Cela s'en va
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Cela s'en va
Cela s'en va
Marcel, Marcel que je me répète, c’est un nom de vieux ça, Marcel. Et quand j’étais petit, c’était un nom d’enfant. C’est comme si c’était de la magie, cette chose qui vieillit à côté de moi et à la même vitesse. Ca n’est pas gagné que les parties aillent à la même allure, en dedans, par exemple, quel âge je me donnerais, vingt ans peut-être ? En plus de la carapace qui fait illusion, il y a aussi que je fais semblant. Je fais le grand-père, le buraliste m’appelle papy et moi en souriant je lui dis « gamin ». Parfois, à la pâtisserie je triche, j’achète des bonbons et je dis que c’est pour mes petits-enfants. Et je les mange en cachette quand je rentre chez moi, c’est presque du vol, et ça m’amuse un peu, quelques minutes. Ca m’évite de penser à l’idée, vous savez, la grande idée aux pattes velues, tapie dans l’ombre. Et maintenant que vous me faites parler d’elle, elle me regarde, ses milliers d’yeux braqués sur moi. Ne plus penser, chut, là, doucement... Un bruit dans l’entrée, distraction providentielle, merci mon Dieu. Non, chut encore, pas de Dieu, rien que des humains... C’est Marine, elle a fait les courses, elle me montre le steak qu’elle a acheté. « Formidable !», je lui dis. Il faut que je trouve autre chose à dire, pour le personnage que je vous ai dit, vous savez, plus haut. Je lui dis que de mon temps, habillée comme ça, on l’aurait emmenée au poste. Mais je souris en le disant, pour que ça montre que moi, au fond, elle me plait sa jupette, et c’est vrai qu’elle me plait bien. « Marcel, vous êtes un vrai numéro ». Et elle me dit que je dois me préparer, mettre mon beau costume, que ça va être bien pour moi de parler du bon vieux temps. Et ce qu’elle appelle le bon vieux temps, c’est la guerre. Et c’est quoi la guerre pour elle ? C’est quelque chose que faisaient les vieux, avant, il y a tellement longtemps pour vous dire, qu’à l’époque, ils n’étaient même pas vieux. Mais quelles idées passent dans cette tête écervelée, tête qu’elle a d’ailleurs bien belle, si bien que je pense à ma mère, mais à nouveau, faire taire les pensées mauvaises. Je me change, je me passe de l’eau sur le visage pour le rendre moins vilain. On sonne à la porte et Marine me dit de bien m’amuser. Ô, sur les charniers de ma jeunesse je vais danser ma Marine, et « vive de Gaulle » je lui crie en passant, pour continuer le jeu, parce que le Marcel c’est, parait-il, un sacré numéro.
Le collège m’a envoyé un chauffeur, enfin, un employé qui d’habitude fait je ne sais quoi et qui joue à être mon chauffeur. C’est la première fois que j’ai un chauffeur, et ça m’amuse. C’est la première fois, je veux dire, à part l’ambulance, mais ça, ça ne compte pas. Le collège est juste à côté, en dix minutes on est arrivés, le chauffeur m’aide à monter les escaliers, et nous entrons dans une salle qui ressemble à une bibliothèque dégarnie, il y a des enfants assis sur des chaises. Une femme vient m’accueillir, elle est professeure d’histoire, elle me présente aux enfants et elle me dit que je peux raconter, alors je raconte. Je commence par la drôle de guerre, les conserves de cassoulet, les parties d’échec avec l’adjudant Pervaut. Je vois que ça ne les intéresse pas et pourtant, je dois dire qu’ils sont bien les jeunes d’aujourd’hui, quand ils s’ennuient, ils mettent la main devant la bouche pour bâiller. J’accélère, je parle de la retraite, puis du maquis. Et pendant que je parle et que je cherche les souvenirs, je me rends compte que je me souviens bien de tout, vraiment bien. Mais peut-être trop bien en fait, et je me demande si je me souviens des choses mêmes ou si je me souviens de ces fois où je les ai déjà racontées. Il y a quelques questions, toujours les mêmes, l’épuration, les camps etc. Je dis ce que je dois dire. Avant, l’épuration c’était bien, maintenant c’est mal, alors je dis que c’est mal, que j’ai pleuré en voyant des femmes se faire tondre. Vous pensez… Des femmes qui ont couché avec les nazis pendant que Jeannot, quelque part en Pologne, Jeannot… Mais c’est comme ça, les nouveaux temps... Une nouvelle question, il me demande, il me demande… Non, j’aurais mal entendu… Est-ce que j’avais peur, quand j’étais dans le maquis, peur de mourir ? Mais la mort ça n’existe pas mon enfant, pas pour moi, je suis immortel, je suis différent, la preuve, tous ils sont morts, ceux de mon temps, et mon petit frère, et mes amis, mais moi je suis là, vivant, toujours.
C’est fini et je crois que j’ai fait bonne figure, la professeure me le dit, « vous avez été très bien Marcel, très bien ! », et je ne peux pas m’empêcher, pauvre carcasse, d’en être fier qu’on me félicite, très bien je me répète à moi-même, tu es quelqu’un de très bien Marcel. Et les charmants, ils ont même prévu une collation. Il y a des gâteaux, et des jus de fruit, du jus de pomme, mon préféré, et je trempe du gâteau au yaourt dedans. La sonnerie… C’est le moment de se séparer, mais mon chauffeur n’est pas là et je ne sais pas ce que je suis censé faire, alors je suis un des groupes qui quitte la bibliothèque. Ils rentrent en classe et je vais avec eux, je m’assieds, près du mur, à côté d’un garçon, il me dit qu’il s’appelle Jeremy. Et ils sont un peu étonnés de me voir là avec eux, mais pas trop quand même, et même le professeur ne me dit pas de sortir. Il commence à faire son cours, j’emprunte un stylo et une feuille à Jérémy pour prendre des notes. Une heure après la sonnerie retentit à nouveau et Jérémy soupire « enfin », « t’as raison » je lui dis, il me répond « toi t’es un marrant ». On sort, devant le collège, je me rends compte que la voiture de mon chauffeur n’est plus là. « Où que tu habites ? » me demande Jeremy. « Près de l’église » je lui réponds. « Et bien alors viens, monte avec nous, on passe juste à coté, c’est ta veine ! ». Et je monte dans le bus vert avec les collégiens, je m’assieds au milieu d’eux et on a le temps de commencer une partie de cartes. Après même pas cinq minutes, le bus fait une pause, « c’est ton arrêt » me dit Jeremy, je me dépêche de sortir avant que le bus reparte et quand je suis dehors je vois Jérémy qui me fait un signe d’au revoir par la fenêtre et il me dit à demain.
Je rentre et Marine court vers moi. « Tu es en retard, j’étais folle d’inquiétude ». Je lui raconte ma journée au collège, que je me suis fait un nouveau copain, Jeremy il s’appelle, et qu’on a fait un goûter, avec du jus de pomme, et que elle, elle ne m’en achète jamais du jus de pomme. Je lui demande si je peux avoir des tartines avec de la confiture. Elle me dit que c’est mauvais pour moi, et que de toute façon, c’est l’heure de la sieste. Je m’allonge dans le lit, elle me borde et éteint la lumière.
Et je ne sais déjà plus si c’est vraiment ainsi que j’ai passé ma journée ou si encore une fois je me suis raconté des histoires. Mais est-ce que ça marche les histoires, est-ce que je peux la tromper avec ça ? Pour m’en assurer, je ferme les yeux et je la cherche dans l’obscurité. Elle est toujours là, tapie dans un coin de ma conscience, les mandibules plus acérées que jamais. Vite, raconte-toi une autre histoire, une histoire de Marcel le rigolo, une histoire de l’enfant Marcel, une petite histoire chasseuse de néant.
wald- Nombre de messages : 84
Age : 46
Date d'inscription : 06/03/2009
Re: Cela s'en va
Bonjour wald,
j'ai beaucoup aimé l'idée générale mais j'avoue avoir eu du mal à entrer dans le texte, j'ai failli décrocher à l'introduction qui m'a semblé lourde. Mais je n'ai pas abandonné et, petit à petit, j'ai trouvé que le texte devenait plus fluide et agréable à lire...
j'ai beaucoup aimé l'idée générale mais j'avoue avoir eu du mal à entrer dans le texte, j'ai failli décrocher à l'introduction qui m'a semblé lourde. Mais je n'ai pas abandonné et, petit à petit, j'ai trouvé que le texte devenait plus fluide et agréable à lire...
Peter Pan- Nombre de messages : 3709
Age : 49
Localisation : Pays des rêves et de l'imaginaire
Date d'inscription : 16/04/2009
Re: Cela s'en va
Un texte très touchant, qui sonne vrai à mon avis ! Une réussite. Les maladresses du monologue intérieur concourent à cette impression d'authenticité, mais, à un ou deux endroits, je trouve que vous en faites un peu trop.
Quelques pépites :
« je me demande si je me souviens des choses mêmes ou si je me souviens de ces fois où je les ai déjà racontées »
« Avant, l’épuration c’était bien, maintenant c’est mal, alors je dis que c’est mal »
« Et je ne sais déjà plus si c’est vraiment ainsi que j’ai passé ma journée ou si encore une fois je me suis raconté des histoires. »
Mes remarques de langue :
« C’est comme si c’était de la magie, cette chose qui vieillit à côté de moi et à la même vitesse. » : belle idée desservie par son expression, à mon avis
« Ça n’est pas gagné »
« Ça m’évite de penser à l’idée »
« elle me plaît sa jupette, et c’est vrai qu’elle me plaît bien »
« c’est, paraît-il, un sacré numéro »
« Le collège est juste à côté, en dix minutes on est arrivés »
« Non, j’aurai (et non « j’aurais », à mon avis, dans ce texte au présent) mal entendu »
« on passe juste à côté »
Quelques pépites :
« je me demande si je me souviens des choses mêmes ou si je me souviens de ces fois où je les ai déjà racontées »
« Avant, l’épuration c’était bien, maintenant c’est mal, alors je dis que c’est mal »
« Et je ne sais déjà plus si c’est vraiment ainsi que j’ai passé ma journée ou si encore une fois je me suis raconté des histoires. »
Mes remarques de langue :
« C’est comme si c’était de la magie, cette chose qui vieillit à côté de moi et à la même vitesse. » : belle idée desservie par son expression, à mon avis
« Ça n’est pas gagné »
« Ça m’évite de penser à l’idée »
« elle me plaît sa jupette, et c’est vrai qu’elle me plaît bien »
« c’est, paraît-il, un sacré numéro »
« Le collège est juste à côté, en dix minutes on est arrivés »
« Non, j’aurai (et non « j’aurais », à mon avis, dans ce texte au présent) mal entendu »
« on passe juste à côté »
Invité- Invité
Re: Cela s'en va
C’est fort et beau, dans l’esprit et dans la langue. Et touchant, comme l’a souligné Socque. Si je n’ai pas atteint ce bord là de la table, j’en suis malgré tout plus proche que l’auteur et je n’aurais pas su le dire ainsi. Merci et bravo (et bienvenue, si personne ne s’en ait encore chargé…).Ca m’évite de penser à l’idée, vous savez, la grande idée aux pattes velues, tapie dans l’ombre.
Re: Cela s'en va
Bonjour, Wald, pas en référence aux hêtres, j'espère, bienvenue sur VE, car il ne me semble pas vous y avoir lu auparavant.
J'aime l'idée et la manière de l'exposer, et je trouve que vous rendez très bien une angoisse de quelque chose de l'ordre de l'innommable, sans forcer, avec quelques allusions légères. J'aurai grand plaisir à vous lire encore, bonne continuation.
J'aime l'idée et la manière de l'exposer, et je trouve que vous rendez très bien une angoisse de quelque chose de l'ordre de l'innommable, sans forcer, avec quelques allusions légères. J'aurai grand plaisir à vous lire encore, bonne continuation.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Cela s'en va
Bonne idée que cette " chose dans le noir " qui nous pousse à devenir, redevenir, autrement que ce que nous sommes ou pourrions être.
Ba- Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009
Re: Cela s'en va
Moi je trouve que ça fout les larmes aux yeux et hérisse les poils sur les bras.
En ce qui me concerne, un texte trés réussi.
Au plaisir de vous lire encore.
En ce qui me concerne, un texte trés réussi.
Au plaisir de vous lire encore.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Cela s'en va
Très beau texte sur un sujet pas si simple. Plein d'écueils évités et plein de trouvailles touchantes aussi.
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Cela s'en va
Je ne sais pas si le passage dans le bus est totalement crédible, mais on s'en fout, c'est une belle histoire, un personnage attachant, qui remue ; un portrait tout en sensibilité, des petites touches significatives habilement distillées. J'aime beaucoup.
Invité- Invité
Re: Cela s'en va
Très réussi. Un texte nuancé et subtil et juste le ton qui convient. Beaucoup apprécié la fin, avec la touche du doute.
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Cela s'en va
un beau texte, un style particulier, une histoire touchante, tout est réuni pour une lecture agréable, une lecture que j'aurai du mal à oublier
Re: Cela s'en va
J'ai aimé, le texte navigue et navigue si bien qu'il me laisse un goût étrange.
Je me serais bien passé de la notice de fin et reparti dans une autre aventure de l'monsieur.
Je me serais bien passé de la notice de fin et reparti dans une autre aventure de l'monsieur.
Invité- Invité
Re: Cela s'en va
Je me demande si en s'arrêtant après je me suis raconté des histoires, cela n'aurait pas renforcé le caractère mystérieux et touchant du personnage; les explications finales apportent peu à mes yeux.
A part cela, j'ai aimé cette manière proche, attachante de présenter ton personnage et de lui faire vivre une aventure somme toute assez simple mais riche en émotions.
Tout ne me paraît pas équilibré, il y a des raccourcis, mais au final, tout paraît fluide et le texte laisse en soi une impression particulière après lecture.
A part cela, j'ai aimé cette manière proche, attachante de présenter ton personnage et de lui faire vivre une aventure somme toute assez simple mais riche en émotions.
Tout ne me paraît pas équilibré, il y a des raccourcis, mais au final, tout paraît fluide et le texte laisse en soi une impression particulière après lecture.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
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