Jour de marché

Jour de marché
 
Le dimanche aux aurores Madame se prépare. Elle ouvre l’armoire aux colifichets pour en sortir sa boîte aux trésors. Elle est en bois, rectangulaire, décorée de motifs orientaux aux couleurs patinées d’avoir passé la main dessus pour en épouser les aspérités. Elle s’ouvre sur des centaines de bijoux de pacotille, cadeaux rapportés par Monsieur de ses nombreux voyages exotiques. Des cascades de colliers colorés coulent sur des breloques irisées, bagues géantes en fausses pierres, pendants d’oreille chamarrés et broches ciselées.
 
Selon l’humeur du jour Madame en enfile deux ou dix. Puis, tel un oiseau aux ailes défroissées, elle prend son essor jusqu’au village. La route est longue avant d’atteindre la place du marché, mais quel que soit le temps, clément ou démonté, elle s’y rend à petits pas décidés. Droite dans sa capeline de velours grenat, le panier vide au bout d’un doigt, le chignon suranné discipliné par les baguettes.
 
Là, indifférente aux regards insidieux, elle sélectionne soigneusement de beaux légumes, soupèse amoureusement les morceaux de viande, caresse les fruits étalés et renifle les fromages d’une narine délicatement pincée. Sur le chemin du retour, le panier pesant avec délice sur son bras, elle visualise les mets qu’elle va concocter pour Monsieur.
 
Vingt ans déjà que le rituel ne dévie pas d’un iota. Mère lui avait bien dit qu’on tenait un homme par le ventre.
 
Le dimanche aux aurores, la cuisinière se prépare. Elle ouvre la penderie de sa chambrette pour en sortir sa malle de lingeries. Elle est en cuir, ronde, un peu craquelée d’avoir été tant et tant ouverte et refermée. Elle s’ouvre sur des centaines de dessous chics, en soie ou en satin, délicatement brodés, décorés de dentelles, de petits nœuds et de volants de taffetas. Cadeaux rapportés par Monsieur de ses nombreux voyages à la capitale. Des cascades de froufrous tombent pudiquement sur sa poitrine, épousent sa chute de rein et enserrent sa taille fine, faisant ressortir ses hanches rebondies.
 
Selon l’humeur du jour, la cuisinière en enfile un ou dix. Puis, telle une greluche aux pieds chaussés de talons hauts, elle monte les trois étages. Les marches sont nombreuses jusqu’à l’alcôve du grenier, mais quelle que soit sa fatigue, elle les grimpe à grands pas sonores. Les cheveux lâchés sur ses épaules nues, elle ouvre la porte des péchés.
 
Là, indifférente aux deux yeux suppliants, elle s’assoit dans le fauteuil à bascule, remonte les jupons sur ses chairs étalées, soupèse ses deux fruits lourds, caresse chaque centimètre de peau qui déborde des dentelles et chuchote le menu qu’elle a concocté pour Monsieur.
 
Vingt ans déjà que le rituel ne dévie pas d’un iota. La bonne lui avait bien dit qu’on tenait un homme par le bas-ventre.
　

A commenter comme tout autre texte.
Pour info : http://www.vosecrits.com/t3497p680-reorganisation-du-forum-vos-avis-et-idees-d-amelioration#336174

oh la vilaine !

Hou la la, un texte anonyme. Si ça se trouve je suis en train de commenter un cador du forum.
Allez je me lance quand même. Ce n'est que mon humble avis de lecteur, hein.

J'ai bien aimé. C'est plutôt marrant.
J'ai buté sur la phrase. 'la cuisinière en enfile un ou dix'. Je ne sais pas dans quel sens la prendre.

'...lui avait bien dit qu’on tenait un homme par...' : C'est LA phrase du texte et pourtant je pense qu'elle pourrait être améliorer (me demande pas comment). Peut-être à cause du "qu'on".

En tout cas, je suis d'accord, la bouffe et le sexe…

ça, c'est de la perversion ou je ne m'y connais pas !
un texte qui en appelle aux sens, qu'il s'agisse du choix des breloques, des légumes ou des sous-vêtements.
Ce qui m'a frappée, c'est la retenue au coeur même de la profusion de tout, le côté abondant, luxurieux des objets, mais aussi de Madame, personnage voluptueux par essence. Même l'écriture, bien étoffée, me laisse cette impression.
C'est un drôle de texte, à l'ambiance désuète, discrètement érotique, ce je ne sais quoi que je qualifierais de retenue débridée. Réussi à mes yeux.

C'est finement écrit. Et ce parallèle entre les deux femmes, dont les préparatifs semblables et pourtant si différents dans leur aboutissement, est judicieux.

Je n'ai perçu qu'en deuxième lecture (peut-être à tort) que, tandis que l'une se rendait au marché, l'autre nourrissait l'homme à sa manière, pour qu'ensuite j'imagine la première le nourrisse à son tour.

Ah que voilà donc un homme bien nourri !

Très joli texte, dont j'aime entre autres le côté visuel, l'élégance du vocabulaire (c'est ce qui me vient), j'y ai vu deux tableaux que j'ai beaucoup aimés.

Je ne suis pas certaine d'avoir bien compris : faut monter jusqu'au grenier pour trouver Monsieur ? Et ça semble être plutôt un supplice de Tantale qu'une douceur conjugale améliorée ! Il est toujours vivant, au moins ? Sinon, c'est encore plus pervers que ce que j'imagine !

J'y reviens, comme je me l'étais promis

j'aime beaucoup le parallèle entre les deux femmes, Madame et la cuisinière, les préparatifs de l'une et de l'autre, en miroir, le trajet - au marché, à l'étage - les deux B (on imagine que le troisième, le Blé, c'est déjà acquis) et l'ironie discrète de l'ensemble. Une écriture fine et coquine.

wech wech ! la la la

Merci pour vos lectures et commentaires.

Je note cft, peut-être dire "lui avait bien dit de tenir un homme par".

Il est toujours vivant Coline, pour preuve les deux yeux suppliants, pour le reste je te laisse imaginer ce dont tu as envie :-)

Je n'ai pas envie d'imaginer qu'il y a deux personnages féminins, une épouse et une cuisinière. Je préfère l'idée d'une polyvalence, tantôt femme de maison, tantôt cuisinière, tantôt amante, tantôt veuve pas si éplorée qui vit son deuil dans un grenier (parce que bon, pourquoi monsieur au grenier ?) ou épouse d'une rigueur qui ne tolère aucun froufrou et oblige sa dulcinée à vivre ses fantasmes, cachée, en imaginant des choses...
Ce personnage unique me plaît dès lors par toutes les ruses et les facettes qu'il renferme; plusieurs être me décevraient car trop simple peut-être.
Un texte bien servi par une écriture qui ne lésine pas sur les adjectifs, les phrases longues comme j'aime et les rondeurs; ça colle bien à ce personnage que j'imagine, c'est gouleyant à souhait.