, ravivé sa folie, et il n'avait peur de rien, ni de la mort, ni de lui-même. Non, il ne craignait pas de périr, de toutes manières cela faisait déjà des années qu'il avait cessé de vivre, qu'il se mortifiait peu à peu en attendant le trépas. Seule cette épreuve pouvait le faire renaître, soit dans le monde ici-bas, soit dans le monde d'en haut, où l'attendait le Père. Et il ne craignait pas non plus la folie, car il savait que cette fois-ci, il ne tenterait pas le diable pour créer des oeuvres divines, à présent il connaissait son rôle, Dieu était le Créateur, et lui son bras armé, l'ange exterminateur chargé de détruire les oeuvres engendrées par la folie des hommes. Tout là-haut, il serait seul, et pouvait bien perdre la tête, il ne ferait de mal à personne, et cette pensée le soulageait grandement. Il remercia le Ciel de lui avoir envoyé cette épreuve, puis, sans attendre davantage, abandonna la chambre aux traits pour s'engouffrer dans la tourmente.
Il se hâta de traverser la place battue par les vent et les pluies, et parvint jusqu'à son atelier. Là, il enfila une tunique épaisse avec une large capuche qui rappelait les coules des moines, et s'empara de sa besace qu'il remplit de différents outils de taille et de sape. Puis il se faufila dans les baraquements des maçons et déroba quelques vivres, des grosses cordes et des crochets qu'utilisaient parfois les appareilleurs pour s'attacher aux échafaudages, une large ceinture et même un baudrier qu'il réussit à voler à un garde. Personne ne lui prêta la moindre attention, les ouvriers allaient et venaient dans le plus grand désordre, et Pierre était devenu transparent aux yeux des hommes. Enfin prêt, le sculpteur quitta les baraquements et chercha du regard les fameuses gargouilles, mais il dut renoncer à cause des averses qui tombaient dans ses yeux. Alors il baissa la tête et se dirigea vers la cathédrale. Il pénétra dans la nef par le portail principal, en évitant de croiser le regard de l'ange déchu qui gardait l'entrée. L'intérieur de l'église église était déserte, tout le monde s'était déjà mis à l'abri. Il avança jusqu'à un escalier en colimaçon qui permettait d'accéder à une des deux tours encore inachevée du massif occidental. Après une courte hésitation, il abandonna là son bâton, et commença son ascension. L’escalier s’achevait brusquement, au bout d’une centaine de marches. Pierre était déjà fourbu, son pied de pierre ne pouvait pas supporter tout le poids de son corps, et il avait dû grimper à cloche-pied. Après l’escalier, il y avait un à pic, puis un peu plus loin, un échafaudage en terrasse longeait, depuis l’intérieur de la construction, le mur collatéral de la nef. Pierre prit toute l’impulsion qu’il put, sauta dans le vide et s’agrippa tant bien que mal à une poutre. Ensuite, il emprunta une échelle qui montait jusqu'en haut du mur, et son infirmité le gêna de nouveau. Il ne sentait pas le contact du bois sous la plante de son pied factice, et devait donc le poser au hasard en imaginant qu'il y avait bien là une planche, tout en essayant de contenir sa douleur, car les attelles serraient sa peau et déchiraient ses mollets. Mais il réussit tout de même à atteindre le deuxième palier. Au-dessus de la tribune, une longue fenêtre menait à l’extérieur du bâtiment. Pierre la franchit, mais à peine se retrouva-t-il de l’autre côté, qu’une rafale faillit bien l'emporter. Il lutta quelques instants contre le vent qui finit par le coucher et il se trouva bientôt allongé sur une passerelle étroite et sans rambarde qui reliait entre eux les arcs-boutants.
Il regarda à terre et fut pris de vertige. Tout en bas, il vit les habitants de la ville, comme des clous minuscules plantés dans la boue. Il leva alors la tête et aperçut pour la première fois, en surplomb juste au dessus de lui, les gargouilles à abattre. Elles se tenaient, hideuses et menaçantes, tout au bout des arcs-boutants, surmontées chacune d’un pinacle. Les sculpteurs n’avaient pas pu dégrossir les blocs, mais Pierre n’avait pourtant aucun mal à voir ces monstres de pierre sous leur aspect véritable, grossièrement dissimulés sous leur épais manteau de calcaire. Les créatures sifflaient dans le vent rugissant, soufflaient des tourbillons et des giboulées, et crachaient des torrents d’eau boueuse. Il ne restait déjà pratiquement plus rien du frêle échafaudage qu’elles avaient piétiné gaiement au petit matin, hormis quelques épieux enfoncés dans le mur et des cordages qui serpentaient dans l’air en claquant dans le vent. Nimbées de nuages noirs et pourpres, ces diablesses riaient en attendant leur fatidique envol. Pierre continua de ramper sur sa planche dérisoire, comme un radeau bousculé par la houle dans une mer démontée. Au chevet de la nef se trouvait une échelle de corde qui permettait d’accéder aux charpentes des toits. Le sculpteur l’escalada et se retrouva enfin tout en haut de l’édifice.
Le toit, loin d’être achevé, était constitué par tout un enchevêtrement de mâts, qu’on avait provisoirement recouverts avec de longues bâches. Les toiles, gonflées à blocs par la tempête, ressemblaient aux voilures de quelque gigantesque navire à la dérive, dont les gargouilles étaient les figures de proue infernales pour mener la nef à travers la mer ondulée des toits d’ardoise de la ville, vers les abîmes de la fin du monde. Sans plus attendre, Pierre se laissa glisser le long d’un arc-boutant, agrippé à une corde préalablement attachée à la charpente du toit. Au bout de l’arc, il y avait un pinacle, et sous le pinacle, une première gargouille. Pierre accrocha une nouvelle corde à la tourelle, enroula l’autre bout à sa ceinture et à son baudrier et sauta dans le vide.
Il flottait dans l’espace, et demeura longtemps sans pouvoir faire le moindre geste, étourdi par les bourrasques qui le giflaient. Mais il regroupa son courage, et parvint à hisser son corps en tirant de toutes ses forces sur la corde, pour finir par monter à califourchon sur la gargouille. Il serra le monstre entre ses cuisses et s’empara de ses outils pour saper les mortiers. La bête hurlait à tue-tête dans les spirales du vent, Pierre sentait qu’elle tremblait de peur sur son socle, alors, d’un geste décidé, il frappa comme un sourd à grands coups de marteau et la créature dégringola bientôt. Le sculpteur tomba aussi, recevant au passage une cascade de boue soudain jaillie de la rigole que le bloc arraché venait d’ouvrir. Le sculpteur demeura suspendu dans le vide, brinquebalé tout au bout de sa corde, durant un temps qui lui parut éternel, sans parvenir à contrer les rafales qui claquaient sur son corps détrempé. Il était comme ces condamnés qu’on suppliciait sur la place du marché, pendu par les pieds et roué de coups de bâton. Le vent se mit à le balancer, de plus en plus fort, comme s’il avait soudain décidé de jouer au bilboquet avec cette boule de chair humaine. Pierre, abasourdi par les secousses, voyait la ville à l’envers qui oscillait, le ciel de boue basculer par dessus la mer de nuages où il allait bientôt finir par s’écraser, au bout d’une longue chute ascensionnelle. Le vent aspira le sculpteur à travers les nuées et l’entraîna jusqu’aux profondeurs du ciel, mais le Très-Haut, jugeant qu’il était encore trop tôt pour l’accueillir au paradis, le repoussa brutalement pour mieux le projeter contre le mur de la cathédrale. Juste au moment de s’écraser, Pierre ferma les yeux, puis il entendit le craquement sourd de ses os fracassés contre la paroi. En rouvrant les yeux, l’instant suivant, il constata, incrédule, qu’il était encore vivant et qu’il ne ressentait aucune autre douleur que celle de son pauvre corps écartelé et transi. Son pied de pierre, qu’il avait mis au-devant de son corps dans un dernier instinct de survie avait amorti le choc, les attelles avaient volé en éclat et la prothèse de pierre était tombée dans l’abîme, mais Pierre Toussaint était indemne. Le vent lui laissa alors un répit et le sculpteur en profita pour remonter jusqu’au pinacle, escalader l’arc-boutant et regagner les toitures.
Dans les charpentes, à l’abri de l'orage, il retira sa coule détrempée et se sécha avec un morceau de toile d’une des bâches, puis il découpa un autre pan pour s’en faire une couverture. Enfin il s’affala contre une poutre, exténué. Les voilures qui couvraient la charpente chuintaient et croulaient sous le poids de la pluie battante, l’eau roulait sur la bâche et la transperçait en maints endroits, en formant de grandes gouttières qui tombaient à pic jusqu’au parterre de l’abside. Pierre, en contemplant son moignon écorché, réalisa que dorénavant il ne pourrait plus descendre seul, et comme personne ne l'avait vu grimper sur les toits, personne ne viendrait lui porter secours. Il se trouvait donc sur la plateforme qui menait droit au ciel, à moins d'un miracle, il s'agissait là de son dernier combat, il devait terrasser les monstres de pierre puis mourir enfin, une fois sa mission accomplie. Mais le sculpteur ne se laissa pas abattre par ce terrible constat, cette pensée au contraire eut l’effet de rallumer une flamme de folie qui le réchauffa tout entier. Une seule chose le troublait, et c’était que Dieu ne lui avait finalement pas permis de ciseler cette grande oeuvre dont il avait tant, et sans doute trop rêvé ; au lieu de cela, pour le châtier de son orgueil, le Seigneur lui avait ordonné de périr en détruisant la pierre, et ce double sacrifice permettrait à Pierre de sauver des vies innocentes et de racheter son âme. Il pria longuement, puis il se leva enfin, et s’élança à corps perdu vers un nouveau combat.
Les gargouilles tombèrent une à une sous ses assauts guerriers. La première résista plusieurs heures, la seconde bascula dès le premier instant, et une troisième tomba toute seule, poussée par le souffle divin. Mais au crépuscule, les monstres trouvèrent une nouvelle manière de se défendre. Ils changèrent l’eau en pierre, et il se mit alors à pleuvoir une averse de cailloux, des grêlons gros comme des poings qui lapidèrent le sculpteur. Pierre, le corps couvert d’ecchymoses, dut abandonner la partie. Il regagna à grand peine les toitures et s’endormit, lové entre deux poutres, drapé dans les voilures des charpentes.
Au petit matin, il fut réveillé par une mouette qui piaillait perchée devant son nez. En voyant l’animal si loin de la mer, Pierre se demanda alors l’espace d’un instant si le déluge n’avait pas recouvert d’eau le monde, s’il était le seul survivant, tel Noé à bord de son arche solitaire, mais finalement il se dit qu’il n’était pas si rare de voir ces oiseaux à Sistreville, les jours de grand vent ils s’engouffraient dans la vallée de la Seine, puis ils demeuraient là, perdus, errants dans la ville, sans parvenir à retrouver leur chemin. Pierre voulut se relever, mais ses courbatures l’en empêchèrent. La tempête avait cessé, les bâches s’écrasaient, lourdes et imbibées sur la charpente, mais la pluie continuait de crépiter sur les toiles. Il lui sembla qu’elle ruisselait aussi, froide et fumante, à son front, mais comme son refuge était demeuré sec, il en déduisit qu’il s’agissait là de gouttes de sueur dues à la fièvre. Il ressentait un grand feu à l’intérieur de son crâne, mais absolument rien du reste de son corps, engourdi tout entier. Il fut alors pris d’une peur panique : il savait sa mort prochaine et l’acceptait de bonne grâce, mais il était terrorisé à l’idée de périr pétrifié. Dans sa tête revinrent tout à coup des images insoutenables de son enfance à Lussignac. Fébrile, il posa alors ses yeux sur ses mains : elles étaient bleues, gonflées, calleuses et criblées de cicatrices, mais elles tremblaient encore, signe qu’elles étaient toujours vivaces. Pierre en éprouva un indicible soulagement. Il ferma les yeux pour remercier le Seigneur, regroupa ses forces et réussit à se relever.
Il passa le rideau des tentures à cloche-pied, s’appuya contre la balustrade et chercha des yeux le nouveau pinacle à atteindre pour continuer son labeur. Mais il ne vit pas la tourelle. Un épais brouillard avait tout recouvert. En regardant en contrebas, Pierre ne parvint à voir ni les toits des maisons, ni même le bout des arcs-boutants, qui plongeaient dans l’écume, comme les rames d’un vaisseau naviguant calmement dans l’océan du ciel. Seule la pluie qui continuait de tomber permettait encore de distinguer le haut du bas, le ciel de la terre. Pierre enjamba la balustrade et se laissa choir à l’aveuglette le long d’un nouvel arc-boutant. Il arriva jusqu’au pinacle. Il était en nage, la tête lui tournait, la fumée blanche étincelante l’éblouissait. En bas devait se trouver une gargouille, mais Pierre ne l’apercevait pas. Peut-être avait-elle été déjà arrachée par la tempête, la seule manière de le savoir était de sauter. Ce qu’il fit. Il heurta le bloc dans sa chute, s’y raccrocha tant bien que mal, et au prix de gigantesques efforts, réussit à s’asseoir sur la gargouille. C’est alors qu’il se rendit compte qu’il avait oublié d’attacher la corde à sa ceinture. C’était donc la fin. Il ne pourrait plus jamais remonter. Il ne lui restait donc plus qu’à mourir en combattant. Il terrasserait ce nouveau monstre de pierre et tomberait avec lui. Mais il n’avait pas peur. De toutes manières, le brouillard était comme un matelas de laine qui protègerait sa chute. Son corps pouvait même ne jamais atteindre le sol, et s’envoler directement jusqu’au ciel. Peut-être d’ailleurs Pierre était-il déjà mort, car le monde autour de lui avait disparu, et il ne ressentait plus la douleur, la faim, la soif, la joie ou la tristesse. Il était prisonnier dans les limbes, à cheval entre le Paradis et l’Enfer, le ciel et le gouffre, et son éternité dépendait à présent d’un dernier coup de marteau. Il s’empara tranquillement de ses instruments accrochés à sa ceinture et commença à frapper sur les mortiers... Mais curieusement, cette pierre qui venait de lui sauver la vie refusait de céder. Manifestement, celle-ci ne menaçait pas de s’écrouler. Elle était différente, ocre et lisse, plus longue et plus mince que les autres, mais cependant beaucoup plus légère. Elle ne semblait pas provenir de la même carrière que le reste des gargouilles. De toute évidence, il ne s’agissait guère d’une vulgaire pierre assassine. Pierre caressa le dos de l’animal de roc. A l’intérieur, il n’y avait pas une bête féroce, une gargouille infernale, mais au contraire un être doux et apaisant. Etait-ce un diable qui essayait de le tromper juste avant le jugement dernier, où s’agissait-il là d’un dernier signe divin que Pierre ne parvenait pas à déchiffrer ? Devait-il sculpter la pierre pour savoir ce qu’elle recelait, ou, au contraire, Dieu lui envoyait cette dernière épreuve pour savoir si son serviteur était capable de résister jusqu’au bout à la tentation de sculpter ? Pierre, ne sachant que faire, implora la clémence divine en jetant ses instruments dans le vide, puis il s’allongea à plat ventre sur le bloc, en attendant son trépas.
Il resta des heures accroché de la sorte. Les brumes s’écartèrent, la pluie cessa, et le ciel céruléen se déroula en dévoilant de nouveau le monde des vivants. Pierre entendit, déformée par l’écho, une voix humaine au-dessus de lui :
« Holà ! L'ami, tu es vivant ? Tu m’entends ? Si tu m’entends, fais-moi un signe de la main ! »
Pierre trouva la force de lever le bras.
« Tiens bon, mon gars, je vais te sortir de là ! »
Le sculpteur tourna la tête et vit une corde déroulée devant lui. Dans un dernier effort, il s’en empara et la noua à sa ceinture. Il sentit ensuite la corde le tirer vers le haut, et il se trouva bientôt allongé sur l'arc-boutant. Emmitouflé dans un grand manteau blanc, le visage entièrement recouvert, Pierre ne parvint à voir de son sauveteur que deux grands yeux d'azur et quelques mèches d'or qui dépassaient de son fichu de laine. Sans dire un mot, l'inconnu enroula un cordage autour du corps du sculpteur, et le hissa sur son dos pour le porter jusqu'à la balustrade. Pierre l'entendit crier :
« Mais aidez-moi donc, bon sang ! Allez, tirez sur la corde ! Je ne peux pas y arriver tout seul, avec ce fardeau ! »
Le sculpteur déduisit qu'il y avait une seconde personne tout en haut, sur les toits. L'homme grommela quelques jurons dans une langue inconnue, et continua de gravir l'arc tant bien que mal, à la force de ses bras. Pierre ferma les yeux et, bercé par le balancement des larges épaules de son bienfaiteur, il laissa son esprit s'engourdir tout à fait et finit par s'évanouir. Des hurlements le réveillèrent :
« Criminel, tu n'es qu'un criminel ! Mais pourquoi tu n'as pas tiré sur la corde ? Tu sais que j'aurais pu me rompre le cou, par ta faute ? »
Pierre était couché à l'abri dans les charpentes du toit de la cathédrale. Devant lui, juste en face du parapet, l'homme en blanc empoignait un autre homme par le col et le couvrait d'insultes. Le sculpteur reconnut aussitôt ce second personnage. C'était Gauthier Folbec, l'architecte, qui suppliait :
« Pitié ! J'avais le vertige ! Je n'ai pas réussi à m'approcher de la rambarde !
- Ah oui ? Comme ça, tu avais le vertige ? Et bien moi je connais un moyen de le soigner, ton vertige, brigand ! »
Pierre vit, les yeux mi-clos, comment son sauveur entraîna Gauthier jusqu'à la balustrade, puis, d'un geste brusque, le projeta dans le vide. Juste après, il perdit de nouveau connaissance.

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Message  elea Dim 30 Jan 2011 - 13:02

"Les pierres tombales" me semble un bon titre avec ce début de chapitre où une pierre écrase un enfant et où le danger d’autres chutes rôde, ces blocs tombent et tuent, ça me paraît parfait.
J’aime beaucoup quand tu donnes vie aux pierres, quand les gargouilles se dessinent aux yeux du sculpteur par exemple. Et j’aime aussi beaucoup les passages de sa folie, cette tempête extérieure et intérieure qui ravage Pierre, j'ai eu mal pour et avec lui en te lisant. Ce chapitre se lit en retenant sa respiration, celui-là tu ne peux vraiment pas dire qu’il est long et ennuyeux !

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Message  Invité Dim 30 Jan 2011 - 13:10

elea a écrit:"Les pierres tombales" me semble un bon titre avec ce début de chapitre où une pierre écrase un enfant et où le danger d’autres chutes rôde, ces blocs tombent et tuent, ça me paraît parfait.
J’aime beaucoup quand tu donnes vie aux pierres, quand les gargouilles se dessinent aux yeux du sculpteur par exemple. Et j’aime aussi beaucoup les passages de sa folie, cette tempête extérieure et intérieure qui ravage Pierre, j'ai eu mal pour et avec lui en te lisant. Ce chapitre se lit en retenant sa respiration, celui-là tu ne peux vraiment pas dire qu’il est long et ennuyeux !

Ennuyeux, non, mais j'avais peur "d'en faire trop", que ça soit vraiment complètement abracadabrant. Sinon, pour le titre, j'avais un truc avec le mot "stèle", et "pierre stellaire", mais je n'ai pas envie de faire un mauvais calembour. Merci Elea pour ton commentaire

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Message  Louis Mer 2 Fév 2011 - 17:48

Pierre débloque une situation au péril de sa vie. Au fond, c’est la naissance qu’il associe aux pierres, lui sculpteur qui fait naître les formes de la pierre brute, il ne peut donc que s’opposer aux blocs de pierres donneurs de mort, aux pierres tombantes et tombales. Il tue les pierres tueuses. Il les met à bas. Il exprime sa volonté de maîtrise de la pierre, son refus d’être écrasé par elle, ou de laisser quiconque être écrasé sous son poids.
Très bien, Vincent.
Un beau chapitre.

Remarques :
« face à ce lettré au talent sans égal. » : Surpris que Pierre soit ainsi qualifié. Il est apparu, jusqu’ici, sculpteur, artiste, mais non « lettré ». De plus, la phrase donne l’impression que le talent dont il est doué serait un talent dans le domaine des lettres, et non dans celui de la sculpture.
« Dessous, il découvrirent le corps » : ils
« par dessus le tohu-bohu » : par-dessus
« pour un salaire misère et sans prime » : salaire de misère
« Non, détrompes-toi, le beau pied » : détrompe-toi
« Les mots avaient jailli tout seul » : seuls
« pour sauver les enfants, les miséreux, le charité humaine. » : la charité
« la place battue par les vent et les pluies » : les vents
« L'intérieur de l'église église était déserte » : l’intérieur de l’église était désert
« Mais il regroupa son courage » : il rassembla ?
« Et bien moi je connais un moyen de le soigner, ton vertige, brigand ! » : eh


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Message  Invité Mer 2 Fév 2011 - 18:28

Louis a écrit:Remarques :
« face à ce lettré au talent sans égal. » : Surpris que Pierre soit ainsi qualifié. Il est apparu, jusqu’ici, sculpteur, artiste, mais non « lettré ». De plus, la phrase donne l’impression que le talent dont il est doué serait un talent dans le domaine des lettres, et non dans celui de la sculpture.

Merci beaucoup Louis. J'allais très bientôt poster la toute fin du chapitre, où on comprend mieux ce point : Pierre est un ancien novice, qui sait lire, écrire, parle latin et connait la théologie, alors que Fifrelin est illettré. Mais peut-être que dans ce tout petit fragment, je devrais ajouter, entre deux virgules, un rappel de sa condition d'ancien novice...
Sinon, désolé pour les fautes que je laisse passer ici et là : ce sont toujours sur des passages fraîchement retouchés et apparemment pas assez relus.

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Message  Polixène Mer 2 Fév 2011 - 22:58

Ah, ton roman est toujours aussi palpitant, et il tient la route, grandement .
Pour pinailler un peu , je remarquerai que c'est quand même totalement et exclusivement un roman d'hommes , seras-tu le "Hergé" du roman historique? Cela dit, on est dans l'ambiance, on s'y fait très bien .

Autre petit détail: les portefaix ont un niveau de langue incroyable vu leur condition! (donc ça sonne un peu faux dans la scène de confrontation avec les ouvriers).

Et enfin, dans ce passage que je trouve excellent
Il se trouvait donc sur la plateforme qui menait droit au ciel, à moins d'un miracle, il s'agissait là de son dernier combat, il devait terrasser les monstres de pierre puis mourir enfin, une fois sa mission accomplie. Mais le sculpteur ne se laissa pas abattre par ce terrible constat, cette pensée au contraire eut l’effet de rallumer une flamme de folie qui le réchauffa tout entier. Une seule chose le troublait, et c’était que Dieu ne lui avait finalement pas permis de ciseler cette grande oeuvre dont il avait tant, et sans doute trop rêvé ; au lieu de cela, pour le châtier de son orgueil, le Seigneur lui avait ordonné de périr en détruisant la pierre, et ce double sacrifice permettrait à Pierre de sauver des vies innocentes et de racheter son âme. Il pria longuement, puis il se leva enfin, et s’élança à corps perdu vers un nouveau combat.

L'idée si subtile de sa mort par la mort de la pierre et de sa rédemption par le sauvetage de vies, ce sacrifice mériterait, à mon sens, un développement .Là elle passe un peu inaperçue, au même plan que tout le reste, et c'est peut-être dommage.

bon courage et bravo encore.
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Message  Invité Jeu 3 Fév 2011 - 22:14

Polixène a écrit:Ah, ton roman est toujours aussi palpitant, et il tient la route, grandement .
Pour pinailler un peu , je remarquerai que c'est quand même totalement et exclusivement un roman d'hommes , seras-tu le "Hergé" du roman historique? Cela dit, on est dans l'ambiance, on s'y fait très bien .

Autre petit détail: les portefaix ont un niveau de langue incroyable vu leur condition! (donc ça sonne un peu faux dans la scène de confrontation avec les ouvriers).

Et enfin, (...) l'idée si subtile de sa mort par la mort de la pierre et de sa rédemption par le sauvetage de vies, ce sacrifice mériterait, à mon sens, un développement .Là elle passe un peu inaperçue, au même plan que tout le reste, et c'est peut-être dommage.

bon courage et bravo encore.

Merci à toi pour ta lecture, tes encouragements et tes remarques tout à fait perspicaces, auxquelles je vais essayer de répondre.

Pour ce qui est des femmes, c'est tout à fait vrai, et je le regrette : ceci dit, un roman qui se passe dans un monastère puis sur un chantier plein d'ouvriers hirsutes, c'est un peu difficile d'instaurer la parité hommes - femmes ! Mais justement, je vais poster le chapitre suivant, où l'on découvre LE personnage féminin du roman. Et ce n'est pas la Castafiore ! (rires)

Pour ce qui est des portefaix, tu as complètement raison : dans un premier temps, cette réplique, c'était le maçon qui sauve plus tard Pierre qui la disait, et c'est un personnage tout à fait particulier. Mais pour plein de raisons, j'ai renoncé à le présenter à ce moment là, et je n'ai pas changé l'intervention. Je vais tâcher de rendre le parler plus "rustique"

Enfin, pour la remarque sur "le double sacrifice", c'est une idée qui va devenir une constante à partir de maintenant, et plus encore pour la troisième partie. Donc, elle n'est qu'évoquée pour l'instant, j'espère que plus tard, on appréciera le développement du concept.

Bref, sans plus attendre, la toute fin du chapitre 15, un petit apparté pour contextualiser un point précis, et la première partie du chapitre 16 : je vais faire ça sur deux posts, je crois.

Fin du chapitre 15.
Quand il ouvrit enfin les yeux, il était confortablement installé sur un matelas de feutre, le corps enfoui dans une couverture de laine sommairement cardée. La pièce était petite et sombre, et les colombages qui tapissaient les murs accentuaient cette impression d'étroitesse. Une minuscule ouverture dans une lucarne tenait lieu de fenêtre, recouverte par une toile huilée, à défaut de vitre. C'était une humble demeure, mais elle était propre et chaleureuse, et Pierre s'y sentait bien, malgré son corps engourdi tout entier et la fièvre qui perlait à son front. Par terre, assis dans un coin, il aperçut un enfant de quatre ou cinq ans, qui jouait en silence à la toupie. Le sculpteur reconnut le petit Martin, le fils de Fifrelin, et se mit à sourire en comprenant enfin où il se trouvait. L'enfant, le regarda, hébété, et lui rendit son sourire avant de s'élancer en dehors de la pièce pour appeler son père.
Fifrelin entra avec sa compagne Ermeline, une très belle femme de bien quinze ans sa cadette. Le gascon serra son hôte dans ses bras, et la femme s'agenouilla pour presser la paume du sculpteur contre sa joue et susurrer des remerciements. Pierre n'était pas habitué aux effusions ni aux contacts physiques, et en fut très troublé. Pendant la semaine qu'il passa cloué au lit, il eut l'occasion de goûter, pour la première fois de son existence, aux joies de la vie familiale, à la douceur d'un foyer. Grâce aux bons soins d'Ermeline, qui ne quittait pas son chevet, il se rétablit vite, trop vite même à son goût.
Un après-midi, Fifrelin apparut dans la pièce, accoutré comme un riche bourgeois. Le ton enjoué, il dit à son hôte :
« Allez, le beau pied, dépêche-toi de guérir, parce que dès demain nous changeons de maison ! Fini ce taudis, maintenant nous avons le droit à un palais !
- Un palais ? Je ne comprends pas.
- Si, parfaitement, un logis digne des princes, avec deux cours intérieures, des dépendances, des domestiques... Et tout cela grâce à ta folie, mordieu !

Pierre faisait des yeux ronds, et Fifrelin se mit à rire à gorge déployée devant son air pantois :

- Eh oui, hier l'évêque Gérard est venu visiter sa bonne ville... Et figure-toi qu'il m'a nommé son nouveau maître d'oeuvre !

- Maître d'oeuvre ? Vraiment ! Quelle joie, Fifrelin !

- Non, non, ne m'appelle plus Fifrelin, je suis maître Enguerrand maintenant ! Fifrelin, cela manque de décence pour mon nouveau rang, noundidiou, Enguerrand, c'est mon vrai nom. Ou tu crois que mes parents m'ont baptisé Fifrelin ? La semaine prochaine, je serai présenté officiellement au chapitre des chanoines. L'évêque m'a dit qu'il y a tant de chantiers en France qu'il était inutile de chercher quelqu'un d'autre, mais il m'a affirmé que j'étais tout à fait préparé pour cette charge. Entre nous, je crois qu'il avait surtout une envie folle de retourner à Paris, ce coquin de Gérard, alors il a pris le premier venu vite fait bien fait... Tout à fait préparé... Bigre ! Je sais peut-être interpréter des plans et ajuster des pierres, mais foutrement rien d'autre, le beau pied, pour tout t'avouer je ne sais même pas lire, tudieu !

- Ne t'inquiète pas, Fifr... Pardon, maître Enguerrand, moi je t'apprendrai. Tu seras un très bon maître d'oeuvre, j'en suis persuadé. Mieux que l'autre sûrement...

Le gascon regarda son ami du coin de l'oeil.

- L'autre ? Tu ne m'as pas posé une seule question à ce sujet, le beau pied. J'en conclus que tu sais...

-Oui, il est tombé des toits. Un ouvrier m'a secouru et après...

-... Et après Gauthier est tombé, en essayant de vous faire grimper sur la balustrade, toi et le maçon qui est allé te chercher au bout de ton pinacle.

-Non, ce n'est pas exactement comme ça ...

-Si, cela s'est passé comme je te dis, beau pied, c'est toi qui as mal vu. Gauthier est mort en héros. D'accord ?

Pierre acquiesça. En effet, cet inconnu lui avait sauvé la vie, il était fort peu charitable de lui porter préjudice maintenant.

- D'accord... Mais je me demande encore ce que faisait Gauthier sur les toits.

-Gauthier est revenu de voyage juste après la tempête. On a eu beau lui expliquer le problème des gargouilles, il ne voulait pas reconnaître ses torts, cette sacrée bourrique, il voulait voir les toits de ses propres yeux. Alors un ouvrier l'a amené là-haut. Un certain Jacques Baptiste, un bon gars, pour sûr. C'est lui qui t'a vu, accroché à ton perchoir, comme un moineau sans ailes. Ça, on peut dire que l'entêtement de ce Folbec t'a sauvé la vie, mon gars. Et le courage de ce maçon, vingt dieux... Je me demande qui est le plus fou des deux, tiens. Mais dis-moi, que diable allais-tu faire sur les toits, mon gars ?

-Dieu avait besoin d'un bras armé pour accomplir ce miracle dont je te parlais, mon ami...

-Sûr, pour un miracle, c'est un miracle, beau pied ! Me voilà maitre d'oeuvre, et je vais enfin pouvoir me marier !

- En vérité, je ne sais pas si le miracle est tout à fait accompli, Fif... maître Enguerrand. Cela ne tient qu'à toi : que vas-tu faire des pierres qui ne sont pas encore tombées ? Vas-tu avoir le courage de fermer le chantier, à présent que tu es maître d'oeuvre ?

- Quoi, fermer le chantier ? Hors de question, sacré nom ! Non, ne t'inquiète pas, l'ami, maintenant que tu nous as montré comment procéder avec ces satanés blocs, il n'y a plus aucun problème. Tiens, tandis que je te parles, j'ai une dizaine de gars encordés sur les toits, en train de jouer à la pêche aux gargouilles. C'est risqué, bien sûr, mais ils sont tous volontaires. J'ai offert une très bonne prime, alors les plus courageux parmi les travailleurs de peine ont accepté le défi... Et puis c'est tout de même moins dangereux que ta manière d'agir. Tudieu ! Tu n'aurais pas pu me raconter ce que tu allais faire, au moins ? Si tu me l'avais dit, je serais monté avec toi, tout là-haut, mais un fois la tempête passée, bon sang ! Je t'aime bien, le beau pied, mais tu es complètement fou, il faut tout de même avouer... Tu voulais mourir ou quoi ?

Le sculpteur baissa la tête, mal à l'aise. Le gascon passa sa main sur son épaule, et lui dit dans le creux de l'oreille :
« Pierre, mon ami. Mais qu'est-ce que tu attends pour vivre vraiment ? Pour être heureux ? C'est simple, pourtant, que diable ! Trouve-toi une bonne femme, tu verras, ce sera déjà plus facile.
- Alors là, mon ami, je crois que pour cela il faudrait un second miracle ! »

Pour la toute première fois de sa vie, Pierre se mit à rire de bon coeur. Certes, cela lui était déjà arrivé de rire, en de très rares occasions, mais toujours à des moments tragiques, entre deux sanglots, ou sous l'effet du vin. A présent, il se sentait joyeux, léger, comme si, en retirant toutes ces pierres des toits, il avait réussi aussi à éliminer la chape qui pesait sur son âme. Oui, un second miracle était en train de s'accomplir, et Pierre allait bientôt devenir capable d'aimer. Quand au premier miracle, il avait bel et bien eu lieu : pour preuve, les ouvriers retirèrent toutes les gargouilles en moins d'une semaine sans qu'il y eût à déplorer le moindre accident, mis à part un tout dernier bloc qui écrasa Gilles le francilien, la seule personne encore susceptible d'entraver le bon déroulement du chantier et la désignation de Fifrelin comme maître du chantier. Pierre se demanda si ce dernier crime avait été, lui aussi, l'oeuvre de Dieu, avant de songer finalement que les gargouilles sont des créatures infernales, si elles décident de s'abattre sur les hommes, c'est pour obéir aux ordres du diable, et non aux desseins du Seigneur.

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Message  Invité Jeu 3 Fév 2011 - 22:40

Pour le chapitre 16, je vais avoir besoin de rédiger un bref commentaire avant de le publier.

En principe, il y a 4 chapitres intermédiaires (prologue, chapitre entre le livre 1 et 2, chapitre entre le 2 et le 3, et l'épilogue) qui constituent une histoire parallèle. J'ai d'ailleurs posté une première mouture du prologue, mais je ne suis pas du tout convaincu, et pour les chapitres intermédiaires, j'ai décidé de les retravailler après le récit principal. Il n'y a pas forcément besoin de connaître cette histoire parallèle pour suivre les aventures de Pierre Toussaint, sauf peut-être à ce moment précis de l'histoire, pour comprendre les tout premiers paragraghes.

L'histoire de l'ange déchu, ce n'est pas celle de Pierre Toussaint, en réalité, c'est celle d'un ange de pierre, sans aile, sans bouclier et sans épée qui est accrochée sur les toits de la cathédrale de Rouen, qui serait "la plus belle statue jamais ciselée" mais que personne n'a jamais vue. Le prologue explique comment le narrateur connait cette histoire, et s'engage à faire des recherches pour prouver l'existence ou l'inexistence d'une telle statue.

Dans le premier chapitre intermédiaire, le narrateur interrompt son récit, car il trouve une preuve de l'existence de la statue. Voici un passage de ce chapitre (pas encore retouchés) qui vont permettre de comprendre le début du chapitre 16, et peut-être d'aborder certains passages du roman autrement :



J’interromps mon récit, car je dois absolument relater au plus vite la découverte tout à fait extraordinaire que je viens de réaliser : j’ai enfin la preuve irréfutable que la statue de l’archange de la cathédrale de Rouen existe, bien que je ne l’aie pas encore vue moi-même. Mais il y a autre chose, encore plus formidable… Cette statue, selon toutes les apparences, ne serait pas simplement faite de pierre, mais elle abriterait dans sa poitrine un cœur, oui, un véritable cœur de chair ! Elle serait, pour le dire autrement, animée, vivante !

Je cherchais à pouvoir accéder de n’importe quelle manière à la fameuse statue. Très tôt je me suis rendu compte qu’il était impossible, d’aucune façon, de visiter les toits de la cathédrale, cet espace étant juste réservé aux personnes autorisées en cas de travaux. Par ailleurs, j’avais entrepris des recherches pour avoir une réponse définitive sur l’existence de cette sculpture. C’est ainsi que je suis passé d’organisme officiel en organisme officiel, j’écumais bibliothèques et archives pour collecter le maximum d’informations, et ce petit manège a duré un peu plus d’un an. Les vacances de Noël approchaient. J’avais réuni assez de sources pour conclure que la statue n’existait pas, ou tout au moins n’existait plus, puisqu’elle n’était mentionnée dans aucun document, ne figurait sur aucun plan, sur aucune photo. Il me restait juste à passer par la délégation départementale du patrimoine historique du ministère de la culture, et je ne m’y rendais que par acquis de conscience, pour trancher le problème une fois pour toute. Au guichet, je demandai le dossier technique de la commission scientifique de restauration de la cathédrale. Comme je travaille moi-même dans une bibliothèque, j’ai des facilités pour obtenir rapidement des documents qui normalement, sont difficiles d’accès. On me donna donc une copie à consulter sur place.

Me voilà qui feuillette, désinvolte, ce dossier soporifique, pressé d’en finir. Je lis d’abord, entre les lignes, le rapport concernant les dégats causés par les tempêtes de Décembre 1999, quelques jours avant l’entrée dans le nouveau millénaire. A cette occasion, un des clochetons de la grande flèche de fonte de la tour de croisée de la cathédrale s’était décrochée et avait embouti le toit de la nef, pour tomber à l’intérieur de l’église. Cette anecdote me fait sourire, car cette gigantesque flèche ne date guère que du 19ème siècle : il faut croire que les archtitectes du Moyen-Age, juste armés d’équerres et de compas, savaient, eux, réaliser des constructions bien plus solides.

Mais je me perds en divagations inutiles, et la bibliothèque va bientôt fermer. Je cherche maintenant les documents graphiques à la fin du volume. Je tombe sur une série de photographies de synthèse prises depuis différents points de vue de la cathédrale. Il s’agit de thermographie appliquée à la construction. Je regarde d’abord la reproduction de la façade occidentale de la cathédrale, et j’ai un peu de mal à la reconnaître : elle apparaît dessinée par toute une association de petits cubes rouges et bleus. C’est très curieux : imaginez-vous les toiles de Monet, qui peignait ses impressions de la cathédrale de Rouen sous tous les temps et à toutes heures, mais dont l’artiste serait une machine froide et sans émotion.


Lorsque tout à coup, au revers de la page, apparaît ma statue ! Oui, c’est bien elle, j’en suis sûr ! Et je comprends désormais pourquoi personne ne pouvait la voir : elle est cachée derrière un des arcs-boutant les plus haut placés, exactement le troisième à partir de la façade principale du côté Nord de la nef centrale, lovée dans une niche spécialement creusée pour elle. Le pilier de l’arc la protège des regards indiscrets depuis l’extérieur. Pour la voir, il faudrait se tenir entre le toit et l’arc, et c’est pratiquement impossible, puisqu’il n’y a ni rigole ni moyen d’accès, et que les toits sont spécialement escarpés à cet endroit-là de la nef. Depuis le haut, la tour de croisée, l’angle est lui aussi complètement bouché, la vue s’écrase à cause de l’à-pic, et l’arc lui même empêche d’apercevoir la sculpture.


Tout concorde avec la description de la statue qui est faite dans ma dernière minicassette. Et je réalise enfin pourquoi la posture décrite était tellement étrange : dans son enregistrement, le vieux dit que l’archange a le dos voûté, comme preuve d’humilité et de déférence à Dieu, mais que sa tête est levée vers le ciel, pour mieux l’interroger, ou bien pour le défier, qui sait. Un bras descend le long de son corps et s’achève par trois doigts qui désignent la terre. L’autre va vers le haut, le coude est plié par-dessus sa tête, et son poing refermé retombe près de son autre épaule. Selon l’enregistrement, une des deux mains tiendrait un bouclier qui n’existe pas, et l’autre une épée invisible.


Tout s’explique maintenant : la statue, de dimension humaine, épouse en fait la forme de l’arc-boutant et profite au maximum de l’espace que celui-ci lui laisse. Si la statue a le dos courbé, ce n’est pas par dévotion, en réalité son dos, plus que courbé, est arquebouté – au sens littéral du mot-, c’est à dire qu’il supporte avec l’arc-boutant le poids de la cathédrale, paradoxalement, depuis le haut de la construction. L’archange est comme le pilier d’un arc céleste, qui amarre l’édifice aux nuages. Les restaurateurs de la cathédrale ont eu parfaitement conscience de l’extrême importance de la solidité de ces arcs-boutants pour l’ensemble de la construction, puisqu’ils ont décidé de photographier chacun d’entre-eux non seulement depuis l’extérieur, mais aussi depuis l’intérieur. J’imagine que pour obtenir ce résultat, ils ont dû tirer un câble par dessous tous les arcs, et l’appareil en passant derrière chacun d’entre eux, réalisait sa photographie instantanée. Personne n’a donc vu de ses yeux la statue. Au moment de tirer les conclusions de cette étude, ils n’ont pas dû la voir non plus, puisqu’ils cherchaient autre chose, des altérations, des fissures. C’est incroyable comme l’œil humain est sélectif. Il suffit de penser qu’une chose ne peut pas exister à un endroit donné pour qu’elle passe inaperçue.

La voilà donc enfin, cette fameuse statue, qui s’étale sur cette feuille, devant mes yeux emerveillés. Alors comme ça, elle existe véritablement. D’après l’histoire, c’est la plus belle qu’un être humain n’ait jamais créée. En vérité, je ne peux honnêtement pas me prononcer à ce sujet, car je ne vois que des carreaux flous rouges et bleus qui forment une silhouette vaguement humaine clouée contre un poteau. Mais pour moi, cela veut dire beaucoup. Je ne me lasse pas de la regarder.

Je jette un œil sur la légende du document. Chaque couleur correspond a une température superficielle déterminée. Et tout d’un coup, je demeure bouche bée, éberlué : alors que le reste de la construction oscille entre le bleu foncé et le bleu pâle, la statue possède trois petits carrés rouge vif formant un triangle, au niveau de la poitrine, du côté gauche. Et la légende est formelle : cela indique une température de 35 à 37 degrés ! Qu’est-ce à dire ? Comment expliquer cela ? Je tourne nerveusement les pages de photographies : sur aucune d’entre-elles n’apparaît une telle différence de couleur. Cette statue a un cœur. Il n’y a pas d’autre explication, en tout cas je n’en vois pas.

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Message  Invité Jeu 3 Fév 2011 - 22:53

Troisième post... Le début du chapitre 16. J'attendrai un peu avant de poster le reste, histoire de vous laisser digérer, tout de même !

Chapitre 16 : Les stigmates de la Passion.

Sous l'égide d'Enguerrand, Pierre Toussaint retrouva aussitôt son statut de sculpteur. Cependant, comme cette fois-ci, il refusait de s'infliger un travail harassant, il trouva un arrangement avec le nouveau maître d'oeuvre : il s'engagea par contrat à ciseler en cinq ans les trois portails de la façade occidentale, celui du jugement dernier, auquel il manquait toujours le visage du Christ, et ceux de la nativité et de la crucifixion, encore vierges, mais refusa de prendre en charge l'atelier de sculpture. Avec le temps qu'il lui restait, il instruisait Enguerrand et tenait à jour sa correspondance privée ainsi que les différents registres du chantier. Il se rendait donc très fréquemment chez son ami, qui venait d'hériter de l'ancienne demeure de Gauthier Folbec, ce qui lui permettait de jouir encore, de temps à autre, de cette ambiance familiale qu'il prisait tant.
Quand il retourna sur le chantier, il vit, entassées sur le parvis de la cathédrale, les gargouilles que l'on venait de faire tomber des toits. Il en choisit une pour s'y tailler un nouveau pied. A la fin de l'ouvrage, il cisela en très léger relief le corps d'une de ces bêtes infernales. L'idée de piétiner le démon à chacune de ses allées et venues le mettait en joie, ce n'était plus une vulgaire prothèse qu'il avait au bout de la jambe, mais un trophée de chasse qu'il pouvait exhiber avec fierté, et qui lui rappelait sa condition d'ange exterminateur. Quelques jours plus tard, on fit descendre le dernier bloc : il s'agissait de la pierre qui avait sauvé le sculpteur. Pierre s'approcha d'elle et l'enlaça de nouveau. En collant son oreille contre son flanc, il avait l'impression d'entendre un coeur qui battait, presqu'imperceptible, au creux de la pierre, à l'unisson du sien. A l'intérieur, prisonnier de la roche, se trouvait un être bénéfique. Pierre devait le libérer, en tout cas, c'est ce qu'il pensa sur le moment.
Il fit déplacer le morceau de calcaire jusqu'à son atelier. Sa première idée fut de sculpter un ange, pour remplacer celui du « bon conseil » qui siégeait à l'entrée de la cathédrale, et pervertissait les habitants de la ville. Malheureusement, le bloc était trop petit pour y loger une silhouette de dimension humaine. A la rigueur, en pliant légèrement les genoux de l'ange et en courbant son dos, il tenait debout, mais alors, il n'y avait plus aucun espace pour envisager des ailes, et surtout, Pierre ne savait pas où placer les bras : soit il les collait le long du corps et lui donnait l'allure d'un sot, soit il profitait de l'évasement d'une des deux extrémités du bloc pour caser un des deux bras par dessus la tête, dans un mouvement totalement improbable. Il n'y avait pas d'autres solutions, et Pierre après trois jours passés à modeler des brouillons dans l'argile, se rendit compte que de nouveau, il se sentait irascible et d'humeur fébrile. Il fit alors transporter la pierre dans les caves du logis de son ami Enguerrand et décida d'oublier un temps cette création. Il s'agissait de ciseler un ange d'amour capable d'apaiser les souffrances et de toucher les coeurs, Pierre ne pouvait pas l'enfanter dans la colère ou la folie. Et puis de toutes manières, le sculpteur ignorait tout de l'amour et des hommes, ces créatures faites à l'image de Dieu. S'il voulait vraiment les sauver, il devait d'abord apprendre à les connaître.
Il chercha donc à côtoyer les humains, et commença par celui qui l’avait sauvé, au péril de sa vie, sans même le connaître. Pierre se demandait comment un homme pouvait être capable de commettre un tel acte héroïque, et l’instant suivant, d'assassiner de sang-froid une autre personne. Le maçon s’appelait Jacques Baptiste, mais sur le chantier on disait simplement « le horzin » ou « le forain » pour ceux qui ne parlaient pas les dialectes d'oïl, ce qui était pour le moins étonnant, car il était un des rares ouvriers né à Sistreville. Il avait tout juste vingt ans, soit une dizaine de moins que Pierre, qui n’était plus un jeune homme depuis longtemps. Il ressemblait en tous points à un ange, tels qu'ont les représentait à l'ordinaire sur les enluminures : de forte carrure mais néanmoins svelte et élancé, les cheveux roux aux reflets dorés, avec un duvet mal réparti sur ses joues lui tenait lieu de barbe, le teint très pâle, mais toutefois peu semblable à celui des vikings dont descendaient certains habitants de Sistreville, plutôt un blanc terne, tirant sur le gris, comme le marbre ou l'albâtre. Il avait les traits secs et un aspect réfléchi qui contrastaient avec son visage enfantin et ses grands yeux bleus candides. Mais ce regard, parfois, se faisait ombrageux, et laissait deviner une nature impulsive et un tempérament acariâtre. Il se tenait toujours à l’écart du reste des ouvriers, et Pierre se demandait s’il s’agissait là d’un ostracisme volontaire ou forcé, de même qu’il se demandait si le caractère du garçon était la cause ou bien la conséquence de ce rejet. Sur le chantier, il entendit un jour deux ouvriers raconter que Jacques avait les pieds fourchus et une queue par derrière, comme les diables, alors que son autre queue, celle de devant, avait été coupée par le démon lors d’un sabbat. Pierre ne comprenait pas d’où pouvaient provenir de telles affabulations, et quelles villennies pouvait bien avoir commis le jeune homme pour être haï à ce point. Mais en dépit du qu’en dira-t-on, il n’hésita pas à fréquenter Jacques, et les deux hommes devinrent vite les meilleurs amis du monde. Le garçon demeurait avare en confidences, mais comme Pierre non plus n’était pas très prodigue à l’heure de dévoiler son intimité, leur entente était parfaite, et leur relation n’était pas pour autant superficielle : il s’agissait tout simplement de pudeur et de respect mutuel.
Jacques parlait beaucoup et parlait bien, contrairement à Pierre, qui se perdait facilement dans ses explications. Le maçon disait ne pas croire en la charité humaine, il affirmait au contraire que la majorité des hommes étaient mauvais, mis à part une toute petite poignée d’êtres bons et vertueux. Selon lui, Pierre faisait partie de ce groupe, la preuve en était son acte héroïque pour sauver les enfants du chantier. Jacques avait aussitôt compris, en voyant le sculpteur accroché au bout de son arc-boutant, les raisons de ce geste, et avait décidé de lui porter secours, parce qu'il s'agissait d'un homme courageux et généreux. Autrement, le jeune homme assurait qu'il aurait laissé mourir, sans le moindre doute ni remord, car les hommes en général ne méritaient pas d'être sauvés. Pour corroborer ses dires, Jacques se référait à la Bible : Dieu avait, en de nombreuses occasions, regretté d’avoir créé les humains, c’était certes un Dieu d’amour, mais il s’avérait sans pitié pour les humains fautifs, d’ailleurs il n’hésitait pas à déclencher sa colère et s’acharner sur des populations entières. Jacques citait le déluge, les sept plaies d’Egypte, ou encore Sodome et Gomorrhe, détruites par une pluie de soufre et de feu. Chaque fois, seul un tout petit nombre de justes avait empêché Dieu d’anéantir l’humanité entière. Pierre alors rétorquait qu’il fallait toujours pardonner à son prochain, que le Christ avait appris à tendre l’autre joue aux violents, mais Jacques haussait aussitôt les épaules, irrité, et répondait que lui préférait s’en tenir à la vieille loi, « oeil pour oeil et dent pour dent », qui peut-être semblait moins généreuse, mais qui avait le mérite d’être à la fois juste et applicable dans la réalité du monde. De toutes façons, soulignait le maçon, force était de constater que la société chrétienne était bien incapable de mettre en pratique ses propres préceptes. Pierre se taisait alors, car le jeune homme avait raison.
Bien que Pierre ne cherchât jamais à questionner son nouvel ami, il y avait chez Jacques des choses surprenantes qui commençaient à l’intriguer fort. Par exemple, son niveau d’instruction, très inhabituel pour un maçon, et tout particulièrement sa grande culture en matière religieuse, qui connaissait cependant de grandes lacunes : Pierre en différentes occasions se rendit compte que l'ouvrier ne connaissait que de manière très superficielle les évangiles, et ignorait totalement le latin. Par ailleurs, Jacques réagissait de manière évasive lorsque le sculpteur essayait de parler de son art. Le jeune homme disait admirer spécialement la grande rosace sur la façade occidentale, mais il évitait de donner son avis sur le tympan du jugement dernier, que pourtant tout le monde sans exception considérait comme une pure merveille. Il ne fit en tout et pour tout qu’un seul commentaire, pour avouer qu’il n’appréciait pas beaucoup ce genre d’oeuvres, et refusa par la suite d’expliciter plus son opinion.
Un jour cependant Pierre put percer le secret du jeune homme. C’était un après-midi d’été. Pierre se promenait dans le coeur de la cité, lorsqu’il vit son nouvel ami, dissimulé derrière l’étal d’un commerçant, à l’angle de la rue aux juifs et de la rue des bonnetiers, qui regardait fixement la porte fermée d’un bâtiment accolé à la synagogue. Manifestement il attendait quelqu’un. Le sculpteur, naïvement, alla saluer Jacques Baptiste, et ce dernier parut visiblement dérangé par cette rencontre inopportune. Le maçon lui fit signe de s’accroupir à ses côtés, et lui murmura :
« Maintenant que tu es là, tant pis pour mon secret. Ecoute-moi, peux-tu me rendre un service ?
-Bien entendu, répondit aussitôt Pierre, intrigué.
-Bien. Tu vois cette porte ?
-Oui. Mais dis-moi, quel est ce bâtiment ? C’est la synagogue ?
-Non. C’est un mikvé, le bain rituel du culte juif. Celle-ci, c’est la porte des femmes, et il y en a une autre qui mène au bain des hommes. Ecoute-moi bien, dans un instant, plusieurs femmes vont sortir par cette porte. Dans ce groupe il y en aura une, que je te désignerai du doigt. Elle s’appelle Judith. Bouscule-la en passant et tombe devant elle de manière à ce qu’elle soit obligée de ramasser ta canne et t’aider à te relever. Alors tu en profiteras pour lui glisser à l’oreille que je serai sous son balcon cette nuit, et qu’elle laisse sa fenêtre entrouverte... Tu as bien compris ? »
Pierre se mit aussitôt à rire, et ajouta : « Ainsi-donc, tout ce mystère c’était une vulgaire histoire de fesses ! J’espère qu’elle est jolie ta douce, et que son mari n’est pas aussi costaud que toi ! Ne t’inquiète pas, l’ami, j’arrangerai ton affaire.
-La voilà, c’est elle, dit alors Jacques en la montrant du doigt. Je te laisse... Sois discret surtout. »
Pierre se retrouva seul, et fonça tête baissée dans la flopée de robes qui s’engouffraient dans la rue. Comme le lui avait demandé son ami, il cogna contre la femme et se retrouva de suite allongé dans la boue, les quatre fers en l’air. Judith s’agenouilla pour le relever, et Pierre fut soudain envahi par une émotion intense jusqu’à lors inconnue. Avant de même de contempler le visage de la créature, il demeura envoûté par son odeur légère. Elle sortait du bain, des flots d’huile parfumée et d’onguents aromatiques embaumaient la rue crasseuse. Elle approcha son visage tout près de celui du sculpteur, qui demeura fasciné. Elle n’était pas spécialement belle, mais elle n’était pas laide non plus, loin de là, elle avait un visage rond et gracile, des taches de rousseur éparpillées joliment sur ses joues mates et potelées, des lèvres d’un rouge presqu’indécent. Mais plutôt que sa beauté physique, ce fut surtout la fraîcheur sans égal de ses traits qui l'envoûta. C’était comme si son parfum pouvait aussi être senti par les yeux, et Pierre, en frôlant son corps comme il s’appuyait sur elle pour se relever, constata que ces effluves pouvaient aussi être palpées avec les doigts. Il la regarda droit dans les yeux, ils étaient petits, noirs et pétillants d’intelligence, mais cependant de son regard émanait une tristesse infinie, et Pierre fut vivement touché par cette gravité, tout à fait révoltante sur ce visage ou tout était subtil et léger. Le pauvre estropié balbutia les mots que lui avait dictés son ami, et la femme se mit alors à rire, en chassant d’un coup le chagrin de ses traits. Il adora ce rire, et en même temps le détesta, car il ne lui était pas adressé, mais à son ami Jacques Baptiste, qui devenait tout d’un coup son rival... A peine Pierre était-t-il tombé amoureux qu’il était déjà jaloux. Il voulut ajouter quelque chose, mais les mots demeuraient coincés au fond de sa gorge, et il s’en fut alors boiter ailleurs, le coeur battant et l’esprit confus.
De retour sur le chantier, Jacques lui demanda comment s’était passée la rencontre avec Judith, et Pierre répondit d’un ton sec que la fille acceptait le rendez-vous, puis il évita toute autre conversation et partit s’enfermer dans son atelier. Là, il se mit sans plus attendre à modeler le portrait de Judith, afin de la connaître intimement et de la mettre à nu. Il la courtiserait, c’était décidé, en dépit de Jacques Baptiste, son nouvel ami, et à cette fin, il utiliserait son grand pouvoir, celui de posséder les personnes en les saisissant dans l’argile. C’était là sa seule arme pour séduire une femme, pensait-il, car c’était chose impossible dans la vie réelle, il n’était guère en effet qu’un pauvre infirme, inconsistant et maladif. Il réaliserait donc le plus beau portrait qu’il eût jamais effectué, puis une fois le chef-d’oeuvre achevé, il ferait en sorte de le montrer à Judith. Elle ne pourrait pas résister à cette oeuvre vraie et sincère, et en contemplant ce regard d’amour et de compréhension porté sur elle, elle demeurerait subjuguée à son tour, et abandonnerait aussitôt son époux, Jacques, le monde entier pour tomber éperdue dans les bras du sculpteur.
Cependant Pierre ne parvint pas à modeler le visage de cette femme. Il était incapable de retranscrire son charme volatile. Tout était dans la flamme qui scintillait dans ses yeux, mais les yeux d’argile demeurent à jamais ternes et terreux. Tout était dans son pas léger, dans son expression changeante, dans sa voix qui s’envolait en riant, dans son parfum, et Pierre s’acharna de longues heures en luttant contre l’impossible défi de sculpter tout à la fois les odeurs, les sons, la lumière et le mouvement. D’autres détails du visage, qui appartenaient pourtant bel et bien au monde visuel et tactile, lui échappaient aussi : par exemple, il n’arrivait pas à représenter les taches de rousseur qui rendaient le visage de la fille espiègle et ingénu, il n’obtenait pour résultat que d’horribles plaques semblables à celles des galeux ou des ladres, ou bien des trous qui perforaient ses joues comme la vérole sur une vulgaire catin. Pierre se rendit compte qu’au fil des heures il oubliait peu à peu les traits de Judith, et toutes les filles dont il avait auparavant rêvé se retrouvaient mêlées dans ce portrait. Sans doute n’aimait-il pas encore assez cette femme, pensait-il, il n’aimait encore pour l’instant que l’idée d'une femme à aimer. Il ne connaissait rien d’elle, et le peu qu’il savait ne coïncidait pas avec celle qu’il avait vue. Elle était juive, mais il n’y avait pourtant sur son visage aucune trace de l’infamie que l’on attribuait habituellement au peuple déicide. Elle n’avait ni le lobe des oreilles allongé, ni les lèvres pendantes, ni le nez crochu, le front proéminent ou les yeux globuleux, d’ailleurs, à bien y réfléchir, aucun habitant de la rue aux juifs ne semblait correspondre à cette description. Et puis Judith était aussi, en principe, l’amante de son ami, mais il n’y avait aucune lubricité en elle, elle était pure et chaste, Pierre en était convaincu. Il se dit alors qu’au fond il connaissait fort peu les femmes. Juives ou chrétiennes, riches ou pauvres, qu’importait, les jeunes filles étaient confinées dans les maisons où elles demeuraient enfermées sous la tutelle de leurs pères, avant de changer de maître et de demeure, lorsqu’on les mariait. Comment pouvait-on les connaître dans ces conditions ? Les seules femmes que l’on pouvait aborder s’ouvraient à tous les hommes à la fois. Pierre se dit qu’il devait revoir Judith, à tout prix, afin de pouvoir modeler son visage. Cet échec ne faisait qu’augmenter son désir.
Il arrêta son ouvrage lorsque Jacques Baptiste entra dans son atelier, et le sculpteur n’eut pas le temps de bâcher le portrait de la fille, mais de toutes manières, ce n’était pas la peine, car elle était méconnaissable. Le sculpteur adressa un oeil noir à son ancien ami et nouveau rival, et d’une voix distante, lui demanda si la nuit avait été douce en compagnie de son amante. Jacques, l’air plus triste que d’habitude, fit un signe négatif de la tête, marqua un silence, puis soupira :
« Ah, Pierre Toussaint, je dois t’avouer quelque chose. Judith n’est pas ma douce amie... C’est ma soeur ! »
Pierre tenta de dissimuler sa joie en apprenant la nouvelle. Le jeune homme lui confessa alors son grand secret. Son vrai nom était Jacob, il était juif. S’il se faisait appeler maintenant Jacques Baptiste, c’était parce qu’il s’était converti au christianisme. Sa famille provenait de Dreux, sur le domaine des rois de France, mais elle avait dû s’exiler en Normandie, comme de nombreuses autres familles, lorsque Philippe Auguste avait ordonné l’expulsion des juifs de son royaume, il y avait maintenant une trentaine d’années. Jacob était donc né à Sistreville. Dans sa famille, tous étaient maçons de père en fils, mais depuis que la Normandie était devenue française, le sort des populations juives s’était considérablement dégradé, et on fit vite comprendre au père de Jacob qu’il ne pouvait plus exercer son métier : il devint alors usurier, une des seules professions qu’on lui laissait encore exercer, car les chrétiens considéraient infâme le commerce de l’argent. Jacob, quant à lui, était alors le plus brillant élève de la modeste école judaïque de Sistreville, et s’apprêtait à partir étudier le Talmud dans la prestigieuse « Yeshivah » de Rouen –lui l’appelait « Rodom »- Mais, dans le feu de son adolescence, il avait refusé cet énième outrage. Il s’était violemment insurgé contre son père, contre sa communauté, et affirma qu’il avait honte d’être juif, ce peuple qui obéissait servilement à la loi des chrétiens, qu’il serait maçon, comme son père et son grand-père, et que personne ne l’empêcherait de le devenir. Aussi, il avait commis l’irréparable, il s’était converti au culte nouveau, et le tribunal de sa communauté prononça contre lui une « Herem », une sentence d’excommunication. Il ne pouvait plus voir sa famille, ni ses amis, mais maintenait encore une relation secrète avec sa soeur aînée, Judith. Il se sentait seul, abandonné de tous, renié par les juifs parce qu’il était chrétien, et repoussé par les chrétiens parce qu’il était juif.
«Tu comprends maintenant pourquoi je hausse les épaules chaque fois qu’un chrétien affirme qu’il faut tendre l’autre joue, ou me parle des martyrs de la foi. –déclara-t-il en guise de conclusion- Moi, les seuls martyrs que je connaisse sont les juifs, qui préfèrent endurer tous les sévices plutôt que de renier Dieu. Et tu sais, Pierre, je ne saurai te dire si le sacrifice est un acte de courage ou de lâcheté. Si mon peuple accepte de nouveau la servitude comme aux temps de Pharaon, c’est aussi parce qu’il a trop peur de devoir de nouveau traverser le désert. Moi, je suis un traître, je suis un renégat, c’est vrai, mais au moins je suis libre. Et je ne crois pas aux martyrs, je préfère les hommes qui meurent en combattant. »
Pierre écoutait gravement. « Et Judith ?... », s’empressa-t-il alors de demander. Jacques –ou Jacob- s’étonna de cette question, mais finalement, il fit un grand sourire, soulagé de constater que son ami avait accepté cette terrible révélation sur ses origines sans aucune autre forme de discussion, et préférait s’intéresser à lui en tant que personne, en lui demandant des nouvelles d’un être cher. Bien entendu, le convers ignorait les véritables raisons, beaucoup plus égoïstes il est vrai, qui poussait le sculpteur à poser cette question :
« -Judith... Elle a maintenant vingt-cinq ans, elle est veuve d’un premier mariage sans amour ni enfant, et elle va bientôt être mariée au rabbin de notre communauté. C’est un grand honneur pour ma famille, mais ce rabbin est vieux, et c’est un être sévère et colérique. Ma soeur ne cesse de pleurer depuis des semaines.
-Pourquoi ne viendrait-elle pas vivre à tes côtés ? demanda alors Pierre à brûle-pourpoint, sans réfléchir.
-Ce n’est pas si facile, répondit aussitôt Jacques. Où habiterait-elle ? Dans les baraquements des maçons ? Avoue que ce n’est pas une place pour une femme décente.
-Je comprends. » répondit Pierre, laconique.
Les jours passèrent, et Pierre languissait de ne pas voir Judith. Il décida donc de l’épier de loin, dissimulé dans l’ombre d’un porche de la rue aux juifs. Mais il dut s’être mal caché, car la femme le vit, accourut vers lui en souriant, et, à voix basse, s’empressa de demander des nouvelles de son frère. Pierre, n’osant avouer les vraies raisons de sa présence, répondit alors que Jacques viendrait lui rendre visite le soir même sous son balcon.
« Non, chuchota-t-elle alors. C’est trop risqué. C’est moi qui viendrai. Je peux m’échapper pendant la nuit. Dis-lui de m’attendre sur le parvis la cathédrale ». Et elle repartit comme elle était venue.
Dès le crépuscule, le sculpteur attendit Judith, anxieux. Il tremblait à l’idée que Jacques pût les surprendre, et plus encore à celle de se retrouver seul à seul avec cette femme. Bientôt, il vit l’ombre fraîche de Judith se profiler dans la nuit. Pierre se rua sur elle, et elle prit peur, avant de reconnaître enfin l’estropié. Pierre l’invita à le suivre jusqu’à son atelier, qu’il avait rangé avec soin pendant toute l’après-midi. Il avait en particulier modelé dans l’argile un petit chérubin joufflu qu’il avait disposé en un lieu stratégique de son atelier, afin que la fille le vît. Mais malheureusement, il n’avait toujours pas pu faire le portrait de Judith. De toutes manières la fille ne regarda pas la statuette de l’angelot, elle demanda aussitôt en entrant où se trouvait son frère. Pierre, embarrassé, répondit qu’on avait appelé Jacques Baptiste pour inspecter les carrières dans l’après-midi, et Judith parut croire à cette explication ridicule. Ensuite, Pierre essaya de lancer la conversation, mais il n’y parvint pas, aussi, la femme déclara qu’elle allait rentrer chez elle.
« Attendez.... je vous en prie », dit-il alors d’une voix sourde. Elle se retourna. Il voulut déclarer sa flamme, mais il n’osa pas. Au lieu de cela, il se mit à parler de Jacques. Il essaya de raconter l’anecdote des gargouilles, mais s’empêtra dans les détails de son histoire, car il ne voulait pas évoquer le meurtre de Gauthier. Aussi, en guise de conclusion, il dit d’une voix navrée :
« Excusez-moi, je suis un piètre conteur. Je n’ai pas l’habitude de parler. Je voulais juste vous dire que Jacob m’a sauvé la vie, et qu’il est pour moi comme un frère. C’est un homme courageux, ce n’est pas un traître, ni un renégat, vous savez, et même s’il affirme détester l’humanité entière, c’est la personne la plus humaine que je connaisse.»
Il obtint d’elle un sourire qui le toucha en plein coeur.
« Ne vous inquiétez pas. Moi non plus, je n’aime pas beaucoup parler », déclara-t-elle à son tour, et elle s’assit sur un tabouret. Pierre savourait cette victoire, puisque cela signifiait qu’elle allait rester encore un peu. Il reprit, avec un peu plus d’assurance :
« Vous avez raison. Les paroles sont rarement nécessaires... Vous savez par exemple que vos yeux parlent pour vous ?
-C’est vrai ? -demanda la jeune femme- Et que disent-ils ?
-Que vous avez pleuré. Et que vous avez de bonnes raisons pour pleurer, car vous êtes habituellement une personne joyeuse. C’est votre sourire qui me le dit. Il contredit vos yeux.
-Mon sourire vous parle aussi ?
-Non, répondit Pierre. Il ne parle pas... Il chante. »
La fille était un peu gênée, mais sensiblement flattée par ce compliment. Elle détourna les yeux, et elle fixa, inconsciemment, le pied de pierre du sculpteur. Celui-ci s’en rendit compte, et comme il se sentait tout à coup étrangement calme et détendu, il dit alors, pour rompre le silence :
« Quant à moi, j’imagine que ce pied de pierre en dit plus long sur moi que toutes mes paroles. »
Judith, troublée, bafouilla une excuse.
« Vous voyez, nous n’avons pas besoin de parler, les mots sont inutiles quand on sait regarder. »
Elle observa Pierre qui venait de parler d’un ton suave, et ce dernier timidement baissa la tête pour éviter les yeux de Judith. Puis après une longue hésitation, il déclara :
« Mais il ne faut pas non plus se taire. Et on peut se taire aussi en parlant beaucoup. L’important, c’est de dire ce qui doit être dit. »
La fille le regardait attentivement. Elle demanda enfin :
« -Dites moi... Vous, qui êtes l’ami de mon frère mais que je ne connais pas... Qu’avez vous donc de si important à me dire ?
-Cessez de pleurer. Vous ne pourrez pas supporter de pleurer autant. Votre coeur risque de gonfler comme une éponge et vous allez mourir asphyxiée.
-Je dois donc m’enfuir ? C’est ce que vous croyez ? C’est ce que pense aussi mon frère ?
-Je ne sais pas. Jacob a fait ce choix, pour lui-même. Mais il ne choisira pas pour vous. Personne ne doit choisir à votre place, jamais. Vous m’entendez ? C’est cela qui est vraiment important, mais vous le savez bien vous-même, vos yeux le disent aussi. »
Judith parut soudain nerveuse. Tout à coup, elle se leva de son tabouret et s’empressa de sortir. Pierre voulut la retenir, demanda s’il l’avait froissée, elle fit « non » de la tête, et juste avant de plonger de nouveau dans la nuit noire, elle soupira « merci » à l’oreille du sculpteur.
Il ne put dormir de la nuit. Il tenta fébrile de recommencer le portrait de la jeune femme, mais il y avait de nouvelles expressions, de nouveaux sentiments, une multitude de détails et de nuances à modeler et il n’y parvint pas. Il lui aurait fallu plus de mille statues pour y graver tout ce qu’elle était. Il ressassait dans sa tête leur conversation, essayait de deviner ce que Judith faisait et pensait à présent. Le lendemain, il voulut parler à Jacques Baptiste, lui avouer son mensonge, mais quelque chose le retenait. Il savait pourtant que son ami se rendrait compte de la supercherie dès qu’il retrouverait sa soeur lors de leur prochaine rencontre secrète, mais il pensait aussi que c’était trop tôt pour dire la vérité, qu’avant cela, pour mieux être pardonné, il devait d’abord se faire aimer de Judith. Il avait réussi à susciter l’intérêt de cette femme, il l’avait troublée, il le savait, et n’en revenait toujours pas. Mais maintenant devait venir le moment de la déclaration de son amour, et il était désespéré. Il se savait bien incapable de trouver les mots justes et sincères, sa timidité maladive l’empêcherait de parler, et il se couvrirait de ridicule, rien n’était plus certain. Pierre n’avait jamais réussi à communiquer son émoi aux humains, il n’y avait guère qu’à travers son art qu’il pouvait y parvenir. Aussi, il pensa qu’il devait déclarer son amour à travers une statue. Et, comme il ne parvenait pas à modeler le portrait de Judith, il ferait alors le sien propre, et ainsi la jeune femme pourrait lire sur la sculpture tout ce que son visage inexpressif et ses mots balbutiants ne pouvaient transmettre.
Pierre alla trouver le maître verrier et fit installer le jour même dans son atelier plusieurs miroirs, afin de se voir sous toutes les perspectives en façonnant son propre visage. Il se contempla, et, pour la première fois depuis des années, il n’eut aucun mal à trouver dans son reflet l’attitude du Christ en majesté qu’il devait sculpter sur le tympan du jugement dernier. Il y avait en effet de nombreuses similitudes entre lui et le Messie : lui aussi avait mené un long combat contre les ténèbres, contre des monstres sans nom, et en était sorti victorieux. Il avait accepté toutes les servitudes, celle du vin, celle de l’emprisonnement, celle de la folie, pour mieux sauver et transcender les hommes, et, enfin, l’Amour l’avait ressuscité... Il modela la sculpture en quelques heures seulement, et tomba en admiration devant sa propre image. C’était un visage noble et radieux, d’où émanait l’expression d’un amour sincère, un amour humain, certes, mais cependant si pur, si intense, qu’il était capable de triompher du mal, de la nuit, de la douleur et du doute. Les fidèles en contemplant ce visage sur le porche d’entrée de la cathédrale se prosterneraient, bouleversés par cette figure édifiante et rédemptrice. Quant à Judith, elle n’aurait plus peur en voyant ce visage aimant, consolateur et protecteur, qui apaiserait son coeur tourmenté et la convaincrait de la toute puissance de l’Amour. C’était sans nul conteste la plus belle statue qu’il avait jamais façonnée, et il ne se lassait pas de la contempler.
Il ne s’agissait donc plus que de montrer la statue à Judith. Pierre bouillait d’impatience, il ne pouvait pas attendre un instant de plus, aussi, il décida d’aller lui rendre visite au beau milieu de la nuit. Il se tint sous son balcon et lança des cailloux contre sa fenêtre, jusqu’à ce que la belle enfin apparût à travers les volets. Elle scruta la nuit de ses yeux noirs, et vit la silhouette de Pierre Toussaint. Ce dernier distingua une ombre sur le visage de Judith, qui devait être un sourire. Elle murmura :
« Montez, mais de grâce, soyez discret.
-Je ne peux pas, vous savez bien que je suis infirme.
-Attendez-moi alors, je vais descendre »
Elle enjamba le parapet du balcon et sauta, sans aucune hésitation. Pierre loua son agilité, et Judith se mit à rire, en assurant que ce n'était pas la première fois qu'elle fuguait ainsi de la maison de son père. Ils s’assirent ensuite sous un porche en face de la maison. Il y faisait si sombre que Pierre ne voyait de Judith que deux petites lumières jaillies de ses iris, comme des lucioles fascinantes qui dansaient dans la nuit.
« Ce n’est pas mon frère qui veut me voir, n’est-ce-pas ? » susurra-t-elle alors, avec un ton aussi doux qu’une caresse. Pierre ne sut que répondre et baissa les yeux, ce qui ne servait strictement à rien dans la nuit noire. Comme il ne daignait pas prononcer un seul mot, Judith continua :
« Vous savez, Pierre, que mon frère m’avait déjà parlé de vous ? Il m’a dit que vous êtes le seul chrétien qu’il connaisse qui en vaille la peine. Il m’a dit que vous croyez que les hommes sont bons, et qu’il faut toujours pardonner.
-Oui, je le crois. Mon Dieu est un Dieu d’Amour.
-Et il n’y a qu’un seul Dieu... Votre Dieu c’est le mien aussi, et celui de tout le monde, des juifs, des musulmans et des chrétiens. Vous savez que nous, les juifs, nous avons une grande fête du pardon ?
-Non, je l’ignorais.
-Un jour par an. Mais moi, je n’attendrai pas ce jour-là pour vous pardonner de m’avoir menti hier soir, au sujet de ce faux rendez-vous avec mon frère. Bien au contraire. Vous savez, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, et vous avez raison, je ne veux plus jamais pleurer. »
Mais ses yeux contredisaient ses paroles. Pierre vit les petites lumières en face de lui, qui scintillaient intensément en se mouillant de larmes. Il voulut dire quelque chose, mais il était trop ému pour prononcer le moindre mot. Alors il chercha à tâtons la main de la fille et la serra dans la sienne. Elle poursuivit, après un long silence, avec une voix tremblante :
« Je ne veux plus pleurer. Et je sais que si j’épouse ce rabbin, je pleurerai pendant de longues années. Mais si je m’enfuis... Si je m’enfuis... Qui sait ce qui m’attend ? Qui sait combien de larmes je verserai alors ?
- J'ai un bon ami, nommé Fifrelin, qui peut vous engager comme servante chez lui. C'est le maître d'oeuvre de la cathédrale, il est riche, vous savez. Si vous voulez, je lui parle de vous.
- Vous êtes si bon... Mais pourquoi feriez-vous cela pour moi ?»
Les lumières rivées sur Pierre brillaient avec insistance. Il devait parler, maintenant, mais il ne pouvait pas. Alors, d’un mouvement brusque qui brisa d’un coup la magie de l’instant, il se releva, et déclara :
« Venez avec moi, Judith, je veux vous montrer quelque chose »
Ils s’en furent dans les rues de Sistreville, dans la nuit la plus complète et sans autre bruit que le raclement du pied de Pierre sur la terre battue et les coups de sa canne contre le sol. Ils arrivèrent bientôt jusqu’à l’atelier du sculpteur. Il fit signe à Judith d’attendre un petit instant devant la porte, et entra seul dans son atelier. Il alluma une dizaine de cierges pour éclairer le visage du Christ, qui reposait sur la table de travail au milieu de la pièce. La sculpture était reflétée par quatre miroirs qui permettaient de contempler le visage à la fois de face, de trois quart et de profil. Les reflets répondaient les uns aux autres, tant et si bien qu’il semblait que le Christ avait un nombre infini d’yeux et de visages ; et quiconque se trouvait en face de lui se retrouvait cerné sans pouvoir échapper à son regard amoureux. Le sculpteur, satisfait, s’en fut alors ouvrir la porte à son invitée. Mais aussitôt entrée dans l’atelier, Judith poussa un cri d’horreur, et s’exclama :
« Quelle infamie ! Mais vous êtes un monstre ! Un monstre d’orgueil ! Vous êtes fou, complètement fou !»
Elle s’en fut en courant dans la nuit. Pierre demeura consterné. Puis, de rage, il frappa à grands coups avec son bâton sur la statue, sur les miroirs, et enfin il se recroquevilla par terre en pleurnichant.

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L'ange déchu, roman historique - Page 3 Empty Re: L'ange déchu, roman historique

Message  elea Jeu 10 Fév 2011 - 20:35

Oh ! J’avais pas vu !

Je n’aime pas trop la fin du chapitre 15, je ne sais pas, c’est un peu plat en comparaison de la tempête et de la fièvre qui ont précédées. D’un autre côté c’est peut-être pas mal de signifier ainsi le retour au calme. Peut-être aussi que j’ai trouvé cela un peu expédié et un peu "trop" avec cette dernière gargouille bienvenue qui élimine le dernier obstacle au retour au premier plan de Pierre et Fifr… pardon maître Enguerrand :-)

J’adore l’interlude, cette recherche est passionnante, le cœur enfermé dans la statue invisible encore plus, et surtout ce que ça laisse entendre de la suite des aventures de Pierre : c’est malin parce que ça relance l’envie, l’avidité même, de lire la suite et d’en savoir plus. Même si, de ce que j’ai compris, il ne se situe pas là où moi j’en suis de la lecture.

Dans le chapitre 16 je me rends compte qu’une des choses qui rend le personnage de Pierre si attachant c’est sa passion (jusqu‘à se voir dans le christ, c‘est amusant parce que je me suis fait la réflexion avant de lire le passage), elle était jusqu’à présent révélée essentiellement dans la pierre, dans la création, et souvent associée à la folie, parce que la passion est un peu folle, peu raisonnée et raisonnable. Mais ici elle se dévoile dans le sentiment amoureux et cela renforce le caractère de Pierre, cette fougue, cette entièreté qui l’animent et le rendent si vivant, si brûlant, un beau héros de roman, vraiment.

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Message  Invité Jeu 10 Fév 2011 - 20:42

elea a écrit:Oh ! J’avais pas vu !

Je n’aime pas trop la fin du chapitre 15, je ne sais pas, c’est un peu plat en comparaison de la tempête et de la fièvre qui ont précédées. D’un autre côté c’est peut-être pas mal de signifier ainsi le retour au calme. Peut-être aussi que j’ai trouvé cela un peu expédié et un peu "trop" avec cette dernière gargouille bienvenue qui élimine le dernier obstacle au retour au premier plan de Pierre et Fifr… pardon maître Enguerrand :-)


OK, traduction pour moi-même : rebosser le "raccord" que je viens d'effectuer ici il y a quelques jours... Ce n'est pas facile de faire ces raccords, c'est un peu comme si tu devais repeindre une tâche sur un mur, faut que la couleur soit exactement la même, que le coup de pinceau ne se voit pas par rapport au reste... Je te jure, c'est plus facile de repeindre tout le mur !

Bref, ce passage, je le reprendrai, mais avec du recul, une fois que j'aurai fini le tout. Je m'en vais poster la fin du chapitre 16, tiens, et le début du 17... Aujourd'hui et demain.

très enrichissantes toutes ces remarques. Merci !

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Message  Invité Jeu 10 Fév 2011 - 22:33

Chapitre 16 (suite et fin)

Il demeura prostré ainsi toute la nuit, et ne se releva qu'au matin. Il fit les cent pas sur le chantier pour chercher Jacques Baptiste et lui raconter une fois pour toute sa mésaventure. Mais le maçon était parti à l'aube inspecter de nouvelles carrières à une lieue de Sistreville. Finalement, il rencontra Enguerrand :
« Holà, le Beau Pied ! Tu n’as pas bonne mine. Tu es malade ? »
Pierre haussa les épaules en guise de réponse. Le maître d'oeuvre continua :
« Je voulais justement te voir. Je viens de recevoir une missive de l'évêque. Il m'attend à Rouen. Je vais devoir lui faire un compte-rendu détaillé des travaux, et dans sa lettre, il me parle expressément du porche de la façade occidentale. Quelqu'un a dû lui souffler que tu n'avais rien sculpté encore depuis ton rétablissement, il y a trois mois. Alors moi, je veux bien lui mentir un peu, lui dire que tu es encore souffrant, mais il est temps de te mettre sérieusement au travail, mon garçon !
- Tu as raison, répondit le sculpteur d’une voix lasse, je vais me mettre aujourd’hui même à sculpter le tympan de la crucifixion.
- Ah... Très bien... Je pensais que tu allais d’abord finir celui du jugement dernier, mais c’est comme tu veux. Pour la scène du Christ en croix, l’évêque Gérard m’a décrit son idée dans sa lettre. Voilà : il s’agit de montrer que les juifs sont coupables de la mort de Jésus. Il veut que tu représentes les bourreaux du Christ avec tous les attributs des juifs. Tu sais bien, le nez, les oreilles, un bonnet pointu, enfin, tout ce que tu veux pourvu qu’on comprenne le message. D'accord, le beau pied ?»
Le sculpteur regarda le maître d'oeuvre avec un oeil noir, mais ne répondit rien. Ce n’était pas la faute d'Enguerrand. L'évêque demandait de représenter le messie martyrisé par des juifs, mais pourtant, pour Pierre, c’était plutôt l’inverse : le Christ était juif, descendant de David, et c’étaient les légionnaires romains qui l’avaient crucifié. Il faillit bien renoncer à sculpter cette scène dans ces conditions, pour se consacrer à l’autre tympan qu’il devait sculpter, celui de la Nativité, mais il sentait quelque chose au fond de lui qui le poussait à ciseler maintenant Jésus sur la croix. Finalement, il pensa que la chose était simple, qu’il suffisait de désobéir au prélat, si l'oeuvre était bonne, il serait facilement pardonné. Sur ces pensées, il demanda à son ami si le charpentier pouvait préparer dans la matinée un échafaudage pour pouvoir ciseler le portail.
« Tu ne veux pas faire d’étude préalable sur l’argile ? », demanda Enguerrand, étonné, et le sculpteur répondit négativement.
« Soit. Tu pourras commencer dès cet après-midi, dans ce cas. Moi je m'en vais, je serai là dans une semaine, si tout va bien. J'ai hâte de voir ce que tu auras fait pendant ce temps ! »
En préparant ses outils dans son atelier, Pierre concentrait son esprit pour penser exclusivement à sa prochaine statue. Il essayait d’oublier son chagrin, mais il n’y parvenait pas. Oui, sans doute, Judith avait raison, le visage du Christ triomphant qu'il avait modelé dénotait un orgueil démesuré, cette femme avait su voir ce qu’il était en réalité : un monstre, un vaniteux, un dément. Cependant, dans les reflets que lui renvoyaient les fragments brisés des miroirs éparpillés sur le sol de son atelier, il apercevait à présent un tout autre visage, pareil à celui du Christ sur la croix, plus humain que jamais, et qui mourait d'amour. Il avait perdu Judith pour toujours, elle était partie en l'accusant d'infamie. Il n'y avait plus aucun d'espoir de la conquérir. A moins que... S'il réalisait un nouveau portrait, pour y retranscrire sa repentance, sa souffrance, alors peut-être s'apitoierait-elle de lui, et, à défaut de l'aimer, lui pardonnerait-elle. Pierre n'avait jamais éprouvé de sentiment si pur, si ardent, et il avait un tel désir de montrer son affliction, une telle rage de faire vivre la pierre, qu'il savait déjà que son Christ en croix serait son grand chef-d'oeuvre, une statue si émotive qu'elle toucherait les hommes jusqu'aux tréfonds de l'âme. Judith était charitable et sensible, plus que tout être au monde, Pierre savait pertinemment qu'avec une telle oeuvre il parviendrait à la troubler, à l'abasourdir, à la désemparer. Bien sûr, elle pourrait, comme la dernière fois, s'enfuir terrorisée, mais tôt ou tard elle finirait par succomber devant l'image même de l'amour. Et, si d'aventure, ce n'était pas le cas, Pierre préférait encore être haï qu'oublié.
A la fin de la matinée, n'en pouvant plus d'attendre, il alla voir l’échafaudage qu’on lui avait préparé. Il s’agissait d’une grande croix de bois, appuyée sur deux autres plus petites. Le charpentier expliqua qu’il n’avait pas encore fini, qu’il manquait encore un étage supérieur, mais le sculpteur, pressé de se mettre à l’ouvrage, lui répondit que cela suffisait amplement. Puis il monta sur la croix. Il trouva sur les voussures, déjà ciselés par d’autres sculpteurs avant lui, des anges porteurs des instruments de la Passion, et déposa dans leurs bras ses propres outils : un marteau, des clous, des cordes et une gradine couronnée d’épines. Ensuite, sans plus attendre, en équilibre précaire sur l’échafaudage, il se mit à dégrossir la pierre à grands coups de marteau. Il frappa rageusement le calcaire toute la journée, sans s’accorder de pause.
A la fin de la journée, il avait déjà grossièrement mis en relief le Christ, les croix des deux larrons et la forme générale du Mont Golgotha. Il n’y avait déjà plus de place pour représenter aucun bourreau juif. Le soir tomba, mais Pierre ne put se résoudre à abandonner son travail et à descendre de l’échafaudage. Il continua donc de marteler le tympan pendant la nuit, à la lueur des flambeaux. Néanmoins, comme il ne pouvait pas tenir les torches dans ses mains tout en sculptant, il dut se contenter de les accrocher à son échafaudage et de se mettre à sculpter le bas du tympan. Il fit, guidé par son instinct, en laissant ses mains tailler au hasard de la pierre, une silhouette humaine. Et peu à peu, sous son marteau se révéla la Vierge Marie, la mère du Christ. Elle se tenait droite, enroulée dans un châle noir, le visage tordu, pétrifié par la peine, et pleurait des perles figées qui ruisselaient sur ses joues. Un long doigt osseux sortait de son manteau et pointait devant elle, les doigts de l’autre main se crispaient en tenant un mouchoir blanc contre sa tempe. Pierre, bouleversé, reconnut alors sa vraie mère, qui l’avait abandonné tout enfant aux portes de l’abbaye de Lussignac. C’était là son plus ancien souvenir, et cette image qu’il croyait perdue à jamais était restée gravée dans sa mémoire et jaillissait soudain pour s’incruster définitivement dans la pierre. En voyant sa mère pleurer, il se mit à pleurer aussi et soupira entre ses larmes : « Mère, voici ton fils. Fils, voici ta mère »... Il fit ensuite le bas de la croix, et quand il contempla le résultat, il se rendit compte qu’en réalité il n’avait représenté qu’un seul pied à Jésus : le second, censé passer par derrière le premier pour être percé par le même clou, demeurait totalement invisible.
A l’aurore, Pierre hésita à descendre de son échafaudage. Il était fourbu, affamé. Mais il pensa alors à ce qui l’attendait en bas, la vie des hommes, et son cortège de mesquineries et d’amertumes. Alors qu’ici, du haut de sa croix, il dominait le monde. Il songea aussi au martyre du Christ : pour parvenir à retranscrire au mieux son calvaire, il devait lui aussi souffrir, faire pénitence et jeûner. Il n’imaginait pas ciseler le corps décharné du Seigneur avec l’esprit tranquille et le ventre plein. Aussi, il refusa le boire et le manger, tout juste accepta-t-il de passer sur ses lèvres une éponge mouillée que des ouvriers généreusement lui tendirent au bout d’une pique. Pendant toute la matinée, le ventre noué, la gorge sèche, il tailla les viscères du Christ sous une fine peau tendue, son cœur en lambeaux dans une poitrine osseuse. Puis il sculpta les épaules et les bras du Sauveur. Pour la partie haute du tympan, comme il manquait un étage à son échafaudage, il devait étirer tout son corps, sculpter à bout de bras, et toutes ces contorsions lui étaient particulièrement pénibles. Il se déhanchait, se désarticulait, comme le Messie il souffrait en disloquant son corps.
Dans l’après-midi, il cisela les traits de son propre visage pour représenter la figure de Jésus agonisant. C’était là le visage harassé d’un pauvre homme tourmenté par les affres de la Passion, un martyr de l’amour qui réussissait à contenir sa douleur physique, non pas grâce à quelque artifice surhumain, mais parce que son âme blessée le faisait souffrir plus encore que les supplices de son corps.
Le soir venu, le visage de Judith s’incrusta dans son esprit fiévreux. Il eut soudain l’envie de descendre de l’échafaudage et de se rendre en pleine nuit sous son balcon, de lancer une pierre contre son volet pour l’observer une dernière fois, tapi dans l’ombre ; ou alors d'implorer son pardon, de l’exhorter à venir admirer son œuvre de repentance. Oui, elle devait absolument savoir qu’il mourrait d’amour si elle le refusait ; elle devait être là, au bas de la croix, pour recueillir dans ses bras son corps sans vie, pour essuyer ses larmes et son sang avec un mouchoir blanc. Il éclata en sanglots, à bout de forces, et décida de se reposer un peu avant de continuer, dès l’aube. Mais il devait rester sur son échafaudage, s’il en descendait, il serait incapable de résister à la tentation de se rendre chez Judith. Il enroula alors ses poignets à deux cordes qu’il attacha aux poteaux de son échafaudage, afin de ne pas tomber dans son sommeil, et ainsi ligoté à sa croix, il s’endormit.
Il fut réveillé au petit jour par une vive douleur au poignet droit. Il dénoua en vitesse les cordes qui le retenaient au poteau et découvrit que trois de ses doigts, pouce, index et majeur avaient doublé de volume pendant la nuit. La douleur partait du coude et devenait fulgurante au niveau du poignet. Pierre ne fut pas surpris outre mesure, car il savait ce que cela signifiait : c’était en effet là un mal habituel chez les tailleurs de pierre, mais aussi chez tous ceux qui, comme les vignerons ou les joueurs de luth, répétaient à longueur de journée les mêmes gestes. Quand on ne laissait pas suffisamment reposer la main, les tendons risquaient de s’enflammer soudain, et ce mal pouvait certes s’atténuer avec le temps, mais ne disparaissait jamais totalement. Pierre se souvint d’un des maçons gascons qui appelait ce mal : « la vengeance du diable ». Intrigué, le sculpteur avait demandé pourquoi ce nom et l’ouvrier le lui avait expliqué : la main du diable, la gauche, était celle qui tenait le burin et qui encaissait tous les coups de marteau que l’autre main, la main de Dieu, lui infligeait. Alors, le diable, lassé d’être rossé de la sorte, se vengeait et déclenchait cette douleur pour faire cesser le combat. Mais Pierre était gaucher, cela l’avait d’ailleurs empêché de devenir copiste à Lussignac, quand il était encore enfant. On l’avait par la suite corrigé, lors de son noviciat, et il avait appris à écrire aussi de la main droite, ce qu’il faisait s’il s’agissait d’écrire en présence de quelqu’un, mais ses lettres n’étaient pas aussi belles et déliées que lorsqu’il utilisait la gauche. Heureusement, pour sculpter, il fallait utiliser les deux mains. Elles étaient indissociables, elles ne pouvaient se passer l’une de l’autre, l’une exécutait, et l’autre ordonnait. Chez Pierre, à l’inverse du reste des sculpteurs, c’était la main de Dieu qui serrait le burin, et donc qui dirigeait la taille, la main créatrice et c’est ainsi qu'il réalisait des oeuvres divines, tandis que la main du diable, la main destructrice frappait et punissait la pierre. Mais à présent, il souffrait du mal du tailleur sur son poignet droit, il venait donc d’être touché par la vengeance divine. Il continua néanmoins, malgré la douleur insoutenable, à marteler le tympan pendant quelques heures encore.
A midi, le soleil était brûlant, et Pierre transpirait à grosses gouttes. Il se défit de ses vêtements, et poursuivit son oeuvre nu, juste couvert d’un pagne. Il tailla les bras et les poings crispés du Christ. Et pour parvenir à les sculpter, il se tenait dressé sur son seul pied valide, et gémissait à chaque coup de marteau qui faisait vibrer ses tendons.
A environ trois heures après midi, juste au moment de percer le poignet droit du Christ, un clou invisible transperça aussi son propre poignet. Pierre, dans un cri, lâcha son burin, qui tomba au bas de la croix. Il s’empara aussitôt d’une autre pointe et se releva. Il voulut une seconde fois crucifier la statue, mais la douleur l’en empêcha. Il s'agenouilla et baissa les yeux pour prier.
Une voix familière, en contrebas, interrompit son oraison :
« Pierre ! On m’a dit que cela fait presque trois jours que tu es là-haut, sur cet échafaudage, que tu refuses le boire et le manger… Que t’arrive-t-il ? »
C’était Jacques Baptiste qui, alerté par des ouvriers, avait abandonné sa tâche dans les carrières pour venir le voir. Le sculpteur le regarda et lui sourit tristement :
« Ah, Jacques, mon ami. Je dois expier mon péché. J’ai commis une terrible faute contre toi, tu sais. Sauras-tu me pardonner ?
- Tout dépend de ce que tu as fait, répondit le maçon, surpris. Mais d’abord descends de là. Pour l'amour de Dieu, je t’en conjure.
- C’est justement pour l’amour de Dieu que je suis là-haut, répondit calmement Pierre.
- Mais quel est donc cet amour, Pierre ? Tu crois vraiment qu’un Dieu d’amour s’amuse à torturer les hommes ? Décidément, je ne comprends rien à ta religion
- Tu n’es qu’un infidèle, Jacques, tu ne sais pas ce qu’est la pénitence, le sacrifice…
- Je sais ce qu'est le sacrifice, Pierre. Te souviens-tu de l’histoire d’Abraham ? Dieu lui avait ordonné de sacrifier son fils. Mais au dernier moment, il avait fait fléchir son bras. Par contre la pénitence, non, j'ignore son utilité. Je crois que la seule vraie pénitence c’est d’essayer de racheter ses fautes sur la terre. De vivre parmi les hommes, de lutter jusqu’au bout, voilà la seule vraie pénitence que je comprends. Se laisser mourir, se flageller, c’est facile, c’est pour les lâches. »
Alors qu’il se relevait pour répondre à Jacques, Pierre fut soudain pris de vertige. Il sentit son crâne qui le démangeait, comme si des milliers d’épines minuscules venaient se planter dans son cuir chevelu. Il sentit aussi son cœur qui battait la chamade, son cœur immense qui l’oppressait, prisonnier de sa poitrine trop étroite d’être humain. Puis il reçut un coup de lance invisible à son flanc gauche, et tomba de l’échafaudage dans les larges bras de Jacques Baptiste. Le maçon l’emporta séance tenante jusqu’aux baraquements des ouvriers.
Pierre Toussaint se demanda souvent par la suite si de son plein gré, il aurait fini par descendre de l’échafaudage. Mais Dieu avait décidé pour lui, il l’avait frappé des stigmates de la Passion, avant de le faire tomber de la croix. C’était un Vendredi, trois mois après Pâques, de l’an de grâce 1210. Pierre Toussaint avait trente-trois ans, et Dieu venait de lui accorder trente-trois nouvelles années.

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Message  Invité Jeu 10 Fév 2011 - 22:43

Je poste le début du chapitre 17, parce que les premiers paragraphes, à mon avis, vont avec le chapitre 16, et puis aussi pour qu'Elea sache enfin si un certain onguent fonctionne ou pas ^^


Chapitre 17 (début) : Notre-Dame du sacrifice

Une fois remis de ses émotions, Pierre avoua toute son histoire à Jacques, et celui-ci lui pardonna aussitôt, en comprenant que l’amour de son ami pour sa soeur était sincère. Le convers expliqua alors un élément essentiel de toute cette histoire qui avait complètement échappé au sculpteur, et devait le faire réfléchir durant tout le restant de sa vie : si Judith était partie en courant de l’atelier de Pierre en apercevant son autoportrait, ce n'était pas du tout à cause de l'expressivité de la statue ; mais pour un tout autre motif, un motif religieux. En effet, la religion juive interdisait la représentation humaine dans l’art, et l’idée même qu’un artiste pût utiliser son propre visage pour représenter un soi-disant Dieu fait homme était un blasphème inconcevable. Yahvé avait fait l’homme à son image, et cette image appartenait à Lui seul. Les représentations de la divinité étaient, selon Jacques, d’une extrême gravité, car elles menaient à l’adoration des images qui se substituaient à celle de Dieu lui-même, exclusivement immatériel et spirituel. Jacques évoqua le peuple juif adorant le veau d’or tandis que Moïse recevait les tables de la loi sur le Mont Sinaï, et affirma ensuite que seuls les peuples idolâtres et polythéistes vénéraient les images, et leur prêtaient des vertus magiques. Pierre fit tout de même remarquer que les chrétiens n’étaient pas des païens, qu’ils croyaient en un seul Dieu, et son ami, avec un sourire narquois, fit ce commentaire désobligeant :
« Oui, un seul Dieu, mais à son tour divisé en trois, il y a Dieu le Père, Dieu le fils, qui est en fait un demi Dieu, le Saint Esprit, et puis la mère de Dieu, et tout un panthéon de saints, d’anges et d’archanges... ».
Le juif convers demanda aussitôt pardon pour cette remarque qui semblait avoir agacé son ami, mais il ajouta ensuite que parmi les trois religions du Livre, seuls les chrétiens admettaient les images divines et la représentation des êtres vivants, humains ou animaux, mais pas les juifs, ni encore moins les musulmans, qui étaient encore plus catégoriques sur ce point. Et parmi les chrétiens eux-mêmes, Jacques Baptiste expliquait qu’à Byzance, que les croisés d’Occident venaient récemment de détruire et saccager en corrompant définitivement l’esprit même de la croisade, les icônes avaient été motif de querelles séculaires et même de guerres civiles. Pierre comprit alors pourquoi son ami disait ne pas apprécier ses oeuvres sculptées, et pourquoi il préférait la rosace, motif abstrait qui ne correspondait à aucune création divine. Le sculpteur demeura consterné par cette révélation, et pour la première fois, il se mit à douter du bien fondé de son art, cet art qui était censé transcender les humains et les conduire vers Dieu. Dieu avait fait l’homme à son image, et Pierre avait agi à l’inverse, il était homme qui représentait le Créateur selon sa propre image, et c’était peut-être là un épouvantable sacrilège. Quelle vanité ! Il comprenait maintenant la réaction de Judith. En y réfléchissant bien, Pierre devait bien avouer qu’au fond, il n’avait jamais vraiment cherché à faire aimer Dieu à travers ses oeuvres, Dieu n’était qu’un prétexte, un alibi, ce que Pierre désirait par-dessus tout c’était se faire aimer lui-même. Et il poussait les hommes vers l’idolâtrie, vers le culte de ses propres chimères... Pierre avait toujours pensé, jusqu’à lors, que les créations qui émanaient de coeurs purs plaisaient à Dieu, que les oeuvres pouvaient guider et sauver les hommes, et voilà qu’on lui disait à présent que son art, par essence, s’opposait frontalement aux desseins du Très-Haut, que toutes ses sculptures étaient païennes ou diaboliques...
Cette réflexion demeura gravée dans son esprit, à tel point qu’elle hanta ses nuits et troubla ses jours pendant toute une semaine, jusqu’à ce qu’une autre révélation, heureuse celle-ci, vînt faire oublier, pour un temps, ce tourment de l’esprit. Sur le chantier, un beau jour, apparut Judith. Elle avait parlé avec son frère, et connaissait désormais les vraies intentions de Pierre, à qui elle avait bien entendu pardonné. Elle s’était enfuie, définitivement, et avait décidé de demeurer pour toujours du côté des chrétiens. Elle serait bientôt baptisée, dès qu’elle connaîtrait par coeur le Credo et quelques autres préceptes de la nouvelle foi. Maître Enguerrand, à la requête de Pierre Toussaint, l'engagea comme servante dans sa maison, et tous les jours pendant deux mois, le sculpteur lui rendait visite après le travail. Ils eurent alors le temps de véritablement se connaître. C’était une femme décidée, sincère et fidèle en esprit comme en sentiments. Elle se mit à aimer Pierre, peu à peu, sans faux élan passionné, sans tourment, sans orage. Elle aimait Pierre l’être humain, mais elle se méfiait de Pierre le sculpteur. Ses oeuvres lui étaient parfaitement étrangères, d’ailleurs, elle refusait de les regarder, et même, elle les trouvait dangereuses. Pierre, au début, se sentit décontenancé, pensait qu’il s’agissait là d’un manque d’amour de la part de Judith, mais finalement, il comprit que c’était tout le contraire, que cette femme l’aimait pour ce qu’il était et non pour ce qu’il faisait, et qu’elle essayait de le protéger de ses vieux démons.
Judith fut baptisée, et au mois de Septembre, elle épousa Pierre Toussaint. La célébration eut lieu dans la chapelle privée d'Enguerrand, où le maître d'oeuvre s'était lui-même marié avec Ermeline trois mois auparavant. Le gascon fut le parrain de la noce, et le seul autre assistant à la cérémonie secrète fut Jacques le baptiste. Enguerrand offrit, en guise de cadeau nuptial, l’aile gauche de sa propre maison, où Pierre et Judith s’installèrent, et bientôt allaient fonder une famille.
Ils vécurent deux ans ainsi, et Pierre put enfin connaître le bonheur des humains. Il ne sculpta pas au cours de cette période, non pas à cause de quelque interdiction divine ou par respect pour les croyances de sa femme, mais tout simplement parce qu’il n’en éprouva ni le besoin ni le désir. Il était heureux, cela lui suffisait amplement, et il était enfin aimé, il n’avait donc plus aucune raison de chercher l’amour des ses semblables par des moyens détournés. Aussi, le jour où Enguerrand lui demanda lorsqu’il comptait recommencer à sculpter, il expliqua que ses poignets le feraient très certainement souffrir tout le restant de sa vie, et qu’il pensait ne jamais pouvoir se remettre à marteler la pierre. Il accepta alors la proposition de l’architecte, qui fut de se consacrer entièrement à la conception des plans, à la tenue des registres et de la correspondance du maître d'oeuvre et à la supervision du chantier.
Au bout de deux ans de cette vie paisible, il sentait qu’il lui manquait encore quelque chose pour devenir définitivement un humain à part entière. Il lui manquait un enfant. Il se demanda alors s’il était stérile, et Judith, pour rassurer son époux, lui expliqua que cela provenait peut-être d’elle, en lui cachant qu’elle avait déjà eu un enfant de son premier mariage, mort au cours de sa première année. Peu à peu, cet enfant devenait une idée fixe pour Pierre Toussaint. Un prêtre lui dénoua les aiguillettes au cours d’une cérémonie nocturne, sans succès. Il acheta peu après pour une somme coquette à un bonimenteur ambulant un onguent miraculeux dont il devait se badigeonner les testicules les nuits de pleine lune, mais sans plus de réussite. C’est alors que Pierre entendit parler de l’existence dans la forêt « du Grand-Leu », juste à côté de Sistreville, d’une vieille pierre moussue en forme de verge, où les femmes qui voulaient enfanter allaient se frotter le bas-ventre. Il réussit à convaincre sa femme, peu encline à croire en ce genre de magie, mais qui accepta par amour pour son époux. Et ce stratagème fonctionna, Judith fut fécondée par la pierre phallique.
Cependant, alors que Judith en était à son septième mois de grossesse, un des tabellions de l’évêque vint à la rencontre de Pierre sur le chantier et lui communiqua un avis du prélat : il devait recommencer à sculpter, c’était une chose qui avait été signée sur des parchemins, autrefois, et il serait durement puni s’il refusait de s’acquitter de son devoir. Pierre, de retour chez lui, fit part de la situation à sa femme, et celle-ci fut spécialement compréhensive. Elle répondit que sans aucun doute Dieu se montrerait clément, car si Pierre se mettait à sculpter à présent, c’était pour le bien de sa famille, c’était son devoir en tant qu’époux et futur père. Et puis, argumenta-t-elle non sans ironie, si le Vrai Dieu était celui des chrétiens, alors Pierre ferait là un acte louable à Ses yeux, mais si en réalité Dieu était juif, de toutes manières Il ne saurait pardonner à Judith sa conversion au christianisme, et ainsi avec un peu de chance, les deux amoureux pourraient se retrouver ensemble après la mort dans le « Shéol », l’enfer de la religion judaïque.
Pierre Toussaint n’avait achevé aucun des trois tympans de la façade occidentale. Sur celui du milieu, le jugement dernier, il restait encore et toujours le visage du Christ, au milieu des justes et des damnés, quant à celui de droite, la crucifixion, le sculpteur n’y avait guère passé que trois jours et il était loin d’être fini. Mais ces deux bas-reliefs signifiaient trop de douleur, trop de mauvais souvenirs, et Pierre choisit bien entendu de débuter le tympan encore vierge, celui de gauche, dont le thème était la Nativité. Il se rappelait qu’il avait déjà taillé cette scène dans son atelier au bord de la Seine. Il avait alors pris pour modèle une vagabonde, qui avait ensuite subi les outrages d’une douzaine de mendiants, dans le choeur de la sainte cathédrale. Mais tous ces événements lui paraissaient maintenant si vagues et si lointains qu’il lui semblait que des siècles avaient passé entre temps.
Sa femme était enceinte et Pierre avait donc, sous ses yeux et sous son propre toit, l’inspiration même qu’il cherchait pour représenter la Vierge à l’Enfant. Cependant, comprenant les justes réticences de Judith à être représentée pour une statue de la cathédrale, il préféra, sans rien lui dire, engager une jeune et jolie servante d'Enguerrand pour servir de modèle, et il la fit poser, tous les jours pendant presque deux semaines, dans son atelier de la place de la cathédrale. Judith, en apprenant cette nouvelle, fut aussitôt prise d’un terrible accès de jalousie, elle se déplaça aussitôt jusqu’à l’atelier de son mari, et gifla la servante, qui partit de l’atelier en pleurnichant. Puis elle s’assit sur le tabouret où se tenait la fille avant elle, et demanda à être sculptée.
« Qu’est-ce que tu attends ? demanda-t-elle. Fais ce que tu dois faire et qu’on en finisse »
Pierre avait déjà essayé, quelques années auparavant, de modeler le visage de sa femme, et il n’y était pas parvenu. Cette nouvelle tentative se révélait tout aussi infructueuse, mais pour d’autres raisons. Il avait peur, peur de s’approprier l’être qu’il aimait, peur aussi de commettre un acte sacrilège. Et puis, il ne comprenait plus le sens de son art, il n'avait plus aucune inspiration. Pour retranscrire les traits et la silhouette de la jeune servante, il avait passé deux longues semaines, sans résultat probant, et à présent, il était en train littéralement de massacrer le visage de sa femme, c’était un portrait insipide, totalement dénué de personnalité, et qui plus est, sans véritable ressemblance avec le modèle original. Au bout d’une heure, désespéré, il déclara à sa femme qu’il n’arrivait à rien. Elle vint alors voir le résultat, hocha la tête, et répondit que c’était parfait.
« Parfait ? Tu ne comprends rien à la sculpture, décidément, dit Pierre, agacé.
- Quand je dis parfait, rétorqua Judith hors d’elle, je veux dire par là que c’est amplement suffisant pour la cathédrale, et que grâce à cette statue, nous allons continuer à vivre tranquillement. N’oublie jamais cela, Pierre Toussaint, la sculpture c’est avant tout notre gagne-pain – elle marqua un temps et continua, avec une voix plus douce - Je t’en prie mon amour, je te connais bien, n’abîme rien surtout, sculpte ce qu’on t’a commandé, fais-le bien ou mal, mais ne le fais plus comme si ta vie en dépendait, comme avant. Tu as une famille, maintenant, tu sais...
- Oui, tu as raison », répondit son époux, la gorge nouée et la voix lasse.
Pierre, le jour suivant, essaya de modeler le petit Jésus dans l’argile, et le résultat fut plus catastrophique encore que pour la Vierge. Il y avait peu de sculpteurs capables de représenter des enfants, en général ils se contentaient de faire des adultes en miniature, avec une tête énorme et des joues boursoufflées. Et Pierre, qui ignorait encore tout de l’enfance avait fait exactement pareil que ces sculpteurs sans talent. Il haussa les épaules, et se dit alors que sans doute, c’était amplement suffisant.
Les jours suivants, après que le maître charpentier eût monté l’échafaudage – et cette fois-ci Pierre le laissa terminer -, il commença à graver le tympan dans le calcaire. Il frappa lentement, sans se presser, de peur de se faire mal et de subir de nouveau la vengeance du diable –ou celle de Dieu-, mais aussi parce que tant qu’on le verrait travailler la pierre, personne ne viendrait l’importuner. Il mit en tout un mois et demi avant de sculpter les deux personnages. Le résultat était franchement mauvais, la femme se tenait raide, comme assise sur un trône inexistant, ou pire encore, empalée à un bâton imaginaire. Elle regardait fixement en face d’elle, c’est à dire nulle part, son regard n’était dirigé ni vers fidèles qui se trouvaient à ses pieds, ni bien entendu vers son rejeton qui reposait de manière totalement artificielle sur son genou droit, comme s’il pouvait déjà s’asseoir comme un adulte. Pierre pensait, amusé, que c’était somme toute assez normal que la Vierge n’osât pas regarder son nouveau-né, car ce dernier était si laid, avec sa tête exorbitée et son sourire niaiseux, qu’aucune mère au monde n’aurait pu contempler pareille créature sans en éprouver de dégoût. Satisfait, il songea alors que c’était parfait, et qu’il devait se dépêcher de rentrer chez lui.
Judith accoucha par une nuit de la Toussaint où il faisait grand vent. Pierre, bien entendu, ne put assister au travail de sa femme, qui fut aidée par les meilleures matrones de la ville. Il entendait Judith hurler dans la pièce contigüe, et ses cris de douleur lui parurent intolérables. Puis il discerna le couinement du nourrisson, et se rua dans la pièce, sans même attendre l’autorisation d’une des femmes. Une des accoucheuses s’écria :
« Alléluia, il a des couilles !
- Et des pieds, il a des pieds ? » demanda aussitôt Pierre Toussaint.
Oui, le rejeton avait bien ses deux pieds, il poussa un grand soupir de soulagement en caressant les replis roses et duveteux de ces délicieux petons pas plus grands que le pouce. Puis il fondit en larmes en tenant dans ses bras la créature, cette petite statuette de chair animée. Et il se dit alors que Dieu était vraiment le seul Créateur sur l’univers, l’Unique artiste. Aucun sculpteur du monde ne serait jamais capable d’égaler cette oeuvre si gracieuse et si parfaite, aussi touchante et transcendante, chargée de tant d’amour.
On baptisa l’enfant dès le lendemain et il fut appelé Pierre, comme son père, mais aussi car sa naissance était due au miracle de la pierre phallique de la forêt du Grand Leu. « Tu es Pierre, fils de Pierre, et fils de la pierre, mais je t’appellerai Simon », dit sa mère aussitôt que le curé était sorti de la maison.

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Message  elea Sam 12 Fév 2011 - 0:28

Je me demande si tu ne devrais pas alléger un peu le passage de la crucifixion, le symbole est évident : les allusions au pied, à la couronne d’épines, aux poignets ligotés à la croix, le coup de lance au flanc ; en ajoutant des phrases relevant le parallèle, j’ai trouvé que tu enfonçais le clou (pardon, trop facile).
En revanche je trouve bien que les sculptures de Pierre, ses choix de scènes soient en relation avec sa vie ou ce qu’il vit et éprouve, par exemple, là la crucifixion et ensuite la nativité. Ça renforce le sens et la construction de la narration, sa logique.

J’aime bien aussi que Judith soit une sorte de garde-fou et en même temps de révélateur, par ces scènes et par petites touches tu précises encore le caractère de Pierre, sa psychologie, son évolution, et ce, par une personne extérieure, cela donne plus de souffle, on est moins dans les affres intérieures ainsi (pas certaine de bien exprimer ce que je veux dire, tu me diras si je ne suis pas claire).

Enfin, j’ai trouvé long le début du chapitre 17 (et pas seulement parce que j’étais curieuse de connaître les effets de l’onguent :-) mais c’est probablement parce qu’il est très axé sur la religion et que ce ne sont vraiment pas mes passages préférés même si je conçois bien que tout est lié dans ton roman et que tu peux difficilement l’éviter. Peut-être juste raccourcir un peu ? M’enfin ce sont des goûts personnels.

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Message  Invité Sam 12 Fév 2011 - 6:29

elea a écrit:Je me demande si tu ne devrais pas alléger un peu le passage de la crucifixion, le symbole est évident : les allusions au pied, à la couronne d’épines, aux poignets ligotés à la croix, le coup de lance au flanc ; en ajoutant des phrases relevant le parallèle, j’ai trouvé que tu enfonçais le clou (pardon, trop facile).

Tu sais quoi ? je me posais la question aussi, mais je voulais voir si ça passait quand même... Je vais essayer de voir comment rendre la scène un peu plus fine.

Par contre, le débat sur les images dans les différentes religions, je crois que vais le garder tel quel, parce qu'il est central dans le roman.

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Message  Invité Sam 12 Fév 2011 - 6:30

elea a écrit:(pas certaine de bien exprimer ce que je veux dire, tu me diras si je ne suis pas claire).

Tout à fait claire !

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Message  Lucy Dim 13 Fév 2011 - 7:32

Pas encore le temps ni le courage. Dès que tout reviendra à la normale, il est certain que je suivrai cette histoire avec intérêt car les mots "Normandie", "Jumièges" et "Rouen" ont ce pouvoir quasi magique. Sans même avoir lu, je me permets : Perséverez !
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Message  Invité Dim 13 Fév 2011 - 20:05

Merci pour ces encouragements, Lucy ! Je viens de faire un espèce de clip où j'ai fourgué toutes les esquisses, certaines à la va-vite, certaines avec un peu plus de soin, concernant le livre 1 de "l'ange déchu". J'y ai mis aussi les sculptures et documents iconographiques qui m'ont le plus inspiré pour cette première partie. Bientôt la seconde. Sinon, ce soir, je glisse sur ce topic la fin du chapitre 17 (enfin, peut-être pas encore la toute fin)

L'ange déchu, livre 1, esquisses et photos


Pierre Toussaint | Myspace Video" />vidéo : esquisses et photos de l'ange déchu, livre 1

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Message  Invité Mar 15 Fév 2011 - 13:21

elea a écrit:Je me demande si tu ne devrais pas alléger un peu le passage de la crucifixion,

Ça y est, j'ai remanié le passage (enfin, surtout raccourci à l'extrême, et les deux ou trois éléments nouveaux, ce n'est pas un parallélisme si évident entre crucifixion et sculpture). Cependant, je posterai le passage à la fin du livre 2 (c'est à dire à la fin du prochain chapitre), pour ne pas perturber l'ordre des textes.

Bon, la suite...

Chapitre 17 : suite.

(il manque encore un petit bout à la toute fin du chapitre)

Un mois plus tard, Pierre Toussaint vit, dans une rue adjacente à la place de la cathédrale, un groupe de mendiants. Ces indigents n’étaient autres que ces gredins et criminels que le sculpteur avait confondu, autrefois, avec les saints apôtres. Ils n’étaient pas tous là, plus de la moitié d’entre eux étaient déjà morts, mais ils avaient été remplacés par d’autres, qui ne valaient guère mieux que les premiers, et le groupe était toujours, mystérieusement, composé d’une douzaine d’individus. Le sculpteur les voyait de temps en temps errer dans les rues de Sistreville, ils disparaissaient ensuite pendant des mois, mais ils revenaient toujours, et quand Pierre les apercevait dans une ruelle, il faisait toujours un détour pour les éviter. Mais cette fois-ci, il y avait une autre personne avec eux. C’était un moine d’un certain âge, vêtu d'une coule marron. Pierre s’étonna de la couleur de cet habit, qui ne correspondait à aucun ordre qu’il connaissait, et fut surpris aussi de voir un moine seul, loin de son monastère, perdu dans la ville, parler avec des va-nu-pieds. Il s’approcha, en se dissimulant quelque peu, et découvrit alors le visage du moine, qui lui était étrangement familier. Il avait les cheveux blancs, sans doute autrefois blonds, et bouclés ; c’était un beau vieillard de peut-être quarante-cinq ans, ou même plus, car si de nombreuses rides sillonnaient son visage, celui-ci demeurait cependant encore enfantin, dans sa forme et dans son expression. Ce moine que Pierre reconnaissait mais qu’il ne parvenait à identifier l’intriguait au plus haut point, et il resta encore un moment caché dans l’angle de la rue. Alors, il vit le religieux tendre une escarcelle vers un bourgeois. Le sculpteur n’en crut pas ses yeux : ce moine venait de demander la charité, comme un vulgaire mendiant ! A cet instant, Pierre se souvint de qui il s’agissait, et s’exclama à haute voix : « Bernardin ! »

Le moine se retourna, et reconnut aussitôt son ancien disciple, mais c’était chose aisée, à cause de l’infirmité du sculpteur, mais aussi, - Pierre l’apprendrait par la suite -, par ce qu’il savait que ce dernier vivait à Sistreville. Le sculpteur fit signe à Bernardin d’approcher, comme il refusait lui-même d’avancer vers les mendiants. Le religieux accourut vers lui pour le serrer dans ses bras, puis lui demanda de ses nouvelles. En apprenant qu’il était marié et qu’il avait une maison, il s’y invita lui-même. Sur le chemin, Pierre lui dit :

« Je peux t’inviter chez moi sans que ton ordre ne t’en donne expressément la permission, tu vas librement dans la ville loin de ton monastère, tu demandes la charité comme les pauvres gueux... Dis-moi, mais quelle sorte de moine es-tu donc ?

-Oh, c’est une longue histoire », répondit alors Bernardin avec un large sourire.

Pierre fit entrer son invité chez lui et présenta sa famille à celui qui avait été son tout premier maître. Judith semblait tout particulièrement intéressée par cet homme, car ainsi elle pouvait connaître enfin l’enfance de son mari, car ce dernier, qui n’était guère bavard, l'avait toujours tue. Aussi, elle pressait le moine de questions.

« Tu as une femme extrêmement intelligente et qui t’aime beaucoup, Pierre Toussaint, je suis heureux que tout aille si bien pour toi, dit le moine à l’oreille de son ami. J’ai vu aussi le bas-relief du jugement dernier, sur la cathédrale. Magnifique... Mais je vois que tu n’as pas tant changé que cela depuis tes premiers gribouillis sur les parchemins, tu manques toujours autant d’espace pour t’exprimer ! »

Pierre se mit à rire. Puis, après une courte réflexion, il demanda, intrigué :

« Et l'ange du bon conseil, sur le piédroit, tu l'as vu aussi ?»

La question semblait avoir gêné Bernardin. Lui qui avait le verbe facile, il cherchait les mots pour répondre :

« Cette statue est... Troublante. Vraiment troublante. Cet ange... Il m'a paru si réel, si familier... Je ne sais que te dire. C'est très beau... Magnifique »

Pierre regardait attentivement son ancien maître. Manifestement, Bernardin n'avait pas réussi à reconnaître son propre portrait dans la statue, cependant, quelque chose l'avait marqué en l'observant. Son alter ego de pierre lui avait parlé, assurément, mais quel conseil perfide lui avait-il donné ? Et Bernardin, avait-il écouté son double maléfique ? Pierre l'ignorait. Il y eut un silence embarrassant, et le sculpteur décida de changer de conversation, pour poser de nouveau une question qui lui brûlait les lèvres, au sujet de l’ordre monastique de l'ancien chantre. Celui-ci répondit enfin qu’il était frère mineur, un ordre nouveau né en Italie, et qui venait juste l’année dernière d’être approuvé par le Saint Siège. Bernardin revenait tout juste d’Ombrie, où il avait assisté à la naissance de l’ordre, pour prêcher dans toute la Normandie. En parlant, Pierre remarquait que les yeux du moine pétillaient de fougue et d’enthousiasme, Bernardin en cela n’avait guère changé depuis sa jeunesse, il rêvait encore de changer le monde et croyait dur comme fer que c’était possible. Le frère mineur expliqua que François d’Assise, qui avait fondé l’ordre nouveau, était un saint homme, qu’on appelait affectueusement « il Poverello », et qu’il enseignait à ses disciples qu’il fallait imiter le Christ et vivre la même vie que Lui. Aussi, les nouveaux moines ne s’enfermaient pas dans des monastères, au contraire ils allaient répandre la bonne nouvelle au gré des chemins, et prêchaient l’amour de Dieu et des hommes. Ils appelaient tous les humains « frère » ou « soeur », riches ou pauvres, nobles ou vilains, mais aussi les animaux, les plantes, frère le soleil et soeur la lune, François composait des cantiques pour chaque chose que Dieu avait créée sur la terre et qu’il convenait d’aimer. Les frères mineurs vivaient dans la pauvreté absolue, comme le Christ, et mendiaient leur pain auprès des âmes charitables.

En écoutant cette dernière remarque, Pierre fronça le sourcil. Certes, tout cela lui paraissait admirable, et il savait que Bernardin était un homme généreux et sincère, mais quelque chose le dérangeait. Il n’aimait pas cette idée que des riches, car le nouvel ordre des frères mineurs avait recruté ses acolytes parmi les jeunes bourgeois ou aristocrates, se missent à mendier leur pain, alors que, selon lui, leur devoir était au contraire d’organiser la charité, en suivant l’exemple de Saint Martin. Il avait l’impression que d’une certaine manière, ces nouveaux religieux volaient l’aumône aux vrais mendiants. Il pensait aussi que tous les ordres religieux dans l’histoire avaient cherché le même idéal de pauvreté absolue. Ainsi s’étaient créés l’ordre de Cluny, puis plus tard celui de Cîteaux, mais tous avaient fini par se corrompre et s’enrichir. Certes, ce nouvel ordre mendiant ne possédait pas de terres et refusait les donations, mais à la fois, comme ces religieux n’avaient pas de monastères, il était impossible de tous les surveiller, et nul doute qu’un grand nombre de ces moines, provenus de classes sociales les plus aisées et par conséquent habitués toute leur vie au confort, se débrouilleraient bien à la longue pour vivre douillettement aux crochets de quelque dévot cossu. Mais Pierre sentait tout de même qu’il s’agissait là de quelque chose de tout à fait nouveau, bien différent de toutes les réformes de la règle bénédictine que l’Occident avait connu jusqu’à lors, et qu’il y avait chez ces frères mendiants une vraie intention de vivre dans la paix, la pauvreté et l’amour du Christ. Après tout, pensait-il en écoutant Bernardin parler si bien, ses réticences provenaient peut-être seulement de sa propre expérience traumatisante avec les mendiants de la cathédrale de Sistreville. D’ailleurs, Pierre décida d’interrompre quelque peu son ami, pour le mettre en garde contre les vagabonds, mais le moine aussitôt s’offusqua et assura que les indigents étaient les personnes les plus vertueuses qui existaient dans la société, et qu’il fallait suivre leur exemple, voir comment, alors qu’ils ne possédaient rien, ils partageaient le pain, le vin –Bernardin dut convenir qu’ils buvaient peut-être un peu trop -, et comment ils s’aidaient entre eux. Pierre savait que c’était vrai, mais il essaya de faire comprendre que le contraire était tout aussi vrai, que c’étaient des scélérats sans morale ni scrupule, mais Bernardin ne voulait pas écouter, il répondit au sculpteur que c’était dommage d’avoir l’esprit aussi fermé, qu’il fallait voir ces pauvres frères avec des yeux nouveaux, des yeux d’amour. Pierre haussa les épaules, et se dit en lui-même qu’au moins, il avait averti son ami.

Judith suivait la conversation entre les deux hommes depuis les cuisines. Ce que disait Bernardin l’intéressait fort, c’était même la première fois dans sa vie qu’elle trouvait quelque chose de bon dans la religion de son mari, qui était devenu, par la force des choses, aussi la sienne propre. Se rendant compte qu’elle écoutait aux portes, son époux la rabroua, mais le frère mineur au contraire la fit s’asseoir avec les deux hommes, et ils continuèrent le repas tous les trois. Pierre n’en revenait pas : qu’un moine acceptât de manger et de converser avec une femme, c’était là une véritable révolution ! Bernardin expliqua que François d’Assise pensait que les femmes étaient les égales des hommes, d’ailleurs juste lorsque lui-même s’apprêtait à partir d’Ombrie, on parlait de la création d’un ordre féminin, l’ordre des pauvres Dames, autour de Claire d’Assise, disciple et amie de François. Judith hocha la tête en approuvant, puis elle osa demander :

« Et votre François d’Assise, que dit-il des juifs ? Ce sont des frères aussi ?

-Non. Les juifs ont tué le Christ, et leur race est marquée à jamais du sceau de l’infamie... Mais François dit aussi qu’un jour, tous les peuples de l’univers seront convertis et que viendra alors la fin du Monde, le paradis sur terre. Les juifs peuvent donc, en théorie, être rachetés, et devenir des frères, s’ils deviennent chrétiens. Mais ils ont renié Jésus, et Dieu, qui les avait pourtant choisis dans un premier temps, les a finalement condamnés à l’errance jusqu’à la fin des jours. Les juifs refusent, en connaissance de cause, l’amour du Christ, ils sont impardonnables, alors qu’on peut aisément pardonner à d’autres peuples qui vivent dans l’ignorance du Seigneur », répondit alors Bernardin, qui bien entendu ne savait rien de l’origine de Judith. Celle-ci leva les yeux au ciel, et ne posa pas d’autre question de tout le repas.

Bernardin revint souvent chez Pierre, qui l’invitait à manger lorsque le frère n’avait rien à se mettre sous la dent, et le sculpteur acceptait aussi de bon coeur chez lui les deux autres frères mineurs italiens qui avaient accompagné l'ancien chantre de Lussignac dans son voyage, mais il refusait systématiquement l’entrée de sa maison aux mendiants. Bernardin disait là que ce n’était guère charitable, mais Pierre répondait qu’il avait ses raisons. Jacques le baptiste fit aussi la connaissance du moine, et les deux hommes maintenaient pendant de longues heures de grandes discussions passionnées sur des questions théologiques. Bernardin se rendit bientôt compte que Jacques Baptiste et Judith étaient des juifs convertis, mais cela ne l’empêcha pas de les aimer comme un frère et une soeur. Jacques demanda un jour à Pierre si le religieux les aurait traités de la sorte s’ils n’avaient pas été baptisés, et le sculpteur dut avouer qu’il n’en savait rien. Quant à Enguerrand, il n'appréciait guère le religieux. Pour lui, c'était juste un aristocrate qui, grâce à des boniments et de belles paroles, prenait le pain à ceux qui travaillaient dur pour le gagner.

« Comme tous les nobles au fond, et tous les sermonaires, noundidiou ! Tous des écornifleurs ! - disait-il en substance -. Un riche qui joue au pauvre pour mieux les aider et les comprendre, on aura tout vu, vingt dieux ! Mais comment va-t-il les comprendre, si le seul désir des pauvres c'est de devenir riche ! »

La veille de Noël, Bernardin expliqua à Pierre et à sa famille une fort jolie invention que François d’Assise avait imaginée pour les enfants et les pauvres : la crèche. Il s’agissait de fabriquer de petits personnages en terre cuite qui recréaient l’épisode de la naissance du Christ, et Pierre aima beaucoup cette idée. Il modela dans l’argile le petit enfant Jésus, et comme il fit cette œuvre avec amour et conviction, et qu’il savait désormais comment étaient faits les nourrissons, la statuette était bien différente de l’enfant Jésus sculpté sur la cathédrale. Celui-là était un petit chérubin adorable et plein de vie, qui ressemblait comme deux gouttes au petit Simon-Pierre. Le sculpteur le montra à son enfant en disant :

« Regarde, petit Pierrot, c’est pour toi. Chaque année à la Noël je te fabriquerai un nouveau petit personnage pour ta crèche. Quand j’aurai fini de sculpter les bas-reliefs de la cathédrale, je ne sculpterai plus jamais de ma vie. Cette crèche, ce sera la seule chose que je ferai chaque année, et je le ferai juste pour toi. Chaque année, c’est promis.»

Peu après l’épiphanie, on commença à entendre de terribles nouvelles qui provenaient des campagnes des alentours de Sistreville. Il y avait, disait-on, de plus en plus de cas de lèpre, et la maladie se propageait à une vitesse vertigineuse. Ces rumeurs s’avérèrent justifiées, les villages de la vallée de la Seine et de l'Eure furent bientôt atteints, et très vite, les autorités ne surent que faire de tous ces ladres. Comme il n’y avait pas de léproserie à Sistreville, et que celles des autres villes étaient combles, on décréta au bout d’un mois l’expulsion des lépreux de toutes les zones habitées, cités, bourgs et hameaux. Les malades erraient de plus en plus nombreux par les chemins creux, tous vêtus de la même robe, obligés d’agiter leur crécelle tous les cinq ou six pas. Les paysans retrouvaient fréquemment leurs corps mutilés gisant dans les talus ou dans les champs. Peu à peu, les lépreux, que l'on appelait aussi « mézaux », devinrent si nombreux que plus personne n’osa voyager. Au début du printemps, ne trouvant plus rien à se mettre sous la dent, ils commencèrent à se réunir en bandes de dix à cinquante individus pour attaquer hameaux et villages. Le fils de Robert le Torte, Eudes, organisa des battues pour les exterminer mais les mézeaux savaient bien se cacher dans les forêts, et ils étaient déjà trop nombreux. Pis encore, le jeune vicomte reçut lui-même les premiers stigmates de la lèpre, des pustules sur les joues et les jambes, mais comme il s’était fardé le visage pendant des semaines pour éviter qu’on découvrît son infection, il avait contaminé beaucoup de ses gens d’armes, avant d’être à son tour expulsé de son propre château. Une fois condamné à l’ostracisme, le vicomte déchu organisa et arma les bandes de ladres et terrorisa la population.

C’est à ce moment là, au début du carême, que commencèrent à affluer les villageois à Sistreville, fuyant l’épidémie, car la ville, étrangement, n’avait pas encore connu un seul cas de personne atteinte par cet épouvantable fléau. Les nouveaux venus s’entassèrent dans les auberges ou chez l’habitant pour les plus riches d’entre eux, mais l’immense majorité des vilains gens improvisa son campement à même la rue, sur les places, sur les parvis, et même à l’intérieur des églises. La ville grouillait de monde, on ne pouvait plus se déplacer dans la cité sans piétiner des corps, les miséreux s’amoncelaient les uns sur les autres, et coexistaient avec leur bétail, poules, cochons et vaches, qu’ils avaient amené avec eux. La cathédrale elle-même s’était transformée en gigantesque étable. La ville, engoncée dans ses murailles trop étroites, menaçait de craquer sous cette marée humaine, aussi, les autorités bourgeoises décidèrent une semaine plus tard de fermer les portes de Sistreville aux nouveaux arrivants. On se mit alors à vivre en huis-clos, sans aucune nouvelle de l’extérieur, en attendant de pied ferme la venue de la maladie, irrémédiable, qui soulagerait enfin la ville de son trop-plein d’habitants.

Chaque jour, on entendait les rumeurs les plus folles sur la lèpre. Bien entendu, certaines mauvaises langues accusaient les juifs, mais finalement moins que ce que Pierre n’avait craint au début de l’épidémie, peut-être parce que celle-ci s’était surtout propagée dans les campagnes et non en ville, où se concentrait l’essentiel de la communauté juive. Alors, la faute rejaillissait sur les cagots, qui avaient empoisonné les puits pour répandre le fléau. Les cagots, ou « caqueux » comme disaient les normands, étaient de pauvres hères qui servaient de boucs-émissaires à chaque grande calamité, tout comme les juifs, mais ceux-là étaient particulièrement misérables, et habitaient généralement la campagne. On les discriminait pour des raisons des plus obscures, que tout le monde avait oubliées. Certains métiers leur étaient interdits, on les confinait dans des quartiers spéciaux à l’écart des villes, ils ne pouvaient pas se mêler au reste de la population, et entraient dans les églises par une porte dérobée, spécialement faite pour eux.

Dès le début du fléau, Pierre avait trouvé l’attitude de Bernardin et des deux compagnons de son ordre tout à fait admirable, et s’était proposé de les aider. En effet, les frères mineurs, contrairement aux autres prédicateurs qui s’en donnaient à coeur joie lors des grandes catastrophes, étaient les seuls à ne pas chercher de coupables, de péchés à expier. Au lieu de cela, Bernardin disait dans ses prêches que seuls l’amour et la fraternité pouvaient permettre de triompher de ces terribles épreuves. Pierre, en suivant le bon conseil du religieux, avait accueilli chez lui trois familles de paysans, une vingtaine d’individus en tout, sans compter les animaux, qui campaient dans la grande salle, - il avait néanmoins réservé pour lui sa chambre, à cause de son fils qui n’avait pas encore atteint l’âge de six mois-. Enguerrand avait fait de même, et le sculpteur réussit à le convaincre de participer, avec Jacques Baptiste, aux distributions de pain que tous les matins les frères mineurs organisaient dans les rues de la ville pour les plus démunis.

Un matin, sur le parvis de la cathédrale, alors que Pierre se frayait un chemin dans la foule pour chercher Bernardin, un prédicateur, monté sur l’échafaudage qui avait servi à sculpter le tympan de la Nativité, le désigna du doigt parmi la multitude et s’écria :

« Toi, l’estropié ! Tu crois vraiment que l’on peut arrêter le fléau de Dieu en distribuant du pain ? Quelle insulte ! Mais il faut au contraire jeûner et prier pour expier les péchés de cette ville ! Et tu veux que je te dise pourquoi Dieu nous envoie ce fléau, Pierre Toussaint ? Parce que l’architecte de notre sainte cathédrale a recueilli une juive sous son propre toit ! Oui, c’est ta femme qui a tout déclenché, « le beau pied » ! Si tu veux vraiment que la lèpre épargne Sistreville, cesse de nous donner du pain, répudie d’abord ta juive de femme, et sculpte pour nous une statue de Saint Lazare ou de Sainte Erige, qui nous protègeront de la lèpre ! »

Pierre demeura tout à coup pétrifié par la peur, les yeux rivés sur le prédicateur, tandis que les badauds commençaient à le pousser, à l’insulter et à le couvrir de crachats. Mais Bernardin accourut alors au secours de son ami, et lui offrit protection sous son manteau. Personne n’osait frapper un moine, aussi la marée humaine s’écarta peu à peu. Le frère mineur leur criait :

« Laissez mon ami en paix ! Sa femme est bien meilleure chrétienne que vous ! Et sachez qu’aucune statue du monde ne saurait empêcher la lèpre ! »

Bernardin, abritant toujours le sculpteur sous le pan de son manteau, alla se réfugier dans une petite chapelle à l’intérieur de la nef de la cathédrale, où il y avait un peu moins de monde qu’ailleurs. Pierre tremblait de tout son corps, et son ami, pour le rassurer, lui dit alors à voix basse :

« Ne t’inquiète pas, mon frère. Ils s’en prennent chaque jour à quelqu’un de différent. Hier les cagots, aujourd’hui les juifs, demain les bossus ou les borgnes, va t’en savoir. N’aie pas peur, frère.

-Non ce n’est pas cela qui m’effraie, Bernardin, -articula Pierre à grand peine- Ce genre de scène, malheureusement, était prévisible. Si je tremble, c’est pour une autre raison...

-Dis-moi, mon frère.

-En écoutant le prédicateur, j’ai regardé le bas-relief de la Nativité qui était derrière lui et que j’ai sculpté il y a quelques mois... Et il manque un pied à l’enfant Jésus ! »

Pierre refusa de bouger de la cathédrale avant de pouvoir observer de plus près son bas-relief. Plusieurs heures plus tard, alors que le prédicateur était descendu depuis longtemps de l’échafaudage, il y monta, et caressa le tympan de ses doigts. Il comprit alors que la pierre qu’il avait sculptée était malade. Elle était couverte de minuscules lichens verdâtres et suintait anormalement. La roche était fiévreuse, et le sculpteur put aisément diagnostiquer cette affliction : il s’agissait de poudroiement, un mal dû à la présence de matières organiques dans le coeur même du bloc, qui avaient pourris sous l’action de la pluie infiltrée pendant tout l’hiver et qui détérioraient la pierre peu à peu en la transformant en une sorte de poudre. Il n’y avait hélas aucune guérison possible, le bas-relief était condamné à tomber en poussière, progressivement, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien. Mais il n’y avait là aucune magie non plus, il s’agissait d’une maladie fort commune de la roche calcaire, tout dépendait de l’endroit de la carrière d’où on avait extrait le bloc. Ce qui était beaucoup plus surprenant, c’est que Pierre, qui avait toujours eu une empathie toute particulière avec les pierres, ne se fût aperçu de rien en sculptant le bloc alors que sa souffrance était facilement détectable. Sans doute avait-elle geint pendant qu'il la ciselait. Mais le sculpteur n’avait pas su écouter sa plainte. Il était si obnubilé par son nouveau statut d’être humain qu’il en avait oublié son vieil amour pour les pierres. Peut-être, après tout, avait-il tout bonnement perdu son don.

Le bas-relief, comme Pierre Toussaint l’avait prévu, commença donc à poudroyer. Le lendemain matin, l’enfant Jésus perdit son autre pied, et le jour suivant, deux phalanges. Puis ce fut le tour de la Vierge, qui perdit d’abord une oreille, puis une autre. Le petit peuple commença à se rendre compte de l’étrange phénomène. On parla de la malédiction du sculpteur judaïsant, qui avait refusé de ciseler une statue de Sainte Erige pour sauver la population, et qui avait ensorcelé la pierre en l’affligeant de la lèpre, on disait que le fléau, transmis par la statue malade allait bientôt s’abattre et ravager toute la ville. Mais les considérations sur la sculpture changèrent du tout au tout lorsqu’on constata, quelques jours plus tard, qu’il n’y avait toujours pas de cas de lèpre à Sistreville, alors qu’aux dernières nouvelles, l’épidémie faisait rage partout ailleurs, et qu’on parlait maintenant de centaines de morts dans les cités voisines, à Louviers, à Pont-de-l’Arche, aux Andelys.

Bientôt, un curieux culte commença à s’organiser autour de la statue de la Vierge à l’Enfant. On disait que Sainte Marie et l’Enfant Jésus avaient accepté d’endosser la lèpre pour préserver la population de la ville. On les appela « Notre-Dame du sacrifice », et « le petit Roi lépreux ». De longues queues se formaient pour monter à l’échafaudage et toucher la pierre miraculeuse, ou embrasser les moignons douloureux de l’enfant et de la femme, ce qui, bien entendu, accélérait le processus de poudroiement de la statue. On priait toutes les nuits avec ferveur devant le bas relief, et lorsqu’un morceau de pierre se mettait tout à coup à tomber du tympan, les fidèles alors se ruaient sur le petit tas de poussière et se bousculaient pour ramasser la poudre magique, qui devait à coup sûr avoir plus d’une vertu guérisseuse.

Bien entendu, certains, comme maître Enguerrand, Jacques Baptiste ou bon nombre de maçons connaissaient la véritable affliction de la pierre, mais personne n'osa souffler mot, car la crédulité du petit peuple servait les intérêts de tous. La cathédrale, autrefois critiquée, devenait enfin le vrai symbole de la ville ; et depuis que s’était déclenchée la ferveur populaire autour du bas-relief, il n'y avait pas eu la moindre rixe, la moindre altercation à déplorer. La statue douloureuse avait réussi à calmer les ardeurs criminelles du vulgum pecus, et tous priaient et s'évertuaient pour mériter les faveurs de Dieu. Et ce poudroiement était particulièrement bénéfique pour Pierre, car désormais plus personne ne parlait de cagots ni de juifs et ne s'en prenait à lui, au contraire on vénérait le divin sculpteur, qui en son temps avait déjà sauvé les travailleurs de la sainte cathédrale en terrassant des gargouilles qui menaçaient de s’abattre sur la ville, et qui avait reçu les stigmates de la passion en sculptant le Christ sur la croix.

Le bas-relief agonisa pendant sept jours. « Notre-Dame du sacrifice » et « le petit Roi lépreux » perdirent peu à peu les bras, les jambes, les cheveux, le nez, la bouche et les yeux, et finalement les deux têtes tombèrent ensemble le même soir. Le lendemain matin, un émissaire du roi de France entrait dans la ville, et annonçait la fin du danger. Eudes, le vicomte déchu et ses bandes de mézeaux avaient été mis en déroute par les soldats du roi, et tous les malades avaient été exterminés ou emprisonnés dans les léproseries de Rouen ou de Paris. Les villageois purent repartir chez eux au cours de la semaine suivante.

(manquent deux ou trois paragraphes en guise de conclusion)

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Message  Invité Mar 15 Fév 2011 - 13:34

car que ce dernier, qui n’était guère bavard, l' avait toujours tue ->

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Message  elea Mar 15 Fév 2011 - 21:19

J’avais un peu plus de temps ce soir, j’ai eu envie d’être plus précise que d’habitude, si cela t’embête n’hésite pas à le dire et j’le f’rai pu !
Je ne regarde pas l’orthographe, c’est pas mon truc, mais juste quelques phrases ou tournures qui ont arrêté la fluidité de ma lecture.

Bon, je sais qu’à l’époque 45 ans c’était super vieux comme temps de vie, mais j’avoue que j’ai trouvé l’expression "vieillard" de trop, surtout que tu lui rajoutes des cheveux tout blancs et des rides, je me suis demandé si le fait de mourir jeune ou de vivre une vie difficile accélérait les signes de vieillesse comme ça. C’est possible hein, j’en sais rien mais ce questionnement a stoppé net ma lecture. Je suis une lectrice lambda, peut-être que ça fera pareil à d’autres et que pour l’éviter tu peux juste ne pas mentionner son âge et laisser chacun s’en faire une idée. A toi de voir.

Le moine se retourna, et reconnut aussitôt son ancien disciple, mais c’était chose aisée, à cause de l’infirmité du sculpteur, mais aussi, - Pierre l’apprendrait par la suite -, par ce qu’il savait que ce dernier vivait à Sistreville
Un "mais" en trop pour moi et une coquille "parce qu’il"

Le sculpteur fit signe à Bernardin d’approcher, comme il refusait lui-même d’avancer vers les mendiants
Me fait bizarre cette phrase, soit inverser les deux : comme il refusait d’avancer vers les mendiants, le sculpteur fit signe à B d’approcher, soit remplacer "comme" par "car", non ?

Bernardin expliqua que François d’Assise pensait que les femmes étaient les égales des hommes, d’ailleurs juste lorsque lui-même s’apprêtait à partir d’Ombrie, on parlait
ça m’a fait barbare à prononcer dans ma tête

Bernardin disait là que ce n’était guère charitable
Disait que ce n’était là guère charitable ?

et les deux hommes maintenaient pendant de longues heures de grandes discussions passionnées
étrange pour moi, tenaient ?

mais l’immense majorité des vilains gens
j’ai un peu tiqué sur l’association des deux

Malin d’introduire St François d’Assisse par le retour de Bernardin. Et j’ai aussi aimé le parallèle entre la lèpre et la pierre de la cathédrale.
Je suis toujours avec plaisir.






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Message  Invité Mar 15 Fév 2011 - 21:38

elea a écrit:J’avais un peu plus de temps ce soir, j’ai eu envie d’être plus précise que d’habitude, si cela t’embête n’hésite pas à le dire et j’le f’rai pu !


n'hésite pas surtout !!!!
un certain nombre de coquilles, surtout !
Les relectures se font entre deux cours, et là où normalement j'en faisais trois ou quatre, je n'en fais qu'une et demie... Par exemple : j'ai remplacé "pauvres gens" par vilains" et j'ai oublié de gommer "gens" !
Merci beaucoup.

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Message  Louis Jeu 17 Fév 2011 - 16:49

Bonsoir Vincent,
J’ai continué à lire l’histoire de Pierre Toussaint, mais je n’ai pas trouvé le temps de composer un commentaire digne de ce nom des chapitres 16 et 17. Je les trouve aussi captivants que les chapitres précédents. J’ai particulièrement apprécié comment, dans le chapitre 16, est illustrée l’idée que Dieu ne crée pas l’homme à son image, mais inversement, c’est l’homme qui crée Dieu à son image. Cette idée aussi que l’art ne peut s’exprimer que dans le langage et le code religieux imposés par la culture de l’époque, mais ce qu’il exprime, ce qu’il révèle, à travers le sacré, c’est l’humain, la vie humaine, le tragique de son existence. Ainsi ce qui se dit, sous le couvert d’une histoire sacrée, est une réalité tout humaine.
Le roman me semble bien rendre compte de l’époque, avec l’apparition du gothique, des ordres nouveaux comme celui des Franciscains, la propagation des grandes maladies, la recherche des boucs émissaires, les croyances superstitieuses, le sort de juifs, etc. Le roman prend de l’ampleur, s’enrichit des éléments de la civilisation de l’époque, tout en restant captivant.
Ce roman mériterait bien une édition. Je souhaite qu’il la trouve.


Louis

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Message  Invité Lun 28 Fév 2011 - 19:21

Un grand merci, Louis, pour ces encouragements. Voici la fin du chapitre 17, une conversation entre Pierre et Bernardin qui peut être éventuellement écourtée si elle semble trop longue, et le début du chapitre suivant, le dernier du livre 2.

Chapitre 17 (suite et fin)

Pierre, après cet événement, demeurait perplexe, se demandant si finalement un miracle s’était ou non produit. Bien entendu, il savait pertinemment que la pierre ne pouvait pas être atteinte de la lèpre, cependant, son vieux fond mystique l'empêchait de croire aux coïncidences. Lorsque lui étaient parvenues les premières rumeurs au sujet de l’épidémie, il avait prié le Seigneur, et Lui avait dit que peu importait si toutes ses statues disparaissaient pourvu que sa famille fût épargnée par le fléau. Et c’était justement le bas-relief de la Nativité, qui était en même temps le portrait de sa femme et de son fils, qui s’était effondré. Il en parla à Judith, qui se moqua de lui :

« Que tu es naïf, mon bon ami ! Tu sais, moi je crois qu'ici tout le monde a prié pour préserver sa famille. Chacun y est allé de sa petite promesse, de son petit marchandage avec Dieu. Et comme la maladie n’est pas venue, chacun est persuadé d’être le responsable du miracle et se prend pour un saint ! Mais, dis-moi mon amour, pourquoi ton Dieu a-t-il décidé de sauver les habitants de Sistreville, mais de punir ceux de Gaillon ou d'Acquigny ? Tu crois vraiment que les gens d'ici sont meilleurs que les autres ? Les Sistrevillais seraient-ils le nouveau peuple Elu ? »

Le sculpteur haussa les épaules, agacé. Il décida alors de parler à Bernardin, qui était un homme de Dieu, et par conséquent plus enclin à comprendre le merveilleux. Un soir, alors que le religieux dînait chez lui, il lui demanda :

« Bernardin, tu te souviens de ce jour où tu as dit à la foule qu’aucune statue au monde ne pouvait empêcher la lèpre ? Tu penses que les miracles n’existent pas ?

- Si, ils existent. Mais je ne crois pas en ce type de miracle, mon frère, répondit calmement le franciscain. Dieu est amour, les calamités ne sont pas des châtiments, et Dieu ne décide pas non plus de sauver les hommes parce qu’ils lui ont offert des statues, de l’or ou des prières. Dieu ne s’achète pas. Aimer, prier, c’est un acte gratuit.

- Alors, qu’est ce que le miracle, Bernardin ?

- Le vrai miracle, c’est la vie, Pierre. C’est Dieu, qui est partout, dans chaque animal, dans chaque brin d’herbe, dans chaque rocher. Il est à l’intérieur de nous, il nous parle, mais nous ne savons pas l’écouter. Les hommes sages et saints, eux, en sont capables, et c’est ainsi que les miracles se produisent. Par exemple, François d'Assise connaît le miracle de la nature ; et c’est comme ça qu’il peut parler aux oiseaux ou apaiser les bêtes fauves. Oui, les miracles existent. Jésus n'a-t-il pas dit qu¡un grain de foi pouvait tranporter une montagne ?

Pierre baissa la tête, puis, après un long silence, il chuchota :

-Tu sais, Bernardin, à plusieurs reprises dans ma vie, j’ai eu l’impression que Dieu me parlait… Mais je n’ai jamais réussi à interpréter sa Volonté. Et maintenant je ne suis plus sûr de rien. Je ne sais plus si c’est l’ange ou le démon qui m’a inspiré dans ces moments-là, ou pire encore, si ce n’est pas ma folie. J’ai peur, Bernardin, j’ai peur du diable, et surtout, j’ai peur de moi-même.

Le frère mineur le regardait, l’air grave.

-Dis-moi tout, mon frère. Quels sont les signes ? Qu’est-ce que Dieu t’a dit ?

Soulagé de voir que Bernardin le prenait au sérieux, Pierre osa raconter ses expériences mystiques. C’était la première fois qu’il le faisait. Il commença par évoquer son enfance, quand, âgé d’environ douze ans, il avait eu l’impression d’entendre une voix lui ordonner de ciseler un chef-d’œuvre pour célébrer Sa gloire. Mais en même temps, le Très-Haut avait pulvérisé sa colombe d'argile, son tout premier bas-relief, pour mieux la laisser s'envoler jusqu'aux Cieux. Depuis, chaque fois que Pierre avait senti la présence divine, ses sculptures avaient fini par être anéanties. Que voulait le Très-Haut ? Ne lui avait-il pas envoyé des signes évidents pour qu'il arrête de sculpter ? Pierre se demandait si au fond, Jacques Baptiste n’avait pas raison, si Dieu ne refusait pas les images.

-Non, mon frère, l’interrompit Bernardin, le Seigneur aime les images, c’est certain. Si Dieu s’est fait homme, de chair et d’os, c’est bien pour que le monde puisse se le représenter. Et nous, pour être sauvés, nous devons imiter le Christ, imiter la Création divine. Les images permettent aux illettrés de comprendre et d’aimer les Livres Saints. François nous l’a bien montré, en inventant la crèche. Dis-moi Pierre, que peut-il y avoir de mauvais dans la représentation de la scène d’un nouveau-né accueilli par des gens humbles et heureux ? Non mon frère, je crois que tu n’es ni fou ni possédé, et que le Seigneur te parle vraiment, mais que tu as l’esprit trop confus pour comprendre son appel. Mais ne doute pas un seul instant, mon frère, Dieu et bel et bien présent dans tes sculptures. Il l’est dans toutes les créations des hommes, mais toi, tu es particulièrement talentueux et la grâce de tes œuvres réussit à nous émouvoir mieux que toute autre.

-Mais pourquoi donc Dieu détruit mes statues, alors ?

-Peut-être que le Seigneur veut te mettre en garde contre la vanité, contre l’orgueil. Ou peut-être, de même que la lèpre touche aussi des innocents, parce que toutes les choses ici-bas sont amenées à périr. Mais dis-moi, mon frère, certaines de tes sculptures sont demeurées intactes… Ton ange du bon conseil, par exemple, c’est une œuvre sublime. Tu sais, je vais t’avouer quelque chose : quand je suis arrivé à Sistreville, il y a un an, je ne cessais de douter et de m’interroger sur le sens de mon sacerdoce. Nous, les frères mineurs, pouvions-nous prêcher la bonne nouvelle dans ce monde imparfait ? Pouvions-nous décemment parler de pauvreté sans dénoncer les grands de ce monde, sans critiquer les rois ? Ne valait-il pas mieux se retirer du monde, ou agir en marge de l’église, qui a trahi depuis longtemps le message du Christ ? Je me posais toutes ces questions quand j’ai vu ta statue. Elle m’a profondément touché. C’était comme un reflet de moi-même, un reflet bénéfique, apaisant. Et elle a parlé à mon âme. Oui, mon frère, j’ai vraiment eu l’impression d’entendre sa voix !

Pierre demeurait stupéfait en écoutant ces paroles. Il balbutia :
-Elle t’a parlé ? Mais que diable t’a-t-elle dit, Bernardin ?

-Que l’on peut être docile en surface et rebelle en profondeur, sans pour autant renoncer à son idée ou faire preuve d’hypocrisie. Que l’on peut transformer le monde en douceur, peu à peu, depuis l’intérieur même de l’église, mais que c’est impossible en y renonçant ou en s’y opposant. Tu vois Pierre, mon frère, comme tes œuvres sont véritablement inspirées par Dieu. Elles nous aident à trouver le chemin et à devenir meilleurs. »

Pierre ne savait que penser de tout cela. Son ancien tuteur l'avait réconforté dans ses convictions, mais il demeurait cependant sceptique au sujet de son ange déchu. Personne, à part lui, n’avait perçu l’expression maléfique de la statue. Il se dit qu’après tout, peut-être que les erreurs commises pour ce portrait étaient minimes, quasiment invisibles, et que les défauts qui l’obsédaient tant l’empêchaient de voir son œuvre comme il le fallait. Le regard des hommes sur ses sculptures était bien différent du sien propre, décidément. Ainsi, Lucifer devenait l’ange du bon conseil, et la Vierge à l’enfant, son ouvrage le plus bâclé, le plus raté de tous, était celui qui avait réussi à transcender les hommes, à les rendre bons et dévots.


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Message  Invité Lun 28 Fév 2011 - 19:41

Chapitre 18 (début) : "Sans le masque"

Pierre Toussaint se sentait soulagé, car la lèpre était partie comme elle était venue et n’avait emporté avec elle aucun de ses proches. Cependant d’autres calamités allaient bientôt apparaître, conséquences directes de la lèpre, car les malheurs ne viennent jamais seuls. En effet, comme l’épidémie était apparue au printemps, temps des semences, et que de nombreux champs avaient été laissés à l'abandon ou saccagés par les guerres entre les soldats du roi et les bandes de ladres, les moissons, en juillet, s’étaient avérées catastrophiques. Une période de disette s’annonçait donc, qui menaçait de tuer ceux qui avaient réussi à survivre à la maladie.

Bernardin expliqua à Pierre que les famines étaient en général aggravées par la spéculation de la part des riches bourgeois et des paysans les plus aisés, qui, pressentant les mauvaises récoltes, achetaient de la farine tant qu’ils pouvaient, l’engrangeaient pendant des semaines avant de la revendre à prix d’or une fois que la famine faisait rage. Pierre était indigné, et se demanda si le frère mineur n’exagérait pas, mais Jacques Baptiste était d’accord, c’était la triste vérité. Le juif convers en profita pour commenter d’un ton ironique :

« Et après on dit que ce sont les juifs les usuriers, ceux qui s’enrichissent du malheur du monde. Mais les juifs ne commercent qu’avec l’argent, pas avec le pain. »

Peu à peu, on commença à sentir à Sistreville l’effet de la disette. Le pain devenait un bien rare et son prix ne cessait de s’accroître. On le vendit bientôt trois ou quatre fois plus cher que d’habitude, et il était devenu infect, car les meuniers mêlaient la farine de seigle à du son, de la paille ou de la purée de glands. Sur les marchés, les altercations se faisaient de plus en plus fréquentes. Les premiers cas de malnutrition survinrent, qui touchèrent avant tout les plus faibles, les enfants, les vieillards et les mendiants. Le bas-peuple grognait. A titre d’exemple, pour éviter la révolte généralisée, les autorités de la ville décidèrent de faire couper en public la main d’un indigent qui avait volé un pain sur un étalage. Mais, malgré toute la dissuasion du monde, les incidents de ce type étaient inévitables et s’accentuaient de jour en jour.

Bernardin, tous les matins, parlait sur le parvis de la cathédrale, devant une bonne cinquantaine de spectateurs. Depuis l’épisode de la lèpre, le frère mineur avait réussi à faire entendre sa voix, et était devenu une personne influente dans la ville. En ces temps difficiles, le franciscain dans ses prêches s’adressait tout particulièrement aux plus riches, leur demandait de partager le pain avec les démunis en suivant l’exemple du Christ. Un matin, son sermon fut plus virulent, il commença par évoquer la parabole de la multiplication des pains et des poissons, pour finir par accuser explicitement les mauvais chrétiens qui engrangeaient la farine dans leurs silos au lieu de la distribuer charitablement. La foule, en écoutant les diatribes du religieux, manifestait vivement sa colère, elle huait, sifflait, conspuait les puissants, mais ce vent de révolte s’apaisa peu à peu, et la multitude finalement se dispersa en attendant de se réunir le lendemain matin, autour d’un nouveau sermon du frère mineur. Aussitôt la populace partie, des hommes armés de gourdins et de nerfs de bœuf s’approchèrent de l’orateur et le forcèrent à les accompagner jusqu’à la maison de ville. Là, se trouvaient des représentants de la commune de Sistreville et des frairies, qui firent comprendre au religieux que s’il continuait à parler à tort et à travers, il serait expulsé de la cité ou tout bonnement éliminé.

Bernardin, le soir même, se rendit chez Pierre et lui exposa son dilemme. Le franciscain ne savait que faire : d’un côté, il n’avait aucune envie de se taire et se moquait bien des menaces, peu lui importait de mourir au nom de la Vérité et de la Justice ; mais d’un autre, il pensait à son ordre qui venait d’être approuvé par le pape. Le Saint-Siège se méfiait comme de la peste de ces moines qui professaient la pauvreté absolue et vivaient d’aumônes. Rome avait certes accepté l’existence des frères mineurs, mais à la condition sine qua non de toujours prêcher par l’exemple et de ne jamais s’attaquer à la richesse de l’Eglise ou aux grands de ce monde. Défier les autorités signifiait donc mettre en péril, du moins pour le Royaume de France, l’oeuvre de François d’Assise. Le sculpteur écouta son ancien tuteur mais ne sut que lui conseiller.

Le lendemain matin, alors que Pierre sortait de chez lui pour assister au nouveau discours de Bernardin, il aperçut dans la cour son ami Enguerrand et l’interpela :

« Salut à toi, l’ami ! Tu viens jusqu’à la cathédrale avec moi ?
-Aujourd’hui non, le beau pied. Je n’ai aucune envie d’écouter ton ami le sermonnaire et ses objurations du diable !
-Tu devrais changer d’avis à son sujet, Enguerrand. Il dit des choses censées, tu sais.
-Censées ? Foutre Dieu ! « Eh bien, si tu chantais en été, danse en hiver ! », en voilà une chose censée ! Tu te souviens de cette phrase, le beau pied ? Non ? Ce boiteux grec que tu m’as fait lire il y a quelques mois, qui parlait de fourmis qui faisaient sécher leur grain ?
-Oui, Esope !
-C’est ça, Esope, noundidiou ! Eh bien ce grec, ma foi, il marchait peut-être de travers, mais il pensait sacrément droit ! Ton ami Bernardin, il est comme la cigale de la fable : il mendie toute l’année sa nourriture, et quand il n’y en a plus, le voilà qui s’indigne ! S’il veut vraiment que le pain soit partagé, qu’il retourne dans sa famille de la haute noblesse et se mette à administrer ses terres, sacré nom. Et qu’il ne vienne pas nous chauffer les oreilles avec ses soi-disant usuriers du grain qui n’existent que dans sa tête, mordieu ! Vois-tu, le beau pied, moi, je viens d’acheter à prix d’or une bonne dizaine de sacs de grains. Et tu sais pourquoi ? Pour affamer le peuple ? Non ! Parce que je suis une bonne fourmi, moi, et que je prévois les choses en pensant à ma famille, à mes domestiques, à mes ouvriers. Quoi ? Je suis un monstre parce que je préfère encore que ce soient les autres qui claquent des dents plutôt que mes proches ? Tu sais, le beau pied, moi qui suis fils de loqueteux, je trouve que c’est tout de même un comble qu’un patte-pelue qui a toujours connu l’opulence vienne me donner des leçons d’humilité, foutrebleu ! »

Pierre ne s’attendait pas à une telle hargne de la part de son ami, et ne trouva rien à lui répondre. Tout en marchant vers la cathédrale, il se demanda qui de Bernardin ou d’Enguerrand détenait la vérité, sans parvenir à trancher pour l’un ou l’autre. Il arriva bientôt sur la grand-place, où se massait déjà une multitude pour écouter le frère mineur. L’information avait circulé de bouche à oreille, quelque chose d’important devait se passer ce matin-là, et tout le monde attendait sur le pied de guerre le sermon du religieux. Les travailleurs de la cathédrale avaient eux aussi délaissé leur travail pour venir gonfler le nombre des assistants. Il y avait peut-être deux ou trois cent individus en tout, qui se serraient les uns contre les autres sur le parvis étroit, les yeux fixés sur l’échafaudage de la façade occidentale, où bientôt apparaîtrait leur orateur. La majorité de l’assistance était composée de pauvres gens, aux silhouettes faméliques et aux traits marqués par la faim, mais il y avait aussi quelques jeunes gens de bonnes familles, et toute la racaille des bas-fonds, belîtres, indigents et maroufles en tout genre. L’ambiance était tendue, le brouhaha incessant. Pierre se faufila dans la foule pour s’installer juste devant le portail de la cathédrale, là où il ne craignait pas d’être piétiné en cas de bousculade. Bientôt, il entendit des chevaux hennir à l’autre bout du parvis. Une vingtaine de cavaliers du nouveau vicomte bloquait à présent les différentes issues de la place. Ils étaient armés jusqu’aux dents.

Pierre décida d’avertir Bernardin, et le chercha dans la nef où il était censé attendre avant d’apparaître en public. Mais pour éviter les hommes de main des frairies, Jacques Baptiste avait caché le franciscain et ses deux acolytes italiens dans la crypte, et le sculpteur ne les trouva pas. Quand il sortit enfin sur le parvis, le frère mineur s’apprêtait à grimper sur l’échafaudage qui allait lui servir d’estrade. Autour de lui, Pierre vit les douze mendiants, les apôtres du mal, qui occupaient le tout premier rang, certains s’étaient même assis sur la tribune de l’orateur. Le sculpteur remarqua qu’ils étaient tous armés de bâtons ferrés, de burins et de maillets, instruments qu’ils avaient probablement volés sur le chantier. Ils étaient décharnés et paraissaient déjà plus morts que vifs, seule la haine qui les alimentait et brûlait dans leurs yeux les animait encore. Comme Pierre les fixait avec insistance, un des mendiants l’observa à son tour, et avec un sourire menaçant, exhiba son avant-bras mutilé. C’était lui le voleur de pain dont la main avait été tranchée en public, une semaine auparavant. Dans son autre main il tenait une serpette, et l’homme l’agita devant les yeux du sculpteur en montrant qu’il comptait bien s’en servir.

Bernardin monta sur sa chaire improvisée. Il scruta la foule, tremblant, livide, et commença à bafouiller :
« Mes frères, mes sœurs.... »
Le silence se fit, oppressant. Les yeux se pressaient sur le frère mineur, des centaines de regards affligés par la détresse, le dénuement, rivés sur lui. Bernardin parut fléchir un court un instant, puis brusquement, il releva la tête pour déclamer une harangue, beaucoup plus acerbe que Pierre n’aurait imaginée, avec un ton d’autant plus agressif qu’il se voulait sûr de lui.
« Malheur à ceux qui voudraient me faire taire ! Malheur à ceux qui affament les pauvres gens et qui s’enrichissent grâce à la misère humaine ! Malheur à ceux qui ne pensent qu’à l’argent ! Ceux-là dont je parle ne sont pas nos frères, ils ne sont pas chrétiens, et ne le seront jamais ! »

Des « vivats » et des applaudissements suivirent cette première déclaration. Les indigents montés sur l’échafaudage et ceux du premier rang répondirent à ces premières paroles en brandissant leurs armes. Un peu partout dans la foule, d’autres bras se levaient, qui empoignaient des bâtons, des fourches, des faux. Pierre aperçut, dans un coin de la place, un groupe de cavaliers qui dégainaient leurs épées. Qu’était donc en train de faire Bernardin ? S’il ne changeait pas tout de suite de ton, tout cela finirait en un bain de sang, pensait le sculpteur, inquiet. Il regarda son ami, perché sur sa tribune. Le franciscain demeurait hésitant, titubant, devant la foule surexcitée. Manifestement, il n’avait pas mesuré la violence de ses premières paroles, et cherchait ses mots pour calmer la situation. « Mort aux riches ! » hurla un enragé, aussitôt acclamé par une bonne partie de l’assemblée. Pierre tourna la tête : Jacques Baptiste, posté juste derrière lui contre le portail de la cathédrale, applaudissait aussi.

« Non ! s’écria Bernardin. En vérité je vous le dis, un chrétien n’a pas le droit de tuer son frère ! Et les riches sont aussi nos frères, ils sont chrétiens, comme nous ! ».

Un long flot de murmures parcourut la place. Que voulait donc dire le frère mineur ? Il affirmait que ceux qui tiraient profit de la famine n’étaient pas chrétiens, mais l’instant d’après, il expliquait que les riches bourgeois l’étaient bel et bien... Mais alors, de qui parlait-il ?

« Mort aux juifs ! », s’écria une voix anonyme, bientôt relayée par d’autres au fond de la place, et peu à peu les gens finirent par scander cette phrase, convaincus maintenant que le religieux avait bien fait référence au peuple déicide.

Bernardin clamait qu’on l’avait mal compris, que les juifs n’avaient rien à voir dans cette affaire mais c’était déjà trop tard, ventre affamé n’a pas d’oreille, et plus personne ne voulait l’écouter. Sa voix ne parvenait pas à couvrir les beuglements de la populace, et la multitude fixait maintenant son attention sur un groupe d’exaltés à l’autre bout du parvis qui implorait les cavaliers du vicomte de les aider à pourchasser les ennemis de la foi. Pierre vit alors comment, profitant du moment, un des mendiants assis sur l’échafaudage poussa Bernardin avec son bâton et le fit tomber de son estrade, puis comment le mendiant à la main coupée, en contrebas, se chargea aussitôt de lui trancher la gorge avec sa serpette. Dans tout ce vacarme, personne ne s’aperçut de l’assassinat du frère mineur. La cohue s’était mise en marche, furieuse et mugissante, aveuglée par la haine, et les soldats laissaient s’échapper les gens de la place, comme ils ne menaçaient plus de troubler l’autorité bourgeoise. Au contraire, les hommes d’armes escortaient l’attroupement jusqu’à la rue aux juifs.

Pierre, abasourdi, demeurait assis dans l’embrasure du portail. Il voulut s’élancer vers son ami, le prendre dans ses bras pour pleurer sur sa dépouille, mais ne parvint pas à soulever son corps tétanisé par l’effarement. Il fixait le cadavre allongé sur le parvis, qui reposait tranquille au beau milieu du va-et-vient de la foule survoltée. Bernardin gisait là, calme et serein dans le tintamarre, il dormait les yeux grands ouverts, avec un sourire béat sur son visage angélique, et un ruisseau vermillon qui s’écoulait paisiblement de son cou. Pierre jeta un coup d’œil derrière lui pour parler à Jacques Baptiste, mais il avait disparu. A sa place, il vit Lucifer en personne, l’ange du bon conseil, qui contemplait la scène avec un air narquois. Tout à coup, le sculpteur pensa à sa femme, à son fils, et se leva d’un bond pour se ruer à corps perdu dans la masse humaine. Il fut aussitôt bousculé et piétiné, et dut poursuivre son chemin vers sa maison à cloche-pied, comme il avait perdu son bâton, en s’appuyant aux façades pour éviter de tomber à la renverse au milieu des pieds qui allaient et venaient dans les ruelles étroites. Arrivé à l’angle de sa rue, il aperçut un attroupement de gueux postés devant sa demeure, dont la porte principale avait été défoncée. Effrayé, il chercha à sautiller jusqu’à chez lui, mais un homme soudain l’attrapa par le col, et l’attira sous un porche. C’était Jacques Baptiste. Dans sa main, il tenait une épée. La lame était ensanglantée.

« Tais-toi, murmura-t-il au sculpteur. Il n’y a plus rien à faire maintenant. Ils sont trop nombreux.
-Et Judith ?

-Elle a réussi à s’enfuir, avec ton enfant. Si tout va bien, elle est déjà loin, et hors de danger.»

Il y avait une petite porte dans le renfoncement du porche, que Jacques défonça. Les deux hommes pénétrèrent dans la remise d’un savetier. Là, à l’abri des regards, ils purent observer à travers une lucarne étroite, la scène qui se déroulait juste en face d’eux, de l’autre côté de la ruelle, à l’entrée de la maison de Pierre et d’Enguerrand.

Des miséreux entraient et sortaient de la bâtisse en transportant des sacs pleins du butin qu’ils venaient de piller. D’autres ripaillaient dans la cour, en formant une grande ronde autour des provisions glanées çà et là et amoncelées à la hâte. Bientôt, trois marauds armés de piques et de fléaux à blé franchirent le seuil du bâtiment central, en poussant devant eux Enguerrand. Le maître d’œuvre était nu, le corps couvert de plaies et d’ecchymoses. Un des hommes le projeta à terre. L’architecte ne chercha pas à se relever. Il demeurait à genoux, les bras ballants, et baissait les yeux devant ses tortionnaires. Soudain, Pierre sentit sous son nez une odeur âcre et familière. Elle provenait d’une grande auge remplie de purin que quatre gueux portaient à bout de bras dans la rue, et qu’ils déposèrent devant la maisonnée. On traîna l’architecte jusqu’au baquet pour le plonger la tête la première dans la fange. Puis on l’obligea à danser dans le purin, au rythme des fifres et des turelures, des triques, des crachats et des battoirs. Lorsque les railleries commencèrent à s’amenuiser un homme lança, goguenard :

« Alors, l’ami des juifs, la puanteur te gêne ? Allons-donc, la truie que tu as épousée doit puer bien plus que ça ! Et la juive qui vit sous ton toit, elle doit sentir le vilain bouc ! Où est-elle, maintenant, avec son petit bâtard et le sorcier infirme qui lui sert de mari ? Allez, parle ! »
Enguerrand bien entendu, demeurait silencieux.
-Vous avez remarqué que les juifs se lavent tout le temps ? cria un autre brigand à la cantonade. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’ils sont pourris de l’intérieur. Nous les chrétiens, on n’a besoin de se laver qu’une seule fois dans notre vie, lorsqu’on nous baptise.
-Et toi, éructa un troisième larron, tu es le greluchon d’une catin, le familier des juifs. Tu as grandement besoin d’un nouveau baptême ! Oui, on va te baptiser de nouveau, mauvais chrétien. Ouais… Dans la Seine !
-A la Seine !» répétèrent les autres à l’unisson.

On s’empara d’Enguerrand et on se le fit passer de main en main par-dessus les têtes, pour l’entraîner jusqu’aux berges du fleuve. C’était presque exactement la même scène que Pierre Toussaint avait connue une vingtaine d’années auparavant, lors du carnaval, au moment de son arrivée à Sistreville, mais il y avait une grande différence : cette fois-ci, l’architecte avait été ligoté, une fois jeté dans le fleuve, il lui était impossible de nager jusqu’à la rive. Il y avait aussi une autre différence : Pierre au lieu de ricaner bêtement, sentait au fond de lui une tristesse incommensurable. Mais sa consternation était si grande que son esprit demeurait perclus, et l'empêchait de penser ou pleurer.


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