Printemps pourri
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Printemps pourri
EXPLICIT LYRICS
- de 16 ans, dégagez !
Lila déteste particulièrement son oncle, frère de sa mère, fils à moitié renié de sa grand-mère, type bouffi, au rire gras comme sa gueule. Depuis toute petite, elle supporte ce porc, ses mains moites qui se lovent autour de sa taille, infligeant de molles pressions, parfois plus bas qu'il n'est moral ; ce visage d'alcool et de sang qui se gonfle au rythme du rire obscène et mouillé ; les chatouilles, le gloussement vif irrépressible, les pognes ventouses, l'hilarité sans nom qui résonne d'autant plus que la raison vacille.
Elle hurle, hystérique :
- Lâche-moi ! LÂCHE-MOI ! J’en peux plus là ! …Touche-moi encore, et j’te défonce la gueule, CONNARD !
La mère blêmit, se tourne vers eux, la bouche ronde. Tous les membres de la famille, immobiles. L’oncle sans souffle, un rictus automatique, l’œil suspect, s’agite dans son orbite violacée.
La famille s’interroge.
Silence.
La gêne rouge et sa chaleur paralysante s’écrasent sur le front de Lila, coulent sur ses joues. Soutenir les regards. L’oncle reprend force et constance tandis qu’elle se décompose. La haine. Elle les hait tous, tous, Tous. Elle va hurler…
Les lumières s’éteignent, la musique envahit la pièce et la lueur des bougies vacillantes souligne les visages perplexes d’ombres dansantes.
Son frère se fraie un chemin à travers les corps figés. Stevie Wonder, « happy birthday ». Seul son frère chante, il porte le gâteau, étonné.
Vingt et une bougies, un frère nigaud, une petite vie frustrante, une famille complice dans le mensonge et les faux-semblants.
Lila en est là.
Elle se penche sur les flammes, son visage se creuse d’ombres. Elle fait un vœu, souffle, prend son téléphone, son manteau et sort.
Dans le hall, ses jambes tremblent, elle pose une main sur le mur, s’accroupit, reprend ses esprits. Elle compose sur son portable le numéro de Jérôme.
Troisième sonnerie.
- Allô ! Jérôme ! C’est Lila… Non ! Ne chante pas, putain ! Ecoute-moi ! J’ai besoin de toi. Viens me chercher… T’es où là ? OK, dans 10 minutes, chez moi, enfin pas tout à fait chez moi, je suis dans les escaliers, devant ma porte…Monte.
Elle range le téléphone dans sa poche, s’assoit sur la dernière marche des escaliers. La tête dans les mains, les coudes posés sur ses genoux, attend.
Sa colère a fait place à une résignation sourde. Elle en est sûre, tout doit changer.
Elle perçoit, à travers la porte, à quelques mètres de là, les sons brouillés des conversations vives : sa famille.
Le temps est immobile. La lumière est éteinte depuis longtemps. Elle dort presque. Peut-être pleure-t-elle, on ne voit pas son visage. L’obscurité l’apaise.
Et la lumière renaît.
Elle entend Jérôme monter l’escalier, aperçoit son profil tandis qu’il entame le dernier étage, son air déterminé.
Il pose la main sur les cheveux de Lila.
- Ça va Lila ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Chut ! ne dis rien ! Viens.
Elle se lève, lui prend le bras, le pousse contre la porte de chez elle, s’agenouille devant lui, glisse sa main pour faire sauter les boutons du jean, empoigne son sexe chaud et le prend délicatement dans la bouche. Elle aime bien Jérôme. Jérôme l’aime. Il est en train de vivre un rêve, elle le sait. Elle sait aussi que ce qu’elle fait est dégueulasse, juste un caprice, une provocation. Pourtant elle ne veut pas le faire souffrir. Elle aurait mieux fait d’appeler quelqu’un d’autre, un inconnu. Trop tard pour les regrets. Elle se concentre sur le plaisir paniqué de son ami. Elle s’applique, concentre toute sa fougue, toute son âme, sa délicatesse et sa force. Elle espère que son plaisir le poussera à hurler, qu’on l’entende bien, derrière, dans le grand appartement douillet, qu’on s’interroge, qu’on vienne voir. Jérôme grogne faiblement et s’affaisse sur le paillasson welcome de l’entrée, ébahi, étonné et vidé.
Il ose à peine la regarder, elle lui sourit.
- Salut, petit d’homme.
- T’es folle, complètement folle.
Elle rit.
- J’ai soufflé ma bougie ! on se casse !
Elle le tire une nouvelle fois par la main, l’entraîne dans les escaliers.
- Je te paye un pot.
Les rues brillent sous les lampadaires, le froid sec donne à Lila envie de ski. Elle prend une profonde bouffée d’air glacé.
Printemps pourri.
- de 16 ans, dégagez !
Lila déteste particulièrement son oncle, frère de sa mère, fils à moitié renié de sa grand-mère, type bouffi, au rire gras comme sa gueule. Depuis toute petite, elle supporte ce porc, ses mains moites qui se lovent autour de sa taille, infligeant de molles pressions, parfois plus bas qu'il n'est moral ; ce visage d'alcool et de sang qui se gonfle au rythme du rire obscène et mouillé ; les chatouilles, le gloussement vif irrépressible, les pognes ventouses, l'hilarité sans nom qui résonne d'autant plus que la raison vacille.
Elle hurle, hystérique :
- Lâche-moi ! LÂCHE-MOI ! J’en peux plus là ! …Touche-moi encore, et j’te défonce la gueule, CONNARD !
La mère blêmit, se tourne vers eux, la bouche ronde. Tous les membres de la famille, immobiles. L’oncle sans souffle, un rictus automatique, l’œil suspect, s’agite dans son orbite violacée.
La famille s’interroge.
Silence.
La gêne rouge et sa chaleur paralysante s’écrasent sur le front de Lila, coulent sur ses joues. Soutenir les regards. L’oncle reprend force et constance tandis qu’elle se décompose. La haine. Elle les hait tous, tous, Tous. Elle va hurler…
Les lumières s’éteignent, la musique envahit la pièce et la lueur des bougies vacillantes souligne les visages perplexes d’ombres dansantes.
Son frère se fraie un chemin à travers les corps figés. Stevie Wonder, « happy birthday ». Seul son frère chante, il porte le gâteau, étonné.
Vingt et une bougies, un frère nigaud, une petite vie frustrante, une famille complice dans le mensonge et les faux-semblants.
Lila en est là.
Elle se penche sur les flammes, son visage se creuse d’ombres. Elle fait un vœu, souffle, prend son téléphone, son manteau et sort.
Dans le hall, ses jambes tremblent, elle pose une main sur le mur, s’accroupit, reprend ses esprits. Elle compose sur son portable le numéro de Jérôme.
Troisième sonnerie.
- Allô ! Jérôme ! C’est Lila… Non ! Ne chante pas, putain ! Ecoute-moi ! J’ai besoin de toi. Viens me chercher… T’es où là ? OK, dans 10 minutes, chez moi, enfin pas tout à fait chez moi, je suis dans les escaliers, devant ma porte…Monte.
Elle range le téléphone dans sa poche, s’assoit sur la dernière marche des escaliers. La tête dans les mains, les coudes posés sur ses genoux, attend.
Sa colère a fait place à une résignation sourde. Elle en est sûre, tout doit changer.
Elle perçoit, à travers la porte, à quelques mètres de là, les sons brouillés des conversations vives : sa famille.
Le temps est immobile. La lumière est éteinte depuis longtemps. Elle dort presque. Peut-être pleure-t-elle, on ne voit pas son visage. L’obscurité l’apaise.
Et la lumière renaît.
Elle entend Jérôme monter l’escalier, aperçoit son profil tandis qu’il entame le dernier étage, son air déterminé.
Il pose la main sur les cheveux de Lila.
- Ça va Lila ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Chut ! ne dis rien ! Viens.
Elle se lève, lui prend le bras, le pousse contre la porte de chez elle, s’agenouille devant lui, glisse sa main pour faire sauter les boutons du jean, empoigne son sexe chaud et le prend délicatement dans la bouche. Elle aime bien Jérôme. Jérôme l’aime. Il est en train de vivre un rêve, elle le sait. Elle sait aussi que ce qu’elle fait est dégueulasse, juste un caprice, une provocation. Pourtant elle ne veut pas le faire souffrir. Elle aurait mieux fait d’appeler quelqu’un d’autre, un inconnu. Trop tard pour les regrets. Elle se concentre sur le plaisir paniqué de son ami. Elle s’applique, concentre toute sa fougue, toute son âme, sa délicatesse et sa force. Elle espère que son plaisir le poussera à hurler, qu’on l’entende bien, derrière, dans le grand appartement douillet, qu’on s’interroge, qu’on vienne voir. Jérôme grogne faiblement et s’affaisse sur le paillasson welcome de l’entrée, ébahi, étonné et vidé.
Il ose à peine la regarder, elle lui sourit.
- Salut, petit d’homme.
- T’es folle, complètement folle.
Elle rit.
- J’ai soufflé ma bougie ! on se casse !
Elle le tire une nouvelle fois par la main, l’entraîne dans les escaliers.
- Je te paye un pot.
Les rues brillent sous les lampadaires, le froid sec donne à Lila envie de ski. Elle prend une profonde bouffée d’air glacé.
Printemps pourri.
grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Printemps pourri
Elle aurait pu juste lui demander de la prendre dans ses bras. En l'occurrence, elle trouve le sexe sale.
Il aurait pu ne pas bander, à cause du stress.
La famille aurait pu venir la chercher avant qu'il arrive, etc.
Mais ça s'est goupillé autrement. Soit.
Me fait penser à Young adult, quand l'insupportable se tape l'éclopé. J'y crois moyen. Là pareil.
Je trouve donc cela improbable. Mais crédible. Après tout, on raconte les choses improbables et l'improbable est de ce monde. En fait, oublie le j'y crois moyen.
Puis c'est bien écrit, remarquablement bien écrit.
Il aurait pu ne pas bander, à cause du stress.
La famille aurait pu venir la chercher avant qu'il arrive, etc.
Mais ça s'est goupillé autrement. Soit.
Me fait penser à Young adult, quand l'insupportable se tape l'éclopé. J'y crois moyen. Là pareil.
Je trouve donc cela improbable. Mais crédible. Après tout, on raconte les choses improbables et l'improbable est de ce monde. En fait, oublie le j'y crois moyen.
Puis c'est bien écrit, remarquablement bien écrit.
Hop-Frog- Nombre de messages : 614
Age : 36
Date d'inscription : 11/04/2012
Re: Printemps pourri
L'avertissement m'a bien fait rire : un p'tit truc pour les grands, fait pas de mal de temps en temps.
Puis, ça faisait longtemps que j'avais pas lu un Grieg.
Une lecture agréable comme d'habitude. Un bon rythme, un petit sentiment de "déjà fini". Je mets un bémol au point après le titre, par contre.
Puis, ça faisait longtemps que j'avais pas lu un Grieg.
Une lecture agréable comme d'habitude. Un bon rythme, un petit sentiment de "déjà fini". Je mets un bémol au point après le titre, par contre.
Lucy- Nombre de messages : 3411
Age : 47
Date d'inscription : 31/03/2008
Re: Printemps pourri
Il est gratiné le portrait du tonton mais permet de parfaitement le visualiser en peu de mots. Un peu comme le reste du texte, c'est très visuel, auditif aussi, c'est ce qui m'a frappé à la lecture, en plus de l'écriture ciselée.
Une scène de film, un court métrage.
Mais, même si ça se tient tel quel, je reste sur une impression de trop peu, ou d'inachevé. Une suite peut-être ?
Une scène de film, un court métrage.
Mais, même si ça se tient tel quel, je reste sur une impression de trop peu, ou d'inachevé. Une suite peut-être ?
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: Printemps pourri
Ce qui m'a étonné c'est l'âge de Lila. Je lui aurais cru quatre ou cinq ans de moins. Première rébellion contre ce tonton salace à 21 ans seulement? Sinon, rien à redire. C'est très visuel, ça va vite. L'écriture colle bien à la scène. Mais les mots de la fin: printemps peut-être pas si pourri, finalement?
Chako Noir- Nombre de messages : 5442
Age : 34
Localisation : Neverland
Date d'inscription : 08/04/2008
Re: Printemps pourri
Le texte est bien écrit et agréable à lire. Il démarre très prometteur avec la montée de colère de l'héroïne, apparemment nouvelle si l'on en juge par la réaction de la famille mais finit par manquer de force au regard de ce qu'il promet : on s'attend en effet devant le côté pédophile de l'oncle et la complicité de la famille à une rébellion violente d'adolescent, voire cruelle, et pour le moins spectaculaire. Or il n'en est rien, on termine sur une fellation innocente (même si assez égoïste) sans que la famille soit le moins du monde inquiétée donc, sur le fond, un petit goût d'inachevé ou peut-être un peu de déception quant à la chute.
demi-lune- Nombre de messages : 795
Age : 64
Localisation : Tarn
Date d'inscription : 07/11/2009
Re: Printemps pourri
C'est impec. Rigoureux dans la forme et humain sur le fond.
C'est de la littérature.
J'aime sans réserve.
C'est de la littérature.
J'aime sans réserve.
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Bon texte, bon style, bonne histoire. Le tonton est dans le ton, l'avertissement et le "- J’ai soufflé ma bougie " m'ont bien fait rigoler.
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Le sentiment de révolte est bien amené... le dégoût de cette famille et la décision de partir définitivement scellés par ce soufflage de bougies.
Oui, sa réaction aurait pu être plus violente, plus destructrice.
Quelque chose la retient tout près de la porte d'entrée alors qu'elle aurait pu aller... courir... chez son ami au lieu de l'attendre. Quand le désir de fuite est là je ne conçois pas qu'on puisse rester derrière la porte. À la limite après le coup de colère je l'aurais bien vue laissant immédiatement sa famille en plan et partir sans souffler ses bougies... aller vivre son anniversaire ailleurs.
Bon, ceci dit c'est un texte intéressant à lire, et particulièrement bien écrit.
Oui, sa réaction aurait pu être plus violente, plus destructrice.
Quelque chose la retient tout près de la porte d'entrée alors qu'elle aurait pu aller... courir... chez son ami au lieu de l'attendre. Quand le désir de fuite est là je ne conçois pas qu'on puisse rester derrière la porte. À la limite après le coup de colère je l'aurais bien vue laissant immédiatement sa famille en plan et partir sans souffler ses bougies... aller vivre son anniversaire ailleurs.
Bon, ceci dit c'est un texte intéressant à lire, et particulièrement bien écrit.
Carmen P.- Nombre de messages : 537
Age : 70
Localisation : Ouest
Date d'inscription : 23/04/2010
Il était une fois...
Salut,
J'accepte les parti-pris sans les discuter. Ok, tout ça correspond à une vision du monde, à une réaction possible, pourquoi pas.
Ce que j'aime particulièrement, c'est la description de l'oncle, soigneusement gratinée, plus encore si on garde présent à l'esprit qu'il a du, en son temps, être lui aussi un fougueux et plaisant jouvenceau. Et puis, perle magnifique :
... Evidemment, la trouvaille finale ( J’ai soufflé ma bougie ) vaut mes applaudissements. Je trouve que ce contraste, de manière générale, entre exaspération et érotisme, est très réussi, inattendu mais intéressant. Et puis cette envie de scandale... En quelque sorte, elle refuse le contact de l'oncle et l'affirme en commerçant avec son ami. C'est, somme toute, cohérent.
... Par un curieux hasard, je regardais hier "Il était une fois en Amérique", de Sergio Leone. Et cette scène me fait penser à celles où le jeune garçon, caché dans les toilettes, observe la fille qui danse. Cet érotisme de palier, ce plaisir illicite, caché, furtif. Oui, je crois qu'il y a une très grande puissance dans ces émotions de plaisir mêlé d'inquiétude, le sentiment que ça se passe maintenant, que ça ne se renouvellera jamais. Dans le film de Leone, nombreuses sont les séquences où on se procure du plaisir comme on peut, a la dérobée, et où on se tombe amoureux, à s'en rendre malade.
Bref, un cocktail toujours efficace et qui est là remarquablement utilisé. Avec un zeste de révolte, pour ajouter du piquant. Un bon texte, vivant, intéressant, écrit dans un style sans excès, l'auteur se faisant oublier au bénéfice de son récit. Bravo.
Ubik.
J'accepte les parti-pris sans les discuter. Ok, tout ça correspond à une vision du monde, à une réaction possible, pourquoi pas.
Ce que j'aime particulièrement, c'est la description de l'oncle, soigneusement gratinée, plus encore si on garde présent à l'esprit qu'il a du, en son temps, être lui aussi un fougueux et plaisant jouvenceau. Et puis, perle magnifique :
J'aime cette idée que, non, l'auteur ne sait pas tout. Lui-même ignore, il raconte mais dans le noir, il est comme le lecteur, un peu perdu. Que de crédibilité ça ajoute au récit !grieg a écrit:Le temps est immobile. La lumière est éteinte depuis longtemps. Elle dort presque. Peut-être pleure-t-elle, on ne voit pas son visage. L’obscurité l’apaise.
... Evidemment, la trouvaille finale ( J’ai soufflé ma bougie ) vaut mes applaudissements. Je trouve que ce contraste, de manière générale, entre exaspération et érotisme, est très réussi, inattendu mais intéressant. Et puis cette envie de scandale... En quelque sorte, elle refuse le contact de l'oncle et l'affirme en commerçant avec son ami. C'est, somme toute, cohérent.
... Par un curieux hasard, je regardais hier "Il était une fois en Amérique", de Sergio Leone. Et cette scène me fait penser à celles où le jeune garçon, caché dans les toilettes, observe la fille qui danse. Cet érotisme de palier, ce plaisir illicite, caché, furtif. Oui, je crois qu'il y a une très grande puissance dans ces émotions de plaisir mêlé d'inquiétude, le sentiment que ça se passe maintenant, que ça ne se renouvellera jamais. Dans le film de Leone, nombreuses sont les séquences où on se procure du plaisir comme on peut, a la dérobée, et où on se tombe amoureux, à s'en rendre malade.
Bref, un cocktail toujours efficace et qui est là remarquablement utilisé. Avec un zeste de révolte, pour ajouter du piquant. Un bon texte, vivant, intéressant, écrit dans un style sans excès, l'auteur se faisant oublier au bénéfice de son récit. Bravo.
Ubik.
Re: Printemps pourri
J'ai apprécié ce texte pour son écriture exacte, à la fois spontanée et travaillée, qui évoque un passif en quelques mots et nous fait ressentir condensée dans une scène toute la pression retenue jusqu'alors en soi. J'ai toujours de l'admiration pour ces auteurs qui parviennent à jouer si bien de l'ellipse que rien ne nous manque, à faire vivre leurs personnages si intensément qu'une simple photographie d'un instant-clé suffit à nous donner à voir une existence fictive en dehors de ce que le texte même propose. Cette faculté géniale de donner un corps vrai à un héros jusqu'à ce qu'il puisse dépasser sa qualité d'être imaginaire passe souvent par le style — bravo, donc, pour cette façon d'écrire qui doit tenir simultanément de l'intuition et du savoir-faire. De ce constat, petit regret en ce qui concerne la toute fin : l'ouverture me semble ne pas vraiment en être une, elle freine l'illusion de liberté de l'héroïne en l'acheminant de façon moins subtile, plus convenue. Paradoxalement, ce flou laissé quant à la suite de son histoire me paraît bien transparent, le texte ne se dépasse plus lui-même, j'ai le sentiment d'être, comme ton personnage, entravé par les rênes de la narration, je ne peux plus m'inventer une foultitude de possibles, je dois me conformer à une prolongement univoque du récit parce que ton personnage semble appartenir à ce que tu lui destines.
Quant à la crédibilité de la réaction de la jeune femme, je pense que ça se tient dans l'émotion. Tout en goûtant déjà le texte, j'ai trouvé en premier lieu assez conventionnelle cette forme d'émancipation, j'ai eu le sentiment d'avoir déjà vu ou lu à de trop nombreuses reprises ce traitement de la rébellion. J'ai d'abord pensé que la scène se voulait surprenante ou paradoxale alors qu'en vérité elle était tout à fait stéréotypée. Je me suis dit que ça n'était pas vraiment profond mais qu'au contraire ça tenait de l'idée reçue. Puis j'ai un peu réfléchi, j'ai relu, et j'ai compris que finalement c'était vrai (c'est bien à ce propos que je doutais), que ce que tu décrivais ne partait pas d'un lieu commun, d'une facilité de l'esprit, d'un mécanisme psychologique a priori, mais que le mal-être est en effet souvent ambigu, surtout lorsque sa déclinaison est organique, qu'il ne se dépasse souvent que par lui-même ou du moins qu'il porte en germe un réconfort, son propre antidote. J'ai en définitive trouvé intelligent ce trop-plein qui ménage un rejet total dont la forme ambivalente concorde bien avec des pressions transgressives mais pas forcément contre-nature.
Quant à la crédibilité de la réaction de la jeune femme, je pense que ça se tient dans l'émotion. Tout en goûtant déjà le texte, j'ai trouvé en premier lieu assez conventionnelle cette forme d'émancipation, j'ai eu le sentiment d'avoir déjà vu ou lu à de trop nombreuses reprises ce traitement de la rébellion. J'ai d'abord pensé que la scène se voulait surprenante ou paradoxale alors qu'en vérité elle était tout à fait stéréotypée. Je me suis dit que ça n'était pas vraiment profond mais qu'au contraire ça tenait de l'idée reçue. Puis j'ai un peu réfléchi, j'ai relu, et j'ai compris que finalement c'était vrai (c'est bien à ce propos que je doutais), que ce que tu décrivais ne partait pas d'un lieu commun, d'une facilité de l'esprit, d'un mécanisme psychologique a priori, mais que le mal-être est en effet souvent ambigu, surtout lorsque sa déclinaison est organique, qu'il ne se dépasse souvent que par lui-même ou du moins qu'il porte en germe un réconfort, son propre antidote. J'ai en définitive trouvé intelligent ce trop-plein qui ménage un rejet total dont la forme ambivalente concorde bien avec des pressions transgressives mais pas forcément contre-nature.
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Ce qui pour moi sonne parfaitement juste, c'est le fait qu'elle rejoue pour son propre compte et en inversant les rôles ce qui l'a dégoûtée avec le tonton gluant. Comme une forme d'exorcisme. Une humiliation qu'on peut se réapproprier cesse d'être une humiliation.
C'est superbement bien vu et bien écrit !
C'est superbement bien vu et bien écrit !
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Jeudi
Grégoire grimpe sur un tabouret, regarde l’heure sur l’horloge murale.
- Ça faisait longtemps qu’on t’avait pas vu !
- Salut Jeanne, tu vas bien ?
- La forme ! Et toi ?
- Bien !
- Tu bois quoi ?
- Sers-moi une tequila, s’il te plaît.
Jeanne se tourne vers les alcools fichés au-dessus du bar, sa réponse se perd entre les bouteilles. Grégoire pense changer sa commande, prendre un long drink plutôt, faire durer, mais Jeanne a déjà saisi la bouteille et pose le minuscule verre devant lui.
- Donne-moi une bière aussi, une dos equis.
Grégoire aime bien cette femme, sa conversation réduite, ses phrases systématiques acquises au cours des milliers de nuits blanches passées à poser des verres devant des âmes tordues.
Il a passé là des centaines d’heures inégales, entre l’ennui et l’évasion ; des nuits où tout peut arriver, au cours desquelles il ne se passe souvent rien. Un rad pour clochards cossus, le lieu unique et reposant où il fait bon se perdre. Toujours les mêmes personnages au bout du comptoir, les petits signes de la main quand Grégoire entre.
Jeanne virevolte pesamment, derrière et devant le comptoir.
René, le patron, raconte ses mensonges pour la énième fois, à l'aise, imbibé, souvent en colère contre elle, contre l’Arabe qui pousse la porte du bar, contre le monde.
- Cher ami, vous ferez bien une petite partie avec votre humble disciple ?
Un jeu d’échecs sur le comptoir, une main tendue ; les pieds d’un tabouret crissent sur le carrelage.
Un vieux bonhomme s’installe.
C’est un acteur vieillissant, un intermittent du spectacle, avec un accent slave prononcé, accentué par une ébriété constante.
Il installe le jeu.
Une jeune fille pousse la porte du bar, les visages se tournent vers l’entrée.
Ouverture Classique.
La fille, en passant, embrasse gentiment le vieux bonhomme et disparaît au fond du bar pour saluer les habitués.
René, le patron, s’approche de Grégoire et lui tend le bras au-dessus des verres, le poignet plié, comme pour un baisemain.
- Grégoire ! C’est dingue, tu sais qui j’avais au téléphone y a pas une heure ?
Grégoire sait, comme chaque fois, toujours la même personne, toujours la même phrase, référence à un passé oublié, à peine un passé, presque pas une histoire, un moment de la vie de Grégoire qui aurait fini rangé au fin fond de sa mémoire éthylique si René n’en avait fait leur private joke.
Il avance ses pions sans même y penser.
- Tu l’as vue celle là, c’est un boudin pour toi !
Grégoire laisse glisser son regard vers le fond de la salle, son monde, Le matelas confortable de petites phrases sans surprise et l’inconnue qui finit toujours par surgir d’on ne sait où. Il voudrait expédier la partie et envoyer l’acteur ramener la jeune fille.
Une chaise tombe, une femme se rue vers la sortie en pleurant. Au bar, deux mecs fixent leurs bières sans un mot.
- Vous allez perdre !
L’acteur a avancé quelques pièces agressives, bien disposées pour une attaque éclair, mais sa défense est inexistante. Grégoire regarde l’échiquier. Se concentrer. Il tend l’oreille aux discussions environnantes. Ne pas perdre maintenant, le bar doit se remplir plus, boire encore quelques verres, laisser les personnages s’installer autour de lui, continuer à jouer, laisser l’alcool faire son travail.
- On prend une table ?
Grégoire survole la salle du regard.
Quelques groupes d’amis, passagers clandestins du rad, rient, célèbrent leur jeunesse.
Quelques tables libres.
Un homme seul rumine.
L’acteur porte le jeu vers un espace libre, Grégoire lui pose la main sur l’épaule, le dirige vers un autre endroit, plus central, sur une banquette, près d’un couple de jeunes, déjà passablement ivres.
Ils s’assoient. Grégoire arrange les pièces et avance son fou pour parer à l’attaque gauche de l’acteur.
- Oh, oh, les choses se corsent, vous aviez prévu… Hmmm…
- Tu peux nous apporter deux demis, Jeanne, s’il te plaît.
Les bières défilent et le temps passe.
Grégoire gagne la première partie puis la seconde.
La fille à côté est magnifique. Un visage marqué, mais jeune, de grands yeux noirs, des lèvres trop pleines pour être honnêtes. Son ami est ouvertement gay. Un ami confident, un cliché, les meilleurs. L’acteur ronchonne. Grégoire sent son esprit s’ouvrir, sa libido frissonner. Il s’adresse à elle.
- Bonsoir !
Elle hésite.
- Désolée, mais je n’ai pas envie de me faire draguer, balbutie la fille.
- Moi oui ! glisse son compagnon, la main posée sur son avant-bras, grand sourire, apaisant.
L’espace commence à manquer dans le café. Les gens ne savent plus où s’asseoir. Ils se serrent. L’alcool prend toute la place, les esprits se mêlent, plus rien ne compte que les gestes, les situations immédiates, l’ivresse partagée. Grégoire se déplace un peu, se colle tout à fait à la fille qui ne bouge pas. Son univers est en place. Plus rien ne compte que le contact à sa droite, le mouvement discret et régulier, dosé, de la jambe. La partie commence vraiment, les pièces en place. Il se presse contre elle ; doucement d’abord, comme un incident. Elle ne bouge pas. Plus fort maintenant, comme une caresse…
- C’est comme ça que tu dragues ?
Son compagnon n’a pas l’air surpris. Grégoire sourit.
- Pas toujours, c’est même inédit à vrai dire.
- Pas terrible comme approche ! Oublie !
La tête basse, légèrement inclinée, elle parle à son verre. Son ami continue à afficher son sourire convivial, mais ses yeux fouillent l’espace à la recherche d’une explication. Il tend la main à Grégoire.
- Robert, Enchanté !
- Grégoire, Salut ! il se tourne vers elle. Et toi ?
- Ça t’intéresse vraiment ?
Robert, canadien, prend la conversation en main, conte sa vie par le menu, offre une tournée. Il est en visite, il vient d’arriver en fait. Là depuis quelques heures, d’Amsterdam, via la Belgique, fabuleux pays. Il loge chez la jeune fille, Nathalie, Nathalie, rencontrée quelques années plus tôt en Italie… une amie… Ils s’adorent, se voient dès qu’ils peuvent… Ils en ont vécu des choses…
Nathalie participe à la conversation à grand renfort de « tu te souviens » joyeux. Elle ignore Grégoire qui pose quelques questions polies. Sa jambe a pris quelque distance.
L’acteur est à terre, encore, il n’est pas non plus là pour gagner. Grégoire n’a pas l’intention de reprendre une autre partie. Il perdrait le fil ténu qui le mène au bout d’une nuit différente. Nathalie est toujours hostile, aucun espoir. Le canadien juste sympathique, pas dragueur. Grégoire commence à s’ennuyer.
Au bar, une femme sans âge pique du nez entre ses bras croisés.
La salle est pleine, les clients tiennent leurs verres en main faute de pouvoir les poser.
Robert et Nathalie l’ont tout à fait oublié, il leur a juste servi de prétexte pour évoquer leurs souvenirs avec une joie forcée. Le temps n’a plus de prise. Il tente de revenir dans la bulle sentimentale de ses voisins, sans enthousiasme, glisse sa main sous la table, effleure la cuisse de Nathalie qui ne bouge pas. Il laisse progresser ses doigts sur le tissu léger.
- Ce type me touche, constate-t-elle, sans s’adresser à personne en particulier. Tu dois vraiment t’emmerder !
Grégoire la regarde, se lève, sans rien dire. Il réalise à quel point il est ivre. Il titube en poussant la table pour se faire un passage.
Un verre tombe, vide.
Il glisse entre la masse des gens, longe le comptoir, salue deux, trois personnes qu’il a connu au cours d’autres nuits, pousse la porte des toilettes et s’enferme.
Le verrou allume la lumière bleue. La main posée sur le carrelage blanc du mur face à lui, la tête tombante entre les épaules, il ne bouge pas quelques instants, moments difficiles.
Il fait une grimace, émet un son proche du grognement et secoue la tête vivement pour remettre en place ses pensées ivres.
***
Lila déteste particulièrement son oncle, frère de sa mère, fils à moitié renié de sa grand-mère, type bouffi, au rire gras comme sa gueule. Depuis toute petite, elle supporte ce porc, ses mains moites qui se lovent autour de sa taille, infligeant de molles pressions, parfois plus bas qu'il n'est moral ; ce visage d'alcool et de sang qui se gonfle au rythme du rire obscène et mouillé ; les chatouilles, le gloussement vif irrépressible, les pognes ventouses, l'hilarité sans nom qui résonne d'autant plus que la raison vacille.
Elle hurle, hystérique :
- Lâche-moi ! LÂCHE-MOI ! J’en peux plus là ! …Touche-moi encore, et j’te défonce la gueule, CONNARD !
La mère blêmit, se tourne vers eux, la bouche ronde. Tous les membres de la famille, immobiles. L’oncle sans souffle, un rictus automatique, l’œil suspect, s’agite dans son orbite violacée.
La famille s’interroge.
Silence.
La gêne rouge et sa chaleur paralysante s’écrasent sur le front de Lila, coulent sur ses joues. Soutenir les regards. L’oncle reprend force et constance tandis qu’elle se décompose. La haine. Elle les hait tous, tous, Tous. Elle va hurler…
Les lumières s’éteignent, la musique envahit la pièce et la lueur des bougies vacillantes souligne les visages perplexes d’ombres dansantes.
Son frère se fraie un chemin à travers les corps figés. Stevie Wonder, « happy birthday ». Seul son frère chante, il porte le gâteau, étonné.
Vingt et une bougies, un frère nigaud, une petite vie frustrante, une famille complice dans le mensonge et les faux-semblants.
Lila en est là.
Elle se penche sur les flammes, son visage se creuse d’ombres. Elle fait un vœu, souffle, prend son téléphone, son manteau et sort.
Dans le hall, ses jambes tremblent, elle pose une main sur le mur, s’accroupit, reprend ses esprits. Elle compose sur son portable le numéro de Jérôme.
Troisième sonnerie.
- Allô ! Jérôme ! C’est Lila… Non ! Ne chante pas, putain ! Ecoute-moi ! J’ai besoin de toi. Viens me chercher… T’es où là ? OK, dans 10 minutes, chez moi, enfin pas tout à fait chez moi, je suis dans les escaliers, devant ma porte…Monte.
Elle range le téléphone dans sa poche, s’assoit sur la dernière marche des escaliers. La tête dans les mains, les coudes posés sur ses genoux, attend.
Sa colère a fait place à une résignation sourde. Elle en est sûre, tout doit changer.
Elle perçoit, à travers la porte, à quelques mètres de là, les sons brouillés des conversations vives : sa famille.
Le temps est immobile. La lumière est éteinte depuis longtemps. Elle dort presque. Peut-être pleure-t-elle, on ne voit pas son visage. L’obscurité l’apaise.
Et la lumière renaît.
Elle entend Jérôme monter l’escalier, aperçoit son profil tandis qu’il entame le dernier étage, son air déterminé.
Il pose la main sur les cheveux de Lila.
- Ça va Lila ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Chut ! ne dis rien ! Viens.
Elle se lève, lui prend le bras, le pousse contre la porte de chez elle, s’agenouille devant lui, glisse sa main pour faire sauter les boutons du jean, empoigne son sexe chaud et le prend délicatement dans la bouche. Elle aime bien Jérôme. Jérôme l’aime. Il est en train de vivre un rêve, elle le sait. Elle sait aussi que ce qu’elle fait est dégueulasse, juste un caprice, une provocation. Pourtant elle ne veut pas le faire souffrir. Elle aurait mieux fait d’appeler quelqu’un d’autre, un inconnu. Trop tard pour les regrets. Elle se concentre sur le plaisir paniqué de son ami. Elle s’applique, concentre toute sa fougue, toute son âme, sa délicatesse et sa force. Elle espère que son plaisir le poussera à hurler, qu’on l’entende bien, derrière, dans le grand appartement douillet, qu’on s’interroge, qu’on vienne voir. Jérôme grogne faiblement et s’affaisse sur le paillasson welcome de l’entrée, ébahi, étonné et vidé.
Il ose à peine la regarder, elle lui sourit.
- Salut, petit d’homme.
- T’es folle, complètement folle.
Elle rit.
- J’ai soufflé ma bougie ! on se casse !
Elle le tire une nouvelle fois par la main, l’entraîne dans les escaliers.
- Je te paye un pot.
Les rues brillent sous les lampadaires, le froid sec donne à Lila envie de ski. Elle prend une profonde bouffée d’air glacé.
Printemps pourri.
- Allez ! Grouille, y caille.
Elle court, le tire toujours derrière elle vers la façade bleue du bistrot sans nom de René et Jeanne, plus bas dans la rue, la chaleur. Elle a hâte de se plonger dans la vie hors du temps, au milieu des gens qui lui ressemblent, les perdus, les déplacés, ses amis, ses pairs, Neverland. Elle éteint son téléphone sans même le sortir de sa poche, ouvre la porte ; le sourire de Jeanne, le regard en coin de René ; les acclamations de ses compagnons de déroute ; son nom… Son nom sonne bien, là ; accolades, embrassades, papillon exotique.
Depuis des mois, elle passe chaque soir, plus ou moins tard, plus ou moins longtemps, elle en a besoin. Elle se sent orpheline le lundi, quand le rideau est baissé. Jérôme, lui, ne se sent pas à sa place dans ce café. Elle le sait aussi. Il aime d’autres lieux, avec de la vraie musique, des gens normaux, intéressants, pleins de projets, d’entrain et d’enthousiasme.
Lila salue les habitués, apprécie les regards curieux de ceux qu’elle ne connaît pas, s’installe au bar, commande un jus d’abricot.
Jérôme reste en retrait. Une bière.
Lila sautille sur place. Son regard glisse sur Jérôme qui veut partir. Elle sent son goût collant dans la bouche. Une gorgée de jus d’abricot. Il lui faut quelque chose de plus fort, un digestif, du Jet 27, un dragon vert. Elle se tourne vers Jeanne, commande son verre, se rince la bouche avec la menthe.
Jérôme rougit légèrement, baisse les yeux, danse d’un pied à l’autre, balance son grand corps, hésite.
Elle pose un baiser léger sur sa joue, le cou tendu. Elle a honte, un peu.
Jérôme jette un regard sur les habitués, se décide.
« J’y vais ».
Lila l’embrasse.
« Viens ! ».
Elle ne répond pas.
Il tourne la tête, tourne le dos, pose son verre encore plein sur une table, glisse jusqu’à la porte.
Disparaît.
Elle ne le regarde plus.
La chaleur de l’alcool au ventre, brûlante comme une émotion, Lila se sent bien.
Il ne manque personne ce soir, comme tous les jeudis. Peu d’espace au bar. Plusieurs tables sont occupées par de jeunes gens de passage. Les groupes ont des choses à célébrer. Lila n’aime pas ces bandes bruyantes, elles perturbent l’atmosphère de son petit monde. Mais elle le sait, ils disparaissent tôt dans la soirée, comme ils ont surgi, comme le lapin blanc. « Je suis en retard », et s’évanouissent bientôt de son monde, et elle ne les suit jamais ; elle sait vers quoi ils vont.
Lila n’a rien à fêter, pas avant un an au moins. Pourtant, ici, c’est toujours un peu Noël, ou plutôt le Jour de l’an, danser, boire, parler, embrasser, pour chaque jour un réveillon sans gui, mais plein de baisers. Elle sent la chaude haleine d’un habitué porter des mots contre son oreille, la bouche si proche de son cou, elle voudrait qu’il se taise et pose ses lèvres sur sa peau, il le fera sûrement, plus tard, lui ou un autre. Lila apprécie cette présence. Elle regarde l’horloge immobile dont les aiguilles marquent indéfiniment deux heures. Elle ne voit jamais l’autre horloge, à l’entrée, qui fonctionne, qui lui parle du monde extérieur. Pas de temps, pas de conséquence ; c’est un peu sa devise, pas de quoi en faire un bouquin, mais assez pour la faire sourire, parfois ; lui donner la force de continuer, souvent. La vie a toujours une suite. Ici rien de tout ça, pas de suite, pas de conséquences, un monde à part, un monde hors du temps, la nuit, un café, quelques degrés dans les veines et la chaleur sans mémoire, sans suite logique, à peine un goût amer au matin quand on a vomi.
Elle sent une main dans son dos, au creux de ses reins, douce chaleur, approche gauche et efficace, elle sourit.
Un garçon attablé avec les fêtards importuns, la fixe timidement. Elle lui adresse un clin d’œil. Elle recrute, entraîneuse bénévole, travaille à la pérennité du bar… Le garçon baisse les yeux, touche son couteau, relève la tête, elle est partie, elle ne le regardera plus, il passera la soirée à tenter de renouer le contact, à faire des signes invisibles, désespéré, naufragé devant le bateau qui passe et l’ignore. Cruelle, elle frôlera sa main plus tard, quand il se lèvera pour aller aux toilettes, jeu innocent.
Elle oublie les autres, se concentre sur ce que dit l’homme qui la caresse.
Rien.
Il a envie d’elle, la belle affaire.
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Re: Printemps pourri
***
Quand il revient dans la salle, Grégoire n’a pas le courage d’aller bien loin. Il se pose, en jouant des coudes, au bout du bar, partie jouxtant les toilettes, debout près d’un peintre qu’il connaît bien, sinon pour ses œuvres, au moins pour avoir eu avec lui une ou deux conversations absurdes les jours de bistrot triste. Au fond, l’acteur lui fait de grands signes. Nathalie lève les yeux pour les baisser aussitôt. Grégoire ne bouge plus. Il n’a pas l’intention d’engager la conversation avec le peintre. Il reste seul à observer les clients, mesurer, estimer les groupes et les solitaires, l’air de rien, comme s’il avait bien d’autres chats à fouetter, comme s’il pensait.
Jeanne lui apporte une bière.
Au bout du comptoir, une jeune fille attire tous les regards. Elle s’appelle Lila, il la connaît de vue. Il ne lui a jamais adressé la parole. Il se la garde en réserve. Pour plus tard.
Le patron pose les volets de bois sur les vitrines du bar, le petit monde se referme sur lui-même, moins dense tout à coup, Jeanne glisse un nouveau CD dans la chaîne, Aznavour.
Les habitués chantent en chœur, un couple amorce un pas de danse avorté. La femme qui dormait au bar lève la tête d’entre ses bras, elle chantonne aussi, en jetant des regards perdus autour d’elle, se tourne vers Grégoire, l’observe, lui ou le mur derrière lui, il ne saurait dire.
Jeanne s’approche d’elle.
- Tu veux un café, Karine ?
- Oh, oui, s’il te plaît ! merci Jeanne.
- Karine, tu connais Grégoire ?
Karine sourit comme une enfant au réveil. Elle tend la main vers son verre de bière tiédasse et, automatiquement, transportée, se lève pour le rejoindre.
Ils se connaissent effectivement. Ils ont déjà discuté. Chaque soir, elle vient invariablement ici, seule, s’installe au comptoir, écluse jusqu’à la fermeture. Grégoire s’est souvent demandé à quoi elle pouvait ressembler dans la journée. L’ennui personnifié, la déprime incarnée. Parler avec elle était un calvaire. Quel que soit le sujet, elle savait le rendre incolore, triste. Karine aurait dû mourir, il y a bien longtemps. Mais voilà, elle était toujours là, égale, saoule, transparente et informe, vautrée sur son bout de bar, au milieu de ses amis qui ne l’aiment pas, sûrement ses seuls proches, un mort-vivant, un miracle de la vie.
Il est arrivé à Grégoire, au cours de fins de nuits particulièrement difficiles, de décider qu’il allait s’occuper d’elle, l’emmener, lui donner un peu d’amour, l’épouser même ; faire quelque chose de bien. Il y a vraiment songé, sérieusement. Mais Karine possédait un pouvoir répulsif tel que, même au plus noir d’une nuit d’ivresse, le plus hardi des prétendants butait invariablement sur son aura lourde et grise d’ennui. Il n’aurait même pas pu la toucher, passer une nuit dans ses bras, la rendre utile une heure.
Dieu sait qu’il a parfois fini la nuit avec des clochardes amorphes, mais il est paralysé par cette femme imprégnée de tristesse, sans avenir, si peu de passé, engluée dans le présent. Aucune douche n’aurait pu venir à bout de cela, l’odeur de l’ennui.
Grégoire la regarde approcher. Elle n’est pas laide, pas belle, encore moins sexy, mais rien de dramatique, c’est autre chose. Son ventre se noue à chaque pas qu’elle fait vers lui. Il a envie de fuir, retourner aux toilettes, aller s’asseoir, partir. Il jette un œil à l’horloge murale. Le peintre la salue, se lève, reste quelques instants derrière elle et s’éclipse en s’inclinant, courbé.
Grégoire porte son verre à ses lèvres, la bière fraîche coule dans sa bouche, glisse au fond de sa gorge, deuxième gorgée, le verre se vide, emplit Grégoire d’une force électrique, le soulage, un pansement au fond du ventre, une chaleur, un massage sur un dos douloureux.
Il frappe le verre vide sur le zinc, commande un pastis d’une voix forte et enthousiaste et pose sa main sur celle de Karine. Il se penche un peu pour apercevoir ses voisins les plus proches tandis qu’elle commence son monologue d’outre-tombe. Il a besoin d’aide. Ne pas rester seul. Emporter les autres avec lui. Des inconnus. Il écoute, cherche la faille qui lui permettrait d’attirer les autres à lui… Là… il entre dans leur conversation, phrases automatiques, systématiques, il récite ses improvisations. Les autres l’accueillent comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Karine réagit, balbutie quelques mots, presque réveillée. Grégoire l’encourage. Elle entre dans le groupe. La conversation dévie, Karine prend le dessus, les visages des autres s’éteignent, piégés, Grégoire peut se retirer, elle lui tourne le dos tout à fait.
Au fond, l’acteur a rejoint le bar, le canadien est seul. Nathalie, disparue. Il parcourt la salle du regard. Rien. Si, Lila. Mais Nathalie est partie. Jeanne pose le café devant Karine qui le repousse plus loin, et commande une bière.
Les toilettes, elle peut être aux toilettes.
Grégoire espère vraiment.
La porte s’ouvre derrière lui, il ne regarde pas, tend le bras, dans son dos, pour bloquer le passage.
Un ventre.
Nathalie.
- Tu devrais surveiller tes mains.
- Reste avec moi, murmure Grégoire
- Pour quoi faire ?
- J’en ai besoin.
- Je m’en fous.
- Je suis seul et désespéré.
- Tout un programme ! Tu m’as plutôt l’air d’un gros lourd.
- Ça aussi, ouais, mais seul et désespéré. Tu veux boire quelque chose ?
- J’ai l’air d’avoir besoin de boire encore ?
- Un Perrier, j’ai un ami qui buvait du Vichy entre chaque verre. Et ça marchait, jamais bourré, toujours frais. Il a arrêté depuis… Le Perrier… Tiens, assis-toi.
Nathalie hésite, s’assoit, se tourne vers son ami au fond et lève la main, paume ouverte, dans sa direction.
Tout va bien ? J’arrive ? Grégoire se demande ce que son geste signifie. Elle est assise. Le plus dur est fait.
Karine a tourné la tête, observe Nathalie. Dépitée, elle tente de revenir à sa conversation mais les autres se sont échappés, enfuis. Elle lève les yeux vers le plafond, croise ses bras sur le comptoir, enfouit sa tête ; retour vers les morts.
Nathalie le regarde curieusement.
- T’es quoi, un genre de requin de bar ?
- Ouais, et je cherche mon poisson-pilote. Tu vois ?
- Et pour les tester, tu leur caresses les jambes ?
- C’est un peu ça, mais pas seulement, en fait le test commence plus tard.
- Quand tu leur demande leur numéro de téléphone en reboutonnant ta braguette ?
- Bien avant, quand je commence à leur caresser la chatte.
- T’es pas un requin, t’es un macho vulgaire.
- Pas macho, non.
- Misogyne ?
- Encore moins.
- Et tu caresses souvent les filles dans les bars ?
- Je commence.
Le dos de Karine, vautrée sur le zinc, s’étire tel un pont entre ses larges hanches et sa tignasse bouclée, un pont sur lequel personne ne se serait aventuré, dangereusement incliné. Quelques centimètres de peau blanche, contrastent, entre son pantalon baillant et son pull tiré. Jeanne la secoue.
- Il faut que tu rentres maintenant.
Karine lève la tête, un peu de bave s’étale sur sa joue, tout près de sa bouche, elle l’essuie avec sa manche, jette un regard alentour ; on l’a vue.
- Je te dois combien?
Jeanne ramasse une pile de tickets plantés sur un pic sous le bar face à Karine. Rapides calculs…
- 42.
Elle pose un billet de 50, se lève et recule jusqu’à la porte d’un pas mal assuré. Jeanne prend le billet, sort la monnaie qu’elle pose dans une petite boîte marquée K , elle lui rendra demain.
Karine sort.
Grégoire finit son pastis, jette un œil sur le verre de Nathalie, à peine entamé, soulève la tête ; vraiment jolie, même si l’alcool a voilé son regard.
Elle reprend la conversation.
- Et tu fais quoi à part caresseur ?
- Artiste.
- Artiste quoi ?
- Je sais pas encore.
- Et à part ça ?
- J’ai un cadavre dans mon coffre.
- On dit dans mon placard.
- Oui, je sais…Et j’ai envie de te caresser.
- Pas moi.
- Alors ne fais rien. J’vais juste te caresser, poser mes mains sur tes jambes, passer sous ta jupe, sentir ta peau, tes frissons.
- Là, comme ça, devant tout le monde.
- Le monde s’en fout.
- Pas moi.
- Moi non plus, c’est pour ça qu’on est seuls, toi et moi, tes jambes, mes mains, comme un fantasme, un truc dont tu pourras te souvenir, un truc dont tu auras honte et que tu ne raconteras à personne, une matière à masturbation. Oublie tout, et si tu n’aime pas ma gueule, ferme les yeux.
- T’es complètement cinglé !
- Ferme les yeux.
- Et j’imagine quoi ?
- Ne pense plus. Laisse toi porter, concentre-toi sur ma main, la caresse…
Nathalie ne parle plus, l’alcool l’a prise tout entière, elle vacille légèrement, le regard fixé sur les mains qui glissent sous la jupe, remontent sur la peau, effleurent l’intérieur de la cuisse. Elle vérifie que personne ne les voit, pose sa main sur celle de Grégoire, serre ses doigts à travers le tissus. Elle tourne la tête vers les autres, comme si de rien n’était. La main écarte légèrement ses cuisses, se fraie un chemin, par pressions délicates et fermes. Elle sent les doigts glisser sous la culotte, remonter sous le bord de l’élastique, frissons, jusqu’à l’aine, une vague de désir parcourt son ventre. Elle bouge sur le tabouret, se cale, s’offre. Grégoire se lève, tout contre elle, comme pour lui parler à l’oreille, son érection collée à sa hanche. Entre le pull et la jupe, la main prend possession de la place, posée à plat sur le sexe gonflé qui s’ouvre à lui comme la bouche à la pomme. Il sourit en découvrant l’humide chaleur confortable du désir. Elle pousse un gémissement muet, les paupières se ferment, rideau, fondu au noir, clin d’œil définitivement ralenti. Deux doigts plongés, couvrent tout jusqu’à l’entrée profonde. Grégoire la masturbe doucement, joue avec son plaisir discret. Il lui parle à l’oreille.
La tête de Nathalie s’appuie sur l’épaule de Grégoire. Confiance. Il pense aux autres ; ça ne compte plus. Ils sont seuls avec leur désir.
René les a repérés et jette des regards comme des doigts pointés.
- J’ai envie de toi. J’ai envie de te prendre maintenant.
Elle sursaute encore
- Non !
se dégage d’un coup de hanche.
Ses pieds touchent le sol.
Tout devrait rester ainsi, Grégoire insiste.
- Viens.
- Je peux pas… T’es un malade… Et Robert.
- Ton canadien s’en fout, regarde-le.
- Non. Je peux pas, demain, donne-moi ton numéro, je t’appelle demain.
- Non. Pas de numéro. Maintenant.
- Je peux pas, j’ai envie, mais je peux pas.
- Tu peux faire ce que tu veux, il comprendra.
- Y’a pas que ça. Demain.
- Tant pis.
- Tant pis ! comme ça ?
- Demain c’est une autre histoire, on sera réels ; une autre histoire.
- Alors, Adieu ?
- Adieu ! Tu vas me manquer…
Elle part.
Maladresse, instants gâchés.
Jeanne est trop loin pour qu’il l’appelle, il regarde Nathalie s’asseoir au fond. Elle est belle, saoule, en colère aussi. Il jette un dernier regard sur l’horloge. Demain. Il fait un signe à Jeanne, écrit des chiffres dans l’air.
- Tu t’en vas ?
- Ouais !
- On te revoit quand ?
- Je sais pas…
Il paye.
Merci, Jeanne…À bientôt.
Il lève la main pour saluer les autres, pousse le tabouret contre le bar, chancelle un peu, concentre ses forces. Marcher droit jusqu’à la porte. Enfile son manteau, le col remonté sur son cou, la porte, un dernier regard, le froid le saisit tout entier. Printemps pourri. Sa voiture n’est pas loin. Il pense au cadavre dans son coffre. Plus tard.
Il aurait voulu parler avec quelqu’un.
Il oublie totalement son voyage de retour, un des privilèges de la vie : oublier ces moments de transit, sans histoire.
Il reprend conscience dans son bain.
Une âme pour se déposer, voilà ce qu'il lui aurait fallu. Parler de tout cela, être écouté, oublier la rancœur et l'amertume sur le cœur d'un autre. Mais il reste seul, plonge ses larmes dans l'eau du bain.
Plus trace de rien.
Et s’endort dans l’eau en pensant à un revolver.
Entre chien et loup
Grégoire est dans son salon.
Depuis quelques temps, il se réveille chaque nuit, étonné de ne pas rêver.
***
A l’abri d’une porte cochère, Lila, fatiguée, préfère avaler le jus du mec plutôt que de le laisser saloper ses fringues.
grieg- Nombre de messages : 6156
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Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Printemps pourri
le passage à l'imparfait alourdit et n'est pas du tout nécessaire !Parler avec elle était un calvaire. Quel que soit le sujet, elle savait le rendre incolore, triste. Karine aurait dû mourir, il y a bien longtemps. Mais voilà, elle était toujours là,
IdemMais Karine possédait un pouvoir répulsif tel que, même au plus noir d’une nuit d’ivresse, le plus hardi des prétendants butait invariablement sur son aura lourde et grise d’ennui
J'adore ! J'ai en chantier une nouvelle sur ce thème... que je n'arrive pas à écrire.Il est arrivé à Grégoire, au cours de fins de nuits particulièrement difficiles, de décider qu’il allait s’occuper d’elle, l’emmener, lui donner un peu d’amour, l’épouser même ; faire quelque chose de bien. Il y a vraiment songé, sérieusement
Perle !au milieu de ses amis qui ne l’aiment pas
Heu .... ?Entre le pull et la jupe, la main prend possession de la place, posée à plat sur le sexe gonflé
Perle !A l’abri d’une porte cochère, Lila, fatiguée, préfère avaler le jus du mec plutôt que de le laisser saloper ses fringues.
C'est chouette que tu t'y remettes. Ça me manquait !
Punaise, qu'est-ce que tu écris bien, j'en ronronne !
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
merci pour le com, mdame coline.
si il y a lecteurs, j'envoie trente pages tous les trois jours
et je corrige l'imparfait
si il y a lecteurs, j'envoie trente pages tous les trois jours
et je corrige l'imparfait
grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Printemps pourri
Je trouve ça moi aussi excellent (mais ne ferai pas dans le détail)
D'abord, l'écriture impeccable, au plus juste, rien ne dépasse, servie par un ton un peu froid et ironique, teinté d'une mélancolie juste bien dosée, c'est tout simplement réjouissant.
Ensuite, la structure impeccable aussi : ça tient, c'est du solide
Faire vivre un tas de personnages de cette façon, sans qu'on se perde jamais, chapeau
L'emboitement des séquences, ça marche tout seul.
Les personnages sont humains et pathétiques, et on s'y attache.
C'est très visuel aussi, très cinéma, short cuts ou ce film écrit par paul auster, j'ai oublié le titre, pas le raté, l'autre.
Et puis ces dézingués, ces rencontres improbables, éphémères, l'amnésie de la nuit, le bar, la sensualité désabusée, tout ça j'adore.
that's all ! je crois que ça suffira comme ça (mais je te bats au scrabble).
D'abord, l'écriture impeccable, au plus juste, rien ne dépasse, servie par un ton un peu froid et ironique, teinté d'une mélancolie juste bien dosée, c'est tout simplement réjouissant.
Ensuite, la structure impeccable aussi : ça tient, c'est du solide
Faire vivre un tas de personnages de cette façon, sans qu'on se perde jamais, chapeau
L'emboitement des séquences, ça marche tout seul.
Les personnages sont humains et pathétiques, et on s'y attache.
C'est très visuel aussi, très cinéma, short cuts ou ce film écrit par paul auster, j'ai oublié le titre, pas le raté, l'autre.
Et puis ces dézingués, ces rencontres improbables, éphémères, l'amnésie de la nuit, le bar, la sensualité désabusée, tout ça j'adore.
that's all ! je crois que ça suffira comme ça (mais je te bats au scrabble).
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Printemps pourri
Tout pareil que les copines, je suis fan inconditionnelle de cette comédie humaine, de ces personnages de chair et de larmes, avec un côté très ciné des descriptions (Simone Signoret ou même Catherine Allégret dans le rôle de Jeanne) et des détails insignifiants (l'horloge arrêtée, la "petite boîte marquée K"). Bref, tout ça, qui fait qu'on te lit avec un mélange de gourmandise et d'attention.
J'aime en particulier et paradoxalement le personnage de Karine, ou plutôt la description du personnage de Karine.
Sinon, il y a des coquilles ortho ici et là, si ça t'intéresse je peux te les indiquer (je les ai relevées).
Pour finir, deux coups de coeur, mes perles à moi :
"Jeanne virevolte pesamment," (une belle forme d'oxymore)
"Karine aurait dû mourir, il y a bien longtemps. Mais voilà, elle était toujours là, égale, saoule, transparente et informe vautrée sur son bout de bar, au milieu de ses amis qui ne l’aiment pas, sûrement ses seuls proches, un mort-vivant, un miracle de la vie."
J'aime en particulier et paradoxalement le personnage de Karine, ou plutôt la description du personnage de Karine.
Sinon, il y a des coquilles ortho ici et là, si ça t'intéresse je peux te les indiquer (je les ai relevées).
Pour finir, deux coups de coeur, mes perles à moi :
"Jeanne virevolte pesamment," (une belle forme d'oxymore)
"Karine aurait dû mourir, il y a bien longtemps. Mais voilà, elle était toujours là, égale, saoule, transparente et informe vautrée sur son bout de bar, au milieu de ses amis qui ne l’aiment pas, sûrement ses seuls proches, un mort-vivant, un miracle de la vie."
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Et pour répondre aux comm', c'est ici, remember ? http://www.vosecrits.com/t10500-discussions-autour-de-nos-textes
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Voici la liste de ce que j'ai relevé en cours de lecture :
salue deux, trois personnes qu’il a connu au cours d’autres nuits,
Au fond, l’acteur a rejoint le bar, le canadien est seul.
Tiens, assis-toi. (!)
- Quand tu leur demande leur numéro de téléphone
et si tu n’aime pas ma gueule,
serre ses doigts à travers le tissus.
Depuis quelques temps
salue deux, trois personnes qu’il a connu au cours d’autres nuits,
Au fond, l’acteur a rejoint le bar, le canadien est seul.
Tiens, assis-toi. (!)
- Quand tu leur demande leur numéro de téléphone
et si tu n’aime pas ma gueule,
serre ses doigts à travers le tissus.
Depuis quelques temps
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
On ne commente pas les commentaires, mais je ne peux m'empêcher de signaler que les analyses de lu-k et coline me paraissent pertinentes, qu'elles me suivent un peu dans ma lecture. Un peu seulement, parce qu'on module toujours les avis fonction de ses impressions, je crois.
J'ai apprécié ce texte, grieg.
Même si, au départ, me suis dit que la scène de la gâterie par Lila s'en trouvait délayée.
Mais peut-être que non.
Imbrications bien dosées. Scènes en esquisse, pour loger dans les blancs tout un monde.
Je me pose une question : savoir si je suis tes mots parce que je peux croire cette histoire, ou parce que tu joues sur les fantasmes. Ne sais point, mais je te suis dans cette forêt d'improbables.
J'ai apprécié ce texte, grieg.
Même si, au départ, me suis dit que la scène de la gâterie par Lila s'en trouvait délayée.
Mais peut-être que non.
Imbrications bien dosées. Scènes en esquisse, pour loger dans les blancs tout un monde.
Je me pose une question : savoir si je suis tes mots parce que je peux croire cette histoire, ou parce que tu joues sur les fantasmes. Ne sais point, mais je te suis dans cette forêt d'improbables.
Hop-Frog- Nombre de messages : 614
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Re: Printemps pourri
Vendredi
Matin. Café, tartine.
La femme de Georges s’apprête à partir au travail, loin, un séminaire, trois jours. Ils se disent adieu. Elle l’embrasse tendrement, comme une première fois.
Son baiser lourd, au goût de cosmétique fruité, contraste avec l’haleine matinale de Georges.
Elle lui demande :
- Tu vas faire quoi aujourd’hui ?
- Rien
- Comme d’habitude !
- Comme d’hab.
Elle le regarde comme s’il n’était rien. Elle pose son sac à main sur la table, se baisse pour ramasser sa valise.
Il se passe la langue sur les lèvres pour reprendre un petit goût d’elle.
Un taxi klaxonne.
Elle ouvre la porte et se retourne, regard intraduisible. Dans la lumière du couloir, sa peau ressemble à un bonbon au miel, une coupe de champagne, dorée, douce et pétillante, enivrante. Mais il connait ses volte-face, elle peut être soûlante.
Elle lui lance :
- Tu sais, Georges, je t’ai toujours supporté en tant que moule, mais un jour je te quitterai comme un chien.
Il ne s’attend pas à ça. La surprise lui fait monter à la bouche une amertume, un relent de bile, qui se marie mal avec le goût du café.
Un dernier mot :
- Tu n’oublies pas ton RV chez le docteur !
Elle claque la porte et le laisse à ses pensées acides. Il mâche un morceau de tartine beurrée et, pour la première fois depuis cinq ans, commence à réfléchir à sa vie, leur vie…
Un peu seulement, Il n’a pas trop le temps. Le téléphone sonne.
- Georges Marisa ?
- Franck ?
Franck lui dit qu’il est à Aubervilliers. Georges hésite. Il n’a pas envie de rencontrer un dealer de banlieue sur son territoire.
Il a un peu connu « fort d’Aubervilliers » quand il trafiquait petit. Ce carrefour cauchemardesque ; les petites frappes de Pantin, en face, qu’ont la cité la plus grosse ; les mecs qui tiennent les murs, les mecs qui tiennent les mecs qui tiennent les murs.
À l’époque, Georges connaissait tout le monde aux Courtillières. Le Maire de Paris avait décidé de réhabiliter les quartiers de la capitale, d’éjecter les racailles blanches grises et noires du XXème et du XIXème arrondissement pour peupler les cités des banlieues proches. Georges avait évité l’exode, de peu, mais tous ses potes s’étaient retrouvés là-bas.
Les courtillières, c’était le labyrinthe de Knossos en laid et avec tout plein de minus. Aujourd’hui, il ne connait plus personne là-bas.
Il demande à Franck s’il peut bouger.
- Pas de souci, on bouge si tu veux.
- On pourrait se retrouver aux tuileries.
- Attends, t’es pédé ou quoi ? Gros rire… Je déconne, je cherche mon passeport et j’arrive, c’est quel métro déjà ?
- Tuileries
- Attends ! C’est quelle ligne ?
Il lui dit qu’il l’attendra dans un café, dans une heure, il n’a qu’à l’appeler dès qu’il y sera.
Georges s’habille, fébrile. Il pense à Franck et à tous les dealers qu’il a connu.
Lui-même fait dans l’arnaque depuis dix ans. Ce boulot, c’est comme la compétition sportive à haut niveau, faut savoir s’arrêter jeune. Il est le Georges Forman de la magouille.
Il sort.
Les gens vaquent. Il fait beau. Il monte dans un bus plein, se glisse entre ceux qui stagnent à l’avant vers l’espace plus large du milieu. Pas de places assises, s’accroche à une poignée, version rétrécie de celle que les malades utilisent pour se relever du lit dans les hôpitaux. Un couple près de lui se hurle des choses douces comme de mauvais acteurs de théâtre, ils n’ont rien à cacher et ils tiennent à le faire savoir, libres, au-dessus de ça.
Ils lui bousculent la pensée, l’enlaidisse. Il aimerait qu’ils descendent à la prochaine. Il n’est pas assez saoul pour les insulter. Il n’est pas saoul du tout et le regrette.
Il les déteste poliment.
Quarante minutes plus tard, il se retrouve à shooter dans la poussière du jardin des tuileries entouré de soixante-dix mille touristes en goguette.
Il lève les yeux au ciel. Il fait toujours beau, mais de gros nuages joufflus et gris comme des angelots malades baladent leur tristesse au-dessus de Paris, prêts à chialer. Le vent frais balaie son visage et il sent la sueur lui couler le long du dos.
Il bénit le pull assez large pour dissimuler l’angoisse liquide, les auréoles humides sous ses aisselles. Il s’étonne de pouvoir ressentir encore ce genre de chose, à son âge, avec ce qu’il a déjà vécu. La trouille. Pourtant, il a dépassé tout ça. Il le croit.
Il reprend le téléphone :
- T’es où ?
- Dans le jardin, à la terrasse de… Attends ! - voix lointaine - On est où là ?… quelle tortue ??? C’est pas une tortue… Il s’adresse de nouveau à Georges. Ben, je sais pas, je suis à la terrasse d’un café dans le jardin des tuileries. On me dit qu’il y a une tortue. Enfin, tu verras !
- Quelle tortue ?
- Une statue ! Paraît que c’est une tortue.
- Bon ! Je vais trouver, je ne suis pas loin, j’arrive.
- On se reconnaît comment ?
- On verra.
- Ouais, allez, à tout de suite…
Il raccroche.
L’attitude.
Comme d’habitude. Georges va repérer le premier mec qui scrute l’horizon, le regard interrogateur, il va sentir la tension, il le sait, en est sûr. Pas d’œillet à la boutonnière, pas de journal plié sur la table, pas besoin, ça va venir comme ça, naturel, cliché.
Il a peur.
Franck est là et Georges ne voit pas de tortue. Franck tient son siège à deux mains, se déplace, essaye de trouver une position confortable, pour s’occuper l’appréhension. Georges est content d’être debout, d’avancer, parce que marcher, il sait faire. Trente-neuf ans qu’il s’entraîne pour paraître naturel. Il avance. Sourire. Ça, il sait moins faire, par contre. Il a un souci côté sourire démonstratif. Il s’applique. En parcourant les derniers mètres, l’angoisse.
- Georges ?
- Franck ?
- Ouais ! Salut !
Franck porte de grosses lunettes de soleil posées sur son visage blanc, comme le bandeau d’un prisonnier, une barbe de trois jours, poivre et sel, le cheveu court et un tee-shirt rouge. Couleur vampire new âge post-apocalyptique. Il ressemble trop à un voyou pour ne pas pouvoir être un flic.
Georges s’assoit, hésite, dit les banalités de début de rencontre. Il aimerait que Franck retire ses lunettes. Il commence à penser clichés : « les yeux miroir de l’âme », ces conneries. Mais il s’en fout des yeux, il en a vu des regards francs qui cachaient des âmes tordues. S’il veut garder les lunettes après tout. Et puis il y a du soleil.
Les consommations arrivent. Georges regarde sa bière avec envie. Gorgée fraîche. Soupir.
C’est parti. Franck se penche et murmure :
- On m’a dit que t’étais prêt à acheter un kilo…
La bière, ça raccourcit le temps et ça fout en l’air les dernières défenses. Mais Georges sait qu’il doit partir. Mauvais plan. Trop vieux pour ces conneries.
- Je ne sais pas de quoi tu parles.
L’autre lève la tête, regarde à droite, à gauche, perplexe.
Georges repousse son siège, pose un billet sur la table et s’éloigne sans se retourner.
Plus de relief, plus d’angelots, mais un plafond gris sous lequel s’engouffre un vent glacé qui a déjà chassé les touristes peu couverts.
Il sort des tuileries, va pisser dans un café.
Retour à la rue. Il allume son téléphone.
Nouveau message… Reçu aujourd’hui, à 10h02…
- Monsieur Marisa, je suis le docteur Garde, je me permets de vous appeler, je n’arrive pas à joindre votre femme, elle a laissé hier un message à ma secrétaire, et… Comment dire, j’ai bien peur de ne pas pouvoir répondre à votre demande, je ne travaille pas comme ça, Monsieur. Vous pouvez me rappeler, même aujourd’hui, au O6… »
Georges note, il a un peu de mal à comprendre.
Il rappelle.
- Allo ?
- Docteur Garde ?
- Lui-même
- Georges Marisa au téléphone, nous avons rendez-vous, et vous m’avez laissé un message sur…
- Ah ! Monsieur Marisa. Oui. Je voulais vous dire que je trouve scandaleuse la demande de votre femme. Je ne travaille pas comme ça, et je trouve honteux que…
- Monsieur ?
- Non, comprenez-moi bien…
- Justement, je ne comprends rien !
- … Votre femme…
- Quoi, ma femme ?
- Je ne peux pas faire ça, je suis désolé, on ne pique pas un chien comme ça ! juste pour s’en débarrasser, j’annule votre Rendez-vous et…
- Docteur ?…Vous êtes quel genre de médecin ?
- Pardon ?
- Quel genre ? Cardio ? gynéco ?
- … Vétérinaire, mais ça ne change…
Il raccroche.
Il a comme une boule au ventre, le sourire aux lèvres. Il aimait sa femme aussi pour son humour, pour son sens du message.
Le téléphone sonne de nouveau.
- Allô…
- Qu’est-ce tu fous ? Franck vient de m’appeler, il est vert…
Georges raccroche, éteint le portable. Mauvais plan. Il regarde autour, derrière, essaye de savoir si on le suit. Il se demande s’il est devenu trop paranoïaque pour continuer le business.
***
Grégoire boit une bière en regardant le fleuve.
Il a passé la matinée à chercher un accès discret pour jeter sa voiture dans la Seine, ou dans le canal de l’Ourcq, a tourné pendant des heures, exploré les berges sur toutes leurs longueurs. Trois ou quatre endroits lui ont semblé correspondre à ce qu’il cherchait. Il a croisé de nombreux promeneurs, a enfin choisi un lieu assez joli pour servir de sépulture.
Dans une dizaine d’heures, Grégoire ouvrira le coffre une dernière fois, pour dire au revoir, jettera un regard alentour, poussera sa voiture dans l’eau et disparaîtra.
***
Dix-sept heures.
Le bistrot est ouvert depuis peu. Lila boit un diabolo-grenadine au comptoir.
Ils ne sont que trois dans le café, sans compter René et Jeanne. Le peintre a essayé de lui parler tout à l’heure, elle lui a fait comprendre qu’elle n’était pas d’humeur.
Chouchou est en grande discussion avec Jeanne.
- Quoi, j’ai pété un plomb ? ça fait trois ans que je traîne dans ce troquet, trois ans que je regarde tout le monde qui écrit, qui peint, qui joue. Que des artistes partout. Moi, ça fait trente ans que je me fais chier dans un boulot de merde, huit heures tous les jours. Et je vois des connards qu’ont rien dans la citrouille et qui arrivent à gagner du fric sans bosser… alors ouais…ouais, je pète un plomb, je vais en péter plusieurs même, je vais te foutre le quartier dans le noir, moi… Regarde-moi cet enculé là, un peintre, mon cul, t’as vu ses toiles toi ?
Le peintre, à côté, réagit à peine, il murmure un :
- Qu’est-ce qu’il a encore l’autre?
Chouchou hurle :
- Enculé !
- Ça va pas mieux, toi… le peintre prend son verre et s’éloigne d’un mètre.
- Enculé, enculé, enculé…
- Oh oohh ! pas d’ça ici, Chouchou ! Intervient Jeanne. Si tu veux gueuler tu rentres chez toi.
- Ouais, ben c’est ce que je vais faire, ouais je me tire.
Chouchou pousse son tabouret, finit son verre et quitte le bistrot.
- Il va vraiment pas, lui, en ce moment ! Rigole René en frottant un verre mal lavé avec un torchon douteux. Va falloir qu’il se calme.
Lila regarde Chouchou passer devant la vitrine, tête basse, il traverse la rue, disparaît.
***
Vingt heures.
Lila parle avec Georges. Elle voit en lui la Genèse du bar, comme si elle avait été témoin du début du monde. Elle le trouve beau aussi, elle le sait dangereux, mais ça n’a guère d’importance, au contraire. Elle oublie les autres, se concentre sur ce que Georges dit.
Chouchou est revenu, plus remonté encore. Il parle à Caroline. Discussion vive. Caroline avec son corps magnifique et son visage peu ordinaire.
Lila tend l’oreille.
- …Tu sais, comme dans une soirée ratée…T’es là, t’écoutes, et puis tu penses et là, tu sais, t’as des pensées géniales, entre deux vagues clichés… ça t’arrives jamais ?… Si, si ! Tu sais ! Et tu voudrais les noter mais t'as pas de stylo !… Et même si tu les avais notés, c’est plus pareil… Plus rien à voir… un verre d'eau cueilli à la crête d'une vague… Alors tu parles, tu trouves une victime et tu sors ta phrase, une belle phrase, une belle idée, mais... mais quoi ? Y a rien qui la détache du reste, enfoui dans le banal spongieux, personne t'a entendu... La voisine de droite peut-être, tu la vois sourire... Mais non, non, c'était pas pour toi…
- Tu sais quoi ? Lance Caroline
- Non…
- Tu t’achètes un petit carnet et t’arrêtes les dîners chiants.
- T’es vraiment trop conne.
- Non, attends… J’ai mieux encore… Jeanne, Jeanne… T’as pas un bout de papier, parce que là, on a du génie qui s’évapore, il y a urgence Jeanne, un papier, n’importe quoi, un stylo aussi…
- Je sais même pas pourquoi je te parle encore, t’es vraiment trop conne… Chouchou se tourne vers Lila.
- Je crois que tu la gonfles un peu là.
- Pas du tout… Pas du tout, s’offusque Caroline théâtrale. Il ne me gonfle pas plus que d’habitude, mais là, je ne veux rien rater. Tiens ! Chouchou, tu vas prendre ton bout de papier, tu vas me noter tout ça et puis tu me mail tout demain… D’accord ?
- Connasse !
Chouchou se lève, attrape son verre, s’enfuit au bout du bar la bouche pleine d’insultes simples. Caroline se tourne vers Lila.
- Il commence à y avoir trop de génies ici…
- T’es un peu salope quand même, on en a pour quinze jours, là. Constate Lila tandis qu’elle sent la main de Georges parcourir son dos… Frissons.
René s’avance, un grand sourire aux lèvres.
- Qu’est-ce tu lui as fait à mon Chouchou, il est vert de rage, il parle de t’en coller une avant la fin de la soirée.
- Rien, je voulais juste lui rendre service.
René est déjà plus loin, il commente les événements à d’autres habitués. Chacun a son avis, les petites phrases assassines fusent, les rires ponctuent chaque bon mot. L’information circule, grands gestes, rires, la dispute, la main de Georges, il a l’œil à tout et tient à tout faire partager quitte à en rajouter. Lila et Caroline rient. Elles sont le centre du bar. A travers leurs conversations monotones, tous ne pensent plus qu’à elles, ne voient plus qu’elles. Georges est l’obstacle. Un garçon timide regarde Lila. Son regard glisse sur les fesses de Caroline. Pourquoi pas. Pas belle mais bonne. Il lève son verre. Personne ne le voit.
L’acteur engage la conversation avec Georges qui tente de s’échapper. Rien à faire. Non, il ne veut pas jouer… Oui, il trouve Lila charmante… Il lui mettrait bien un coup ? Ouais, mais aucune chance si tu continues à me parler connard, pense-t-il. Chouchou, au loin regarde Caroline avec colère.
Un taxi a mis ses warning devant la vitrine, un homme en sort.
Jeanne, sur la pointe des pieds, la tête penchée essaye d’apercevoir le nouvel arrivant.
- Tiens, v’là l’autre !
René fait une grimace. La porte s’ouvre sur un Grégoire morose comme une bruine d’hiver. Il s’avance au bar, l’acteur quitte Georges qui se retrouve seul. Grégoire regarde les rangées de bouteilles, promesses d’oubli. Il jauge la clientèle, aperçoit Georges. L’acteur s’avance vers lui. Pas maintenant. Il rejoint Georges.
- Georges ! Il faut que je te parle.
- Ouais ?
- Pas là !
- Tu bois un verre ?
- C’est important, s’il te plaît.
Georges quitte sa place, glisse un bras sous celui de Grégoire.
- Tu n’arrives pas au meilleur moment.
- Désolé mais j’ai une urgence.
- Et moi j’ai une Lila ! T’as un problème ?
- J’ai besoin de papiers.
- Genre ?
- Passeport, permis…
- Quand ?
- Quatre jours maximum.
- Tu rêves !
- Je suis prêt à payer ce qu’il faudra.
- Ouais mais quatre jours ! Je ne peux pas.
- J’ai pas plus.
- Quatre jours !
- Pas un de plus.
- Bon j’vais voir. Tu fais quoi là ?
- Je reste un peu et je rentre chez moi.
- Attends-moi là, une heure, je vais voir ce que je peux faire, mais je ne te promets rien.
- Merci !
Georges prend son manteau, sort son portable, à peine sur le trottoir il travaille déjà.
Grégoire aperçoit Caroline, il lui pose la main sur l’épaule, un baiser sur la joue.
- T’as l’air défait, Greg.
- Un peu crevé, mais ça va.
- Et toi ? Tu tiens le coup ?
- Pas envie d’en parler, là… Elle tourne la tête… Tu connais Lila ?
- On s’est vu déjà…
- Ouais, t’étais là hier, non ?
- Oui.
- Grégoire, tu vois, intervient Caroline, c’est mon pote de tous les six mois. Je ne crois pas qu’il existe en dehors d’ici, pas de téléphone, pas d’e-mail… Comme un fantasme mais en moins sexy… Alors si tu veux lui parler, tu lui dis tout maintenant parce que tu sais pas si tu le reverras un jour.
Jeanne se poste devant eux.
- Tu bois quoi Grégoire ? demande-t-elle.
- Je sais pas… Donne-moi un verre de vin.
- Rouge ?
- Ouais. Il se tourne vers les autres. Vous buvez quelque chose ?
- La même chose ! Dit Caroline en poussant son verre de bière vide.
- Je boirais dans ton verre… Lance Lila.
Elle réussit à le faire sourire.
- Ouvre une bouteille alors, s’il te plaît, Jeanne… une bouteille de ton p’tit vin du Jura, avec un verre seulement.
La vie est simple parfois. C’est pour des moments comme ça que Grégoire continue malgré tout. Il pense à sa voiture. Oublie. Une heure. Une heure.
- Là ! Il est parti tu vois. Caroline passe sa main devant les yeux de Grégoire. Allez ! reste encore un peu avec nous.
Grégoire sourit.
- Tu sais que tu m’as manqué ?
Jeanne pose une bouteille devant lui, un verre. Lila prend la bouteille, verse. Elle incline légèrement la tête pour observer le niveau du liquide, ses cheveux tombent sur le zinc. Grégoire tend la main, empoigne délicatement la mèche pour éviter qu’elle traîne sur le comptoir, ses doigts frôlent la joue de Lila. Regard, sourire, elle s’arrête juste avant que le vin ne déborde. Désolée. Elle saute vivement du tabouret, se penche sur le bar, le ventre posé contre la cuisse de Grégoire, les lèvres tendues en une jolie moue, aspire le liquide sur le bord du verre.
- C’est ton verre, maintenant, chuchote Grégoire.
- Mes pensées.
Sans bouger son corps, elle tourne la tête vers lui, si proche, sourit encore, et s’envole, légèrement, jusqu’à sa place.
Elle sursaute quand un gros bonhomme pose ses pattes blanches sur ses épaules. Il l’embrasse dans le cou, secoue la tête comme pour s’enfoncer plus avant, se glisse entre elle et Grégoire. Les paroles de l’intrus emplissent l’espace, portées par le brouhaha, au-dessus de la rumeur du bar. Depardieu dans « les valseuses ».
Georges pousse la porte du bar.
Déjà.
Il cherche Grégoire, l’appelle.
- Bon, j’ai peut-être un plan, mais je peux pas être sûr avant demain… Tu repasses ici, demain à 5 heures, t’apportes des photos, 6… et 800 euros, je t’en dirais plus.
- Merci, 5 heures !
- Bon, je me casse, apparemment Lila est en main, Ciao !
- Ciao !
Grégoire a oublié Caroline qui l’observe bizarrement.
- C’est quoi cette embrouille ?
- Rien, un p’tit service… T’as pas envie de bouger ? Je t’invite à prendre un verre chez moi.
- Chez toi ? Merde… T’existe alors… Je le savais ! Allez ! On y va… Allez, allez, bouge vite, je veux aller chez toi…
Elle enfile son manteau, embrasse Lila, tire la langue à Depardieu, elle tient déjà la porte. Grégoire finit son verre, paye.
- Restez encore un peu ? Dit Lila. Elle a l’air navrée. Me laissez pas !
- Faut qu’on y aille là.
- On la finit demain ?… La bouteille !
- Avec plaisir.
Une fois dehors, Grégoire hèle un taxi. Il perd de nouveau toute notion du temps, les rues filent, la lumière jaune des lampadaires glisse sur le visage de Caroline qui disparait à intervalles réguliers. Elle n’est pas belle, elle a un charme fou.
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Re: Printemps pourri
Entre chien et loup
Georges est devant son ordinateur.
Sa femme a fait emporter toutes ses affaires pendant son absence.
Il aimerait dormir.
***
Grégoire ramasse la couette tombée au sol, la tire sur leurs deux corps épuisés, pose un baiser sur la poitrine sublime de Caroline, aperçoit ses yeux un instant.
Il est encore hier, elle est déjà demain.
Il s’endort en pensant à un revolver.
***
Lila danse quelque part.
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Re: Printemps pourri
Samedi
Caroline regarde Grégoire ronfler.
Il n’a pas tiré les rideaux sur la baie vitrée, une étrange lueur imprègne la chambre, la lune presque éteinte ou le soleil lointain diffusent une clarté lugubre à travers une nappe fluide de nuages bas. La chambre de Grégoire est vaste et soigneusement rangée, les draps sentent l’amour de la veille, l’oreiller confortable invite à fermer les yeux. Au bout de combien d’années, de mois, de semaines, ces ronflements lui deviendraient insupportables ? Pour le moment, même si elle n’a guère dormi, elle s’amuse des vibrations sonores qui soulèvent les bords des lèvres de Grégoire. Elle sourit, pense le réveiller comme beaucoup d’hommes aiment qu’on le fasse, mais elle a la bouche pâteuse et ne se souvient pas qu’il ait pris une douche après leurs ébats nocturnes. Elle sourit encore, fait une jolie moue et soulève les draps.
Caroline avance nue dans le couloir, glisse un regard dans les pièces obscures qu’elle croise, bureau, chambre d’ami, salle de bain…
Elle en ressort, quelques minutes plus tard, couverte d’un épais peignoir sombre, ses mèches mouillées encadrent son visage. La température de l’appartement est idéale, dans le peignoir épais, elle se sent bien, au chaud, couvée. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’a jamais ressenti un tel bien-être au lendemain d’une aventure banale, toujours pressée de partir, à peine rhabillée, une main posée à plat sur la porte tandis que l’autre tire doucement sur la poignée, clic…
Le salon est vaste, l’halogène illumine la bibliothèque qui couvre un mur entier. Caroline glisse la main le long des livres. Beaucoup d’américains, quelques classiques français, des contemporains à la mode, un Goncourt, tout le Tchec, nombre de russes du XIXème, un italien... Ses yeux passent sur les DVD. Des américains, beaucoup d’américains. L’horloge du magnétoscope marque 9h12, elle va être en retard. Tant pis. Elle saisit la télécommande de la télévision sur la table basse, le son creve le silence du matin, elle sursaute, appuye sauvagement sur le réglage du volume, les barres disparaissent une à une au bas de l’écran, jusqu’à la dernière… Silence.
Son cœur bat à tout rompre. Elle tend l’oreille une minute entière… Elle ne l’a pas réveillé, mais elle se sent tout à coup étrangère, en territoire inconnu. Disparue la sensation de bien-être. Intruse. Elle aurait bien bu un café mais décide de s’enfuir encore, rejoint la chambre, récupére ses fringues éparpillées, les enfile rapidement, éteint tout et referme la porte derrière elle au grand soulagement de Grégoire qui guette sans bouger le clic discret qui le rend à sa solitude.
Caroline n’a aucune envie de rentrer chez elle. Chez eux. Pouvait-elle encore dire chez eux ? Elle s’étudie dans le reflet de la vitrine d’une boutique de jacuzzi. Rien de dramatique, sobre, pas trop froissée. Elle peut y aller comme ça. Au-delà de son image elle aperçoit une grande baignoire, pleine d’eau, assez grande pour les accueillir Grégoire et elle. Improbable. Elle ne le reverrait sûrement plus. Une ou deux fois au bar. Il l’ignorerait… Peut-être pas. Pas vraiment son genre, mais il agirait certainement comme si rien ne s’était passé. Et puis que s’était-il vraiment passé… Rien de révolutionnaire, une bonne baise tendre, très tendre, quelques heures de bonheur ivre… Non, elle sent que c’était plus que ça. Pour elle au moins. Lui il est bizarre, insondable, seul… seul… c’est ce qu’elle a pensé quand elle l’a vu la première fois, il a l’air seul. Sentiment vérifié cent fois par la suite ; même accompagné, Grégoire restait seul.
Elle regrette de ne pas avoir pris sa voiture. Elle n’a absolument pas envie de se retrouver dans le métro avec tous les gens qui souffrent d’avoir quitté leur lit, toutes les traces de sommeil sur les peaux molles, les parfums fraîchement déposés, les odeurs sucrées écœurantes qui virent déjà à l’aigre. Elle n’a pas plus envie de prendre un taxi, d’être sociable et de répondre poliment aux commentaires météo-politico-philosophiques d’un chauffeur bourru… Isabelle… Isabelle n’habite pas trop loin, elle pourrait l’appeler. Elles vont au même endroit et elles se sont toujours bien aimées. Isabelle est vive et drôle et par-dessus tout lucide. Elle a souvent compris Caroline et souvent pris son parti.
- Isabelle… C’est Caro. Je suis Porte Maillot là… oui, j’ai pensé qu’on pourrait peut-être y aller ensemble… non, j’ai pas ma voiture… ok, devant le tabac… ok…bisous, je t’attends.
Elle songe soudain qu’il faut qu’elle trouve une explication à sa présence au petit matin si loin de chez elle. Isabelle va lui poser la question, histoire de parler, et Caroline ne doit pas hésiter. Isabelle ne pourrait pas comprendre, même si elle avait souvent compris beaucoup de choses, tout compris. Elle aperçoit la carotte d’un tabac.
Quand elle l’a eu en ligne, Isabelle s’apprêtait à partir, elle ne serait pas longue.
Caroline regrette un peu son appel. Elle va s’acheter une brosse à dent et un dentifrice chez un petit commerçant, dans une petite rue, et reprend le chemin vers le café-tabac.
Le lieu est plein, les serveurs excités.
- Un petit café, s’il vous plaît.
- Ben, pourquoi petit ? Ma petite dame.
Caroline n’est pas d’humeur mais elle se force à sourire avant de demander les toilettes en appréhendant la répartie logique du barman… petit pipi ?… Elle a toujours provoqué la familiarité chez les autres. Son physique peut-être, elle n’impressionne pas. Les gens lui parlent comme on ébouriffe les cheveux d’un gamin blond.
Après s’être brossé les dents, elle remonte, jette un coup d’œil dehors. Isabelle est déjà devant le tabac. Elle boit son café trop vite, se brûle la langue, paye et rejoint son amie, la sœur de julien, son ex-belle-sœur.
Elle entre dans la voiture, sourire gênés, paroles difficiles… Ne pas dire : comment vas-tu ?… Elles s’embrassent, des larmes gonflent les yeux d’Isabelle.
- Tu faisais quoi dans le coin ?
- Rien ! Je ne pouvais pas rester dans notre appart… tu sais… et j’ai une copine qu’habite là…
- Ah oui ? Je la connais ?
- Non, une collègue de bureau…
Le silence retombe. Isabelle conduit bien, sans à coup, le petit bruit des clignotants prévient chaque changement de direction, ses yeux alertes passent d’un rétroviseur à l’autre. Elle tourne la tête vers Caroline et articule difficilement.
- Je ne réalise toujours pas.
- Moi non plus… j’ai du mal.
- Ça va me tuer de voir le cercueil.
- Ouais. Moi aussi.
- Tu t’en sors ?
- Ça va.
- Tu sais que tu peux toujours venir à la maison… enfin, si t’as besoin de parler.
Caroline n’a pas besoin de parler et surtout pas à Isabelle. Isabelle aimait son frère comme on aime un frère : à priori. De son vivant, elle aurait déjà eu du mal à entendre tout ce que Caroline aurait eu à dire sur lui. Maintenant qu’il est mort, la question ne se pose même plus. Caroline doit se taire et jouer son rôle de veuve non officielle éplorée, de petite amie malheureuse.
Elle ne peut pas lui raconter les derniers mois d’enfer qu’ils ont vécus ensemble, les matins affreux, quand Caroline était réveillée par les jingles familiers d’une radio branchée, l’odeur du café brûlé, la porte grinçante de la salle de bain, quand elle l’imaginait nu et blanchâtre, deux doigts pressant un bouton pas encore mûr, ses poils de nez, son haleine, le bruit du rince-bouche qu’il buvait à la bouteille… Nausée… Elle ne peut pas lui dire les années d’ennui, la pauvreté de leur relation, lui dire que son frère était assez stupide pour se croire supérieurement intelligent, que la chose la plus romantique qu’il lui ait jamais dites était : tu veux un break ? neuf mois sans règles ?… que son frère était un ringard et un paumé et qu’elle n’était resté avec lui que par pitié ou par manque de courage ; qu’elle allait se saouler tous les soirs pour oublier qu’elle était dans une impasse ; que la veille de sa mort, ils avaient fait l’amour, première depuis six mois, qu’il avait tellement insisté, supplié, qu’elle s’était pliée, sachant que c’était une erreur, une horreur de plus, que tandis qu’il la prenait son cœur à elle chavirait, mal de mer, d’amour, qu’elle souffrait faute de ressentir un plaisir qu’elle désirait pourtant, qu’ils avaient défaits l’amour une dernière fois, quelques heures avant sa mort ; que pour elle il était déjà mort depuis longtemps et qu’elle continuait à vivre avec son fantôme, poltergeist qui foutait sa vie en l’air.
Pire.
Que sa mort avait été une délivrance, mais ça, elle n’arrive pas à se l’avouer elle-même.
- ça va ? Tu tiendras le coup ?
Isabelle s’inquiète.
Non elle ne peut pas imaginer. Et lui dire la vérité ne servirait à rien, elle va continuer à mentir sincèrement comme elle l’a toujours fait, le secret de toute relation.
Ils arrivent devant l’église. Quelques amis sont là. Les conversations cessent.
Pas de parents. Isabelle et Julien avaient fui très jeunes leur famille, pour des raisons pas très belles à dire, des secrets de famille… ils avaient coupé tous les ponts. Leurs parents ignoraient tout de l’accident de voiture de Julien, de sa mort prématurée, tragique.
Caroline n’est pas triste, elle tente de se souvenir des bons moments pour alimenter sa peine, peine perdue.
Son dégoût avait atteint une telle ampleur qu’il aurait fallu laisser passer plusieurs années pour que l’amitié se réinstalle et gomme l’angoisse et la haine qu’elle ressentait.
L’amour est égoïste, amnésique, du sentiment au ressentiment, il n’y a qu’un pas et elle avait franchi la limite.
Caroline se déteste d’être ainsi. Elle sait que sa haine, si elle est justifiée, n’a plus de raison d’être maintenant qu’il est parti. L’impasse l’a conduite à le mépriser, la liberté retrouvée l’a laissée le cœur sec. Presque.
Elle pense à Grégoire.
Quatre amis portent le cercueil. Il ne reste plus beaucoup de monde pour le cortège. Une dizaine de personnes. Caroline les connait toutes. Elle n’en aime que trois ou quatre. Julien n’en a aimé aucun. Si, sa sœur. Sa sœur chérie.
Caroline voudrait être loin, chez Grégoire… Ailleurs.
Elle se demande ce que va être le service funéraire, elle ne s’est occupée de rien, Isabelle a tout pris en charge.
Julien ne croyait pas en Dieu, il ne croyait qu’en lui-même. Il était Dieu. Son dieu. Un dieu qui a réussi à se tuer au volant de sa voiture, tout seul, en roulant à peine à soixante, contre un mur tout bête.
Le cercueil penche pendant la montée des marches de l’église. Elle imagine le corps mou de Julien tassé en bas, au fond de la boîte. Tout à coup, elle a peur de la crise de fou rire.
Julien voulait être incinéré.
Elle, elle s’en fout, ça ou autre chose, plutôt autre chose… Autant nourrir le vers qui nourrit l’oiseau. Mais pas de boîte, pas de service, un trou tout con, même dans une décharge, elle s’en fout, pourvu qu’on ne fasse pas tout un cinéma autour de son corps… Non… Même ça elle s’en fout, elle sera morte après tout et si ça peut faire plaisir à certain de chanter et de lire des conneries autour de sa dépouille, pourquoi pas, quelle importance.
Il fait chaud dans l’église, chaud et sombre. Les pas résonnent agréablement, les voix s’envolent vers la nef comme autant d’anges heureux de retrouver leurs nuages. Quelqu’un tousse, comme au théâtre. Le prêtre s’avance vers le convoi, légèrement voûté, une main caressant l’autre, compatissant.
Caroline se demande s’ils apprennent ces attitudes ou se copient les uns les autres. Certains flics cherchent à ressembler à l’inspecteur Harry… Qui est le modèle pour les prêtres ? Une image, tout à coup, lui rappelle que les usuriers et les avares ont les mêmes attitudes, la même façon d’avancer, la tête légèrement inclinée et les mains qui se frottent doucement… Pas la même couleur de robe, et un sourire différent… Mais la gestuelle est en tout point semblable.
Le prêtre chuchote à l’oreille d’Isabelle, elle lui répond. Caroline le voit s’avancer vers elle, une main tendue, prête à l’attraper par le coude pour la guider.
Elle se laisse entraîner vers le chœur.
Tandis qu’elle avance lentement, la tête lui tourne. Elle s’assoit près d’Isabelle au premier rang, sur le premier siège, elle préfèrerait se tenir loin derrière. Le cercueil est déposé, le prêtre règle le micro, le frottement des pages tournées emplie la nef, tandis que chacun prend place, il s’éclaircit la voix, tonnerre lointain et commence d’une voix grave :
« Il est parfois difficile, même pour le plus croyants d’entre nous, de comprendre pourquoi un être cher peut nous être enlevé brutalement… »
Caroline n’écoute déjà plus. L’atmosphère, les couleurs, la voix et tous les bruits étouffés la berce, hypnotisée par les flammes de centaines de chandelles.
Elle essaye de se concentrer.
« …car Dieu a envoyé son fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que par lui, le monde soit sauvé… »
Elle lève la tête vers le visage triste du christ. Elle n’a jamais tout à fait compris la raison du sacrifice du fils…
« …envoyé son fils qui est la victime offerte pour nos péchés … »
Jésus lui a toujours semblé sympathique, elle a plus de mal avec son père. Elle pense parfois à Dieu comme à un petit commerçant inflexible auquel il faut toujours payer le prix, parfois comme à un enfant qui joue à démembrer ses poupées, à arracher les ailes des mouches. La Foi reste un mystère pour elle. Elle envie ces gens qui ont la Foi, pourtant, même si elle doute de leur sincérité…
Elle se demande si, comme les parents qui ne croient pas au Père Noël, les prêtres croient vraiment en Dieu…
Sur un signe, tout le monde se lève. Caroline ne sent plus ses jambes, elle est au bord de l’évanouissement.
Une voix légère écarte toute autre rumeur et l’«Ave Maria» retentit dans son cœur. Son dos est instantanément couvert de frissons, le froid circule sur chaque centimètre de sa peau, plaisir intense, douloureux.
Elle ferme les yeux et savoure, sent les larmes soulever ses paupières. La voix est claire, portée par le vide immense, sublime, merveilleux artifice pour ceux qui n’ont pas de peine. Le chant s’éteint, plus de temps.
Elle se lève et part sans se retourner.
Sur les marches de l’église, Caroline ouvre grands les bras et aspire l’air frais du printemps.
grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Printemps pourri
Il me faudra un peu plus de temps pour livrer un commentaire intelligent, sauf que c'est vraiment super
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Printemps pourri
On dit un film choral, je ne sais pas si c’est pareil pour un écrit.
Quand c’est bien fait, j’aime toujours le principe : ces vies qui se croisent, on s’attarde plus longuement sur une, on la quitte un instant pour approfondir une autre, deux s’entrecroisent plus particulièrement, entrent en interaction, peu à peu tous les personnages prennent de l’épaisseur, on s’intéresse à leurs histoires.
Les difficultés sont multiples.
De dosage d’abord, ne pas quitter trop longtemps un des personnages phare, au risque que le lecteur survole les autres passages pour le retrouver, et donc trouver la bonne dose d’intérêt pour chaque personnage, c’est parfaitement réussi ici. Chacun a une histoire assez fouillée pour qu'on puisse en quitter un et plonger dans la lecture d'un autre sans s'impatienter.
Autre écueil, caractériser suffisamment chacun pour le simple prénom suffise à le retrouver instantanément sans besoin d’un retour en arrière, ici je l’ai ressenti une seule fois, peut-être la faute au fait de lire en plusieurs jours, mais je signale quand même : l’acteur, il a fallu que je remonte voir qui c’était, je ne m’en souvenais plus, mais son histoire est peu creusée et il n’a pas de prénom, c’est peut-être pourquoi, aussi.
Enfin, dernier obstacle à la réussite d’un texte de ce genre, l’enchaînement ou l’emboîtement des scènes, la fluidité et le liant, impeccables ici.
Et puis riche idée que le bar comme lieu commun qui centralise tout et créé les interactions.
Dans ce dernier passage mention spéciale à la manière de quitter de la femme de Georges, un must d'inventité, de cruauté et de drôlerie noire.
Et sinon il y a l’écriture, la manière, la puissance de certaines scènes, parfois hypnotiques, la force d’attraction de certains des personnages, la curiosité constamment suscitée de savoir, de trouver la réponse à une phrase posée comme une promesse de développement à venir, d’histoire à savourer, le besoin presque de connaitre ce que tu réserves à certains par la suite.
Accrochée donc, un bon livre "en main" dont je suis frustrée de ne pas pouvoir le lire d’une traite (chose que je fais en général quand un livre m’accroche, quitte à y passer la nuit).
Merci
Quand c’est bien fait, j’aime toujours le principe : ces vies qui se croisent, on s’attarde plus longuement sur une, on la quitte un instant pour approfondir une autre, deux s’entrecroisent plus particulièrement, entrent en interaction, peu à peu tous les personnages prennent de l’épaisseur, on s’intéresse à leurs histoires.
Les difficultés sont multiples.
De dosage d’abord, ne pas quitter trop longtemps un des personnages phare, au risque que le lecteur survole les autres passages pour le retrouver, et donc trouver la bonne dose d’intérêt pour chaque personnage, c’est parfaitement réussi ici. Chacun a une histoire assez fouillée pour qu'on puisse en quitter un et plonger dans la lecture d'un autre sans s'impatienter.
Autre écueil, caractériser suffisamment chacun pour le simple prénom suffise à le retrouver instantanément sans besoin d’un retour en arrière, ici je l’ai ressenti une seule fois, peut-être la faute au fait de lire en plusieurs jours, mais je signale quand même : l’acteur, il a fallu que je remonte voir qui c’était, je ne m’en souvenais plus, mais son histoire est peu creusée et il n’a pas de prénom, c’est peut-être pourquoi, aussi.
Enfin, dernier obstacle à la réussite d’un texte de ce genre, l’enchaînement ou l’emboîtement des scènes, la fluidité et le liant, impeccables ici.
Et puis riche idée que le bar comme lieu commun qui centralise tout et créé les interactions.
Dans ce dernier passage mention spéciale à la manière de quitter de la femme de Georges, un must d'inventité, de cruauté et de drôlerie noire.
Et sinon il y a l’écriture, la manière, la puissance de certaines scènes, parfois hypnotiques, la force d’attraction de certains des personnages, la curiosité constamment suscitée de savoir, de trouver la réponse à une phrase posée comme une promesse de développement à venir, d’histoire à savourer, le besoin presque de connaitre ce que tu réserves à certains par la suite.
Accrochée donc, un bon livre "en main" dont je suis frustrée de ne pas pouvoir le lire d’une traite (chose que je fais en général quand un livre m’accroche, quitte à y passer la nuit).
Merci
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: Printemps pourri
Appartenant au clan des "suicidaires" et des "fragiles" que tu évoques dans le fil des débats, je pense quand même que ça va le faire pour achever la lecture de ce que tu nous pondras dans les prochaines semaines.
Je partage cet avis que c'est un "état d'esprit" ou, plus banalement, la manière dont on raconte une histoire qui en fait la force. Les thèmes les plus simples peuvent être admirablement mis en mots, comme les trucs les plus tarabiscotés peuvent être foireux dépendant de la qualité de l'écriture.
Pour Grieg, la qualité de la plume est là.
Comme on n'est pas sur VE pour se louanger à grand renfort de passage de pommade dans le dos, je mets ce bémol : j'ai de plus en plus envie de continuer ma lecture, de pousuivre l'aventure. J'ai, cependant, pas kiffé d'entrée de jeu.
Caroline, bon personnage, bien planté. Lila, je la "re"sens pas encore, même si on la suit depuis plus longtemps : j'ai pas encore l'empathie pour elle que je devrais avoir. Je te sens bien parti sur ta lancée. J'aime l'idée du café comme point de ralliement de toutes ces solitudes réunies autour d'un verre (ou pas) et dont les existences, hors les murs du bar, se révèlent au lecteur. Il y a la vie du jour, la vie de la nuit, il y a un mélange des deux qui se dessine. Il y a les drames intimes, personnels, qui résonnent au point qu'ils vont aller frapper du côté de l'univers tout entier. Les non-dits qui feront office de révélations, qui déferont et noueront de nouveaux liens. Un gros truc qui se prépare, en somme.
Voilà, Grieg ! Rendez-vous est pris pour la suite de cette aventure qui, en un mot comme en cent, tient vachement bien la route !
Je partage cet avis que c'est un "état d'esprit" ou, plus banalement, la manière dont on raconte une histoire qui en fait la force. Les thèmes les plus simples peuvent être admirablement mis en mots, comme les trucs les plus tarabiscotés peuvent être foireux dépendant de la qualité de l'écriture.
Pour Grieg, la qualité de la plume est là.
Comme on n'est pas sur VE pour se louanger à grand renfort de passage de pommade dans le dos, je mets ce bémol : j'ai de plus en plus envie de continuer ma lecture, de pousuivre l'aventure. J'ai, cependant, pas kiffé d'entrée de jeu.
Caroline, bon personnage, bien planté. Lila, je la "re"sens pas encore, même si on la suit depuis plus longtemps : j'ai pas encore l'empathie pour elle que je devrais avoir. Je te sens bien parti sur ta lancée. J'aime l'idée du café comme point de ralliement de toutes ces solitudes réunies autour d'un verre (ou pas) et dont les existences, hors les murs du bar, se révèlent au lecteur. Il y a la vie du jour, la vie de la nuit, il y a un mélange des deux qui se dessine. Il y a les drames intimes, personnels, qui résonnent au point qu'ils vont aller frapper du côté de l'univers tout entier. Les non-dits qui feront office de révélations, qui déferont et noueront de nouveaux liens. Un gros truc qui se prépare, en somme.
Voilà, Grieg ! Rendez-vous est pris pour la suite de cette aventure qui, en un mot comme en cent, tient vachement bien la route !
Lucy- Nombre de messages : 3411
Age : 47
Date d'inscription : 31/03/2008
Re: Printemps pourri
Autant j'ai aimé le texte originel, court pêchu, qui se suffisait, autant la suite m'a pas fait frétiller. C'est un avis personnel, j'ai pas réussit à m'accrocher, j'ai trouvé l’intérêt l'enthousiasme de la narration plutôt inégale.
J'ai hésité, je pense pas que mon avis ai un intérêt, et je n'ai pas le temps d'entrer dans une annalyse poussé du texte.
J'ai hésité, je pense pas que mon avis ai un intérêt, et je n'ai pas le temps d'entrer dans une annalyse poussé du texte.
Re : Printemps pourri (1)
Style nerveux comme le contenu. Parfaitement réussi. Mais pas trop d'accord avec la fellation sur le palier. Cela me paraît provocant, artificiel, amené trop vite, donc injustifié... Scène racolleuse pour le lecteur. Excuse-moi pour mon jugement radical. Alors que la forme est efficace et maîtrisée. Dommage pour le reste.
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: Printemps pourri
***
17h30. Georges est très en retard. Grégoire n’a jamais attendu quelqu’un aussi longtemps. Il s’est toujours fixé une attente maximale de 20 minutes, quelle que soit l’importance de son rendez-vous. Là, il n’a plus le choix. Il repense à ses belles règles, ses codes de conduite. Fumisteries. Coquetteries. Règles de nantis. Rien à voir avec la vraie vie.
Le bar est vide, René à la cuisine, Jeanne passe un chiffon sur la machine à café.
Toujours deux heures sur l’horloge immobile. Matin, après-midi ? Il se pose la question pour la première fois. Le bar n’a jamais existé pour lui autrement que la nuit.
Là, il se sent un peu comme dans un bistrot de province, le café de la gare d’un bled perdu, à peine desservie. Il ne serait pas étonné de voir, en se penchant à la vitrine, une longue allée de platanes, droite et toute en perspective, s’enfuir dans la grisaille vers un centre-ville improbable.
Jeanne s’assoit face à lui, pas tout à fait attablée, un peu de côté, discrète.
- tu bosses pas aujourd’hui ?
- Non, je fais un petit break.
- T’as bien raison, ça fait du bien, parfois… Ah ! si je pouvais…
Elle se lève en frottant son chiffon sur le coin de la table, René passe la tête hors de la cuisine.
- Tu sais pas avec qui on a déjeuné, à midi ?
- Si…
- Aaah ! il y a des coïncidences parfois.
Et de regarder Jeanne qui secoue la tête d’un air entendu.
Grégoire a une envie irrésistible d’alcool, d’ivresse rédemptrice, de chaos éthylique salvateur.
La porte s’ouvre sur Georges qui s’excuse déjà.
- Désolé, désolé, j’ai pas pu venir avant, t’as pas attendu trop longtemps ?
- Non, c’est bon ! Pas de soucis ! Alors ?
- Ça va devrait être bon ! ça sera peut-être un peu plus que prévu…
- Temps ou argent ?
- Argent !
- Combien ?
- Je ne sais pas encore, on verra, raisonnable en tout cas, j’ai dit au mec que t’étais un pote, il ne va pas trop te charger… Par contre les fafs ; nickels, du pur, du véritable, pas d’embrouille, cent pour cent authentique, même ta mère verrait pas la différence !
- J’peux choisir un nom ?
- Ouais, bien sûr ! Et tu veux quoi comme gueule, Brad Pitt ? Une bite plus grosse ? Jeanne ! tu nous envoie deux demis bien serrés !
Jeanne est déjà en route, deux demis sur le comptoir, une assiette de cacahuètes à la main.
- T’as fini avec Caro, hier ?
Grégoire ne répond rien. Ni le moment, ni la personne. Georges poursuit :
- Elle a un visage particulier, mais qu’est-ce qu’elle est belle ! Pas conne en plus. J’ai passé une soirée avec elle l’autre soir…
Grégoire n’écoute déjà plus. Il pense à ses papiers, un nouveau nom, une nouvelle vie. Il faudrait qu’il pense à noter ses bonnes résolutions. Il vide son verre sans même s’en rendre compte. Georges continue à lui parler avec force. Sa main a accroché son avant-bras, penché sur la table, entre les verres vides, sa bouche est à quelques centimètres de son oreille droite, confession.
Il éclate de rire, Grégoire sourit.
- Tu peux pas savoir ce que ça m’a fait… Et, le gros con qu’étais avec Lila quand j’me suis barré hier soir, tu le connais?
- Depardieu ?
- Ouais, ouais ! C’est ça ! la grande gueule sans fond… La semaine dernière, il m’avait gonflé toute une soirée… Et j’ouvre ma gueule tout le temps… Et je sais tout… Et les autres sont des cons… Ses grosses pognes qui se trimballent sur tous les bouts de chairs des gonzesses du bar, son rire comme un tonneau qui roule... Moi, j’étais un peu parti. Tu me connais, j’suis pas du genre à chercher les histoires, mais là, il m’avait gavé, j’avais beau me casser plus loin, sa voix était toujours là, étalée partout, à me poursuivre… Je n’entendais que lui… Tu sais ce que j’ai fait ?
- Non ?
- Note que j’étais vraiment bourré quand même… à un moment, je suis allé le voir, je lui ai posé la main sur l’épaule et je lui ai demandé : Tu veux tirer un coup rapide … Il m’a regardé, inquiet… Pas avec toi !… Ahh,ahh… Rire énorme… Non, Je lui ai répondu. Mais tu vois la petite qu’est entrée aux toilettes… il a tourné la tête, intéressé. Viens ! j’vais te brancher, t’as des capotes ? Il m’a suivi aux chiottes ce con… On est entré là-dedans, il n’y avait personne, quand il s’est retourné vers moi, et je lui ai braqué mon 44 juste sous le menton.
- Non !
- Si ! Je sais j’ai un peu déconné, mais j’en pouvais vraiment plus.
- Qu’est-ce que tu lui as fait ?
- Rien ! T’aurai vu sa gueule, je l’ai maté un peu dans ses gros yeux et puis j’me suis tiré… Il est resté longtemps là-dedans, et puis il est sorti et il est parti, sans rien dire, il a même pas payé… René faisait des bonds… Il fallait que je dégage aussi, juste au cas où il lui aurait pris l’envie de prévenir les flics ou de revenir avec des potes…Voilà.
- Et après ?
- Rien, je l’ai revu hier pour la première fois…
- Et t’as toujours un pétard sur toi ?
- Ben là, je l’oublie un peu à la maison, on sait jamais, faut que ça se calme un peu…
- Tu peux m’en trouver un ?
- Quoi ? un pétard ?
- Ouais !
- Ça peut s’faire…
Grégoire tremble légèrement. Georges change de ton, d’attitude, les affaires, pas de questions, des dates, des sommes d’argent, Georges s’anime comme un vendeur de voiture. Vous avez de la chance, c’est la dernière…
Grégoire boit bières sur bières, il pense à Caroline, à Lila. Elles seront là ce soir, il en est persuadé. Il sait aussi que ce sera sa dernière nuit ici. Il pense à la bouteille, aux cheveux de Lila, à son visage penché qui regarde le verre s’emplir.
L’affaire conclue, Georges est passé à autre chose, des projets, une invitation, une soirée incroyable. Son bras se lève régulièrement pour commander les bières. Le bar s’anime.
L’acteur est au comptoir. Seul.
Grégoire sait qu’il doit partir, s’enfuir de là, un temps, revenir plus tard, quand tous seront installés. Trop tôt, il est beaucoup trop tôt. Les bières ont ankylosé son palais, anesthésié ses sens.
Il n’entend pas Georges tout de suite.
- Excuse-moi ! J’étais ailleurs ! Tu disais quoi ?
- Elle arrive !
- Qui ?
- Caroline ! Elle m’a dit qu’elle s’occupe d’appeler Lila. On a qu’à les emmener à côté, Je connais un petit restau sympa, pas loin d’ici, bonne bouffe, bonne clientèle, sympa et ça évite les voyages.
- Ouais …
Grégoire lutte pour sortir de sa torpeur. Caroline, deux soirs de suite. Il a toujours vécu longtemps avec des femmes parce qu’au bout de deux jours, il ne sait plus partir. Un drame. Son drame. Caroline avait la veille passé l’épreuve ultime : il n’avait pas ressenti cet accablant sentiment d’ennui après lui avoir fait l’amour. Il s’était senti bien près d’elle.
Il aime bien Caroline.
Mais ce soir, il veut se faire baiser par Lila, petit souffle de fraîcheur.
Pas d’histoire maintenant, trop tard. Des frissons, rien que des sensations.
Grégoire n’aperçoit Caroline qu’au moment où l’acteur l’enserre dans ses bras. Collé à elle, il recule son visage aussi loin que possible comme pour mieux la voir - vieille habitude de fringant ivrogne dont la gueule pue mille mort. Caroline écarte doucement les mains posées sur sa chute de rein. Elle lui glisse deux, trois mots à l’oreille, rit gentiment, se détache délicatement.
L’acteur est aux anges, il lève le pouce et cligne de l’œil en direction de Grégoire. Complices. Caroline embrasse déjà Georges, elle se tourne vers Grégoire et, au-dessus de la table, dépose un léger baiser sur sa joue.
L’acteur l’a suivie, s’est rapproché d’elle, il pose les mains sur ses hanches. Discours flatteur et nostalgique, évocations viriles de prouesses passées : il aurait fait de Caroline une déesse du temps de sa grandeur. Grégoire regarde les doigts dessiner les contours admirables de la taille de Caroline, quelques images de son corps glissant sur la table de son salon soufflent les brumes de son esprit. Une parole, un sourire, une situation, un rien, et il pourrait bien envisager de vouloir passer du temps avec elle…
Non, pas deux fois, il doit s’arrêter là où il lui faudra recommencer à vivre encore.
- Elle est où la bouteille ?
Lila surgit comme une furie au-dessus des épaules de l’acteur, tout sourire, pétillante, les yeux pleins de vie et de promesses d’ailleurs. Grégoire décide que Georges a raison, qu’il ne faut pas partir trop loin d’ici, vite, ne pas donner à l’ennui l’occasion de s’engouffrer dans trop d’espace et de temps.
Il se lève.
- Allez ! on va bouffer…
Il entraîne les autres à sa suite, quelques discussions, la porte s’ouvre sur la nuit trop fraîche. Georges prend la tête du cortège. Derrière lui, les deux filles se tiennent par les épaules, Caroline légèrement penchée. Elles marchent à la même allure. Grégoire pense à un film de Laurel et Hardy, sautillant pour régler leurs pas l’un sur l’autre.
Le restaurant n’est pas loin. Georges disparait déjà entre les lourds rideaux rouges de l’entrée du restaurant. Le barman le salue chaleureusement, embrasse Lila, accorde un hochement de tête poli à Grégoire et Caroline.
La salle est moitié vide.
Les murs, comme blanchis à la chaux, les tables sans nappes, disséminées de façon anarchique, donnent à l’endroit une aura de terrasse de café marocain. Tanger. Un serveur les invite à s’installer. Pas de menus. L’ardoise au mur donne les quelques plats que le chef propose.
Lila est assise face à Grégoire.
- On n’a toujours pas bu notre bouteille
- Toujours pas !…Tout à l’heure !
- Tout à l’heure ! Elle sourit. Promesse.
Caroline tourne la tête vers l’ardoise. Georges veut savoir de quelle bouteille il s’agit.
La conversation court quelques minutes et le serveur vient prendre commande. Les bouteilles de vins posées, Grégoire entreprend de remplir les verres de chacun.
Lila propose un toast. Ses yeux brillent, ses longs cheveux noirs soulignent la beauté claire de son visage, lune sans étoiles. Son rire fuse. La plupart des hommes dans la salle tentent vainement de ne pas l’observer. Ils parlent de René et Jeanne, des habitués du bar, de racisme, de voyages…
À la deuxième bouteille Georges défend passionnément un film : « irréversible ». Seule Caroline répond encore, les autres écoutent distraitement. Grégoire observe Lila.
- Tu vois ! c’est une putain de gifle aux voyeurs qui voulaient voir Monica Bellucci dans une scène de sexe, et j’y étais allé pour ça… Mais voilà, tu ressors la queue entre les jambes, l’amertume au cœur et la bile aux lèvres. C’est un viol que ce mec te montre, un vrai, pas un de ces baisages forcés chorégraphiés qu’on nous montre d’habitude dans les films, qui font gonfler le sexe des moins pervers. Non. Un viol vrai, sans lubrifiant, un viol qui fait mal, qui saigne, qui instille la honte en toi, qui fait pas envie… Une leçon d’inhumanité.
- Et tu crois que c’est nécessaire de montrer ça !
- Nécessaire ? non ! Utile ? je sais pas ! simplement, je sais que, personnellement, ça m’a donné une leçon… En plus le film était beau, esthétiquement beau, même si le symbolisme est un peu appuyé. C’est de l’art, à mon avis, différent, je te l’accorde… J’commence à parler comme un connard là, non ?
- Ça va encore !… Et les références à Kubrick, un peu surfait, non ?
- Non, ou plutôt oui, mais tout est surfait dans ce film, surtout le bonheur, comme un conte de fée, seule l'horreur est réaliste… Et Kubrick, pourquoi pas ! D’abord c’est plus un hommage que des références, ensuite, t’as de l’ « Orange mécanique » mais t’as aussi du « Eyes wide shut », la violence absurde de l’un, l’esthétique féerique de l’autre…
- Tu vas pas oser comparer quand même !
- Pourquoi pas ! T’es déjà allée dans une boîte à partouze ? ou même une soirée privée !
- J’ai lu Houellebecq et Yann Moix.
- Houellebecq, rien à dire, mais Moix c’est à une partouze interne qu’il nous convie, une partie de baise entre des pensées débiles. Moix est un clown provocateur dont personne ne comprend l’humour, même pas lui… En attendant, ça m’étonnerait que dans la réalité ce soit comme dans le château de conte de fée à peine pour adultes du film de Kubrick.
- Bon d’accord ! mais pour revenir sur les symboles, c’est quand même moins grossièrement simpliste que chez…
Lila intervient :
- Moi, je suis jamais allée dans une boîte à touze, c’est comment ?
Elle semble sortir d’un long sommeil. Georges recale ses fesses sur son siège et commande une autre bouteille.
- alors ! C’est comment ? Caroline, t’y es déjà allée toi ?
- Non.
- Grégoire ?
- Une ou deux fois.
- Georges ?
- Non.
- Alors ! c’est comment ? Greg, raconte !
- Ça se raconte pas !
- Allez ! raconte ! Raconte !
- J’imagine même pas ce que ça peut être, dit Caroline. Allez ! Raconte !
- Ça se raconte pas ! Ça se vit !
Caroline fixe Grégoire, la bouche de Lila se fige dans un demi-sourire.
- Chiche !
Georges ressert tout le monde.
- On finit la bouteille.
- Quoi ! il y a pas à boire dans les boîtes à touze ? lance Lila, trop fort.
Le restaurant s’est rempli. Les clients sont tous retournés sur Lila, debout, prête à partir.
- Quoi ? Crie-t-elle à l’assemblée, vous voulez venir ?
Grégoire se lève pour payer.
Un homme sort de derrière le comptoir et accroche Lila.
- Tu restes là, Lila !
Grégoire veut intervenir.
- laisse ! lui dit-elle. Sortez, je vous rejoins. Allez ! Sortez !
Ils sortent, sans bien comprendre, inquiets. Georges voudrait retourner la chercher mais Lila est déjà à la porte. Elle regarde les autres, les yeux rouges de colère, les cheveux en bataille.
- c’était mon Oncle ! Allez, on y va ! T’as une voiture Grégoire ?
- Non !
Caroline a la sienne, elle sort les clefs, prend le bras de Lila et l’entraîne dans la rue. Le froid les surprend tout à coup. Ils n’échangent pas un mot durant tout le trajet. Lila renifle régulièrement.
Dans la voiture, lle pose sa tête sur l’épaule de Georges tandis que Grégoire indique la route à Caroline.
Ils tournent longtemps sur le boulevard devant la boîte. Pas de place. Grégoire demande à Lila si elle ne préférerait pas renoncer. Elle secoue la tête vivement.
Après une demi-heure, ils sortent enfin de la voiture, dégrisés, sans joie ni enthousiasme.
Ils se présentent à la caméra de surveillance devant une porte cramoisie, sonnent.
Longues secondes…
Une hôtesse court vêtue, bas et porte-jarretelles, jolie, leur souhaite la bienvenue.
Au bout du long couloir feutré, ils peuvent distinguer un bar, deux couples en discussion avec un barman chauve, branché.
Ils suivent l’hôtesse jusqu’au vestiaire.
A droite une dizaine de tables rondes encerclent une piste de danse qu’une boule à facettes mouchète. Quelques couples dansent sur un standard disco.
Plus loin, surplombant la piste de danse, des box abritent une dizaine de clients. Personne ne semble avoir noté l’arrivée des nouveaux venus. Lila observe tout avec curiosité.
- c’est bizarre, quand même ! On dirait une boîte de banlieue un lundi soir.
- Tu vois les escaliers, après le bar, ça commence vraiment là.
- On y va !… j’ai un nœud dans le ventre.
Caroline et Georges s’installent dans de confortables fauteuils près du bar. Grégoire prend Lila par la taille et l’invite à les rejoindre.
Il passe au bar et commande un verre pour chacun. Comme la première fois, il sent la tension comprimer son ventre, une excitation mentale sans véritable excitation physique.
Les cinq fois qu’il est venu là, il n’est jamais passé à l’acte. Chaque fois, il a voulu réessayer, chaque fois, il a échoué. Rien. Physiquement inerte. Pourtant, l’idée l’excite, un véritable fantasme.
Il sait, en fin de compte, que son plaisir est un peu différent, un plaisir de voyeur avec des érections différées. Il emmagasine les images, se crée une bibliothèque de situations pour plus tard. Jamais il n’en a parlé à ses différentes partenaires et, quand elles arrivaient à se détendre assez pour apprécier le lieu, ce qui arriva trois fois, elles étaient déçues par sa réaction et coupaient court à leurs ébats, pensant qu’il ne se sentait pas bien. Mais, surtout, il trouve que tout cela était un peu glauque. Loin les masques vénitiens, les marbres, les profonds fauteuils de cuir noirs et les marqueteries d’époque, loin l’esthétique, la beauté, un autre monde, notre monde.
Comme il leur apporte leurs cocktails, il s’aperçoit que les trois autres sont comme pétrifiés. Caroline a les yeux fixés sur lui, Georges l’air d’un adolescent pris en faute, seule Lila est toujours pleine de vie et ses yeux courent d’un couple à l’autre, épient le geste tendancieux, l’attitude provocatrice.
Grégoire s’assoit dans le fauteuil libre, Georges reprend consistance, se compose une attitude blasée et ironique. Il plaisante avec les filles, propose à Lila une danse qu’elle décline. Ils boivent leur long drink en parlant des couples attablés.
Une femme au bar descend de son tabouret et se dirige vers les escaliers, suivie de près par l’homme qui l’accompagne. La quarantaine, encore jolie, elle porte une robe courte en lamé qui ne laisse deviner aucun sous-vêtement. Lila la suit des yeux.
- Bon ! qu’est-ce qu’on fait ? On y va ? Greg ?
- Si tu veux ! Vous venez ?
- J’arrive !
Caroline ne dit rien, elle se lève comme un automate, prend le bras de Grégoire et avance vers les escaliers.
Il songe, tout à coup, qu’aucun d’entre eux n’est vraiment habillé pour la circonstance. Il est même étonné qu’on les ait laissé entrer comme ça. La silhouette de Caroline et la beauté de Lila.
Ils montent les marches pas à pas. Caroline tremble un peu.
En haut, ils laissent sur leur droite deux portes closes, une étrange composition de mannequins enchevêtrés et s’engagent dans le couloir sombre et rouge.
Lila est passée devant. Elle tourne la tête de droite à gauche, de chaque côté du couloir, dans la succession de box aménagés de lits qui occupent tout l’espace. Elle s’arrête devant un couple au repos, blancs sur la couche sombre de la stalle, l’homme tend doucement la main vers elle, elle passe son chemin.
Des silhouettes blanches, regroupées tout au fond, font cercle autour d’un lit, Lila se dirige vers elles.
Là, cinq ou six personnes, habillées regardent deux couples faire l’amour.
Les deux femmes nues, sur le dos, se caressent et s’embrassent tandis que les hommes les pénètrent lentement, concentrés. Un des spectateurs, sans lâcher la main de l’amie qui l’accompagne, s’assoit sur le lit près d’une des deux amantes, un autre s’allonge à l’opposé, sur le côté, sur un coude, son visage est tout près, un peu au-dessus, de celui d’une des femmes, elle se tourne vers lui, leurs yeux se rencontrent.
L’homme assoit avance une main sur le ventre de la première, progresse centimètres par centimètres vers l’auréole brune des seins blancs, la femme observe son amant qui suit l’ascension sensuelle, s’arc-boute, tendue, s’offre tout à fait, à la main étrangère.
Lila s’est posée à la droite d’un des deux amants. Elle ne bouge pas quelques instants. Elle sent une main effleurer la base de son dos. A son tour, elle glisse son bras le long de son corps, caresse la jambe de l’homme près d’elle. Tous les spectateurs se rapprochent imperceptiblement de la scène, d’autres mains se posent d’autres corps, le rythme des pénétrations s’accélère graduellement, les deux femmes ne s’embrassent plus.
Les halètements emplissent tout l’espace. Lila empoigne à travers le pantalon le sexe de l’homme à sa gauche.
Elle regarde derrière elle, cherche ses amis, les aperçoit, murmure un désolée et quitte la scène et l’homme en souriant.
- Ça craint quand même ! lance-t-elle à Grégoire en s’avançant vers la sortie.
Sans un mot, tous trois la suivent, dévalent les escaliers, retour au vestiaire, Grégoire paye l’hôtesse. Ils sortent ensemble sur le boulevard transi. Caroline penche la tête en arrière, les yeux tournés vers le ciel, sa bouche engouffre tout l’air que ses poumons peuvent contenir et l’expire en un cri strident et rauque.
- J’en pouvais plus ! Bordeeel! Merci Lila ! J’allais tourner de l’œil, vomir, hurler, et en même temps, je pouvais pas bouger. T’as vu comme ils sont laids, c’était sinistre.
Ils marchent vers la voiture, la conversation s’anime, chacun sort sa petite phrase, le détail à évoquer, de grands éclats de voix ponctués de grognements gutturaux dégoûtés, les rires. Sans s’être concertés, ils savent où ils vont, la soirée a repris du rythme, ils sont réanimés, vivants et prêts à continuer, recommencer, ils sentent de nouveau l’alcool, ils parlent de la boîte, des gens, de tout, de rien.
- Je suis déçue, merde ! déçue ! dit Caroline.
- Et ouais, bonne démonstration de ce que je disais tout à l’heure ! surenchérit Georges. Je me serais bien fait sucer quand même ! Lila ! T’as pas été très cool !
- Désolée ! J’ai même pas pensé à toi !
- Non ! c’est pas ce que je voulais dire ! Georges semble légèrement gêné, il déglutit. J’parlais du mec à côté de toi, il doit être vert.
- Quel mec ? J’ai vu que des ombres.
- Vous savez comment je me sens, là ? Dit Caroline. Je sais pas pourquoi ça me fait penser à ça mais ça me rappelle ma première manif, j’étais excitée comme une puce, je participais à une révolte, mon cœur battait comme un fou, j’aimais tout le monde même si je criais la haine avec mes potes… Et puis on est passé à côté du cordon de sécurité de la C.G.T., mon père est communiste, c’était les miens quoi ! Dans l’enthousiasme, je voulais les rejoindre… Et ces connards m’ont viré d’abord, il y en a un qui m’a poussée en me criant dégage ! Et deux gros mecs ont commencé à m’entreprendre, leurs grosses langues comme celles de serpents, ils m’ont insulté, les pires trucs que j’avais jamais entendu, j’avais quinze ans bordel, toute maigre, même pas de seins, et eux me parlaient de branlette espagnole, de pastille à perforer. Ce soir-là, j’ai même pas osé en parler à mon père, j’avais un truc cassé, un truc qui marchait plus…
- T’es devenu trotskiste ! plaisante Grégoire.
- Comment tu sais ?
Ils continuent à rouler, automatiquement, vers chez Jeanne et René, chacun raconte son histoire. Ils sont tous d’accord, raccords, osmose du vide. Grégoire ne dit plus rien. Il voudrait ajouter sa petite anecdote mais à quoi bon. Il pense à ses désillusions, si proches des leurs, ses années de lycées, les utopies déchirées, les idéalistes mesquins qu’il a rencontrés. Malgré tout, il se sent tristement bien. Il a dépassé tout ça. Il a oublié et appris à se taire.
Ils sont garés devant le café
Lila et Georges ouvrent déjà la porte.
Caroline lui pose la main sur l’épaule, légère.
- Tu penses à quoi, là ? demande Caroline.
- A rien ! On y va !
- Tu sais, tu ne me dois rien, je veux dire, toi et moi, tu sais, c’est sans obligation, enfin…
- Je sais, Caroline.
Il l’embrasse. Ils se serrent fort et restent immobile, un temps, qui se perd…
Quand ils entrent à leur tour dans le bar, ils sont accueillis par des un tonnerre de cris aigus, Depardieu est sur Georges, les genoux de chaque côté de son torse, il lui cogne la tête de toutes ses forces sur le carrelage maculé de mégots.
Grégoire met quelque temps à réagir, Lila moins, elle saisit une bouteille derrière le comptoir et fracasse le crâne de l’assaillant hystérique.
Il s’écroule.
Georges se relève avec peine.
La bouteille brisée, Lila, continue à frapper l’homme dont la peau se déchire sous les coups tranchants.
René appelle les flics.
Georges regarde Lila sans rien dire.
Grégoire se précipite sur elle, il stoppe un dernier coup, lui prend le tesson ensanglanté, l’emprisonne dans ses bras. Elle tente de se dégager. Se calme doucement et chuchote en pleurant.
- Et je sais même pas où dormir ce soir. J’suis grillée partout…
Georges hurle.
- T’es débile, ma fille ! Mais qu’est-ce que t’as foutu ! T’es complètement allumée ! Putain, on est dans la merde, dans la merde… Moi je me casse, j’ai rien à voir avec ça ! je me casse…
Il ouvre la porte, disparait. Grégoire regarde René au téléphone. Il se tourne vers Caroline.
- J’emmène Lila… Tu fais quoi toi ?
- J’sais pas, j’sais plus là !
- J’emmène Lila ! Toi, tu devrais rentrer chez toi !
- Non, j’reste avec vous, j’reste avec vous !
- T’engage pas là-dedans !
- J’reste ! Vite ! Il faut qu’on parte !
Ils sortent tous les trois dans la rue, René crie au téléphone.
Ils reprennent la voiture et partent dans la nuit.
grieg- Nombre de messages : 6156
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Re: Printemps pourri
Entre chien et loup
Lila dort enfin. Grégoire a posé sa tête sur les jambes de Caroline. Il lui explique pourquoi elle doit partir et les laisser tous les deux, Lila et lui. Il lui dit aussi qu’il essayera de savoir si les blessures de l’autre sont graves, que si elles ne le sont pas il convaincra Lila de retourner chez elle et d’attendre les flics. Il se veut rassurant. Caroline caresse ses cheveux, l’alcool a fait place à un abrutissement douloureux.
- Et s’il est mort ?
***
Georges est devant son ordinateur.
Seul.
Il ne dormira pas.
***
Grégoire se lève, va dans le couloir, la salle de bain. Sa boîte de Lexomil est presque vide, il en a donné quelques-uns à Lila et un Mogadon pour qu’elle puisse trouver dormir.
Il en avale un.
Il lui en faudrait au moins trois pour décompresser vraiment, mais il préfère les garder pour Lila, au cas où.
Il regarde son visage dans la glace. Mister Hyde, il aurait préféré Dracula…
Il est mort… Grégoire a eu le temps de voir sa trachée plus que déchirée, le trou béant, le sang dans la bouche, les quelques bulles exploser et plus rien, qu’un sang noir et compact qui s’étalait sur les blessures rouges et blanches du visage lacéré.
Grégoire n’est plus seul. Il n’est pas certain d’avoir envie de partager tout ça avec quelqu’un, mais c’est un fait, il se sent moins seul.
Caroline, par contre est un problème. Il l’apprécie de plus en plus, il aime son intelligence, son corps, son visage aussi, malgré tout. Elle est proche de lui, semblable, même esprit, même origine, même présent. Peut-il foutre en l’air son avenir ?
Il pense à Georges. Il n’a pas eu tort de partir. Il lui en veut un peu, mais il comprend. Par contre il sait qu’il n’obtiendra plus les papiers ni le flingue. Il n’a même pas son numéro de téléphone, il ne connait pas son nom. René et Jeanne sont les seuls qui le rattachent à lui, voie sans issue.
Il retourne dans le salon.
- Dis-moi, Caro, Georges t’a téléphoné tout à l’heure ? T’as son numéro en mémoire ?
- Masqué…
Sans issue.
- Tu connais son nom ?
- Non, je sais qu’il n’habite pas loin du bar !
- Trop dangereux.
Dangereux… Grégoire réalise tout à coup que les flics peuvent trouver son adresse avec les nombreux paiements par cartes émis du bar. Ils ne vont pas tarder. Il faut partir vite.
Et l’argent…
Tout son argent va être bloqué. Il s’était préparé un départ discret et confortable et là, il se retrouve pauvre et interdit d’aéroport. Il ne veut pas partir comme ça. Mais il ne peut pas abandonner Lila.
S’il la cachait quelque part et qu’il se rendait au commissariat, ils le garderaient au moins en garde à vue, ils pourraient même l’inculper pour non-assistance à personne en danger ou complicité. Il s’en sortirait sûrement, mais après combien de temps. Grégoire n’a plus de temps. Il n’arrive plus à réfléchir, il n’a même plus de temps pour ça. Il faut partir maintenant. Trouver un distributeur de billet et tirer le maximum d’argent. Il pense à l’horloge du bar, divine horloge. Encore un mythe.
Il se tourne vers Caroline.
- On doit partir d’ici, maintenant !
- Quoi ?
- J’ai payé cent fois avec ma carte de crédit au bar, ils devraient déjà être là…
- Merde ! merde ! Là, il faut que tu laisses tomber… Grégoire, j’aime bien Lila, mais tu peux pas foutre ta vie en l’air comme ça, pour elle. Il faut que t’arrêtes. Tu l’aideras plus si tu lui trouves un bon avocat.
- Je ne peux pas…
- Quoi tu peux pas ? Ça veut dire quoi ça ?
- J’ai tué mon concierge il y a deux jours.
- T’as quoi ?
- J’ai assassiné mon concierge, le gardien de l’immeuble. Puis je l’ai mis dans le coffre de ma voiture et je l’ai jeté dans la Seine avec la bagnole. Tu comprends mieux pourquoi il faut que tu te casses, maintenant ? T’es en train de traîner avec une tueuse d’ivrogne et un assassin de concierge. Tu vois le scénario ?
Caroline reste muette. Elle regarde Grégoire s’activer, ramasser quelques affaires, tourner en rond comme s’il était en retard pour le boulot et ne trouvait pas ses clefs. Il disparait dans le couloir, elle entend une porte s’ouvrir, des gémissements, la douche, elle le voit réapparaître avec Lila dans les bras, ses longs cheveux noirs dégoulinent sur le parquet ciré.
Il pose Lila sur le canapé et la secoue.
- Lila ! il faut que tu m’écoutes ! fait un effort ! Il faut que tu te réveilles maintenant ! On doit partir ! Ecoute-moi ! Lila, les flics vont arriver. On n’a pas trente-six solutions. Soit tu restes là et tu les attends ! Ils t’embarquent et avec un bon avocat tu t’en sors avec six ans ! soit on bouge de là, maintenant !
Lila est inconsciente, il n’obtiendra rien comme ça. Il la hisse sur son dos, retourne dans la chambre tire la couette pour la tenir au chaud et se dirige vers la porte de l’entrée.
Caroline les rejoint près de l’ascenseur.
Les portes s’ouvrent.
- Et vous allez faire quoi maintenant ?
- Je l’emmène à Deauville !
- Tu plaisantes !
- Non ! On part à Deauville. Qu’est-ce que tu vas faire, toi ?
- Je sais pas ! Tu vas y aller comment !
- Avec ta voiture si tu me files les clefs…
- Je pars avec vous !
- Non !
- Je dirai que vous m’avez kidnappée… Au point où vous en êtes, ça ne changera pas grand-chose !
Grégoire réfléchit.
La porte s’ouvre. Au point où il en est…
Ils sortent de l’ascenseur, passent devant la loge. Il a envie de crier un bon coup. Une seule chose est sûre : le concierge n’y trouverait plus rien à redire.
Il dit à Caroline :
- Ecoute ! j’ai un coffre à Deauville, avec ce que j’ai mis dedans, je pourrai tenir un certain temps… Tu nous emmènes là-bas et après tu disparais de nos vies. Deal ?
- On pourra aller bouffer aux Vapeurs ?
Dimanche
Lila dort sur la banquette arrière.
Les yeux plissés par la fatigue et le soleil du matin, Grégoire conduit prudemment. Il regarde les panneaux défiler.
Bientôt arrivés.
Caroline n’a presque rien dit du voyage. Tant mieux. Ils ne sont pas arrêtés. Pour la première fois de sa vie, il a parcouru une distance supérieure à trente kilomètres sans faire une pause dans une station-service, son habitude, son plaisir. Il n’a pas pu, il fallait rouler, il le sentait.
Il a une autre raison.
Peu importe.
La voiture n’est pas très confortable, rouler en sentant la route vibrer dans son corps lui a semblé désagréable au début, il s’est habitué, doucement, pour, au bout de quelques temps, ne plus faire qu’un avec le moteur, la carrosserie, l’asphalte.
Il va devoir apprendre à se passer de pas mal de petits conforts. Sa vie a déjà changé.
Le soleil blanchit le ciel et les bords de route. La peur et l’angoisse sont sublimées par ce sentiment rare de n’avoir rien à perdre. Liberté, hasard. Il n’a pas ressenti ça depuis des lustres. Il s’est enterré, agréablement enterré. Il a vécu, bien vécu, comme la plupart des gens l’entendent. Mais il n’est pas la plupart. Pour lui, le bonheur file trop vite. Le plaisir ; un instant. Il aime que tout change tout le temps.
Il aurait voulu, comme tout le monde, fixer des instants à jamais mais n’a jamais réussi à profiter pleinement des plaisirs simples. Avoir eu, en une journée, un grand nombre de petits bonheurs ne signifie pas, pour lui, que la journée a été bonne. Il n’aime pas les souvenirs, déteste les photos. Il se dit parfois, en écoutant ses rares amis lui parler de leur déprime de trentenaire, qu’il a toujours connu ça. L’insatisfaction. Le vide. L’ennui. Il se souvient de la couverture d’une B.D de Lauzier sur laquelle un adolescent antipathique et boutonneux disait : « J’ai quinze ans et qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?… Rien. »
Et, quand Grégoire lut cette phrase la première fois, il ressentit le malaise de celui dont on se moque.
Il se fout en fait de n’avoir rien fait de sa vie, mais son problème est proche, ses sentiments similaires, éternel ado.
Ils quittent l’autoroute, roulent sur la nationale qui mène tout droit à la mer.
Deauville à gauche, Trouville à droite.
Grégoire pense aux inondations qui ont, en partie, détruit la ville quelques mois plus tôt. Il espère retrouver les restaurants qu’il aime.
Fatigue ou plaisir, ses poils se dressent sur ses avant-bras, il sent le frisson parcourir sa nuque, descendre le long de son dos.
La mer.
Au rond-point qui sépare les deux stations balnéaires, il hésite, consulte l’heure sur le tableau de bord.
Trop tôt pour Trouville.
Il a suffisamment fini ses nuits ici pour savoir qu’il ne trouverait de café ouvert, à cette heure, que dans le centre-ville de Deauville.
Il s’engage dans le rond-point vide, laisse la rivière sur la droite, tourne à gauche.
La ville dort.
Il gare la voiture sur une place. Un café ouvert, pas de terrasse, le temps, le ciel gris, dommage. Lila bouge un peu.
- Qu’est-ce qu’on fait ? chuchote-t-il.
- Tu veux la réveiller ?
- Non ! Pas vraiment mais on peut pas la laisser dans la voiture, sans chauffage, elle va geler. C’est trop tôt pour trouver un hôtel et puis j’avais envie d’aller au Flaubert, à Trouville.
- Tu veux passer la nuit ici ?
- Non, juste trouver un lit, une douche pour la journée. Décompresser un peu, plonger mon cul dans la mer avant d’aller à la banque et disparaître à jamais.
- Elle a l’air bien, là. J’ai pas envie qu’elle se réveille, mais je rêve d’un café croissant les jambes dépliées sous la table.
- On peut laisser le moteur allumé.
- Et si on nous la vole ?
Ils rient.
Le rire emplit leurs pensées, les submerge, les situations potentielles surgissent dans leur esprit, augmentent, la frénésie du fou rire qui s’installe, les plie en deux. Leurs visages se touchent, écarlates, les larmes aux yeux, le ventre douloureux, la respiration impossible, les sons grotesques, les mots longs, inarticulés, plaintes aiguës… Ils étouffent.
Lila ne bouge pas.
Ils ouvrent les portes de la voiture et se dirigent vers le café accueillant.
A peine assis, encore fébriles, les sourires figés sur les lèvres, Caroline murmure lentement.
- Ton concierge…Pourquoi ? Pourquoi tu l’as tué ?
Le sourire glisse imperceptiblement, les rides autour des yeux disparaissent, le regard de Grégoire se perd ailleurs. Le garçon vient prendre la commande. Pas l’endroit, pas le moment. Il lui racontera plus tard, il le lui dit, promet.
Le visage de Lila apparait à la porte, joliment affreux.
Elle les cherche, eux ou quelqu’un d’autre. Ses yeux parcourent le bar, les tables, elle semble perdue.
Grégoire se leve, il aime l’air de Lila quand elle l’aperçoit, une petite fille perdue dans un supermarché, Il lui ouvre la porte, elle se jette dans ses bras, pleure.
- Je me suis réveillée toute seule dans une voiture…
Grégoire pose la main sur ses cheveux, en désordre, pleins de nœuds, sensation désagréable. Il voudrait glisser ses doigts, caresser tendrement sa tête à travers la chevelure soyeuse.
Rien n’est jamais comme on veut.
Il apprécie la chaleur de son visage sur son torse, il voudrait rester là sans bouger.
Rien n’est jamais facile.
Il se décale légèrement pour passer un bras autour de ses épaules, la dirige vers la table, vers Caroline.
Le serveur apporte les cafés, il sourit à Lila, légèrement.
Caroline pose une main sur la joue de son amie. Réconfort. Ils restent un moment silencieux, commencent les libations, les paumes enveloppent les tasses fumantes, l’expression figée par le manque de sommeil, jumeaux déroutés. Ils ne disent rien, savourent ce délai délicieux, le temps passe immobile…
Puis Grégoire se leve, se dirige vers le bar, parle au serveur qui disparait quelques instants.
La patronne sort des cuisines, s’approche de lui, oreille tendue, il négocie, l’autre bouge la tête au rythme des mots, Grégoire tire une liasse de billets de sa poche arrière, un, deux, trois billets sur le comptoir.
Il se tourne vers les filles, s’approche d’elles.
- On va à la plage !
- Quelle plage ? Demande Lila.
Le rire de Caroline résonne haut et fort.
Grégoire lui explique où elle se trouve.
Ses doigts tentent de démêler quelques mèches de cheveux.
Lila, interdite, se laisse faire comme une enfant.
Le serveur apporte un thermos, un panier plein de brioches, de croissants, de jus d’orange, sucre, trois tasses…
Ils sortent ensemble.
Le soleil fait briller un toit.
Ils reprennent la voiture, la route, le rond-point, le pont sur la rivière.
Boutiques et restaurants s'alignent sur la rue de Trouville. Ils longent la rivière, passent les Vapeurs, s’avancent vers le Casino. La mer est là, grise et blanche, animée par le soleil et l’écume. La plage s’étend devant leurs yeux.
Lila ouvre frénétiquement la fenêtre de la voiture, se hisse au dehors, ses cheveux s’envolent, drapeau sans pays. Le parking est vide. Grégoire stoppe la voiture devant la longue jetée géante.
Lila est dehors déjà, elle court, la couette tendue par le vent au bout de ses bras, hissée.
Caroline prend le panier, le thermos. Grégoire sort, respire…
Il ouvre le coffre, l’inspecte, prend une couverture écossaise jetée là en vrac, referme le coffre… Caroline apparait, les yeux fermés, le visage tendu au ciel, au soleil, à la mer, elle est belle. Il voit Lila au loin rouler sur le sable, empêtrée dans la couette. Il sait, sans pouvoir l’entendre, qu’elle rit fort. Ses poumons, sa poitrine, l’air frais, les frissons, la fatigue, les vagues et les mouettes lointaines s’accordent en son corps, en tous ses sens aiguisés.
Il secoue la couverture, la porte à son nez, pas d’odeur d’essence, la dépose sur les épaules de Caroline qui ouvre les yeux.
- La petite va se faire mal ! dit-elle.
Ils sourient, montent sur la jetée, seuls au monde. Ils empruntent les escaliers pour descendre sur la plage, léger vertige, s’enfoncent dans le sable humide, avancent à longs pas vers Lila, étendue sur le sable, croix blanche au loin.
Ils la rejoignent.
- Comment on est là ? Vous êtes barjots tous les deux !
Grégoire installe la couverture. Caroline dépose le panier, arrange les tasses, ils s’assoient. Le café fume déjà dans la porcelaine blanche, leurs trois mains, en un même geste, enserrent les tasses soulevées près de leurs lèvres tendues. Le soleil encore froid étale leurs ombres sur la plage.
- Je sais pas pourquoi j’ai fait ça ! Enfin si, je sais pourquoi je lui ai foutu la bouteille dans la gueule, mais après… Non… Après, c’était autre chose. J’ai disjoncté. Je l’ai jamais aimé ce connard, ses mains énormes, sa voix, mais bon, pas au point de lui dépouiller la gueule… Vous savez comment il va, au fait ?
- Quand on est partis il avait pas l’air au mieux, répond Caroline, faudrait qu’on appelle René.
- …Ouais c’était autre chose ! Continue Lila. C’était pas pour Georges c’est sûr ! Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’étais au-dessus de lui et tout à coup j’ai vu ce porc… Et tout à coup, il représentait tous les odieux, tous ceux qui m’ont bouffé la vie… et je crois qu’il s’est pris vingt ans de colère dans la gueule… Pas de chance, hein ? Et vous savez quoi ? J’me suis senti bien, vraiment bien… Un peu démontée mais bien… Et là, j’me sens plus que bien, même si je comprends pas vraiment ce qu’on fout là, ce que vous foutez là !
Lila pleure. Grégoire attrape la couette, la secoue, s’assoit et la tire au-dessus de lui, la hisse au-dessus des trois têtes, Caroline en empoigne une extrémité et finit de les couvrir tout à fait, de couvrir Lila qui tremble. Un peu de sable tombe sur le panier. Il fait clair dans leur refuge improvisé mais c’est intime, presque drôle.
Lila rit.
- Qu’est-ce que vous foutez là ?
Grégoire sent qu’il était temps de partager, porté par la nuit blanche, le poids sur les paupières et l’esprit qui les traverse, la force d’une fatigue fébrile qui - et il pensa à Huxley - déchire les portes de la perception.
Il commence par expliquer à Lila qu’il pense que l’autre est mort, il en est persuadé même. Il est raisonnable au début de son discours et envisage avec elle toutes les issues, la fuite, la capitulation, et toutes leurs conséquences. Lila écoute sans bruit. Il lui raconte leur départ matinal et ses raisons…
Il ne sait pas par où commencer, hésite.
Il parle du cadavre dans son coffre. Le gardien de l’immeuble.
Il se tourne vers Caroline.
- Pourquoi ? J’ai pas la réponse. En fait j’en aurai plusieurs si j’avais eu le temps d’y penser… Un concours de circonstances… ça a commencé n’importe comment. C’était une fin de journée banale. J’étais resté vautré des heures dans mon canapé à penser que puisque je ne pouvais rien commencer, je ferais mieux d’en finir. J’étais pas bien, je suis comme ça souvent mais ça va pas très loin, tellement crevé. Pendant que mon corps prend tout mon temps à mourir, mon esprit lui est déjà dans les limbes, plein de colère, contre moi-même, contre le monde entier, je ruminais, une journée banale. Je pensais à ma voisine, une petite vieille décharnée qui avançait dans la vie, pliée, le visage irrémédiablement dirigé vers le sol, sans perspective.
Elle perdait un peu la boule.
Elle m’aimait bien aussi quand elle me reconnaissait.
J’allais lui faire des courses pour les gros trucs, la flotte, la litière du chat, toutes ces conneries qui pèsent. Je m’interdisais de lui apporter autre chose. J’avais décidé qu’il fallait qu’elle sorte, qu’elle aille se balader, qu’elle voit du monde, qu’elle continue à vivre un peu.
Je ne passais pas beaucoup de temps avec elle, mais j’étais satisfait de pouvoir contribuer à l’aider, d’être u petit bout de sa vie.
Je ne sais pas si je l’aimais bien, c’était au-delà des sentiments, de l’ordre du devoir…
Et je pensais à elle, ce jour-là parce que j’avais été témoin d’une scène déroutante…
C’était la veille au matin, j’étais sorti chercher le pain et revenais chez moi, sans penser à rien, ni bien ni mal, l’esprit vide, presque léger. Il y avait un attroupement dans le hall de l’immeuble, des cris. Le concierge était là, entouré de quelques locataires et il gueulait comme un forcené.
J’avais jamais aimé ce type, mais il faisait son boulot.
J’avais bien eu quelques altercations avec lui, mais rien de grave, à peine une bonne raison d’oublier ses étrennes, généralement il s’écrasait mollement dès qu’on haussait un peu le ton. C’était plus sa personnalité qui me rebutait que les petites remarques minables qu’il se plaisait à formuler constamment.
Ce jour-là, il était hors de lui, sa voix résonnait dans le hall, aiguë, crispante.
J’aurai voulu passer simplement et oublier tout ça, mais il bloquait la porte de l’ascenseur. J’ai bien pensé prendre l’escalier mais le courage me manquait…
Le concierge gueulait parce qu’une mare de pisse s’étalait dans la cabine de l’ascenseur. Il était fou furieux, écumant. Les gens autour de lui acquiesçaient, bons locataires, propres sur eux, révoltés par l’urine dégueulasse.
Bon c’est vrai c’est dégueulasse, mais ça me faisait sourire de penser qu’on pouvait rester des heures à pérorer sur une tâche de pisse alors qu’on ne pouvait rien faire sinon prendre une serpillière et un peu de javel.
Mais je ne voulais pas m’en mêler, j’effaçais mon petit sourire ironique histoire de ne pas attirer les foudres de quelqu’un et j’attendais qu’il se décide enfin à nettoyer la merde ou au moins à libérer la cabine. Je ne serai pas allé jusqu’à nettoyer moi-même mais je l’aurai sûrement enjambé sans crainte de faire mon voyage de six étages avec.
Je voulais juste rentrer chez moi, à chacun sa merde…
Et tout à coup, tout a changé. Le silence s’est imposé tandis que la porte de verre de l’entrée s’ouvrait sur ma petite vieille. Elle avançait, pliée, elle ne pouvait même pas regarder les gens attroupés devant elle. Elle essayait bien de se tordre le cou mais on pouvait à peine apercevoir son front. Vous voyez les vieilles de conte de fée avec le fagot de bois sur le dos, pareil !
J’allais m’avancer vers elle pour l’aider, lui prendre le bras, quand le concierge s’est mis à hurler de plus belle.
Je n’ai pas compris tout de suite, je me disais qu’il avait une bouffée de chaleur, un regain de colère annonciateur d’un dénouement proche. Mais non ! C’était après ma voisine qu’il en avait. L’écume aux lèvres, la tension gonflant ses paupières, il se ruait vers elle comme une furie. Il la traitait de tous les noms, l’accusait de tous les maux cette grosse dégueulasse, la honte de l’immeuble. J’étais scotché. La prochaine fois j’vous mets la gueule dedans ! J’ai senti les vertèbres de la vieille s’étirer un instant pour voir le monstre qui la lapidait, je l’ai senti aussi relâcher son corps après l’ultime effort, la honte, la peine.
Le connard, fort de sa position, porté par les murmures des voisins outrés, dégoûtés par la sorcière incontinente, hurlait de plus belle, la menaçait encore.
Je ne peux même pas vous rapporter tous les mots, les expressions qu’il crachait sur le dos de la vieille, j’ai encore du mal à comprendre pourquoi je ne lui ai pas foutu mon poing sur la gueule, je regardais tout ça, comme au cinéma, bloqué. Je me souviens avoir pensé, en regardant les visages hostiles et satisfaits des voisins présents, qu’il était préférable que la vieille ne puisse voir que ses chaussures. J’aurai voulu qu’elle soit sourde aussi. Je pense qu’elle serait tombée si je ne l’avais pas soutenue. C’est bon maintenant, ça va, elle a compris ! Furent les seuls arguments que je trouvais pour la défendre.
Je l’emportais avec moi dans l’ascenseur.
Les portes se fermèrent sur la fureur, le bout de son chausson trempait dans la pisse. Je crois qu’elle a dit : c’est pas moi. J’en suis pas absolument sûr.
Et en regardant la tâche qui prenait sa source à au moins un mètre sur les parois de l’ascenseur, j’ai su que ce n’était pas elle, je lui ai dit, mais quelle importance, au regard de la diarrhée verbale qui avait couvert son âme épuisée mes mots furent sans force. Et même si ça avait été elle…
Bon !
Pour revenir au début de mon histoire, j’en étais à repenser à tout ça, à ruminer ma lâcheté minable à me complaire dans ma médiocrité, me maudissant plus que le gardien pervers, quand j’ai entendu un objet frapper violemment ma porte d’entrée.
Il y avait des voix dehors depuis quelques minutes mais ça ne m’avait pas perturbé plus que ça. Le coup sur la porte par contre me sortit de mon état végétatif.
J’ouvris et découvris une foule de personnes s’activant autour d’un brancard bloqué contre la plinthe de mon appartement. En regardant mieux, je vis la petite vieille couchée, pâle et laide, sur le brancard immobile. Morte.
Je l’ai su tout de suite, comme une révélation. Je vous passe les détails…
En résumé, une demi-heure plus tard, tandis que tout était redevenu calme dans l’immeuble, j’ai décidé d’aller noyer mon amertume ailleurs. Si je ne l’avais pas croisé en sortant dans l’ascenseur, rien ne serait arrivé, je serai rentré ivre et malade à cinq heures du mat, la vie aurait poursuivi son long chemin. Mais voilà, j’ai croisé l’ordure, il m’a parlé même et il m’a parlé d’elle, c’était mieux ainsi…Toutes ces conneries… J’ai presque joui quand ses yeux se sont révulsés, et qu’il s’est écroulé sur le sol après que je lui ai tordu la gorge de toutes mes forces, sans bruit. Je me sentais chasseur, justicier, animal, j’aurai pu lui arracher le cœur et le porter à ma bouche. Je suis resté quelques minutes là, à le regarder, écroulé sur le sol, trophée de ma colère contenue, enfin libérée. Arrivé au sous-sol, je l’ai sorti de l’ascenseur, je l’ai hissé sur mon dos, et l’ai porté dans le parking, vers ma voiture. Il est resté deux jours dans mon coffre.
Le soleil tape fort sur la couette posée sur leurs trois têtes. Il fait chaud. Les deux filles ne disent rien, d’un geste large, Grégoire envoie leur abri voler sur le sable.
- T’as eu raison… Soupire Lila. Ouais, t’as eu raison… C’est pareil que ce que j’ai fait avec l’autre… Bon j’avais moins de raisons. Mais c’est pareil. J’ai éliminé un porc, c’était peut-être pas le bon... Et je crois que je l’aurais pas fait si je m’étais battue plus souvent contre ce type de mec. Non j’aurais pas eu la colère. Mais voilà ! il a payé pour les autres. Et puis merde, la raison a rien à voir là-dedans. Qu’est-ce qui nous empêche de tuer quelqu’un de mauvais ? Sûrement pas la raison. La morale ? non tuer quelqu’un qui fait du mal n’est pas immoral. La seule chose, je crois, c’est la peur de Dieu, d’une damnation éternelle. Il n’y a que Dieu qui puisse nous freiner quand la raison s’impose, il n’y a que Dieu qui puisse nous empêcher, ou nous contraindre à tuer l’Immonde, Dieu et la haine.
Grégoire regarde la mer. Il comprend ce que Lila veut dire. Il a ressenti ça souvent face aux injustices. Mais il a toujours fui l’extrême, tous les extrêmes. Il pense aux douleurs quotidiennes de ses années passées. Les gouttes d’eau. Il pense aux gens qu’il a connus humanistes et qui se sont transformés, petit à petit, épuisés par les frustrations de leur petite vie. Lui se maintient à flot, souffre en silence, accumule cette amertume qui se change en colère puis en haine, repousse ses sentiments.
Il aurait pu devenir une de ces personnes aigries qu’on rencontre souvent.
La raison l’a éloigné de ça. Une pulsion l’a finalement conduit au plus près de l’Enfer, loin du ciel où l’on s’ennuie.
Grégoire se lève, ôte ses habits, les arrache presque, il court vers la mer, court dans l’eau, plonge. L’étau glacé enserre son crâne, compresse sa poitrine, son cœur. Le souffle coupé il se retourne vers la plage, vers Lila qui court à sa suite. Il se sent bien.
CHAPITRE II
Lundi
Dans le meilleur des cas, Grégoire compte sur quelques jours de répit.
Les flics vont repêcher la voiture, découvrir le coffre de Deauville.
René a sûrement donné tous les éléments susceptibles de les aider à retrouver Lila et Caroline. Il faut bouger.
Un garçon, deux filles, deux morts et une cavale… Suffisant pour faire les titres des journaux.
La cagnotte récupérée à Deauville leur suffira à tenir six mois en vivant bien, peut-être trois ans s’ils gèrent leur budget au plus serré.
Mais Grégoire doute qu’ils puissent gérer quoi que ce soit, pas dans leur état d’esprit.
Ils ont téléphoné à Jeanne la veille au soir pour prendre la température.
Froid. Mort. Définitivement mort.
Lila a accusé le coup, plutôt bien.
Elle a posé sa main dans celle de Grégoire.
- Allez ! on y va maintenant.
grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Printemps pourri
chic, de la lecture
je prendrai le temps tout à l'heure au calme
c'est dit !
je prendrai le temps tout à l'heure au calme
c'est dit !
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Printemps pourri
là c'est pas l'impression de l'avoir écrit (j'écris pas de cul) mais de l'avoir vécu !
la petite vieille, j'avais la même dans mon immeuble à 20 ans à Paris
et les bistros et tout
grégoire, partenaire idéal
alors sinon
toujours fan à peu près inconditionnelle mais :
les premiers dialogues, en fait tous les dialogues anodins font un peu remlissage
ils ne sont pas nombreux, ceux-là, mais c'est dommage, car rien dans ce texte (j'ai tout relu) ne cède à la facilité, sauf parfois ces dialogues
- T’as bien raison, ça fait du bien, parfois… Ah ! si je pouvais…
Ah si je pouvais, non.
disons qu'on s'en fout
toujours très visuel et rythmé, écriture impec, on suit l'affaire, on aime les personnages, on veut que ça continue
Je pense être en mesure de faire un commentaire très circonstancié, bientôt
la petite vieille, j'avais la même dans mon immeuble à 20 ans à Paris
et les bistros et tout
grégoire, partenaire idéal
alors sinon
toujours fan à peu près inconditionnelle mais :
les premiers dialogues, en fait tous les dialogues anodins font un peu remlissage
ils ne sont pas nombreux, ceux-là, mais c'est dommage, car rien dans ce texte (j'ai tout relu) ne cède à la facilité, sauf parfois ces dialogues
- T’as bien raison, ça fait du bien, parfois… Ah ! si je pouvais…
Ah si je pouvais, non.
disons qu'on s'en fout
toujours très visuel et rythmé, écriture impec, on suit l'affaire, on aime les personnages, on veut que ça continue
Je pense être en mesure de faire un commentaire très circonstancié, bientôt
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Printemps pourri
c'est énervant, j'ai passé une heure à tout lire
je veux en dire plus
je le ferai, aussi lente à lire qu'à dire
je veux en dire plus
je le ferai, aussi lente à lire qu'à dire
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Printemps pourri
Scotchée et frustrée, ça s'arrête abruptement... je veux la suite de l'historie du trio.
J'aime bien que ça se réduise un peu, se focalise ; je dois avouer avoir à un moment précédent du récit un peu craint que ça se disperse et s'embrouille avec trop de personnages qui se croisent et se décroisent, pas suffisamment dans certains cas pour qu'ils impriment...
En vrac, noté en cours de lecture :
-pas trop aimé le dialogue sur le film avec Bellucci, le côté conversation pseudo-intellectuelle ; mais, j'ai bien compris que cela sert aussi à enchaîner la scène suivante, alors...
-détesté trouvé sous ta plume cet "improbable " à la mode et vide de sens
-je trouve un bon équilibre du tout, dialogues, action, analyse, c'est bien dosé
-la scène de la petite vieille m'est familière (déjà lue) et toujours aussi touchante
-il y a tout plein de coquilles (ortho, ponctuation, mots ou plutôt lettres manquantes), surtout dans le premier des deux posts.
J'aime bien que ça se réduise un peu, se focalise ; je dois avouer avoir à un moment précédent du récit un peu craint que ça se disperse et s'embrouille avec trop de personnages qui se croisent et se décroisent, pas suffisamment dans certains cas pour qu'ils impriment...
En vrac, noté en cours de lecture :
-pas trop aimé le dialogue sur le film avec Bellucci, le côté conversation pseudo-intellectuelle ; mais, j'ai bien compris que cela sert aussi à enchaîner la scène suivante, alors...
-détesté trouvé sous ta plume cet "improbable " à la mode et vide de sens
-je trouve un bon équilibre du tout, dialogues, action, analyse, c'est bien dosé
-la scène de la petite vieille m'est familière (déjà lue) et toujours aussi touchante
-il y a tout plein de coquilles (ortho, ponctuation, mots ou plutôt lettres manquantes), surtout dans le premier des deux posts.
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Oublié dans mes remarques : "Et, quand Grégoire lut cette phrase la première fois, il ressentit le malaise de celui dont on se moque. "
Pourquoi le passé simple ? ça fait vraiment curieux au regard du ton du reste.
Pourquoi le passé simple ? ça fait vraiment curieux au regard du ton du reste.
Invité- Invité
Re: Printemps pourri
Je viens de te lire d'une traite, mais je ne commente pas maintenant.
Je veux relire avant, par plaisir et pour mieux m'en imprégner.
Je veux relire avant, par plaisir et pour mieux m'en imprégner.
Remus- Nombre de messages : 2098
Age : 34
Date d'inscription : 02/01/2012
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