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Patrizio, fausse nouvelle d'un temps jadis

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Patrizio, fausse nouvelle d'un temps jadis Empty Patrizio, fausse nouvelle d'un temps jadis

Message  Frédéric Prunier Jeu 28 Mar 2013 - 21:47

bon,
voilà le premier chapitre complet, (j'avais posté dans un autre fil son brouillon)
je posterai maintenant les chapitres suivants de cette histoire dans ce même fil,



I




Si le Royaume, à cette époque, n’avait pas encore subi le raz-de-marée révolutionnaire qui avait déjà décapité la France, les gazettes informaient que les émeutes n’épargnaient plus aucun pays d’Europe. La lecture de ces nouvelles était suivie comme un feuilleton d'aventures et les désordres contestataires propageaient un désir de liberté et de changement, partout et pratiquement en temps réel.
De plus en plus souvent, on entendait commenter des incidents, des faits divers, comme la tragique histoire de ce paysan qui n'avait su contenir sa nature violente et colérique, découvrant qu’un groupe de jeunes écervelés lui piétinait son champ. Le tranchant d’un sabre avait été nécessaire pour protéger son entourage de toute sa folie furieuse.

Patrizio fut témoin et acteur indirect d'un de ces petits désordres qui augmentaient l'impression d'insécurité du pays. Un ami à lui, favori de la Cour, et dont la fortune permettait tous les excès, l'avait invité à une journée de chasse.


L’été finissait et les plaines moissonnées appelaient à d’immenses chevauchées, sans préjudice pour la survie des cultures. En fin d’après-midi, on avait fait halte dans une auberge renommée pour son vin et la rondeur de ses servantes.
- Mes amis, il est temps de boire, de manger et de s’amuser ! Arrêtons-nous ici, je vous invite.
On ne pouvait rien refuser au chevalier de la Part-Dieu, et tout le monde l’avait suivi dans cette escapade festive. Son influence auprès du Roi était considérable. Même si Patrizio avait assez de notoriété pour affirmer une complète indépendance, puisqu’il était déjà un musicien réputé et apprécié au-delà de la région, il savait que les relations avaient autant d’importance que le génie, et se montrer était primordial dans une carrière d’artiste. De toute façon, ce qu’organisait le chevalier était toujours exceptionnel. Les divertissements qu’il imaginait était à l’image de sa morphologie d'ogre, et l'âge ne l'avait pas encore totalement transformé en notable obèse et bedonnant. Ses extravagances débordaient de fantaisie et il n’avait qu’un seul défaut, la vanité de croire que son argent et son rang rendaient tout possible. Il ne supportait aucun refus à ses caprices.


On décida donc de diner à l’auberge. Le repas fut excellent, la fête était joyeuse. Le chevalier décida tout à coup que le besoin urgent d'uriner était plus fort que la bienséance.
- Le temps presse ! le déluge est à ma porte ! Et je n’ai plus le temps d’aller me cacher au fond d’un bosquet ! Alors… Qu’on m’apporte ici un paysage tout entier !
On avait applaudi et il ne prit effectivement pas le temps de descendre au jardin. Les murs de la salle à manger, couverts d’un papier peint panoramique au décor champêtre printanier, firent aussi bien l'affaire. La compagnie décida que c'était une excellente idée, il ne pouvait pas en être autrement et on félicita l’auteur de cet extraordinaire et superbe manifeste poétique.
La vue du bâillement entraîne l'irrépressible besoin de bâiller et l'exemple de cet épanchement urinaire fut le point de départ d'une belle fraternité d'action collective. L’aubergiste se montra d’abord mécontent, mais il fut vite amadoué par un dédommagement conséquent.
- Je vous donne le double de ce que vous coûtera une nouvelle tapisserie. Est-ce assez pour le droit de pisser ?
Le pouvoir de dépenser, quand on s'appelle de la Part-Dieu, est un plaisir qui ne doit connaître aucune limite. L’aubergiste oublia cet incident et la soirée continua, aussi enivrante et fabuleuse qu’elle avait commencé.

En sortant de l'auberge, alors qu'on préparait leurs montures, le chevalier et ses amis avisèrent quelques traîne-misère qui avaient allumé un feu entre les bâtiments et le chemin. L'ambiance était, pour eux aussi, joyeuse et arrosée.
Une femme dansait, accompagnée par le chant d’un de ses compagnons. C’était une sorte de récitatif mélodique à la fois lancinant et tragique qu’elle traduisait en de lentes arabesques et qu’elle transformait par moments en un déchaînement de rythmes saccadés, d’une brusque sauvagerie, libre et sans entrave. L’ensemble était surprenant.
Le chevalier, attiré par la sensualité animale que dégageait cette danse, s'approcha, suivi de Patrizio et des amis qui se trouvaient encore avec lui.
Se retournant vers Patrizio, il lui dit :
- Ecoute ! Ecoute-moi ce chant ! Et regarde cette danse ! C'est de la pure magie ! Ces bohémiens ne savent sans aucun doute rien des arts, rien de la poésie, ni rien de ce qui devrait, normalement, être nécessaire pour créer un si parfait ensemble. Et simplement de quelques claquements de mains, de quelques grognements que l'on peut à peine appeler musique, la danse prend corps et devient la partie évidente et compréhensible de cette mélopée.
Ce chant semblait formé d'un ensemble de codes vraiment trop éloigné de la culture musicale de Patrizio et il était absorbé par la difficulté des tournures mélodiques, complètement inédites à son oreille.
Le chevalier essaya de mimer quelques pas de la danse. Il voulait ainsi démontrer qu'il comprenait d'instinct ce que les autres devaient longuement travailler. Il jouait le mâle amoureux, le séducteur de la belle, mais ses mouvements restaient malhabiles. Les étrangers s'interrogeaient du regard. La fixité de leurs yeux était à la fois une question et une affirmation. Ils se tenaient prêts à réagir au premier danger…
Petit à petit, le chant doucement ralentit. La bohémienne s'approcha de son accompagnateur et lui passa tendrement les mains sur les épaules. Elle se glissa derrière et contre lui, accompagnant la fin de sa mélodie par de petits mouvements de tête.
Le chevalier avait suivi le ralenti, et sans vraiment y prêter attention, il acceptait la fin de la danse comme s’il en était rassasié. Il était ivre et son corps atteignait ses limites. Mais il était heureux, heureux de ce moment imprévu.
Pour les remercier, il sortit d'une bourse quelques énormes pièces d'or et les lança en direction du couple.
- Parlez-vous notre langue ? Vous ne ressemblez pas aux vagabonds de par ici.
Ils ne bougeaient pas, malgré l’évidente valeur des pièces qui brillaient devant eux.
L’alcool et l’ambiance de fête rendait le chevalier plus incisif encore que d’habitude.
- Allez-y ! Qu’attendez-vous ? Ramassez cet argent, il est à vous. D’habitude, devant une si belle aumône, les plus timides ressemblent à des chiens affamés et se jettent sur les pièces comme sur des os à ronger. Comprenez-vous ce que je dis ? Vos compagnons sont des Français, je les reconnais aux traits de leurs visages, mais vous, de quelle race êtes-vous ?
Ils le fixaient, sur la défensive. Il recula instinctivement, s’adressant à Patrizio et à ses amis, sans les regarder.
- L’homme doit être arabe et la femme … Je ne sais pas, peut-être d’un pays du Caucase. Ils n’ont pas l’air d’entendre notre langue ou ils font semblant..
Ils restaient en effet silencieux. C’était peut-être la crainte de ce groupe de jeunes seigneurs qui exhibaient à leurs ceinture un sabre ou un pistolet. Où est-ce l’incompréhension de ce que signifiait ici une telle somme d’argent, car pour une danse, on ne paye pas le prix d’un cheval ?
Le Chevalier mit un terme à la tension de l’instant.
- Allons ! Laissons ces étrangers à leur destin et à leur fierté, c'est tout à leur honneur. Je ne peux que les comprendre, nous avons sûrement ce même dédain des choses matérielles. Il est tard et comme vous le savez, je pars demain en mission d’ambassade, dans un des pays du Nouveau Monde. Pour gagner un précieux temps de sommeil, je regagnerai mon domaine de Château-rouge en traversant par le bois. Qui m’accompagne ?
Ecoutant ces mots, Patrizio reconnut bien là son ami, toujours en manque d’aventure. Nous étions encore dans une époque où voyager de nuit restait un périple hasardeux car le danger se trouvait autant à la campagne qu’en ville.


Ce soir, la nuit était claire. S’il ne se divisait pas, le groupe était assez important pour voyager en toute tranquillité. La route leur était familière et le nombre minimisait le risque.
Mais accompagné seulement par deux amis qui partaient avec lui pour ce lointain voyage, le chevalier venait de prendre le pari de traverser la forêt qui sépare l'auberge des plaines de son château. Personne ne jugeait l'idée dangereuse. La force du vin augmente l'impression qu'ont les hommes à se croire les maîtres de l'univers.
Il prit le visage de Patrizio entre ses mains et lui dit :
- Je pars pour un hiver entier. Prends garde à toi, je t’en conjure. Je trinquerai à ta santé et je te dédierai chacune de mes conquêtes. Il paraît que les femmes des îles tropicales sont les plus belles du monde. Alors, en retour, je veux que tu salues à ma gloire toutes les garces que tu combleras. Et qu’elles prennent soin de tes boucles brunes et de ton sourire enjôleur. Je te promets une fête gigantesque au printemps prochain, quand nous nous retrouverons, j’organiserai une fête comme jamais nous avons osé encore en inventer.
Le groupe se sépara après d’interminables embrassades. Patrizio partit avec le gros de la troupe en longeant la rivière, empruntant une route que les reflets de la lune suffisaient à éclairer. De leur côté, les trois hommes commencèrent à traverser la forêt. Afin d’écarter d’éventuels loups qui pourraient marauder dans le secteur, ils bavardaient bruyamment à la lueur des falots, malgré leur fatigue et les effets du banquet arrosé.


Il ne leur restait plus qu'une faible distance à parcourir sous les arbres quand ils se retrouvèrent encerclés par une dizaine de silhouettes, habillées d’un grand chapeau noir de paysan et d’un manteau grisâtre porté en cape. Elles paraissaient solidement armées, soit de pistolets, soit de fusils.
- Gardez bien vos mains à vos lanternes et vous pourrez raconter plus tard votre aventure.
L'homme qui parlait avait, comme ses comparses, le visage masqué par un tissu qui transformait le timbre de sa voix. Il s'exprimait peut-être avec un accent étranger mais on ne pouvait en être certain. Il s'approcha tout près du chevalier :
- Vous êtes le seigneur des autres seigneurs ? Alors vous allez descendre tout doucement de votre cheval. Ensuite, ce sera le tour de vos amis. Tous les trois, vous poserez doucement vos lanternes à terre et vous lèverez bien haut les bras, bien en l’air. Nous n'en voulons qu'à votre or, pas à vos vies, mais si vous tentez l’impossible, ce sera la vôtre d'abord.
Ils opéraient méthodiquement, chacun dans son rôle, sans aucune fébrilité. Le chevalier descendit de cheval. Il tremblait, la menace était réelle. Pour son excuse, il faut souligner que le maniement des armes n’était plus l’unique passion des nobles de provinces et il y avait longtemps qu’ils ne faisaient plus fortune en guerroyant et en pillant les terres de leur voisins.
D'une rapidité digne d'un tour de magie, un bandit visita leurs habits et s'empara de leurs bourses et des armes. Un des amis du chevalier voulut réagir. Il avait à peine esquissé un geste qu’il reçut un coup de crosse en pleine figure. Il s’écroula en gémissant. Son nez pissait le sang, apparemment fracassé. Le cercle s’était immédiatement resserré et les canons étaient tous pointés nerveusement vers les trois malheureux.
Le butin fut enfourné dans un sac de toile et on leur ligota les poignets dans le dos. Celui qui avait le nez cassé pleurait de douleur, face contre terre.
- Voilà Messieurs. Rien n'est plus simple, question de chance et de hasard… Nous sommes riches et vous allez vivre. Si je suis obligé de prendre l'argent dans votre poche, c’est uniquement parce que c’est vous qui le possédez.
Quelques uns des bandits ricanèrent de cette répartie. Approchant le compagnon du chevalier toujours à terre, leur chef continua :
- Je suis désolé pour cette blessure… Soyez heureux que je ne sois pas dans un de mes jours de colère, sinon, je vous aurais massacré.
En se redressant, le truand prit un ton moqueur et théâtral, enfourchant le cheval du chevalier :
- Vos mains attachées dans le dos vous retarderont un peu. Pour plus de sécurité, nous garderons vos chevaux.
le chevalier était fou de rage :
- Vous … Vous … vous et votre bande de racailles … Si quelqu’un pouvait inventer le moyen de nettoyer le pays d’un seul coup d’un seul de toutes les vermines de votre espèce, croyez bien que je serais prêt à dépenser ma fortune pour aider ce bienfaiteur. C’est à grande eau qu’il faudrait vous lessiver et vous faire disparaître !!!
L'homme masqué répondit avec autant de calme qu’il venait d’entendre de colère:
- Votre cheval m'appartient et j'espère qu'il est puissant. J'aime la vitesse et je compte aller loin …
La bande disparut aussi vite qu’elle était apparue. Les trois hommes se retrouvèrent dans le silence de la forêt, complètement abasourdis et dessaoulés. Le blessé saignait énormément et tous les trois étaient conscients d’avoir éviter le pire. Ils étaient surtout profondément piqués dans leur orgueil et ils rejoignirent tant bien que mal le village le plus proche, à quelques lieues de là. Le chevalier était fou de rage et promettaient à ses assaillants l’enfer ici sur terre.

Le lendemain, la nouvelle circula de bouche à oreille et fit grand bruit en ville. Gendarmes, militaires et personnel au service du chevalier fouillaient les villages et les hameaux, contrôlaient les vagabonds, les voyageurs, les inconnus. Le Chevalier était hors de lui :
- Ils ont de la chance ces chiens galeux. Si je n’avais pas cet engagement auprès du roi qui m’oblige à partir aujourd’hui, croyez-moi, je n’aurais lâché l’affaire qu’après les avoir vu pendre au bout d’une corde !
Dépité de ne pouvoir organiser lui-même une chasse à l’homme, il donna ses ordres à Benito, son majordome italien, à qui il confiait son château et la charge de diriger ses intérêts pendant son absence.
- Je ne suis pas de ces maîtres qui comptent le pain et le vin que l’on m’engloutit et vous savez que je paie mes gens plus que tous les autres seigneurs de la région. En retour, je veux qu’ils protègent mes biens, car il s’agit aussi des leurs. Si Dieu me prête vie, mon plus grand désir sera toujours que les gens de ma maison profite de mes largesses. Je dois quitter le pays et je me rends compte combien l’insécurité n’est plus un mot échappé de quelque siècle obscur. Ce que je prédis n’a rien de réjouissant. Continuez en mon absence à renforcer la milice du château, afin d’assurer la défense de mon domaine et participez aux recherches de cette bande d’assassins. Si quelques uns de ses pillards rôdent par ici, faîtes justice, puisque vous êtes sur mes terres.

Le chevalier était en colère, d’une colère invisible qu’il contenait au plus profond de son ventre. Il n’avait pu réagir devant la menace du pistolet qu’avait pointé sur lui un inconnu et il se rappelait comment la peur l’avait tout à coup envahi. Peu de gens ont la folie d’ignorer l’immédiate proximité de la mort, il en avait conscience et il s’était trouvé ridicule, désarmé et impuissant. Il ne supportait pas cette défaite sans combattre .


**


Peu de temps après son départ, on retrouva, grâce à ses descriptions, un couple correspondant trait pour trait à ces agresseurs. Ils dansaient et chantaient sur la grande place d'une ville voisine. Seul l’homme fut arrêté, sa compagne, plus leste qu’une anguille, réussit à s’échapper. On ne retrouva pas sur lui de butin mais il fut enfermé, dans l'attente que soit confirmée son identité et qu’il prouve son innocence.

Un courrier avait prévenu Patrizio. Avant d’embarquer et de quitter le royaume, son ami lui racontait les détails de sa mésaventure. Il écrivait à son ami que plus il se remémorait la scène, plus il était certain d'avoir reconnu le chanteur de l’auberge, malgré la pénombre de la nuit.
Au nom de leur amitié, il avait besoin de son aide, et de son témoignage pour le représenter, quand ces criminels seraient retrouvés. Il lui transmettait, en même temps que ce courrier, une importante somme d’argent, en dédommagement du tout le temps qu'il devrait consacrer à cette affaire.
« Lave-moi de cette humiliation, écrivait-il, on ne respecte plus ni les biens ni les personnes. L’insécurité règne et s’infiltre partout. Ces bandes de voleurs profitent du marasme politique en Europe et jouent les agitateurs jusque dans nos murs. A force de laisser ces agressions impunies, nous ouvrons la porte à d’autres désordres de bien plus terrible conséquence ! Je compte sur toi, mon ami. Sois assuré que tes efforts, pour me représenter, ne seront pas vains. Je saurais me faire pardonner de tout ce tracas à mon retour … »

Patrizio ne refuserait jamais rien à son ami et le chevalier le savait. Le musicien avait tant de fois déjà profité de ses largesses et de ses relations. C’était grâce à lui s’il était devenu un compositeur reconnu et apprécié de toute la région. Il était même prévu, qu’à son retour, il le présenterait au Roi et la cour.
En lisant ce courrier, Patrizio pensait à la bande de faux courtisans qui gravitaient autour du chevalier. Ces soi-disant amis profitaient de ses fêtes et de son luxe mais s’empressaient de le critiquer dès qu’ils avaient le dos tourné.
Patrizio, s’il ne refusait pas sa générosité, appréciait l’homme, tout entier, avec ses immenses défauts.

On lui demanda, quelques temps plus tard, de se rendre à la prison pour s’assurer qu’il s'agissait bien de l’étranger de l'auberge.
Il n'y avait aucun doute.
Puisque l’homme semblait incapable de construire une phrase correcte et complète dans le langage du royaume, on avait trouvé un interprète en la personne d’un prieur capucin qui venait visiter les condamnés, l’abbé Rivière. En passant près de la cellule de l’étranger, ce dernier avait reconnu un vieux chant populaire arabe. Il arrivait à en comprendre l’essentiel, malgré quelques expressions incongrues, mélangeant l’arabe et la langue du royaume.
Il était présent quand Patrizio entra dans la cellule et après s’être présenté à lui, il résuma ce qu'il connaissait maintenant de son histoire.
- Il dit être né dans le royaume, mais ne connaît pratiquement rien de notre culture. Ce serait le fils d'une esclave au service d'un prince arabe, vivant ici en résidence d'ambassade. Sa mère l'a forcé à s'enfuir de chez son maître quand il devint pubère.
Patrizio reconnaissait l’homme de l’auberge, à la peau si brune et au regard si dur. D’apprendre son passé d’esclave renforçait encore un peu plus cette image d’orient exotique que sa mémoire avait imprimée et romancée.
- On oublie toujours ce qu’un maître à le droit de faire endurer comme horreur quand il possède un esclave.
L’abbé eut un regard vers l’étranger tout en continuant le récit de sa vie.
- Une famille de bohémiens l'a recueilli et il partagea pendant quelques années leurs voyages. Il est devenu le compagnon de Yasmina, celle qui danse. Mais il nie farouchement toute implication dans l’agression du chevalier et de ses amis. Il affirme qu’il n’a jamais rien volé d’autre que du pain pour survivre.
Patrizio posa quelques questions et l’abbé servit d’interprète. De toute façon, l’étranger semblait répéter toujours les mêmes réponses. Il était innocent et ne comprenait pas pourquoi on le gardait en prison. Les Français, avec qui il se trouvait près du feu ce soir-là, n’étaient que des compagnons d’un soir. Il ne les connaissait pas avant et ne les a jamais revu.

Les juges reçurent la déposition écrite et détaillée du chevalier, affirmant que malgré le visage en partie dissimulé de son agresseur, il avait reconnu avec certitude le bohémien de l’auberge. Il se rappelait dans les moindres détails le visage de cet homme orgueilleux aux yeux fixés sur lui et sur sa bourse, alors qu’il lui donnait si généreusement l’aumône.
Il joignait à son résumé des faits, les signatures de ses deux amis victimes avec lui de la violence de cette bande de voleurs et demandait que la justice recueille en son nom le témoignage de Patrizio Bruelli, son ami, qui se trouvait avec lui à l’auberge.




Frédéric Prunier
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Message  Invité Ven 29 Mar 2013 - 17:18

Je me souviens oui, de ce premier extrait ou partie en tout cas, je me souviens que j'avais d'emblée aimé le ton, les personnages rapidement identifiables et attachants, et cette espèce de flou sur l'époque, qui fait beaucoup dans l'attrait ressenti.
Contente que tu aies pris la décision de poster régulièrement et chronologiquement, et ainsi satisfaire peut-être une curiosité de lecteur sur le devenir de ces personnages de papier.

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Message  CROISIC Sam 30 Mar 2013 - 14:02

Des acheteurs en moins pour ton futur livre... quoique... acheteurs rassurés, acheteurs conquis.

Mais qu'elle est méchante cette Croisic, pour qui se prend-elle ? Ben... c'est ma méthode de séduction à moi, rien qu'à moi.
Ohé ! braves gens oyez l'histoire de Patrizio. Je l'ai aimé, vous allez l'adorer !
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Message  Frédéric Prunier Sam 30 Mar 2013 - 14:41

pour ceux-ce qu'aimeront pas
cela leur fera des économies
pour les autres
je vous ai dit que j'allais vous refilez TOUT gratos... ???

parce que je rappelle que la vente continue quai fav antiq...
et icije
j'envoie les bouillettes
j'embaume la ruelle de friture comme un Kebab
je beurre et parfume de confiture
juste parfume

enfin j'essaie...

les dix premiers numéros du feuilleton seront gratuits, con se le dise !
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Message  Frédéric Prunier Sam 30 Mar 2013 - 14:42

Frédéric Prunier a écrit:pour ceux-ce qu'aimeront pas
cela leur fera des économies
pour les autres
je vous ai dit que j'allais vous refilez TOUT gratos... ???

parce que je rappelle que la vente continue quai fav antiq...
et icije
j'envoie les bouillettes
j'embaume la ruelle de friture comme un Kebab
je beurre et parfume de confiture
juste parfume

enfin j'essaie...

les dix premiers numéros du feuilleton seront gratuits, con se le dise !

refiler euh air celle-là jlaivu... pan !
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Message  Invité Sam 30 Mar 2013 - 16:15

Bonjour,
C'est bien troussé et le ton n'est pas du tout monocorde et ça c'est du talent pour y arriver.
J'ai relevé des bricoles mais c'est vraiment pour dire :
... d'avoir évité le pire et non éviter
... et promettait à ses assaillants et non promettaient
J'ai buté sur : j’organiserai une fête comme jamais nous avons osé encore en inventer.
J'attends donc la suite.

Invité
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Message  Frédéric Prunier Ven 5 Avr 2013 - 20:18

dans le spoiler, le premier chapitre, corrigé, surtout le "tout début"... (je dis ça pour ceux-ce qui veulent éviter de relire -)) !
j'ai écrit gros, pour les yeux des vieux (dont moi, je fatigue....))))




Spoiler:


II




Le palais de justice de la ville était dirigé par l'accusateur public Marin Le Mène, qui avait personnellement décidé de conduire ce dossier de vol et d’agression. L’importance du chevalier de La Part-Dieu méritait une attention particulière.
Le Mène prenait un réel plaisir à combattre ces bandes de pilleurs de granges. Depuis quelque temps, ils s’enhardissaient et s’attaquaient directement aux personnes. De s’occuper de cette affaire était une évidence, même si elle paraissait minime dans les faits. Il fallait à tout prix stopper cette escalade de délinquance.

Loyaliste et autoritaire, dur à la sentence, il intimidait les inculpés les plus simples et dans le faubourg on le surnommait le bouledogue. Les plus dégourdis se servaient même de son personnage pour apeurer les tout petits.

Ses lèvres, fines et quasi absentes, ressemblaient à la partie supérieure d’un demi-cercle. Elles marquaient le carré de son visage d’un trait en cicatrice, entouré par des joues que l’âge affaissait, et qui accentuaient son côté naturellement renfrogné.
Son adjoint, le substitut Olivier, était à l’inverse un petit gabarit au visage chafouin, mais à la détermination professionnelle tout aussi extrême. Constamment plongé dans les méandres de son manuel d’ordonnances royales, il se délectait à la construction des dossiers, piochant dans les alinéas comme un gamin cherche la pièce manquante d’un jeu de construction, dans le fatras tout mélangé d’un coffre aux trésors.
Quand il préparait l’argumentation d’un procès, on aurait pu visiter son bureau sans qu’il ne se rende compte d’une présence étrangère. Il s’enfermait pendant des heures dans le plaisir d’éplucher avec une minutie redoutable les différents aspects d’un décret, se prélassant dans les conséquences de son application avec dévotion. « Les lois doivent être rigoureuses et impitoyables parce que c’est avec ce ciment que l’on dirige l’honnêteté du peuple » aimait-il répéter.
Il cultivait donc le secret espoir de transformer les institutions de ce royaume, de cadrer les débordements de ses citoyens, de l’indigent au plus noble. A cette fin, il travaillait à un abrégé du code, sorte de mode d’emploi pratique et condensé. Il postulait aussi depuis quelques années au conseil des écritures, l’administration chargée du contrôle et de la rédaction finale de tous les règlements.
L’accusateur public n’avait pas appuyé sa demande et cela avait suffi pour lui barrer la route de ce poste honorifique. En attendant de trouver d’autres appuis, nécessaires à sa candidature, il se cantonnait dans son rôle de substitut, entretenant une rancœur silencieuse à l’encontre de son rival, responsable du piétinement de sa carrière.
Au quotidien, il supervisait toutes les pièces nécessaires au déroulement des procès.

Le statut particulier du chevalier de la Part-Dieu obligeait à traiter son dossier avec attention. On le considérait comme l’homme le plus riche et le plus influent de tout le comté et d’habitude, les détrousseurs de chemin préféraient s’attaquer à du gibier plus anodin et anonyme.


Le Mène pensait à cela quand il croisa le substitut. Celui-là, il ne l'aimait pas, c'était le moins que l'on puisse dire. Tout l’exaspérait chez ce teigneux à la figure de grignote-fromage. Quand ils avaient audience commune, il ne supportait pas ses jeux de manche saccadés et sa voix ridicule de débiteur de procédure. Leur hostilité était de notoriété publique. Ils avaient été en concurrence directe toute leur carrière et Le Mène avait dû batailler ferme pour acquérir son poste à la tête du tribunal. Convaincus d'être chacun de leur côté le seul garant possible d’une justice parfaite, ils n'acceptaient ni l’un ni l’autre le contredit et leur rigorisme frisait l’extrémisme.


C’était toujours avec beaucoup de méfiance que Le Mène s'adressait à son substitut. Il voyait dans ce subalterne l’archétype du comploteur sournois, de l’arriviste prêt à tout pour arriver à ses fins :
— Où en êtes-vous de l’affaire de la Part-Dieu ? N’oubliez pas de convoquer le Sieur Bruelli, qui a sa procuration. Et prévoyez un nombre supplémentaire de gardes à l’intérieur de la salle d’audience. Il traîne autour du chevalier de la Part-Dieu et de ce musicien d’opérette, un public de demoiselles qui seraient capables de confondre le tribunal avec une salle de spectacle.
Olivier esquissa un sourire, chose rare. Tout le monde en ville se souvenait de la dernière représentation d’une œuvre de Patrizio, à l’occasion de l’inauguration du nouveau théâtre municipale. Le chevalier, mécène de cette construction, avait réservé l’ensemble du balcon pour y inviter une pléiade de courtisanes et célébrer au mieux la création musicale de son ami. Elles avaient crié le prénom du musicien durant tout le concert, en applaudissant à tout rompre et en trépignant d’un beau chahut sur le parquet. Le théâtre résonnait comme sous l’effet d’un grondement de tonnerre et certains s’étaient même inquiétés de la solidité de l’ouvrage. La petite ville n’avait jamais rien vu de tel.
Même si l’on disait que c’était chose à la mode dans la capitale, ici, c’était de l’inédit.
— Il faudra effectivement renforcer le nombre des gardes, au cas où.
Cet infime instant de laisser-aller complice fut aussi rare que rapide, et ils retrouvèrent leur duel perpétuel tout aussitôt :
— Monsieur l'accusateur, j'ai ici tout ce que vous me demandez. Il faut juste que les délais d’annonce soient respectés.
— N'oubliez rien, sinon, il nous faudrait reprendre l'affaire à zéro !
— Je pense ne jamais avoir manqué un seul détail de procédure, vous le savez bien …
Le Mène ne pouvait nier l'exactitude que son substitut apportait au travail, mais il aimait lui rappeler la supériorité de sa fonction.





Le jour des audiences arriva enfin, le début était fixé au 16 octobre. Pendant les entretiens préparatoires, Le Mène avait reçu dans son bureau Patrizio et l'abbé.
Après avoir écouté la version du chevalier résumée par le musicien, il demanda comment l’accusé comptait se défendre :
— Avez-vous pu traduire ce que baragouine ce mendiant et obtenir des éléments pouvant l’innocenter ? Peut-il assurer qu'il n'était pas dans le bois ce soir-là ? A-t-il un témoin digne d’être entendu ?
L’abbé se doutait de l’épilogue de ce procès. L’étranger serait coupable et il finirait au bagne, ou à la potence, puisqu’il ne pourrait jamais prouver son innocence. Le Mène enchaînait les questions sans attendre les réponses:
— L'aubergiste ou un de ses domestiques peut-il affirmer que cet individu est bien resté toute la nuit près du feu de camp ?
Détendu et souriant face à la pression des questions, l’homme d’église restait en retrait, habitué à son rôle de confesseur. Sa silhouette fluette n’avait pas la physionomie tourmentée ou intravertie d’un maigre maladif, bien au contraire, et son regard était plutôt franc et malicieux.
— L'étranger m'a résumé du mieux possible sa rencontre avec le chevalier et l'extravagance de ce qu’on lui a donné… Il se souvient aussi de vous, Patrizio, et de l'intérêt que vous avez porté à son chant. Il assure qu'il n'est pas l'auteur du vol. A cause de l'énormité de la somme reçue, lui et la gitane ne pouvaient se permettre de rester avec ces compagnons d’un soir. Vous discutiez encore près de vos chevaux qu’ils profitaient de la curiosité que vous suscitiez pour se sauver discrètement. Aucun mendiant n’hésiterait à tuer son compagnon de misère pour une telle somme, ni même pour la moitié.
Tout en écoutant, Le Mène compulsait un dossier et paraphait chaque bas de page. Il leva la tête et interrompit l’abbé :
— Et après leur fuite ?
— Une bonne partie de la nuit, ils ont marché en longeant la rivière et se sont cachés dans les ruines d'un ancien moulin, jusqu'au lendemain.
— Et ils n’ont rencontré personne ?
— Ils se cachaient …
— Alors pouvons-nous les innocenter ? Face à ces affirmations non vérifiables, nous avons la parole du seigneur de la Part-Dieu, confirmée par deux témoins directs, et sans compter l’appui du sieur Bruelli, ici présent.
— Il faisait nuit, et l’étranger à la peau noire.
Le Mène releva la tête :
— Ces races de nomades viennent dans le royaume et s’accoquinent aux Français. Ils refusent de s’intégrer, de travailler et de respecter nos lois. Et puis un jour, ils passent au crime. C’est leur dérive naturelle.
— Le trop faible besoin d’emplois journaliers est un mal qui ronge le royaume. Mais dans le cas présent, il n’est pas question de crime…
— Détrompez-vous, il y a eu violence et coup porté.
L’abbé réfléchit un court instant :
— Mais rien ne prouve que ceux-là soient vos coupables …
Le Mène, vieil habitué des confrontations de témoins, interprétait l’hésitation de son interlocuteur comme une brèche. Il haussa le ton :
— Je suis à la tête de ce tribunal depuis tellement d'années que je ne pourrais pas vous faire la liste de tous les mensonges grossiers que j’ai démasqués. Ils savent pleurer devant la sentence. A les entendre, ce sont eux les victimes. Que cet homme nous prouve son innocence et il sera innocenté.
— Ne peut-on accorder, justement, une réserve face au doute ?
— Entre l'honnêteté du chevalier et ces gens ? Vous voulez rire ? Les croyez-vous assez naïfs et honnêtes pour s’avouer coupable d’un vol ?
Patrizio les regardait et suivait leur dialogue comme on suit un jeu de paume. L’abbé, en fin de compte, ne se démontait pas :
— Monsieur l'accusateur, s’il est évident que nous accordons toujours plus facilement notre confiance à nos parents, à nos voisins et à celui qui nous ressemble…
Ces mots allaient dans le sens de la réflexion de Le Mène. Il acquiesça:
— Cela va de soi, n’est-ce pas ?…
— … Mais ce réflexe de protection ne doit pas être un préjugé de justice ! En suivant votre raisonnement, nous devrions déjà conclure que le suspect ne peut être que coupable.
Le Mène ne lui répondit pas mais interpella Patrizio :
— Le seigneur de la Part-Dieu compte-t-il retirer sa plainte ? Monsieur Bruelli ?
Patrizio bredouilla.
— Non, bien sûr…
Il ne pouvait pas prendre parti contre son ami. Il était néanmoins déstabilisé par les arguments de l’homme d’église. On pouvait effectivement avoir un doute sur la participation de cet Arabe à l’agression de la forêt. Ne sachant comment s’exprimer sans maladresse, il restait figé dans une fixité de circonstance, bêtement immobile, comme un joueur de cartes peureux de dévoiler son jeu.
La petite passe d’armes continua encore quelques minutes. Le Mène illustrait dans son discours la préférence nationale, inscrite en devise du royaume, et l’homme d’église suivait son inclination naturelle de bon samaritain.
En sortant du bureau de l’accusateur, Patrizio prétexta une rendez-vous urgent, pour éviter une discussion avec l’abbé sur ce qui venait de se dire et qu’il pressentait comme embarrassante.





**



Le procès suivit son cours. Aucun des objets volés ne fut retrouvé. Au moment de son interpellation, le suspect portait sur lui une paire de petits pistolets de voyage mais qui ne correspondait pas à la description de ceux dérobés. Il n’avait ni or, ni argent, à part quelques pièces de menue monnaie. Avec ce que lui avait donné le chevalier, l’étranger disait avoir acheté les armes, et avec le reste, lui et sa compagne s'étaient procuré de nouveaux habits et donné du bon temps.


Ceux qui ont observé sa figure sombre et tannée, lors de l’audience magistrale, alors que Le Mène débitait le chef accusation, comprirent qu’il était de ceux qui ne lâchent rien.
— Vous dites vous nommer Samir Nasser, fils de Djamila. Vos origines exactes sont inconnues. Vous exercez la profession de faiseur de paniers et vous vivez avec une bohémienne danseuse à la mode orientale. Je lis ici que vous avez été arrêté le mardi 3 Septembre en flagrant délit de récidive de mendicité. Vous ne pouvez bien entendu justifier d'aucun domicile et vous ne possédez pas de certificat de circulation. Il a été constaté que vous avez déjà été condamné pour vol comme nous l’avons vérifié, en découvrant le «V» de votre tatouage d'infamie. Vous n’êtes donc pas ici par hasard, mais bel et bien accusé en récidive, pour vol en réunion de malfaiteurs, agression et coups et blessures, commis sur la personne du chevalier de la Part-Dieu et sur deux de ses compagnons, dont un fut gravement blessé et restera défiguré…
Après avoir fini la lecture de l’historique des faits et des interrogatoires préparatoires aux audiences, il interrogea :
— Etes-vous capable de vous défendre de ces accusations ?


L’abbé était assis juste devant l’étranger et répétait du mieux possible ce que Le Mène disait. Il lui traduisit cette question. On attendait une réponse. L’accusé bougea gauchement sur sa chaise, un peu à l’image d’un culbuto, au ralenti. Il marmonnait, le regard dirigé vers l’accusateur, mais sans le regarder franchement.
— Je peux dire … Que c’est pas moi …
On lui demanda de répéter, plusieurs fois, jusqu’à l’entendre clairement. Tout en parlant, l’accusé regardait le plancher. Pour avoir un espoir de se sortir de cette mauvaise passe, il lui aurait fallu un miracle ou qu’un tremblement de terre dévaste inopinément le palais et la ville toute entière.
L’accusateur connaissait cette attitude, celle des petits caïds de faubourg au regard de chien battu, que l’on croit soumis mais dont il faut toujours se méfier.
— Exprimez-vous clairement et sans crainte. Vous pouvez utiliser votre dialecte puisque l’abbé peut nous le traduire. Comment comptez-vous vous défendre ?
Samir s’adressa alors en arabe. Tout d’abord hésitant, puis de plus en plus vite. Jusqu’ici, il était resté le spectateur de son propre procès, et son langage incompréhensible devint puissant et continu. Son visage s’animait et devenait hautain, amer et violent. Il riait presque d’entendre sa voix et de voir la crainte que tout à coup elle inspirait. Il en ressentit une sorte de fierté nationaliste, pourtant ignorant tout de son pays d’origine. A ce moment-là, qu’il fut enchaîné n’était pas inutile. L’abbé résuma de son mieux :
— Cet homme confirme au tribunal qu’il a déjà fait trois ans de travaux forcés. Un fermier lui avait vendu des habits et permis de coucher dans sa grange. Les gendarmes l’ont arrêté et accusé de vol. Aujourd'hui ? Tous les témoignages sont contre lui et il ne voit pas ce qui pourrait vous convaincre de son innocence…
Le Mène se tourna vers le substitut :
— Notez les détails de sa récidive.
Et tout en parlant, il se leva, prenant appui sur ses mains, il marqua un temps d’arrêt, la tête penchée en avant, interpellant l’auditoire et le prenant à témoin. Il martelait tous ses mots, sachant d’expérience que le ton de son discours avait ici autant d’importance que le sens de ses phrases :
— Défile devant nous chaque jour récidivistes et criminels, dont le terreau est le vagabondage et la fainéantise. Pour nous protéger du danger, notre société paie d'énormes récompenses pour la tête d'un loup, alors que tous ces traînards sont autrement plus dangereux pour la sécurité de nos biens. Ces hordes de rôdeurs affluent des régions où règnent l'anarchie et le chaos et c’est une gangrène qui ronge notre pays. Ils volent et pillent tout ce qui se trouve sur leur chemin. Plus nous leur tendons la main, plus ils la mordent en guise de remerciement. Nous avons été contraints d’accepter les immigrés qui fuyaient la terreur révolutionnaire de la France et c’est toute l'Europe qui cherche un abri à l’intérieur de nos frontières. Nous ne pouvons plus supporter le désordre de ces nouveaux venus. Il faut que les criminels comprennent qu’ici, il n’y aura pour eux, aucune tolérance possible.
Son visage devenait rouge. Cet homme se moquait de lui, imperceptiblement. Il l’apercevait, en train de ponctuer les tonalités de son réquisitoire avec de petits grognements et des froncements de sourcils. C’était intolérable.


L’accusateur criait presque, Samir s’en moquait. Que cet homme face à lui soit un juge ne suffisait plus pour lui faire peur. Il avait envie de lui planter une lame à ce porc. Que ne donnerait-il pas pour pouvoir se battre.
Il défiait maintenant clairement ce bouffon du roi, le regardant s’agiter devant lui. L’accusateur continuait sa progression et son crescendo devenait insupportable :
— Les témoignages sont accablants. Nous devons juger sans complaisance ! L’exemplarité d’une peine sévère est seul un rempart efficace à l'anarchie. Rappelez-vous que l’on ne tue pas seulement les gens de la noblesse à nos frontières, mais aussi des propriétaires, des prêtres et des représentants de l'ordre ! Je vous demande d'appliquer strictement la loi, et de protéger les citoyens de ce fléau.


Les envoyés de la gazette griffonnaient à tour de rôle sur leur calepin, car dès demain, toute la région découvrirait dans le prochain numéro l'intégralité de ces débats. Sur les bancs réservés au public, la foule s’était pressée, plus nombreuse que d’habitude.
Des gardes supplémentaires renforçaient l’effectif habituel. La présence du maître de musique avaient bien apporté son lot d’admiratrices bavardes et ignorantes des coutumes du tribunal.


Au premier bourdonnement intempestif, Marin Le Mène frappa énergiquement de son marteau sur son bureau, ce qui surprit ces demoiselles, déclenchant les rires sous cape et les chuchotements. Il dut intervenir plusieurs fois. Ses menaces n’étant pas suffisantes, à la surprise générale, il expulsa une demoiselle xxx, pourtant connue et de bonne famille. Cet sanction extrême réfrena les plus excitées et Le Mène retrouva son autorité. De temps en temps, des bruissements et des onomatopées irrépressibles l’importunaient encore, mais après quelques nouveaux coups bien sonores, le troupeau redevenait docile. Plus les débats avançaient, plus on était attentif, et l'écho des discours emplissait la salle d'audience. Le public frissonnait et vivait l’instant comme au théâtre, mais en silence, sans applaudir, ou presque.
Au premier rang, Patrizio ne se sentait pas à l’aise. Il se savait observé par ses admiratrices. Il n’aimait pas cette situation, il aurait préféré diriger n’importe quel opéra, même devant la Cour et le Roi. Il attendait qu’on l’interroge.
Le Mène interpellait toujours l’étranger, de sa voix forte et autoritaire :
— Vous êtes une menace pour notre société. L'abbé, demandez-lui une dernière fois s'il peut nous prouver son innocence ?
Samir répondit avec virulence, toujours dans sa langue. L’abbé bredouilla qu’il ne connaissait pas le sens exact de tous les mots.
L’auditoire guettait la réaction du magistrat. Celui-ci attendit que le silence soit absolu et il parla d’une voix inaccoutumée, calme et posée.
— L’accusé ne peut pas prouver son innocence. En conséquence, nous demandons aux juges de préparer leurs conclusions pour demain matin. Ils prononceront leur sentence. Ramenez l’accusé en cellule, l’audience est levée.
Son violent coup de marteau affirma la fin de séance. Il sortit de la salle, suivi du substitut et des autres magistrats.


Comme le voulait la coutume du royaume, l’annonce de la peine était prononcée le jour suivant, afin de permettre aux juges de délibérer en toute quiétude.
La salle était bondée. On voulait connaître l’épilogue de l’affaire.
Ce n’était pas tous les jours qu’un notable de cet acabit était la victime d’une agression aussi directe. Certains espéraient la pendaison, pour le spectacle.
Quelques pauvres diables étaient venus dire adieu à un des leurs. Il se racontait que l’accusateur avait demandé la torture du condamné, comme dans l’ancien temps. Quand tout le monde fut installé, on fit entrer l’accusé et un des juges lut l’interminable explication des motivations du jugement, pour enfin conclure par l’annonce de la peine : dix ans de travaux forcés.
Une grande partie de la salle était déçue, il n’était pas condamné à mort. Il y eu des sifflets et des applaudissements. Le brouhaha commençait à dégénérer, des clans se formaient et commentaient. L’accusateur demanda le silence.
L’abbé était soulagé. La peine de mort avait été exclue. Le travail forcé n’était pas exceptionnel, à l’époque, c’était un moyen simple et efficace de solutionner le problème du vagabondage.
On renvoyait déjà l’accusé, entravé, entre ses deux gendarmes.
Quand il passa devant Patrizio, il se tourna vers lui et cria, sans pouvoir s’arrêter :
— Toi et ton maître, vous n'êtes que des chiens de menteurs ! Je vous crèverai !
Il avait envie de se débattre, de s’échapper et de tuer tous ceux qui se trouvaient encore dans le tribunal. Hors de lui, il s’était exprimé dans le langage du royaume, pour que Patrizio le comprenne.


Ses mots ont résonné longtemps, et bien après le procès. La gazette se servit même de ce cri de désespoir pour en faire le titre d’un numéro spécial et les admiratrices de Patrizio propagèrent la rumeur que l’étranger devait être sorcier jeteur de mauvais sort. Le musicien souffrit longtemps d’insomnie après cette malheureuse journée, réveillé toujours par le même cauchemar, menacé de mort par le prisonnier qu’il croyait évadé.



Frédéric Prunier
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Message  Invité Sam 6 Avr 2013 - 7:41

Bon, je ne sais pas mais pour le coup c'est un peu trop gros je trouve.
Enfin bref.
OK, ça suit toujours avec intérêt cette histoire de bandits de grand chemin, de bons et de méchants (?)
Bien ce deuxième tableau qui fait progresser le récit en nous transportant dans un tout autre cadre.


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Message  Invité Lun 8 Avr 2013 - 9:24

Bonjour Frédéric,
Je suis toujours avec intérêt cette histoire du temps jadis. Deux, trois p’tits trucs : nouveau théâtre municipal sans « e » (non c’est pas un exo lipogramme), …. Que cet homme face à lui soit un juge ne suffisait plus à lui faire peur (je crois que c’est plus correct, non ?) et puis plus loin, Cette sanction extrême. Moi aussi j'ai des yeux de mémé mais de toute façon quand les textes sont longs je les imprime.

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Message  Frédéric Prunier Mar 23 Avr 2013 - 12:36



Spoiler:




III





L’abbé Rivière saluait maintenant Patrizio quotidiennement. La propriété du musicien était presque voisine de l’abbaye et il ne s'obligeait qu’à un petit détour pour augmenter le nombre de leurs rencontres. Il savait que Patrizio travaillait à l’écriture d’une messe solennelle et il était curieux de connaître la tonalité spirituelle de cette œuvre.
Le musicien était flatté de la curiosité de son nouvel ami et lui révélait avec plaisir quelques extraits mélodiques, parmi les plus notables. Leurs discussions l’obligeaient à argumenter ses choix de composition et il abordait depuis son écriture musicale avec moins de légèreté.
Voulant remercier l’abbé de l’intérêt qu’il portait à son travail, il l’interrogea sur la raison des promenades répétées qu’il effectuait dans le faubourg.
— Le quartier des remparts n’est rattaché à aucune église, alors je fais office de curé pour ces paroissiens sans église, et j’essaie comme je peux de les maintenir dans le droit chemin.
— Le lieu est malfamé et je vous avoue que je ne m’y attarde pas si je dois le traverser. Ne craignez-vous pas de vous faire agresser ?
— Je n’ai, pour l’instant, jamais eu vraiment peur.
Patrizio nota l’emploi du mot vraiment, mais il n’eut pas le temps de demander la confirmation du sens qu’il devait apporter à la phrase. Car l’abbé lui expliquait déjà pourquoi il parcourait de long en large ce quartier de coupe-gorge. Il s’y rendait pour rencontrer les gamins des rues, dans l’espoir de leur apprendre à lire, et il montra au musicien le gros cahier relié de toile qu’il portait toujours calé sous son bras.
— C’est une petite méthode que j’ai illustrée d’animaux et d’objets familiers, à chaque page, avec une lettre d’abécédaire que j’ai colorée de mon mieux, m’inspirant des lettrines d’un vieux livre d’heures. Je ne suis pas très doué pour le dessin mais la naïveté de mes esquisses amuse ces petits drôles. Ils se moquent de mes gaucheries et ne s’aperçoivent pas qu’ils apprennent à lire.
— Pourquoi ne profitez-vous pas des salles spacieuses et de la beauté du cloître ? Cela vous serait plus facile et confortable...
— Bien sûr, mais en restant dans l'enceinte de l'abbaye, je ne verrais pas les plus fragiles, ceux que les grands entraînent et qui n’entreront jamais dans une église. N’oublions pas que beaucoup de ces enfants sont des étrangers.
— Et ils gardent la religion de leurs origines ?
— C’est même une façon de jouer au rebelle. Pour la plupart d’entre eux, le cloître de l’abbaye ressemble à une prison.
— Même pour les plus jeunes ?
— Les petits sont des éponges. Ils veulent ressembler à leurs grands frères et sont fiers de haïr les institutions et les écoles. Lors d’une émeute, il paraît que plusieurs de ces sauvageons ont brûlé leur salle de classe.
— C’est une aberration !
— Je crains que cela ne soit que la vérité.
— Alors, vous avez raison. Vive l’école sans les murs !
L’abbé sourit de cette plaisanterie et renchérit :
— Au moins, ils ne passent pas leur temps à regarder par la fenêtre !
Ils riaient tous les deux, et de bon cœur. L’abbé continuait :
— Je reconnais en vous l’artiste et le poète. Vous pouvez, j’en suis sûr, pleinement comprendre le plaisir que j’éprouve à m’asseoir au milieu des ruines de nos remparts entourés d’une poignée de ces gamins. J’y suis le plus heureux des hommes quand je convaincs l’un d’entre eux que le savoir est une arme qui l’aidera à mieux vivre. Pour apprendre, ils n’ont besoin que d’un professeur honnête.
Tout en parlant, il épiait les réactions de Patrizio. Il trouvait le musicien bon public, s’émerveillant comme un enfant quand il lui dévoilait ses petites ruses pédagogiques.
— Vous ne leur apprenez pas le catéchisme ?
— Ne me dénoncez pas à l’évêque ! De toute façon, la pratique religieuse n'est plus imposée et ces gamins le savent. Notre pays à la chance d’ignorer l’asservissement obligatoire à la religion. Je peux vous apparaître comme prêchant contre le dogme de mon église, mais ne vous y trompez pas, je ne suis qu’un modeste missionnaire prêt à accepter la présence des idoles si ces petits sauvages acceptent d’apprendre à lire.
— Mon père, j’avais bien compris que vous n’aviez rien d’un tyran de la croyance.


Quand il discutait avec l’abbé, Patrizio sentait naître en lui l’envie de prendre son bâton de pèlerin et d’agir, de lutter contre la misère, de transmettre à ces va-nu-pieds un peu de son savoir.
Il s’imaginait pédagogue, entouré d’enfants et montrant son adresse au clavecin. Il rêvait de leurs yeux pétillants d’admiration. S’il en avait eu le temps, il aurait proposé à l’abbé d’emmener chez lui une poignée de ces petits hirsutes pour leur donner une première leçon de musique.
Mais c’était impossible. La préparation de ses concerts, ses obligations mondaines, la gestion de ses biens, à quoi s’ajoutaient maintenant les affaires du chevalier, ne lui permettaient pas de s’investir dans un projet qui demanderait du temps et de la constance.


Il découvrait, au contact de l’abbé, un monde que habituellement il ne voyait pas. Ce petit bonhomme hors norme était en train de lui expliquer qu’en apprenant à lire aux enfants, il redonnait simplement ce qu’il avait reçu.
— Je retrouve tous les jours ces petits diables au pied de la porte des Forges. Ils y donnent un coup de main aux habitants qui récupèrent des pierres dans l’enceinte écroulée.
— Ces enfants sont de bon service alors ?
— Ils sont surtout rusés. Ils aiment connaître ceux qui viennent traîner sur leur territoire et ils sont organisés comme des brigands, avec des chefs, des lieutenants et des soldats. Quand le soir approche, il est préférable de ne pas trop s’attarder dans les parages.
Patrizio était effaré. L’abbé continuait, amusé de le voir ainsi effrayé :
— Ils chapardent à tout va et les forces de l’ordre sont impuissantes. Les plus petits servent de guetteurs et ils sont aussi volatiles que des nuées de moineaux. Ce n’est pas une patrouille de deux gendarmes à cheval qui pourrait les inquiéter.
Depuis qu’il s’était porté volontaire pour leur servir de curé, l’abbé avait souvent enterré des pauvres bougres victimes d’une mort violente, et parfois même des enfants. C’était aussi à cause de cette violence quotidienne qu’aucune paroisse ne désirait attacher son église à ce faubourg.
Alors, petit à petit, il avait également assumé un rôle d’intermédiaire avec l’administration et la justice.
C’était à lui que l’on transmettait, par exemple, les courriers demandant une attestation de moralité pour un vagabond arrêté à l’autre bout du royaume. Sa réponse l'obligeait pratiquement toujours à un pieux mensonge, au moins par omission, et il espérait de tout son être agir pour une bonne cause. Il lui était impossible d'être celui qui devait enfoncer le dernier clou, condamnant un enfant à qui il avait appris à lire. Même s’il méritait plus que le bagne.



Un jour, alors qu’il échangeait quelques mots avec Patrizio dans l’ancienne rue du Guichet, celle qui débouche vers la place de la porte de Forges, arriva vers eux un curieux personnage qui appelait désespérément l’abbé. Il avait l’air pressé mais il boitait, ce qui l’empêchait de courir. Plus il s’approchait, plus se découvrait un visage à la limite du monstrueux.
La difformité venait surtout de ses pommettes, démesurément saillantes. Elles entouraient une bouche où les dents avaient poussé anarchiquement et désespérément vers l’avant, ses deux incisives retroussant la lèvre supérieure. Il avait toujours la bouche ouverte, ce qui faisait croire qu’il était demeuré.
— Jean-Louis ? Que t’arrive-t-il ?
— Monsieur l’abbé ! Monsieur l’abbé ! Venez ! S’il vous plaît. Ils se battent, les petits. Ceux à qui vous apprenez à lire.
L’abbé souriait. Il n’y avait pas de quoi s’affoler, ces gamins se battaient pratiquement tout le temps. C’était pour eux un second langage. Jean-Louis n’arrivait pas à reprendre son souffle, mais il réussit tant bien que mal à expliquer ce qui le paniquait :
— Ils ont sorti des couteaux. Ils sont comme fous. Je n’arrive pas à les séparer. Ils sont juste là, sur la place, au pied des vieux murs. Venez vite, vous êtes le seul à pouvoir les arrêter.


Ce pauvre malheureux apparut à Patrizio comme un être simple et gentil. De savoir que les gamins se battaient le paniquait et le remuait au plus profond de son être, c’était évident. Pourtant, sa difformité devait lui valoir bien des quolibets et pour lui faire subir quelques nouvelles méchancetés, la compétition entre les garnements devait être sérieuse.


Il imaginait juste. Pour eux, à cause de sa monstruosité, Jean-Louis appartenait au paysage et n’était pas un vrai adulte. Cette façon de le considérer était d’ailleurs commune à tous les habitants de la ville et des alentours. Il servait de coursier, rendait de menus services mais pour tous, c’était un demeuré. On ne pouvait pas être son ami, son physique était aussi répugnant que son odeur. Mais il faisait partie de la famille, de toutes les familles. Il aurait pu entrer dans n’importe quelle maison de la ville sans que jamais on lui demandât ce qu’il faisait là.
Jean-Louis considérait l’abbé comme un père, un vrai père, alors que leur différence d’âge ne devait pas être bien importante.
Il s’affolait, bégayait et demandait de l’aide à l’abbé comme un enfant. Il entraîna les deux hommes vers la place où ils entendaient des cris de bagarre.


Une trentaine de gamins se battaient. Quelques-uns avaient sorti des lames ressemblant à des couteaux.
— Mais ils n’ont pas dix ans !
Patrizio avait crié ces mots en apercevant deux gamins essayer de s’éventrer mutuellement. Son cri d’adulte avait surpris tout ce petit monde. La plupart d’entre eux cessèrent se battre et regardèrent du côté de la ruelle, d’où les trois hommes arrivaient en courant.
Un de ceux qui avait un couteau marqua, comme les autres, une hésitation, dans un réflexe de gamin surpris en pleine action de bêtise, mais son adversaire ne retint pas son geste et sa lame lui atteignit le ventre.
La plaie parut s’allonger. Quand le petit bougea, elle s’ouvrit tout à coup et devint béante, large et sanguinolente. Les trois adultes avaient compris, sans pouvoir juger de la gravité.
Ils crièrent et se précipitèrent.
Le blessé regarda sa blessure et la douleur vint juste après, quand il tomba, plié en deux, joignant ses deux mains sur son ventre ouvert. Son agresseur avait laissé tomber son arme et après être resté quelques secondes sans bouger, surpris par ce qu’il venait de faire, recula en bredouillant :
— Je n’ai pas fait exprès. Je ne voulais pas… C’est pas moi !
Il se mit à courir pour se sauver, suivi des autres gamins. Personne ne voulait rester sur la place et endosser la responsabilité du drame.


L’enfant était à terre et se tordait de douleur. Patrizio était désemparé. Il demanda à l’abbé :
— Quel est le médecin le plus proche ?
Jean-Louis répondit le premier :
— Le Docteur Gros, il habite juste de l’autre côté des remparts.
Quelques personnes étaient restées à l’écart de la bagarre, elles s’approchèrent. Une femme regarda l’enfant et dit :
— Celui-là, il finit aussi mal que son frère.
L’abbé lui demanda si elle connaissait ses parents.
— Il a de qui tenir, le morveux. Son père vient de prendre dix ans de bagne et sa mère est une traînée que n’importe qui peut faire danser pour une pièce, et elle est douée la garce, pour toutes les danses !
Malgré l’instant dramatique, des sourires et des clins d’œils s’échangèrent entre les badauds. Patrizio et l’abbé se regardèrent, attristés. Ils savaient qui était ce gosse, ils avaient tous les deux croisé son malheureux père, à la prison et au tribunal. Jean-Louis essaya de prendre le petit dans ses bras. Le gamin hurla. Il le reposa doucement. Patrizio réagit :
— Il faut une planche pour le porter. Vite !
De plus en plus de monde s’attroupait autour du blessé. Un homme dit qu’il avait ce qu’il fallait. La femme qui le connaissait continuait à expliquer ce qu’elle savait du blessé :
— Son frère, il a été retrouvé mort cet été dans un fossé. Il avait participé au pillage d’une ferme et il a reçu un coup de fourche. Il paraît qu’il s’était vidé de son sang toute la nuit et quand on l’a retrouvé, le lendemain matin, il était raide comme de l’acier. Sa mère, je sais qu’elle s’appelle Yasmina. Pour le père, c’est un Arabe mais je ne m’en souviens pas exactement…
Un homme intervint :
— Ce petit, il s’appelle Zinedine, et sa mère, on ne l’a pas revue depuis qu’ils ont attrapé son homme.
En regardant Jean-Louis, il continua :
— Il faudrait que tu demandes à quelqu’un qui connaît la bande des Français, celle de Maximilien. Elle est peut-être avec eux.


Même si Patrizio détonnait dans cet attroupement, personne ne semblait le reconnaître. Ceux du faubourg ne savait rien de l’opéra et pour tous les gens présents, celui qui comptait, c’était l’abbé.


On avait amené une planche. Jean-Louis posa l’enfant dessus et deux hommes le portèrent.


L’abbé et Patrizio essayaient de les suivre mais l’abbé était lent. L’émotion de ce qui venait de se passer lui faisait battre le cœur comme un roulement de tambour et il dut faire une petite pause pour reprendre son souffle. Il oublia presque la présence de Patrizio et marmonna :
— Et s’ils avaient eu des pistolets, ils auraient tué tout le monde ?
Il durent marcher plus lentement. L’abbé restait silencieux. Il connaissait tous ces visages. Il avait même réussi à faire passer un minimum de savoir à certains d’entre eux. Mais qu’avaient-ils donc dans la tête ? Le constat était accablant. Combien donc faudra-t-il de millénaires pour que l’humanité cesse de se battre pour un simple regard de travers ou une intonation de voix déplaisante ?



Ils arrivaient devant la façade où habitait le médecin. Ils entrèrent. Dans la salle d’attente, le petit était allongé sur une table. Il fallait attendre que le praticien revienne d’une visite en ville. On avait couru le chercher.
L’abbé prit la main du petit blessé qui gémissait. Il essayait de le consoler et d’apaiser sa douleur avec des mots pleins de douceur, pour le faire patienter. L’enfant serrait la main de l’abbé très fort et ce dernier lui parlait doucement, la voix pleine de larmes.
— On va te soigner, ne t’inquiète pas, on va te recoudre et tu auras une cicatrice comme les pirates.
La plaie s’était encore élargie et on pouvait entrevoir ses entrailles lacérées. La servante du médecin lui fit un bandage pour maintenir les chairs fermées en attendant le médecin. L’abbé lui tenait la main et lui caressait le front. Zinedine transpirait beaucoup. Il avait froid et il tremblait.
— Ta maman c’est la bohémienne qui danse sur les places, elle s’appelle Yasmina ? C’est bien cela ?
L’enfant manquait de souffle, comme s’il étouffait. Il répondit difficilement, gêné, le souffle court.
— Oui…
— Sais-tu où elle est ?
À cette question, Zinedine ne répondit pas. Il plongea son regard dans celui de l’abbé. Il sembla vouloir lui dire qu’il ne trahirait jamais la cavale de sa mère. L’abbé s’en aperçut et voulut le rassurer.
— Chut… Ne dis rien… Reste tranquille.
— … Monsieur l’abbé…
Il serrait de toutes ses forces cette main d’adulte et les larmes lui coulaient sur les joues.
— … Vous le direz à maman… ?
La servante du praticien apporta du linge pour faire un pansement, de l’eau chaude et des éponges, mais quand le médecin arriva, Zinedine était décédé.
Patrizio, l’abbé, la servante et les deux hommes qui avaient aidé au transport du petit blessé ne purent retenir leurs larmes. La vue de ce petit corps éventré était difficilement supportable. Le médecin proposa de recoudre grossièrement la plaie et on plaça le corps dans un drap. L’abbé demanda à Jean-Louis et aux deux hommes s’ils connaissaient d’autre famille à Zinedine.
— Non, répondit le chiffonnier, la tribu de la gitane n’est plus dans le pays depuis des années et son père, il n’était pas du pays.
Le visage de l’abbé était décomposé :
— Je lui réciterai une messe et je bénirai son corps pour son enterrement, même s’il doit rejoindre les indigents de la fosse commune.
Patrizio, silencieux depuis qu’ils étaient entrés chez le médecin, prit la parole :
— Non ! Pas dans la fosse commune, pas un enfant.
Il y eut un silence. L’abbé lui demanda :
— Que voulez-vous faire ?
— Je veux qu’il soit enterré dans un vrai cercueil et dans une vraie tombe. En attendant que l’on retrouve sa mère et qu’elle nous indique dans quel cimetière il doit reposer, nous placerons sa dépouille dans le caveau de ma chapelle, au fond du parc, dans ma propriété.
L’abbé lui sourit.
— Cette proposition vous honore. Je ne peux lui offrir que mes prières. Je m’occuperai de sa veillée funèbre et le veillerai cette nuit.
On installa donc le corps de l’enfant dans la chapelle. Il fut décidé que l’abbé célébrerait une messe le lendemain avant d’inhumer provisoirement le corps, et le jardinier de Patrizio fabriquerait une caisse, pour servir de cercueil.



Après le dîner, Patrizio s’installa à sa table de travail et entreprit d’écrire à son ami le chevalier. Depuis la fin du procès, il n’en avait pas eu le temps. Il devait lui résumer où en était son affaire.


« Mon ami,
Les instants de ma vie, en ce moment, ne se ressemblent guère.
J’ai en mémoire le bonheur de nos dernières fêtes et je viens malheureusement de découvrir la réalité inquiétante qui peuple nos faubourgs et nos tribunaux. La violence y est quotidienne, presque banale, j’en suis effaré.
Lors de mon dernier courrier, je vous avais appris l’arrestation de votre agresseur. Son procès est aujourd’hui clos et le substitut Olivier m’a prévenu qu’il vous ferait parvenir le compte-rendu complet du procès. Je peux, malgré tout, vous annoncer la bonne nouvelle. Votre homme a été condamné à dix ans de bagne.
Quelle misère que ces gens ! Je revois encore le visage de cet homme, si plein de violence. J’entends sa voix, véhémente, avec un timbre rauque qui semblait puiser au plus profond de son corps la haine totale qu’il a de notre société. Quand on l’emmena hors du tribunal, il nous menaça, vous et moi… J’en frémis encore.

Depuis ce procès, je côtoie régulièrement l’abbé Rivière, que vous connaissez depuis longtemps, m’a-t-il appris.
Cet homme consacre tout son temps à l’éducation des misérables, apprenant la lecture à leurs enfants. Son désir est de les ouvrir aux beautés du monde et de la morale. Je l’admire, mais j’avoue ici être persuadé que c’est un combat perdu d’avance.
Pour preuve, cette après-midi, nous avons été témoin d’une rixe entre deux bandes rivales, dans le quartier des remparts. Ce n’était que des gamins à peine sortis de leurs langes, mais ils s’entretuaient comme des sauvages.
Une incroyable coïncidence s’est produite. Le fils de votre voleur, je dis bien son fils, est mort dans nos bras, éventré d’un coup de couteau, âgé à peine d’une dizaine d’années. C’est à se demander si le crime ne se transmet pas comme un héritage.
J’étais naïf, je croyais que ces bandes de vauriens n’attaquaient que l’or des honnêtes gens. Je viens de comprendre qu’ils se tuent aussi entre eux et cette inhumanité m’effraie.
Ce soir, en me remémorant l’horreur de cette scène, je suis encore sous le choc et mon esprit s’encombre de mauvaises mélodies. Je suis d’une tristesse absolue.


Allez ! Il faut que je me ressaisisse, sinon vous ne lirez plus mes lettres. Je n’ai pas à vous embarrasser avec mes litanies inutiles et défaitistes. Je préfère me replonger dans nos aventures et votre souvenir pour y puiser la joie et le rire ! … Mon ami ! … Racontez-moi vos impressions de voyages, vos rencontres. Les femmes de ces îles sont-elles aussi belles qu’il se raconte ?
Avant de vous embrasser comme un frère, je vous transmets le bonjour de l’abbé. Ce curieux bonhomme vous porte en haute estime. Il est incroyable et ferait le bonheur d’un livret d’opéra à la mode. J’en imagine déjà les grandes lignes :
Un curé apprend aux enfants d’un village les rudiments de la morale. Son personnage est l’archétype de la bonté, combattant inlassable de la mis
Frédéric Prunier
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Message  Invité Mer 24 Avr 2013 - 9:16

Décidément, j'apprécie beaucoup de suivre cette aventure où se mêlent avec bonheur l'Histoire et l'actualité (mais on le sait : l'Histoire ne fait que se répéter).
Beaucoup de qualités là-dedans, le tissage Histoire/actualité déjà mentionné mais aussi la façon dont les personnages et les situations s'imbriquent et se mettent en place naturellement au fil du récit, tout cela se lit avec la plus grande fluidité.
Je sens un travail rigoureux qui tient compte du détail, de chaque détail, c'est d'autant plus louable dans un tel travail -de longue haleine je veux dire.
Je note aussi le souci de ne pas perdre le lecteur, de lui rafraîchir la mémoire à l'aide de résumés habilement (!) glissés dans le cours du récit. Ici, par exemple : " S’il en avait eu le temps, il aurait proposé à l’abbé d’emmener chez lui une poignée de ces petits hirsutes pour leur donner une première leçon de musique.
Mais c’était impossible. La préparation de ses concerts, ses obligations mondaines, la gestion de ses biens, à quoi s’ajoutaient maintenant les affaires du chevalier, ne lui permettaient pas de s’investir dans un projet qui demanderait du temps et de la constance."

Côté forme, deux choses :
"je ne suis qu’un modeste missionnaire prêt à accepter la présence des idoles si ces petits sauvages acceptent d’apprendre à lire.", avec la répétition de "accepter"

et "L’enfant serrait la main de l’abbé très fort", qui ne paraît pas juste, vu l'état de faiblesse de l'enfant.


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