Sébastien (les enragés)
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Sébastien (les enragés)
Sébastien
Nous revînmes au crépuscule les treillis couverts de boue, imprégnés de pluie, cette pluie d'automne, fine, imperceptible, ni tout à fait absente, ni tout à fait présente non plus. Au cours de notre escapade à travers les bois des Monts de Blond, nous avions utilisé une bonne cinquantaine de cartouches de douze. Faisans et pigeons voletaient allègrement entre le déluge de plomb que nous leur destinions sans beaucoup de précision. Sur cible fixe, comme les bouteilles de bière, nous étions les rois. Quel que soit notre état de sobriété, le verre explosait sur la mousse. Encore plus fort lorsque nous nous tenions à moins de cinq mètres. Tirer pour tirer permettait souvent d'évacuer les tensions accumulées durant la semaine.
Sébastien était comme moi, ouvrier agricole embauché par le comte de la Lolmédie, un gros propriétaire terrien de Mortemart.
Nous nous connaissions depuis toujours, car élevés dans la même cour de ferme. Bien qu'ayant des parents différents, nous nous sentions frères de sang. Les premières sorties de chasse avec nos pères étaient frustrantes. "Interdiction d'utiliser les fusils" nous sermonnaient nos vieux. Les cons ! S'ils savaient combien de fois nous nous en étions servis en cachette, ils nous auraient buclés comme des cochons sur un feu de paille. Nous savourions depuis notre plus jeune âge la force du claquement de la détonation dans nos tympans, le frémissement puissant de l’arme entre nos mains et surtout le puissant recul de la crosse mal calée dans l’épaule, accompagné d’une douleur localisée au niveau de la clavicule.
Nous ressentions, en ce jour d'automne, cette identique sensation d'épuisement après tant de tirs. Rentrer bredouille n'était pas dans nos habitudes. Un lapin de garenne et une brassée de ceps satisferaient bien à nos appétits.
Après les soins aux rares brebis encore en bergerie, nous nous assîmes l'un en face de l'autre. Devant nous trônaient sur la table les restes du repas préparé par Sébastien. Si, de mon côté, dépouiller et vider les lapins ne me rebutait pas, lui préférait les cuisiner. Faut dire que son art était particulièrement apprécié par les connaisseurs alentour.
Ce soir, fait rarissime, nous étions seuls à siroter la petite prunelle. Les mégots de nos gitanes maïs finissaient dans la cuisinière. Un peu de chaleur était appréciable après avoir connu l’humidité de notre journée de vadrouille.
Aucun de nous n'était loquace. Comme à l'accoutumée, nous pouvions nous passer de dialogue. Pourtant, ce soir-là, il y avait un je ne sais quoi de complicité supplémentaire. Était-ce l'approche de la trentaine qui nous incitait à nous pencher plus souvent sur le passé ? Toujours est-il que nous y plongeâmes allègrement durant cette veillée.
— Tu te rappelles de notre première dispute ? me demanda Sébastien.
— Évidemment.
— Il y a longtemps déjà.
— Ça fait dix... vingt... vingt-cinq ans.
— Nous nous sommes toujours disputés.
— C’était pourquoi ?
— Le tracteur...
— Ah oui, le tracteur ! Ton cadeau de Noël que tu voulais pas partager.
— Il roulait bien ce putain de tracteur.
— Surtout quand je te poussais, mon salaud.
— On se disputait tout le temps.
— Tout le temps, finis-je par dire en forçant sur le tire-bouchon.
La bouteille que je tentais d’ouvrir provenait de la réserve de mon défunt père.
— Paix à son âme. Tiens, goûte ! Tu m’en diras des nouvelles.
— C’est quoi ?
— Devine.
Quelques claquements de langue sur le palais plus tard, bien inspiré, Sébastien trouva aisément le goût de cerise.
— Avec ça, on risque pas d’avoir de vers. Bon Dieu !
— Elle arrache un peu, non ?
— Wahou ! Ça te remet les idées d’aplomb plus vite qu’un seau d’eau fraîche.
J'étais en route sur le chemin des souvenirs. Je revoyais mon paternel distiller la gnôle avec son alambic personnalisé. Une espèce de bricolage de son invention tellement bien conçu qu’il passait une partie de ses journées printanières à brûler le privilège du voisinage.
— Tu penses à ton vieux ?
— Ce qu’on a pu en ramasser comme cuites ! déclarai-je à Sébastien tout sourire.
— L’alcool n’empêchait pas de nous disputer non plus.
— Ouais, et toujours pour des conneries. On oubliait vite.
Quelques mouches têtues s’invitaient sur les restes du repas. Sébastien, roi de la tapette, n’en ratait pas une. L’esprit frappeur armé de son instrument souple anéantissait les victimes d’un geste sec, franc et définitif.
— Il y a tout de même une occasion où on s’est battus pour de vrai. Tu te rappelles ?
— Oui, Séb, je me souviens.
— La cause se prénommait « la Nège ». C’était la fille du Paul. Elle te plaisait bien, la garce. Hein ? Avoue !
— Ah ! Fan de pute, la Nadège ! Elle était bien mignonne.
— À y regarder de plus près, c’était un vrai cageot. Myope comme une taupe, elle avait les chicots de devant qui poussaient de travers. Je suis même pas sûr qu’il y avait l’électricité dans toutes les pièces là-dedans, rigola-t-il avec son doigt appuyé sur le front.
— Je lui trouvais du charme, beaucoup de charme, moi, avouai-je stupide.
— Mais oui, mon con. Tout le charme que tu lui trouvais c’était juste pour faire avec elle ce que les autres filles refusaient.
— Tu m’as quand même démonté la gueule à cause d’elle. T’étais jaloux ?
— Non, mais je ne suis pas sorti indemne de tes coups de poing, me dit-il en me désignant une fine trace blanche sur le front, juste au-dessus du sourcil droit. Et tu sais le plus drôle dans l’histoire ?
— … ?
— Pendant qu’on s’étripait, la « Nège » s’envoyait en l’air avec le Riton.
— Ah oui ! C’est vrai !
— Les gonzesses c’est de la merde.
— C’étaient nos conneries. Mais à cet âge on accorde beaucoup d’importance à ces bêtises. On avait quel âge déjà ?
— J’en sais rien, c’était un peu avant l’armée.
— On a qu’à tout remettre sur le compte du besoin d’expérience.
— Ouais, y a qu’à.
Je me levai pour enfourner deux, trois bûches dans le foyer de la cuisinière. En m’asseyant, Sébastien me demanda :
— Qu’a-t-elle pu devenir cette Nadège ?
— Je crois qu’elle est mariée à un fils Chirac de Magnac-Laval.
— Peut-être qu’ils ont des mioches, et que le samedi soir c’est la fête à Neuneu ! Ah ! Ah ! Ah ! Et que le dimanche elle prie avec ses drôles à la messe. Et qu’elle s’autorise de temps en temps une ou deux aventures passagères, juste histoire d’entretenir son passé de fille facile.
— T’es romantique, ça fait peur.
— Non, réaliste, c’est différent. Si ça se trouve, elle s’estime être la femme la plus heureuse du monde... Les gonzesses, ça me débecte.
— T’as le vin mauvais ce soir.
Paf !
L'insecte grésillait encore jusqu'à ce que Sébastien frotte le carré plastique sur le coin de la table. Débarrassé du cadavre, il se remit à l’affût d’une autre victime. Il poursuivit la conversation.
— Et avec la tienne, t’en es où ?
— Toujours au même point. Je sais pas si elle reviendra un jour, lui avouai-je tête basse.
— Sûr que le mec Benoît doit s’en payer une bonne tranche...
— Oh ! Ça va, hein !
En me levant brusquement, j'exprimai mon irritation. Sans doute sa réflexion me torturait autant que la vérité qu'il dénonçait sans prendre de gants. Il est rare qu'un homme supporte d'être trompé, même si lui-même ne se gêne pas pour le faire. Bien que dissimulé, le côté macho est inscrit dans les gènes.
Je vérifiai l’état des braises du foyer avant de fermer le tirage. Il faisait vraiment chaud tout à coup. Je l’entendis parler dans mon dos.
— Ouais... mais tu ne m’enlèveras pas de l’idée que c’est une salope elle aussi.
Mon tisonnier brandi servit à appuyer ma remarque.
— Respect mec ! S'il te plaît !
— …
— Quand même ! Si on était mariés, c’était parce que je l’aimais.
— C’était pas à cause qu’elle était enceinte ?
— Aussi. Mais on s’entendait bien, lui confessai-je en reposant le tisonnier.
— Je sais. Je sais.
Paf ! Paf ! Paf !
Clang !
L’assiette ne résista pas aux coups de la tapette. Sébastien ramassa les morceaux de porcelaine. Le bruit avait réveillé le chat. Après vérification qu’aucune main généreuse n’avait rempli sa coupelle, il se remit en boule dans la panière tout contre la seule source de chaleur de la pièce.
Sébastien entreprit de nettoyer son arme. Le passage forcé du goupillon décela quelques traces de poudre. Il vérifia ensuite à l’œil nu la propreté des fûts. Le mécanisme des deux gâchettes bien huilé déclenchait les chiens à la moindre pression de son index replié.
— Je veux pas t'embêter avec ça, mais y a quand même un souvenir qui restera gravé dans ma mémoire.
— Lequel ? lui demandai-je innocent.
— Oh ! Tu le sais bien. Ne me dis pas que tu te rappelles pas de la fois où nous sommes allés à la pêche à la truite au Saut de la Brâme ?
— Ah, oui. Les fameuses truites qu'on a jamais attrapées. Je me souviens surtout que je réparais ma mobylette pendant que tu nageais.
— L'eau était trop bonne. Réparer, réparer, mouais, une bougie encrassée c'était quand même pas la mer à boire.
— Ben toi, ta bougie, elle était pas encrassée. Quand je t'ai vu sortir de l'eau à poil, on pouvait dire qu'elle était comme neuve.
— Y faisait chaud !
— Quand même. Quelqu'un pouvait te voir.
— Y avait personne ! Y avait que toi.
— C'était gênant.
— J'te rappelle que t'es quand même venu bronzer avec moi sur les rochers, avec ta canne à pêche.
— Oui, mais moi, j'avais gardé mon slip.
— Dommage. Qu'est-ce qu'on était bien.
— Franchement non. Moi, j'étais gêné.
— Au début.
— Au début, à la fin, tout le temps, quoi.
— C'était la nature. Tu sais, les taureaux quand y sont ensemble, y se montent dessus, non ?
— Oui, je sais, les vaches aussi, elles se montent dessus.
— Et y a pas de conséquences.
— Non, y a pas de conséquences.
— …
— On était des gamins.
— Pas si gamins que ça.
— Mais bon, tout ça, c'est de l'histoire ancienne.
Sébastien avait dans les yeux une espèce d'étincelle éblouissante qui illuminait son visage, jusqu'à ce que je lui pose la question.
— Mais dis-moi, Seb, tu serais pas un peu pédé sur les bords ?
Paf !
Un grésillement d'insecte en moins.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— À la réflexion, je crois pas t'avoir jamais vu fréquenter de fille. Pourtant avec ta gueule de jeune premier, tu aurais pu en lever pas mal des gonzesses. À part cette Nadège... Mais si ça se trouve, tu n'étais même pas sorti avec elle ?
— Non. Qu'est-ce que ça peut te faire ? C'est ma vie !
— C'est vrai. Chacun est libre.
— …
— Avec tes histoires de souvenirs, tu serais pas en train de me draguer par hasard ?
— T'es con ou quoi ?
J'avais comme l'impression d'avoir touché un point sensible. L'évidence me sauta aux yeux.
— Sers-nous à boire, ce sera mieux, m'ordonna-t-il en me tendant son verre.
— Oui, ce sera mieux. Je préfère te prévenir que moi, je ne mange pas de ce pain-là.
— Je sais. Je sais.
Il avala l'alcool d'un trait, sans sourciller, se leva, déposa la tapette sur la table. Puis après avoir enfilé sa veste de treillis, il reprit son fusil.
— Tu pars ?
— Oui. Je crois qu'il est temps. Merci pour tout.
— Ben de rien. C'est normal.
— Non. Merci pour ses souvenirs échangés. C'était sympa.
— Fais gaffe sur la route quand même.
— T'inquiète, j'assure.
Ce n'est que trois jours plus tard que j'appris le drame.
Sébastien avait tenté de s'exploser la tête avec son fusil. Pour ne pas se louper il avait choisi des balles à ailettes, celles qui étaient destinées aux sangliers. Par « chance », le projectile lui avait défoncé la mâchoire inférieure, transpercé le palais, puis était ressorti par la pommette sans toucher d'organes vitaux. Après plusieurs opérations de chirurgie esthétique, il s'en sortit à peu près bien. Chaque fois que je lui rendais visite à Limoges, il n'oubliait pas de me dire :
— Je me suis loupé cette fois, mais je recommencerai.
Le soutien psychologique lui permit de refaire surface, de poursuivre des études agricoles jusqu'à l'obtention du BTS. Il devint technicien dans une coopérative fruitière à Roquefort. Au téléphone, il m'avouait taquiner la truite dans le Tarn. J'étais heureux d'apprendre ça. Je le sentais guéri de ses pulsions dévastatrices.
Comme à chaque fête de Noël, il revenait saluer les connaissances à Mortemart, réduites à peau de chagrin. J'étais pour ainsi dire sa seule destination. Le pays lui manquait. La cicatrice profonde qui marquait le bas de son visage signait à chaque instant son geste désespéré. Il connaissait bien la gêne provoquée par la présence de sa gueule cassée.
— Alors tu vas te remarier ? me demanda-t-il.
— Non. J'ai juste une relation épisodique avec la Mado depuis qu'elle a divorcé.
— Ah bon !
— Et toi, la pêche à la truite ?
— J'ai arrêté.
— Tu n'as rencontré personne ?
— Si, une fois, mais il y a très longtemps. On était jeunes.
— Allez, Seb, recommence pas, tu vas te faire du mal.
— C'est déjà fait.
Il buvait directement au goulot de la bouteille.
Son permis retiré, il circulait avec une voiturette, une rouge comme la mienne.
C’est cette même voiturette que les pompiers retrouvèrent dans le lit de la Brâme avec le conducteur bien attaché à son siège.
Nous revînmes au crépuscule les treillis couverts de boue, imprégnés de pluie, cette pluie d'automne, fine, imperceptible, ni tout à fait absente, ni tout à fait présente non plus. Au cours de notre escapade à travers les bois des Monts de Blond, nous avions utilisé une bonne cinquantaine de cartouches de douze. Faisans et pigeons voletaient allègrement entre le déluge de plomb que nous leur destinions sans beaucoup de précision. Sur cible fixe, comme les bouteilles de bière, nous étions les rois. Quel que soit notre état de sobriété, le verre explosait sur la mousse. Encore plus fort lorsque nous nous tenions à moins de cinq mètres. Tirer pour tirer permettait souvent d'évacuer les tensions accumulées durant la semaine.
Sébastien était comme moi, ouvrier agricole embauché par le comte de la Lolmédie, un gros propriétaire terrien de Mortemart.
Nous nous connaissions depuis toujours, car élevés dans la même cour de ferme. Bien qu'ayant des parents différents, nous nous sentions frères de sang. Les premières sorties de chasse avec nos pères étaient frustrantes. "Interdiction d'utiliser les fusils" nous sermonnaient nos vieux. Les cons ! S'ils savaient combien de fois nous nous en étions servis en cachette, ils nous auraient buclés comme des cochons sur un feu de paille. Nous savourions depuis notre plus jeune âge la force du claquement de la détonation dans nos tympans, le frémissement puissant de l’arme entre nos mains et surtout le puissant recul de la crosse mal calée dans l’épaule, accompagné d’une douleur localisée au niveau de la clavicule.
Nous ressentions, en ce jour d'automne, cette identique sensation d'épuisement après tant de tirs. Rentrer bredouille n'était pas dans nos habitudes. Un lapin de garenne et une brassée de ceps satisferaient bien à nos appétits.
Après les soins aux rares brebis encore en bergerie, nous nous assîmes l'un en face de l'autre. Devant nous trônaient sur la table les restes du repas préparé par Sébastien. Si, de mon côté, dépouiller et vider les lapins ne me rebutait pas, lui préférait les cuisiner. Faut dire que son art était particulièrement apprécié par les connaisseurs alentour.
Ce soir, fait rarissime, nous étions seuls à siroter la petite prunelle. Les mégots de nos gitanes maïs finissaient dans la cuisinière. Un peu de chaleur était appréciable après avoir connu l’humidité de notre journée de vadrouille.
Aucun de nous n'était loquace. Comme à l'accoutumée, nous pouvions nous passer de dialogue. Pourtant, ce soir-là, il y avait un je ne sais quoi de complicité supplémentaire. Était-ce l'approche de la trentaine qui nous incitait à nous pencher plus souvent sur le passé ? Toujours est-il que nous y plongeâmes allègrement durant cette veillée.
— Tu te rappelles de notre première dispute ? me demanda Sébastien.
— Évidemment.
— Il y a longtemps déjà.
— Ça fait dix... vingt... vingt-cinq ans.
— Nous nous sommes toujours disputés.
— C’était pourquoi ?
— Le tracteur...
— Ah oui, le tracteur ! Ton cadeau de Noël que tu voulais pas partager.
— Il roulait bien ce putain de tracteur.
— Surtout quand je te poussais, mon salaud.
— On se disputait tout le temps.
— Tout le temps, finis-je par dire en forçant sur le tire-bouchon.
La bouteille que je tentais d’ouvrir provenait de la réserve de mon défunt père.
— Paix à son âme. Tiens, goûte ! Tu m’en diras des nouvelles.
— C’est quoi ?
— Devine.
Quelques claquements de langue sur le palais plus tard, bien inspiré, Sébastien trouva aisément le goût de cerise.
— Avec ça, on risque pas d’avoir de vers. Bon Dieu !
— Elle arrache un peu, non ?
— Wahou ! Ça te remet les idées d’aplomb plus vite qu’un seau d’eau fraîche.
J'étais en route sur le chemin des souvenirs. Je revoyais mon paternel distiller la gnôle avec son alambic personnalisé. Une espèce de bricolage de son invention tellement bien conçu qu’il passait une partie de ses journées printanières à brûler le privilège du voisinage.
— Tu penses à ton vieux ?
— Ce qu’on a pu en ramasser comme cuites ! déclarai-je à Sébastien tout sourire.
— L’alcool n’empêchait pas de nous disputer non plus.
— Ouais, et toujours pour des conneries. On oubliait vite.
Quelques mouches têtues s’invitaient sur les restes du repas. Sébastien, roi de la tapette, n’en ratait pas une. L’esprit frappeur armé de son instrument souple anéantissait les victimes d’un geste sec, franc et définitif.
— Il y a tout de même une occasion où on s’est battus pour de vrai. Tu te rappelles ?
— Oui, Séb, je me souviens.
— La cause se prénommait « la Nège ». C’était la fille du Paul. Elle te plaisait bien, la garce. Hein ? Avoue !
— Ah ! Fan de pute, la Nadège ! Elle était bien mignonne.
— À y regarder de plus près, c’était un vrai cageot. Myope comme une taupe, elle avait les chicots de devant qui poussaient de travers. Je suis même pas sûr qu’il y avait l’électricité dans toutes les pièces là-dedans, rigola-t-il avec son doigt appuyé sur le front.
— Je lui trouvais du charme, beaucoup de charme, moi, avouai-je stupide.
— Mais oui, mon con. Tout le charme que tu lui trouvais c’était juste pour faire avec elle ce que les autres filles refusaient.
— Tu m’as quand même démonté la gueule à cause d’elle. T’étais jaloux ?
— Non, mais je ne suis pas sorti indemne de tes coups de poing, me dit-il en me désignant une fine trace blanche sur le front, juste au-dessus du sourcil droit. Et tu sais le plus drôle dans l’histoire ?
— … ?
— Pendant qu’on s’étripait, la « Nège » s’envoyait en l’air avec le Riton.
— Ah oui ! C’est vrai !
— Les gonzesses c’est de la merde.
— C’étaient nos conneries. Mais à cet âge on accorde beaucoup d’importance à ces bêtises. On avait quel âge déjà ?
— J’en sais rien, c’était un peu avant l’armée.
— On a qu’à tout remettre sur le compte du besoin d’expérience.
— Ouais, y a qu’à.
Je me levai pour enfourner deux, trois bûches dans le foyer de la cuisinière. En m’asseyant, Sébastien me demanda :
— Qu’a-t-elle pu devenir cette Nadège ?
— Je crois qu’elle est mariée à un fils Chirac de Magnac-Laval.
— Peut-être qu’ils ont des mioches, et que le samedi soir c’est la fête à Neuneu ! Ah ! Ah ! Ah ! Et que le dimanche elle prie avec ses drôles à la messe. Et qu’elle s’autorise de temps en temps une ou deux aventures passagères, juste histoire d’entretenir son passé de fille facile.
— T’es romantique, ça fait peur.
— Non, réaliste, c’est différent. Si ça se trouve, elle s’estime être la femme la plus heureuse du monde... Les gonzesses, ça me débecte.
— T’as le vin mauvais ce soir.
Paf !
L'insecte grésillait encore jusqu'à ce que Sébastien frotte le carré plastique sur le coin de la table. Débarrassé du cadavre, il se remit à l’affût d’une autre victime. Il poursuivit la conversation.
— Et avec la tienne, t’en es où ?
— Toujours au même point. Je sais pas si elle reviendra un jour, lui avouai-je tête basse.
— Sûr que le mec Benoît doit s’en payer une bonne tranche...
— Oh ! Ça va, hein !
En me levant brusquement, j'exprimai mon irritation. Sans doute sa réflexion me torturait autant que la vérité qu'il dénonçait sans prendre de gants. Il est rare qu'un homme supporte d'être trompé, même si lui-même ne se gêne pas pour le faire. Bien que dissimulé, le côté macho est inscrit dans les gènes.
Je vérifiai l’état des braises du foyer avant de fermer le tirage. Il faisait vraiment chaud tout à coup. Je l’entendis parler dans mon dos.
— Ouais... mais tu ne m’enlèveras pas de l’idée que c’est une salope elle aussi.
Mon tisonnier brandi servit à appuyer ma remarque.
— Respect mec ! S'il te plaît !
— …
— Quand même ! Si on était mariés, c’était parce que je l’aimais.
— C’était pas à cause qu’elle était enceinte ?
— Aussi. Mais on s’entendait bien, lui confessai-je en reposant le tisonnier.
— Je sais. Je sais.
Paf ! Paf ! Paf !
Clang !
L’assiette ne résista pas aux coups de la tapette. Sébastien ramassa les morceaux de porcelaine. Le bruit avait réveillé le chat. Après vérification qu’aucune main généreuse n’avait rempli sa coupelle, il se remit en boule dans la panière tout contre la seule source de chaleur de la pièce.
Sébastien entreprit de nettoyer son arme. Le passage forcé du goupillon décela quelques traces de poudre. Il vérifia ensuite à l’œil nu la propreté des fûts. Le mécanisme des deux gâchettes bien huilé déclenchait les chiens à la moindre pression de son index replié.
— Je veux pas t'embêter avec ça, mais y a quand même un souvenir qui restera gravé dans ma mémoire.
— Lequel ? lui demandai-je innocent.
— Oh ! Tu le sais bien. Ne me dis pas que tu te rappelles pas de la fois où nous sommes allés à la pêche à la truite au Saut de la Brâme ?
— Ah, oui. Les fameuses truites qu'on a jamais attrapées. Je me souviens surtout que je réparais ma mobylette pendant que tu nageais.
— L'eau était trop bonne. Réparer, réparer, mouais, une bougie encrassée c'était quand même pas la mer à boire.
— Ben toi, ta bougie, elle était pas encrassée. Quand je t'ai vu sortir de l'eau à poil, on pouvait dire qu'elle était comme neuve.
— Y faisait chaud !
— Quand même. Quelqu'un pouvait te voir.
— Y avait personne ! Y avait que toi.
— C'était gênant.
— J'te rappelle que t'es quand même venu bronzer avec moi sur les rochers, avec ta canne à pêche.
— Oui, mais moi, j'avais gardé mon slip.
— Dommage. Qu'est-ce qu'on était bien.
— Franchement non. Moi, j'étais gêné.
— Au début.
— Au début, à la fin, tout le temps, quoi.
— C'était la nature. Tu sais, les taureaux quand y sont ensemble, y se montent dessus, non ?
— Oui, je sais, les vaches aussi, elles se montent dessus.
— Et y a pas de conséquences.
— Non, y a pas de conséquences.
— …
— On était des gamins.
— Pas si gamins que ça.
— Mais bon, tout ça, c'est de l'histoire ancienne.
Sébastien avait dans les yeux une espèce d'étincelle éblouissante qui illuminait son visage, jusqu'à ce que je lui pose la question.
— Mais dis-moi, Seb, tu serais pas un peu pédé sur les bords ?
Paf !
Un grésillement d'insecte en moins.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— À la réflexion, je crois pas t'avoir jamais vu fréquenter de fille. Pourtant avec ta gueule de jeune premier, tu aurais pu en lever pas mal des gonzesses. À part cette Nadège... Mais si ça se trouve, tu n'étais même pas sorti avec elle ?
— Non. Qu'est-ce que ça peut te faire ? C'est ma vie !
— C'est vrai. Chacun est libre.
— …
— Avec tes histoires de souvenirs, tu serais pas en train de me draguer par hasard ?
— T'es con ou quoi ?
J'avais comme l'impression d'avoir touché un point sensible. L'évidence me sauta aux yeux.
— Sers-nous à boire, ce sera mieux, m'ordonna-t-il en me tendant son verre.
— Oui, ce sera mieux. Je préfère te prévenir que moi, je ne mange pas de ce pain-là.
— Je sais. Je sais.
Il avala l'alcool d'un trait, sans sourciller, se leva, déposa la tapette sur la table. Puis après avoir enfilé sa veste de treillis, il reprit son fusil.
— Tu pars ?
— Oui. Je crois qu'il est temps. Merci pour tout.
— Ben de rien. C'est normal.
— Non. Merci pour ses souvenirs échangés. C'était sympa.
— Fais gaffe sur la route quand même.
— T'inquiète, j'assure.
Ce n'est que trois jours plus tard que j'appris le drame.
Sébastien avait tenté de s'exploser la tête avec son fusil. Pour ne pas se louper il avait choisi des balles à ailettes, celles qui étaient destinées aux sangliers. Par « chance », le projectile lui avait défoncé la mâchoire inférieure, transpercé le palais, puis était ressorti par la pommette sans toucher d'organes vitaux. Après plusieurs opérations de chirurgie esthétique, il s'en sortit à peu près bien. Chaque fois que je lui rendais visite à Limoges, il n'oubliait pas de me dire :
— Je me suis loupé cette fois, mais je recommencerai.
Le soutien psychologique lui permit de refaire surface, de poursuivre des études agricoles jusqu'à l'obtention du BTS. Il devint technicien dans une coopérative fruitière à Roquefort. Au téléphone, il m'avouait taquiner la truite dans le Tarn. J'étais heureux d'apprendre ça. Je le sentais guéri de ses pulsions dévastatrices.
Comme à chaque fête de Noël, il revenait saluer les connaissances à Mortemart, réduites à peau de chagrin. J'étais pour ainsi dire sa seule destination. Le pays lui manquait. La cicatrice profonde qui marquait le bas de son visage signait à chaque instant son geste désespéré. Il connaissait bien la gêne provoquée par la présence de sa gueule cassée.
— Alors tu vas te remarier ? me demanda-t-il.
— Non. J'ai juste une relation épisodique avec la Mado depuis qu'elle a divorcé.
— Ah bon !
— Et toi, la pêche à la truite ?
— J'ai arrêté.
— Tu n'as rencontré personne ?
— Si, une fois, mais il y a très longtemps. On était jeunes.
— Allez, Seb, recommence pas, tu vas te faire du mal.
— C'est déjà fait.
Il buvait directement au goulot de la bouteille.
Son permis retiré, il circulait avec une voiturette, une rouge comme la mienne.
C’est cette même voiturette que les pompiers retrouvèrent dans le lit de la Brâme avec le conducteur bien attaché à son siège.
bertrand-môgendre- Nombre de messages : 7526
Age : 104
Date d'inscription : 15/08/2007
Re: Sébastien (les enragés)
Mazette, quel texte ! Et quel suspense surtout, on sent la tension qui monte tout au long de l'échange, l'atmosphère est menaçante (la tapette, le tisonnier, le fusil : " Le mécanisme des deux gâchettes bien huilé déclenchait les chiens à la moindre pression de son index replié.") mais rien ne se passe, pas encore, tout a l'air sous contrôle... Jusqu'à ce dernier paragraphe - qui lui-même rebondit sur la première étape du drame dont on sent qu'elle n'est pas suffisante, on n'est pas arrivé au bout de l'histoire : "Ce n'est que trois jours plus tard que j'appris le drame. Sébastien avait tenté de s'exploser la tête avec son fusil." -, avec cette phrase qui tombe finalement comme un couperet, et clôt définitivement l'histoire en quelques mots.
Tu as su mettre la délicatesse nécessaire pour rendre au plus juste la relation entre les deux personnages, le poids des émotions difficilement gardées sous cloche, et le trop plein qui finit par déborder de façon irréversible.
Beaucoup aimé.
Et aussi le cadre dans lequel se déroule la nouvelle, c'est (bêtement, je sais) assez inattendu.
Tu as su mettre la délicatesse nécessaire pour rendre au plus juste la relation entre les deux personnages, le poids des émotions difficilement gardées sous cloche, et le trop plein qui finit par déborder de façon irréversible.
Beaucoup aimé.
Et aussi le cadre dans lequel se déroule la nouvelle, c'est (bêtement, je sais) assez inattendu.
Invité- Invité
Re: Sébastien (les enragés)
Un très bon texte, une très bonne histoire, une belle écriture. Les dialogues sont bien amenés, réalistes. La tension monte avec des pauses jusqu’au dénouement fatal. Comme quoi, même un ami, on ne le connait pas. Il y a toujours une part d’ombre en nous. Bravo et merci.
Invité- Invité
Re: Sébastien (les enragés)
Un avis mitigé. J'aime bien le cadre de l'histoire, le côté rustique et sauvage. Les dialogues sonnent juste sauf qu'ils tournent trop autour de "On se disputait tout le temps". Je ne comprends pas l'intérêt pour le drame que les protagonistes ressassent ainsi leurs disputes passées.
Ce que j'aime moins c'est l'homosexuel refoulé qui se suicide quand son secret est mis à jour. Dieu que c'est cliché ! On nage en plein stéréotype mais surtout je trouve que ça colle mal au récit. C'est son meilleur pote qui révèle sa véritable nature, pas ses parents, sa copine (éventuelle) ou ses collègues de travail. Autant le regard social, familial ou professionnel est dur à encaisser dans ce genre de situation, autant l'amitié sincère peut devenir refuge.
Dans ces conditions le suicide de Sébastien est plutôt étonnant, une radicalité qui me semble improbable.
En fait je crois que votre texte date un peu Bertrand, les coming out sont mieux assumés maintenant :-)
Ce que j'aime moins c'est l'homosexuel refoulé qui se suicide quand son secret est mis à jour. Dieu que c'est cliché ! On nage en plein stéréotype mais surtout je trouve que ça colle mal au récit. C'est son meilleur pote qui révèle sa véritable nature, pas ses parents, sa copine (éventuelle) ou ses collègues de travail. Autant le regard social, familial ou professionnel est dur à encaisser dans ce genre de situation, autant l'amitié sincère peut devenir refuge.
Dans ces conditions le suicide de Sébastien est plutôt étonnant, une radicalité qui me semble improbable.
En fait je crois que votre texte date un peu Bertrand, les coming out sont mieux assumés maintenant :-)
Jano- Nombre de messages : 1000
Age : 55
Date d'inscription : 06/01/2009
Sébastien
Merci pour vos lectures et travail de relecture Easter(Island).
Merci luluberlu pour les appréciations.
Jano, mon résumé de vie en si peu de temps, alors que j'avais tant à dire sur cette existence foutue en l'air, ne reflète pas toute la réalité, c'est vrai.
Le "Sébastien" en question, timide, vivait très mal sa situation depuis toujours, car élevé à la dure parmi les durs. C'était il y a un peu moins de trente ans. Pour être accepté de tous, pour faire comme eux, il n'hésitait pas à revêtir le costume du chasseur pour tirer sur des animaux, chose qu'il détestait. Et c'est seulement auprès de son meilleur copain, qu'il pouvait révéler sa vraie nature, jusqu'à ce qu'enfin, il ne puisse plus rien supporter. Son acte manqué le marginalisa pour de bon. Et finalement, parce que physiquement ses cicatrices dérangeaient le regard des clients de la coopérative. Bref tout l'insupportait.
Merci beaucoup pour ces remarques.
Merci luluberlu pour les appréciations.
Jano, mon résumé de vie en si peu de temps, alors que j'avais tant à dire sur cette existence foutue en l'air, ne reflète pas toute la réalité, c'est vrai.
Le "Sébastien" en question, timide, vivait très mal sa situation depuis toujours, car élevé à la dure parmi les durs. C'était il y a un peu moins de trente ans. Pour être accepté de tous, pour faire comme eux, il n'hésitait pas à revêtir le costume du chasseur pour tirer sur des animaux, chose qu'il détestait. Et c'est seulement auprès de son meilleur copain, qu'il pouvait révéler sa vraie nature, jusqu'à ce qu'enfin, il ne puisse plus rien supporter. Son acte manqué le marginalisa pour de bon. Et finalement, parce que physiquement ses cicatrices dérangeaient le regard des clients de la coopérative. Bref tout l'insupportait.
Merci beaucoup pour ces remarques.
bertrand-môgendre- Nombre de messages : 7526
Age : 104
Date d'inscription : 15/08/2007
Re: Sébastien (les enragés)
J'ai beaucoup aimé cette nouvelle. Ecriture simple et claire.
Je voudrais souligner l'habileté des dialogues, leur naturel, leur progression nous amenant peu à peu à la connaissance et à la compréhension des états d'âme du personnage.
Un peu trop d'insistance sur les disputes au début et aussi sur les mouches, à mon goût, mais ce ne sont que broutilles.
Invité- Invité
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