Exo réécriture : Solitudes épousées
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elea
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anotherday
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Exo réécriture : Solitudes épousées
Solitudes épousées
Je parle.
Je parle comme on boit. Pour oublier. Je parle pour fracturer ce silence dont tu as fait mon cercueil. Je parle parce que du fond de ce puits où tu m’as cloué, je sais que tu entends ma voix. J'existe dans l’agacement que je provoque, quand tu fermes les yeux en soupirant, quand tes doigts pianotent impatiemment sur la table, quand tu tournes ta cuiller avec une application rageuse... Oui, là, j’existe encore ! Tu crois que je n'entends pas tes silences, que je n'ai pas compris depuis plus de vingt ans que tu me supportes et me jettes à la gueule ton masque de condamnée à vie mais tu te trompes, oh, comme tu te trompes, et parfois, je voudrais... je voudrais te dire que je sais, bien sûr, je sais, mais j'ai trop peur, chaque fois je recule devant cette vérité-là, la certitude de ta haine ou pire encore, celle de ton indifférence.
Je parle parce que me taire, ce serait laisser le champ libre aux mots que tu pourrais me dire de ta voix contenue, toujours un peu trop douce, tellement contrainte qu'elle en devient rauque. Ces mots-là, je ne veux pas les entendre. Chaque nuit, je me réveille en sueur, effrayé à l'idée que tu aies profité de l'obscurité pour t'enfuir. Je reste de longues minutes à t'observer tandis que tu ronfles de l'autre côté du lit, le plus loin possible, juste sur le bord, tout près de tomber. Même la nuit, tes traits sont durs, figés dans ce refus que tu n'exprimes pas. J'éprouve chaque fois un sentiment de honte à lire sur ton visage cette usure du quotidien, cette lassitude imprimée sur ta peau comme une eau sale, mais je ne peux me résoudre à te laisser partir, je suis trop lâche pour ça. Impossible de me rendormir, je reste un long moment à contempler le vide, puis je descends dans la cuisine. Tu peux bien avancer encore et encore l'heure de ton réveil, je suis là, debout, immobile, je t'attends...
Dès que j'entends grincer la marche du haut, celle que tu ne me demandes même plus de fixer, je commence à parler. Des fois même, je marmonne avant que tu ne descendes, je m'entraîne. J'allume la radio pour me donner l'illusion d'un dialogue mais c'est à moi que je parle, à mon reflet bouffi dans l'alu de la cafetière. Tu descends, tu t’installes, hostile, mutique, je te sers ton café et je parle, je parle, je te suis jusque dans le jardin où tu me fuis, je parle, les mots collent à mes lèvres comme du mauvais sommeil, mais je parle encore jusqu’à la nausée, jusqu’à l’épuisement…
…
J'ai choisi deux pierres bien rondes, douces au toucher, que j'ai posées au bout de la terrasse, près de l'endroit où tu te réfugies chaque matin et sur le tas de bois, j'ai placé en évidence la plus belle bûche que j'ai trouvée, une vraie sculpture, lourde, noueuse. Je suis si fatigué… Tu peux bien me tuer, va, ça fait si longtemps que tu ne me regardes plus, que tu ne me touches plus, que tu ne me réponds plus… ça fait si longtemps déjà que je suis mort.
Je parle comme on boit. Pour oublier. Je parle pour fracturer ce silence dont tu as fait mon cercueil. Je parle parce que du fond de ce puits où tu m’as cloué, je sais que tu entends ma voix. J'existe dans l’agacement que je provoque, quand tu fermes les yeux en soupirant, quand tes doigts pianotent impatiemment sur la table, quand tu tournes ta cuiller avec une application rageuse... Oui, là, j’existe encore ! Tu crois que je n'entends pas tes silences, que je n'ai pas compris depuis plus de vingt ans que tu me supportes et me jettes à la gueule ton masque de condamnée à vie mais tu te trompes, oh, comme tu te trompes, et parfois, je voudrais... je voudrais te dire que je sais, bien sûr, je sais, mais j'ai trop peur, chaque fois je recule devant cette vérité-là, la certitude de ta haine ou pire encore, celle de ton indifférence.
Je parle parce que me taire, ce serait laisser le champ libre aux mots que tu pourrais me dire de ta voix contenue, toujours un peu trop douce, tellement contrainte qu'elle en devient rauque. Ces mots-là, je ne veux pas les entendre. Chaque nuit, je me réveille en sueur, effrayé à l'idée que tu aies profité de l'obscurité pour t'enfuir. Je reste de longues minutes à t'observer tandis que tu ronfles de l'autre côté du lit, le plus loin possible, juste sur le bord, tout près de tomber. Même la nuit, tes traits sont durs, figés dans ce refus que tu n'exprimes pas. J'éprouve chaque fois un sentiment de honte à lire sur ton visage cette usure du quotidien, cette lassitude imprimée sur ta peau comme une eau sale, mais je ne peux me résoudre à te laisser partir, je suis trop lâche pour ça. Impossible de me rendormir, je reste un long moment à contempler le vide, puis je descends dans la cuisine. Tu peux bien avancer encore et encore l'heure de ton réveil, je suis là, debout, immobile, je t'attends...
Dès que j'entends grincer la marche du haut, celle que tu ne me demandes même plus de fixer, je commence à parler. Des fois même, je marmonne avant que tu ne descendes, je m'entraîne. J'allume la radio pour me donner l'illusion d'un dialogue mais c'est à moi que je parle, à mon reflet bouffi dans l'alu de la cafetière. Tu descends, tu t’installes, hostile, mutique, je te sers ton café et je parle, je parle, je te suis jusque dans le jardin où tu me fuis, je parle, les mots collent à mes lèvres comme du mauvais sommeil, mais je parle encore jusqu’à la nausée, jusqu’à l’épuisement…
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J'ai choisi deux pierres bien rondes, douces au toucher, que j'ai posées au bout de la terrasse, près de l'endroit où tu te réfugies chaque matin et sur le tas de bois, j'ai placé en évidence la plus belle bûche que j'ai trouvée, une vraie sculpture, lourde, noueuse. Je suis si fatigué… Tu peux bien me tuer, va, ça fait si longtemps que tu ne me regardes plus, que tu ne me touches plus, que tu ne me réponds plus… ça fait si longtemps déjà que je suis mort.
anotherday- Nombre de messages : 69
Age : 57
Date d'inscription : 27/01/2012
Re: Exo réécriture : Solitudes épousées
Bien écrit, mais j'aurais attendu de ta part plus de liberté par rapport au texte initial ...
Invité- Invité
Re: Exo réécriture : Solitudes épousées
Ah, 2ème texte lu, après celui d'Elea, et même idée.
J'espère que ça va un peu changer ! :-))
Mais c'est pas mal aussi.
Originale l'idée que la "victime" ait carrément préparé les armes du crime.
Re: Exo réécriture : Solitudes épousées
On sent bien la lassitude et la douleur, la fin n’est pas si surprenante tellement c’est finement écrit.
J’ai aimé cet angle de vue qui désamorce la violence et rend le personnage poignant.
J’ai aimé cet angle de vue qui désamorce la violence et rend le personnage poignant.
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: Exo réécriture : Solitudes épousées
moi aussi j'ai aimé cette focale nouvelle servie par une écriture toujours impeccable
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Exo réécriture : Solitudes épousées
Habituellement, j'ai beaucoup de mal avec les textes qui tutoient. Ça me saoule assez vite. Pas là.
Un texte qui a choisi la difficulté en restant au plus près de celui d'origine, tout en réinventant le style et l'atmosphère. Difficile de ne pas lasser le lecteur dans ces conditions et, pour moi, c'est un pari gagné.
Bémol : le dernier paragraphe. Clairement, je le trouve de trop. Il m'a gâché le plaisir. D'autant que la phrase qui le précède est parfaite, surtout : (...) les mots collent à mes lèvres comme du mauvais sommeil, mais je parle encore jusqu’à la nausée, jusqu’à l’épuisement…
Un texte qui a choisi la difficulté en restant au plus près de celui d'origine, tout en réinventant le style et l'atmosphère. Difficile de ne pas lasser le lecteur dans ces conditions et, pour moi, c'est un pari gagné.
Bémol : le dernier paragraphe. Clairement, je le trouve de trop. Il m'a gâché le plaisir. D'autant que la phrase qui le précède est parfaite, surtout : (...) les mots collent à mes lèvres comme du mauvais sommeil, mais je parle encore jusqu’à la nausée, jusqu’à l’épuisement…
Re: Exo réécriture : Solitudes épousées
un beau texte servi par une belle écriture classique (limite byron s'il avait vécu longtemps)
j'ai souvent du mal avec ce genre, mais tu as réussi à m'embarquer
je vais me prendre ma boîte de prozac et je reviens
j'ai souvent du mal avec ce genre, mais tu as réussi à m'embarquer
je vais me prendre ma boîte de prozac et je reviens
grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Exo réécriture : Solitudes épousées
Un parfait contrepoint.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
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