EDIFIANT : La tournée des grands ducs

Premier jour de l’année. Tous les ans c’est pareil. « Bonne année, bonne santé ». Je me passerais bien d’aller voir tout le monde. Les parents y tiennent. Ils disent : « la tradition c’est toujours ça dans une période où les gens ne savent plus penser ; ainsi vous les enfants ; après vous comprendrez ». Vous comprendrez quoi ? La tradition c’est nul, moi je préfèrerais rester dans mon lit.

Quitter la corniche dans un bruissement d’air. Se poser sur une branche. Attendre que la pénombre s’installe. Lisser une à une mes plumes. Bien insister sous l’aile. Tourner la tête dans tous les sens. Éjecter une pelote. Attendre encore un peu, et puis s’élancer. Sans savoir pourquoi. Ombre majestueuse.

D’abord il y a Tante Marthe. C’est la sœur de mamie. Elle vit seule dans une petite maison en pleine campagne et elle ne chauffe que la cuisine. On s’y retrouve tous agglutinés. Pas moyen de regarder la télé. Y’a pas de télé. On s’embrasse, et c’est parti pour le « bonne année, bonne santé ». Et elle sort le porto. Tante Marthe, c’est pour l’apéro sauf que nous l’apéro on le mange et qu’ici il n’y a rien à manger, que des biscuits mous dans une boîte de fer blanc. Franchement, choisir de passer cette première journée de l’année à faire la tournée des grands- ducs ! Je donnerais cher pour retrouver mon ordi. En fait c’est ça qu’il lui faudrait à tante Marthe : un ordi. Elle se sentirait peut-être moins seule. Je dis ça, mais je sais que c’est une connerie, ce sont ses amies qui lui manquent à ma tante, le problème c’est que ce n’est pas moi qui vais pouvoir les remplacer. Et puis ça m’emmerde tout ça.

Repérer un mouvement dans les taillis, tourner silencieusement dans le noir et fixer d’un œil perçant l’espace d’où proviennent les bruits. Fondre sur la proie : un campagnol cette fois. Aucune chance pour lui de s’en sortir. Reprendre son envol, posséder un ciel vierge de tout regard. Avaler vite le rongeur, la nuit commence, le froid perce, il faut chasser.

Chez papi et mamie c’est déjà mieux et puis mamie est une fieffée cuisinière. Parfois les cousins sont là, alors c’est franchement bien. Cette année ils sont partis aux sports d’hiver. Pas nous, on ne va jamais aux sports d’hiver. Mamie dit « meilleurs vœux », je me vois dire ça lundi au collège à mes potes ! Cette habitude des vœux me mettrait presque en colère, je n’y comprends rien à la tradition ; en quoi peut-elle palier le manque de pensée de l’homme ? Comme si suivre une conduite établie depuis des lustres pouvait faire résister notre monde aux assauts de cette société de consommation. Parce que ça aussi ma mère le répète sans arrêt –surtout quand elle voudrait me voir prendre un bouquin plutôt que de jouer à la console : « on ne pense plus, on consomme ».

Voler, impérialement voler, ne pas s’en tenir au territoire, couvrir des lieues et des lieues pour dénicher le lièvre imprudent, le corbeau réveillé ou encore si besoin une petite chouette chevêche. Et puis rentrer repu dans la faille cachée de la falaise. Seuls deux yeux rouges dans la nuit face à la nécessité du monde.

Reste l’oncle Robert. Du côté de mon père cette fois. C’est le dernier de la tournée. Quand je l’embrasse il me garde serré contre lui. Je sens son haleine rance, il ne lâche pas avant de m’avoir posé des tonnes de questions. Il vit seul, peu de monde à lui rendre visite. Son fils est mort, sa femme est à la maison de retraite. Probablement est-il heureux de nous voir. Tout à l’heure dans la voiture avant d’arriver, je me disais que sans les visites de ses proches il pourrait bien mourir et personne ne s’en rendrait compte. Ça me coûte, vraiment ça me coûte de passer ce premier janvier à voir tous ces gens qui ont une histoire tellement différente de la mienne, mais je dois finalement avouer que ça a quand même du sens. Et puis c’est bientôt fini.

En rentrant, les phares de la voiture ont ébloui un hibou, il était énorme, il est passé très vite. Lui, il s’en moque du premier de l’an.
C’est vrai qu’il ne pense pas.

Se rendormir avant l’aube, surtout éviter la lumière. Et ne savoir jamais pourquoi. N’être mené que par l’instinct, se nourrir se reproduire justifient à eux seuls la raison d’être du grand duc.

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament »
René Char

Promis, je n'ai pas fait exprès d'écrire le titre comme ça!

Un beau texte je trouve, l'alternance des événements humains et du monde vu par un grand-duc est une bonne idée. Je trouve inégal le style de pensée du narrateur : par moments il m'apparaît comme un ado, à d'autres il a des pensées plus "adultes", par exemple "en quoi peut-elle pallier le manque de pensée de l’homme ?" Il y a là une petite incohérence je crois, qui m'a un peu gênée.

J'aime beaucoup mais... Questions bons sentiments, c'est pas tout fait ça ^^
L'alternance, très bien oui, j'aime beaucoup le coté grand duc.
Y'a en effet une petite incohérence avec la phrase citée par socque, il me semble que c'est seulement dû au mot "palier", qui ne serait pas utilisé par un ado.

Un beau texte. :-)

J'ai beaucoup aimé, surtout les passages plus poétiques quand le grand duc parle, mais je n'ai pas vu où se situait le côté édifiant du texte - dans la mesure où le personnage de l'adolescent est rebuté par cette tournée dans la famille.

Une consigne de plus de détournée... et une !
Mais, c'est étonnant comme cette consigne a fait écrire des textes si différents.
Très bonne idée aussi je trouve cette alternance entre les humains et le grand duc. Très bonne idée qui donne beaucoup de force au texte.
Je l'ai lu très facilement, je suis très bien rentrée dedans, mais moi aussi j'ai été un peu gênée par la façon de s'exprimer du narrateur. Pas tout le temps. Mais il y a certaines phrases qui ne vont pas dans la bouche de cet adolescent. Ce détail mis à part et qui peut se corriger, ça me plaît beaucoup.

Anne Veillac a écrit: Je l'ai lu très facilement, je suis très bien rentrée dedans, mais moi aussi j'ai été un peu gênée par la façon de s'exprimer du narrateur. Pas tout le temps. Mais il y a certaines phrases qui ne vont pas dans la bouche de cet adolescent. Ce détail mis à part et qui peut se corriger, ça me plaît beaucoup.

qu'est-ce que je disais ?
N'empêche : chouette texte (je me surpasse ce soir)

un coté cynique qui me plait surtout les aparthés en italique.
Un ambiance et un réalisme.
C'est vraiment pas mal !!

Je me joins au concert, Eddy, cette alternance est une excellente idée, mais moi je vois parfaitement le côté édifiant de l'histoire : il n'aime pas ça, mais il y va, il leur accorde un certain intérêt gentil, en se forçant : si c'est pas édifiant de la part d'un ado ... le hibou, lui n'a aucun côté édifiant : il ne se force à rien....

On retrouve la narratrice adolescente que tu utilises si bien, c’est ton coté Chaperon Rouge ! Désolé, mais moi j'aime bien ;-)
Il faut choisir la seconde définition de édifiant : très instructif, en ironisant. Source : reverso.net

C'est ça Coline, il y va et ça le fait réfléchir. C'est déjà pas si mal.

Pour le ton des dialogues, j'en connais une là bas (oui, toi easter) qui doit bien se friser les moustaches...
En même temps, il n'y a rien de plus surprenant qu'un adolescent.

Merci de vos commentaires

Eddy a écrit:En même temps, il n'y a rien de plus surprenant qu'un adolescent.

N'est-ce pas ? ;D

La contre narration est réussie bien que la fin me gène :

se nourrir se reproduire justifient à eux seuls la raison d’être du grand duc.

m'est avis qu'il y a autre chose.
Sinon tout à été dit sur le parlé de l'ado, vrai que ça coince un peu, mais ça coince pas assez pour gêner le plaisir de la lecture.

D'un autre côté, même si ça coince dans le texte, ça existe des adolescents qui s'expriment très bien. Regardez Evanescent... (à moins qu'elle triche sur son âge). Ca a plus à voir avec l'idée que l'on se fait d'un adolescent qu'avec la réalité. Et c'est peut-être aussi que, dans le texte, il y a une rupture à un moment donné. Le narrateur ne s'exprime pas de la même façon tout le long du texte.

Évidemment Yali!
il aurait fallu écrire " se nourrir, se reproduire justifient à eux seuls sa raison d'être au grand duc"
C'était ce que je voulais dire (mais pas ce que j'ai écrit!) merci de me le faire corriger.

J'aurais bien aimé un peu plus de mordant dans la bouche de ce djeun's-là (sympathique au demeurant).

J'ai beaucoup aimé le récit du piaf, parce qu'il y a là les automatismes instinctifs dont tu parles si bien.
La dernière phrase est bancale parce qu'elle fait conclusion de dissert'.

Sympathique !

Un texte agréable et bien construit. Belle trouvaille cette mise en parallèle de deux mondes. Oui, peut-être que le langage ado... mais il existe des ados de toutes sortes, n'est-ce pas.

Ca me chiffonne depuis que j'ai pris connaissance de ce texte et pourtant c'est pas faute de l'avoir indiqué :-) ; ça s'écrit grand-duc avec un tiret entre les deux mots.

Ce qui fait la force de ce texte de mon point de vue, c'est la mise en perspective de ces deux narrations. Une force oui, parce que c'est intelligent, parce que ça donne une lecture très différente et particulièrement intéressante de chacun des récits.
En même temps, ça ne m'a semblé abouti à la première lecture. Je suis restée sur ma fin en me disant que cette chouette idée n'était pas exploitée comme elle pourrait, que l'éclairage apporté sur chaque point de vue par l'autre restait obscur, comme inachevé.
Et puis j'ai relu, et je me suis dit que c'était aussi cela qui faisait la force du texte. La construction et tout ce que tu ne dis pas obligent le lecteur à tisser des liens, à faire des ponts, croiser et recroiser.
L'aspect inachevé que je regrettais était peut-être juste lié à ma paresse de lectrice.
Bref, voilà commentaire plein de contradictions, je ne suis pas sûre d'être claire mais pour résumer : merci de m'avoir sortie de ma torpeur ;-)

ce texte est fluide, se lit avec plaisir, spécialement la partie grand-duc d'une surprenante et accrocheuse.

l'ado qui va faire sa B.A., contraint et forcé, bien vu (pour le vocabulaire, je ne me prononcerais pas, ils sont divers et variés je suppose ?)... tout de même il la fait sa BA!
en fait l'édification se fait plus par les paroles de la mère, en filigrane donc.

cela rappelle aussi les tournées des cimitières à la Toussaint, même parfum

après relecture, même plaisir mais la citation de Char placée en fin de texte ? il me semble qu'elle coupe l'effet, je préfèrerais rester sur ce grand-duc...

Le sens que bngh donne à édifiant est celui que je connaissais ( Le théâtre et l'église : plaire et édifier au XVII ème siècle ancien cours de fac ).

Bien aimé ce jeu entre la tournée des grands ducs et le grand duc. Je le prends, également, au sens donné par bngh.

je ne sais pas...
j'ai relu ton texte plusieurs fois pour essayer de comprendre pourquoi je n'accrochais pas tout à fait, et je ne vois pas, ni dans le style, ni dans la structure, ni dans le thème, ce qui m'empêche de l'apprécier.
je ne sais pas.

Moi aussi ça m’énerve cette tradition, surtout quand chacun t’offre ses « meilleurs » vœux. Ils sont pour qui les moins bons vœux, hein ? ;-) Drôle de parallèle avec ce grand-duc en chasse. Pour comparer l’immuabilité et l’indispensabilité des « traditions » ? Et le côté « édifiant » ?? Bon, tu expliqueras sans doute parce que je ne suis pas sûr d’avoir compris ça. Mais tu l’as peut-être déjà dit dans les commentaires que je n’ai pas encore lus.

La vision dédoublée est très plaisante et apporte beaucoup au texte. Alternance entre deux formes d'observation, qui se complètent bien en quelque sorte. Narration et contre-narration se répondent.

Ton écriture est agréable, Eddy, j'ai pris du plaisir à te lire mais par moments, j'ai eu le sentiment que le ton du narrateur variait, que le style se modifiait, hésitant entre adulte et enfant. Va pour l'adolescence donc, qui peut en effet surprendre, mais je le trouve dès lors bien sage cet ado, un peu trop.

Pour ce qui est de l'aspect édifiant, puisqu'il faut garder ces contraintes à l'esprit, ma foi, je ne vois pas et je dois dire que j'aime autant ça parce que sinon, ça peut faire très cucul et ce n'est absolument pas le cas ici, au contraire.

J'en fait une facile pour m'en débarrasser tout de suite : chouette !
J’aime ce genre de textes. La construction est simple et efficace. Ça cause d’un sujet universel (et la nouvelle année est un marronnier).
Ton écriture est très agréable.
« Fieffée cuisinière » pourrait en dire beaucoup plus long dans un autre contexte.

Dommage que tu n'es pas fait exprès pour le titre, c'était pourtant bien vu !
A quand les eux de Pacques ?

Et bien puisque je suis en tête de liste j'en profite pour rebondir sur vos observations. Faire parler les ados est un exercice qui me plait même si je suis consciente de la difficulté du sujet. En même temps je sais aussi que si il y a un age ou il n'est vraiment, mais alors vraiment pas possible de généraliser c'est bien cet age là. Ainsi regardez le discours d'Eva qui ne ressemble en rien au discours des ados que je peux connaitre. En fait l'exercice est difficile mais -pas si bête- j'ai aussi toutes les excuses pour ne pas le réussir.
Je m'en sors bien, hein !

Comment ça je ne l'ai pas fais exprès dans le titre! bien sûr que si. Bonjour Slave, tu sors d'où toi??

Eddy a écrit:Promis, je n'ai pas fait exprès d'écrire le titre comme ça!

Faudrait savoir !

Difficile de te dire d'où je sors, je viens juste de rentrer !

c'est que les gentils modos ont bien voulu corriger l'énorme faute d'ego qui s'était glissée dans mon titre et qui forcément, n'y est plus....