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Le murmure des bergers (V) - Chap. 8, 9 et 10

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Le murmure des bergers (V) - Chap. 8, 9 et 10 Empty Le murmure des bergers (V) - Chap. 8, 9 et 10

Message  Hellian Dim 12 Avr 2009 - 0:48

Chapitre 8 – Un cas particulier

Le docteur Sheppard était inquiet et cela ne lui ressemblait pas. Chaque soir, depuis maintenant cinq jours, il se rendait au chevet d'Hubert Galichon, espérant quelques progrès, un début de communication. Il avait tout essayé, la gentillesse, la provocation, même la sophrologie, en dépit de la piètre estime en laquelle il tenait cette discipline, et d'autres méthodes empruntées à sa longue expérience. Mais il en était toujours au même point : le garçon ne perdait pas ce regard fixe qui ne voyait personne, à l'exception peut-être de sa mère. semblant quand elle l'interpellait vouloir lui transmettre un message. Difficilement il prononçait de manière syncopée ces quatre syllabes qui provoquaient à chaque fois chez la malheureuse femme la même réaction superstitieuse. Il s'effondrait ensuite dans son lit épuisé. La plaie à la cuisse était en voie de guérison, en revanche, l'état de prostration du jeune homme devenait pour la famille un sujet de désolation, pire encore, un sujet de conversation pour les voisins. Ne parlait-on pas de possession ? À plusieurs reprises, madame Galichon avait surpris des voitures qui ralentissaient devant la barrière puis accéléraient dès qu'elle se montrait. À l'insu de son mari qui n'accordait aucun crédit à ce qu'il appelait des foutaises, elle s'était rendue à l'église pour adresser une prière à saint Benoît, le désensorceleur. Mais saint Benoît devait vaquer à d'autres affaires, car Hubert ne revenait toujours pas à lui. L'hypothèse du commissaire Gulliver avait fait long feu. Lorsque Josiane Bellemare, en larmes, s'était présentée au commissariat, il avait eu vite fait de comprendre à propos de rupture, ce n'était pas elle qui avait pris l'initiative, mais Hubert qui avait fait une rencontre à la faculté. Brave homme, il s'était épuisé à la consoler en lui parlant de sa vie qui ne faisait que commencer, de tous les beaux garçons de Belmont qu'elle pouvait séduire et toutes ces choses inutiles que l'on s'efforce de dire aux cœurs désespérés. Il n'avait fait que redoubler les sanglots de la pauvre enfant et n'avait dû son salut qu'à l'intervention de la mère. Celle-ci était venue récupérer sa progéniture, en ponctuant son passage d'un « si c'est pas malheureux ! », ajoutant à mi-voix qu'après tout, il y avait peut-être une justice. Il lui avait fallu se résigner à admettre qu'Hubert n'était pas un simulateur. D'ailleurs, ne parlait-on pas de transférer le garçon dans un service spécialisé de l'hôpital psychiatrique ? Telle était l'idée du docteur Sheppard qui venait de trouver une limite à sa compétence. Tel n'était pas le souhait de madame Galichon qui faisait plus confiance à saint Benoît qu'aux vertus thérapeutiques des hôpitaux psychiatriques.
« Mon fils ne partira pas d'ici ! »

Le docteur Sheppard avait bien tenté à nouveau le coup du « douteriez-vous de mon diagnostic, chère Madame ? », mais le regard que lui avait alors lancé la « chère Madame » était éloquent : elle doutait ! Pire , elle lui reprochait de ne pas en avoir. Sheppard n'était pas homme à renoncer. Et s'il croyait en Dieu, il croyait plus encore en la science, en général, lorsque la sienne, en particulier, lui faisait défaut. À la faveur de ses fréquentes insomnies, il avait même commencé à écrire un ouvrage qu'il avait intitulé la fatalité divine à l'épreuve de la science. Après cinq ans de labeur nocturne, il avait enfin bouclé le cinquième chapitre, encouragé dans son entreprise par son ami, le professeur Dulouard, neurobiologiste, mondialement connu pour ses travaux sur les états stuporeux.
- Dulouard ! s'exclama-t-il sur le chemin du retour, voilà l'homme de la situation.










Chapitre 9 – Le fin limier

« Monsieur le commissaire, puis-je vous parler ? »
Raymond Landrin avait la fâcheuse habitude de frapper après avoir entrebâillé la porte. Gulliver détestait être pris en flagrant délit de sieste. Depuis quelques années, en fait depuis son divorce, il avait perdu son dynamisme et le début de l'après-midi constituait toujours un cap difficile. La morosité alliée à une digestion pénible lui faisait couper le contact avec le réel pour une petite demi-heure de somnolence en guise de prime d'ancienneté. Au commissariat on avait fini par respecter ce court moment d'absence du chef. On le protégeait même des dérangements intempestifs en contrepartie de quoi il se montrait relativement indulgent envers les vétilles de ses subordonnés. Cela faisait partie de ces petits arrangements qui font des commissariats de province des endroits faciles à vivre après le déjeuner. Raymond Landrin manquait donc de savoir vivre. Aucun de ses collègues plus anciens ne se serait permis d'enfreindre la règle. Il faut dire que Landrin était jeune. Engagé depuis quelques mois dans la police, il avait de la fonction de commissaire une image issue de ses lectures adolescentes. Pour lui, c'est à peine si un commissaire était en droit de dormir la nuit. Aussi ne pouvait-il imaginer qu'à deux heures trente de l'après-midi, le sien se fût dans son bureau abandonné aux bras de Morphée. L'oeil vitreux de Gulliver tenta d'identifier l'importun. Landrin sentit confusément qu'il avait commis une erreur. Il tenta de s'excuser tout en faisant semblant de n'avoir rien remarqué.
« Bon dieu, Landrin, j'espère que c'est important ce que vous avez à me dire !
- C'est-à-dire, monsieur le commissaire, que je peux revenir...
- Ah non, mon garçon, ça serait trop facile ! »
Le ton monta jusqu'à devenir péremptoire.
« Parlez ! »
Devant le regard mauvais de son supérieur, le jeune policier se demanda si son idée était vraiment bonne. Mais il était trop tard. L'impardonnable risquait de devenir irréparable s'il persistait à se taire.
« Eh bien voilà, ce matin, lorsque madame Bellemare est venue chercher sa fille, j'étais de service à l'accueil et j'ai entendu ce qu'elle a dit, je veux dire ce qu'elle a dit en partant.
- Et alors ?
- Elle a dit : « Il y a tout de même une justice ! »
- Et vous en concluez quoi ?
- Ben, vous trouvez ça normal, commissaire, qu'elle ait dit : « Il y a tout de même une justice ! »
- C'est pour ça que vous m'avez réveillé, Landrin ? »
Landrin attribua aux brumes du réveil la difficulté de compréhension de son patron. Il lui fallait développer sa pensée.
« Si elle a dit ça, ça veut dire qu'elle trouve normal ce qui est arrivé à Hubert Galichon. Je dirais même plus, c'est qu'elle en est contente. Vous avez vu comment sa fille est désespérée. Alors, je m'étais dit que peut-être il pouvait y avoir une piste de ce côté-là. Comme qui dirait qu'elle aurait voulu venger sa fille...
- Mais il y a du Sherlock Homes chez ce garçon ! »
Raymond Landrin se sentit tout à coup ragaillardi. Sa satisfaction toutefois fut de courte durée.
« Alors, vous pensez que si elle était pour quelque chose dans l'agression du jeune Galichon, elle serait venue s'en vanter au commissariat ?
- Je ne dis pas ça. Je dis simplement qu'elle a de bonnes raisons d'en vouloir à Hubert Galichon, elle ou quelqu'un de sa famille.
- Ça se défend, concéda Gulliver. De toute façon, au point où on en est, on n'a pas grand-chose à perdre. Eh bien, puisque vous voulez jouer les fins limiers, vous allez m'accompagner chez les Bellemare. »
Landrin sentit monter la douce chaleur de la vanité. Il pensa à Mégret et à quelques autres de ses illustres prédécesseurs et se dit qu'une grande carrière s'ouvrait à lui. Il chaussa sa casquette et non sans fierté suivit son commissaire.

Il n'y avait pas loin du commissariat au bâtiment de l'hôtel de ville où logeaient le couple Bellemare et leur fille ; aussi c'est à pied que les deux hommes s'y rendirent. Lorsqu'ils arrivèrent à proximité du logement de fonction, des éclats de voix masculine entrecoupés de longs gémissements féminins parvinrent à leurs oreilles. À mesure qu'ils approchaient, ils pouvaient entendre distinctement les exaspérations de l'homme. Il était question de « petite conne ! », de « je t'avais prévenue ! », de « bien fait pour sa gueule ! », et toutes sortes de propos peu compatibles avec l'idée que l'on se fait d'un gentleman.
Gulliver dût s'y reprendre à trois fois avant de voir la porte s'ouvrir sous le martèlement de son poing.
« Ah, vous arrivez bien commissaire ! »
L'oeil gauche de madame Bellemare présentait la particularité d'être à demi auréolé d'une boursouflure qui lui faisait comme un monocle pourpre. Perspicace, Landrin qui lui avait vu le matin un visage plus serein, en conclut que ce coquard illustrait ce que l'article 222 - 13 sixièmement du code pénal désigne sous l'expression de violences volontaires par conjoint. Il en était sûr, il l'avait lu la veille au soir en revoyant ses cours pour le concours d'inspecteur. En lui-même, il allait réciter la peine dont cette infraction était assortie, lorsqu'il fut interrompu dans sa révision par madame Bellemare.
« Il est devenu fou, monsieur le commissaire ! Depuis que la petite est allée au commissariat, c'est épouvantable. Regardez ce qu'il m'a fait ! »
Dans la pièce d'à côté, ignorant la présence des policiers, l'homme continuait à vociférer. Il expliquait en des termes circonstanciés ce qu'il allait faire d'Hubert Galichon, « ce petit salaud, cette ordure » qui avait déshonoré sa fille. Il ajoutait qu'il n'en avait rien à foutre, qu'il irait aux assiettes la tête haute, qu'il ne regrettait qu'une chose « c'est qu'il ne soit pas mort sur le coup ! » Suivait toute une série de propositions sur la manière de régler le sort du jeune séducteur dont, selon lui, certaines parties précises devraient avant l'instant fatal connaître un sort culinaire. Cette évocation cannibalique déclencha chez la demoiselle Bellemare un hurlement larmoyant qui traduisait un désaccord profond. Le père évoqua ensuite sa double ascendance corse et sicilienne et ce qu'il appelait « le sens de l'honneur dans la famille ».

La paupière à demi fermée, madame Bellemare donna l'explication de l'ire de son époux : « Et pour tout arranger, elle est enceinte ! ». Elle ajouta, faisant sienne la condition de sa fille :
-Qu'est-ce qu'on va devenir ?
Gulliver estima en avoir assez entendu. Toujours escorté de Landrin, il décida d'intervenir pour soustraire la jeune fille à l'avalanche verbale de son père. Son irruption dans la pièce eut un effet sidérant. L'homme s'arrêta net. L'uniforme impeccable de Landrin, plus que le ventre éminent du commissaire n'avait pas manqué de lui rappeler provisoirement les impératifs du droit. Il jeta un regard réprobateur vers sa femme qu'il soupçonnait d'être responsable de cette apparition. Gulliver surprit ce regard et pour prévenir toute rétorsion, informa le mari que son épouse n'y était pour rien.
« Nous avons quelques questions à vous poser, monsieur Bellemare. C'est pour ça que nous sommes venus. »
Bellemare dont les foudres s'étaient taries se souvint qu'il était chez lui. Maître des lieux, comme il l'était des deux femmes, il n'allait pas s'en laisser conter. Il mesura cependant les risques à diriger sa vindicte vers les nouveaux arrivants et se contenta d'un prudent « je n'ai rien à vous dire ».
- vous en avez déjà trop dit, objecta Gulliver. »
Landrin jubilait. Son hypothèse était la bonne. Il imaginait déjà le discours devant tous ses collègues réunis : « grâce à la perspicacité de l'agent Landrin.. »
« Mais je n'ai rien dit, répliqua Bellemare avec un certain trouble dans la voix .
- Vous ne semblez pas beaucoup l'aimer, ce garçon.
- De la graine de salopard, si vous voyez ce que je veux dire.
- Oh, nous voyons très bien. »
L'air entendu de Gulliver suscita de l'inquiétude chez son interlocuteur qui perçut que quelque chose se tramait contre lui.
« Dites-moi, monsieur Bellemare, ne seriez-vous pas un peu violent parfois ?
- On a ses nerfs, comme tout le monde.
- En effet, il semble que votre épouse en sache quelque chose, n'est-ce pas madame Bellemare ? »
Prise à témoin, la femme n'osa confirmer. Comme pour acquiescer, elle porta la main à son oeil tuméfié.
« Et si on parlait un peu, d'homme à homme, tous les deux dans mon bureau. Voulez-vous bien nous suivre jusqu'au commissariat ?
Bellemare hésita.
- Et si je refuse...
- Vous m'obligeriez beaucoup en ne refusant pas. Qu'en pensez-vous, Landrin ? N'est-ce pas que monsieur Bellemare nous obligerait beaucoup en ne refusant pas ? Puis, se tournant vers Bellemare :
- Ça vous dit quelque chose l'article 222 - 13, sixièmement du code pénal ? »
Non, l'article 222 - 13 du code pénal n'évoquait pas grand-chose chez monsieur Bellemare, mais la façon professorale dont Gulliver avait formulé sa question l'impressionna beaucoup. L'article en question devait certainement receler de terribles menaces. Plus qu'une contrainte physique, l'énoncé d'un nombre aussi complexe associé à l'expression « code pénal » avait un pouvoir coercitif déterminant. Bellemare fut définitivement convaincu lorsqu'il entendit Landrin ajouter du même air entendu que son patron : « Ah oui, l'article 222 - 13 du code pénal, ça c'est quelque chose ! » Ne cherchant pas en savoir plus il suivit les deux policiers.
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Message  Hellian Dim 12 Avr 2009 - 0:53

chapitre 11 – Monsieur le Professeur

Faire venir le professeur Dulouard à Belmont n'avait pas été une mince affaire. Sheppard avait dû faire oeuvre de persuasion en dépit de leur vieille amitié. Ils s'étaient connus sur les bancs de la faculté de médecine et très vite, Sheppard avait éprouvé un vif intérêt pour la curiosité insatiable de Dulouard. Il avait discerné en lui la graine du scientifique et ne s'était pas trompé. Gravissant avec aisance les marches de la réussite universitaire, son ami avait rapidement accédé au professorat jusqu'à ce qu'une reconnaissance internationale vienne consacrer son talent. De son côté Dulouard s'était attaché à Sheppard appréciant cette distance qu'il manifestait envers toute chose. Autant l'un mordait dans la vie, autant l'autre ne l'approchait que du bout des lèvres. Ils avaient conservé, malgré leurs différences et les années, une relation d'affection. Se voyant peu, ils s'écrivaient et se téléphonaient régulièrement. A l'occasion, ils faisaient le point de leur existence. Celle de Dulouard était faite de voyages, de congrès, de succès. Celle de Sheppard ne dépassait que rarement les limites de la circonscription cantonale, à l'exception de quelques mois l'été sur les rivages du Cotentin entre Granville et Carteret. Celle de Dulouard était faite de conquêtes, de passions, de mariages, de divorces. Sheppard n'avait guère connu les tourments de l'amour. Il s'était laissé demander en mariage. Cela n'avait été pour lui qu'une autre manière d'être seul. Être seul à deux, disait-il, voilà le mariage. Il était resté fidèle, non par conviction morale, mais par paresse. Aucun enfant ne lui était venu et ne pas avoir assuré le prolongement biologique de son être le rassurait. Ainsi, lui, le médecin, n'avait-il pas transmis ce germe du pourrissement dont il savait toute vie atteinte. De son côté, Dulouard avait semé à tout vent, plantant en chaque femme aimée un enfant comme un arbre. Passée la cinquantaine, ils s'étonnaient réciproquement de leur parcours.
A Dulouard qui lui demandait : « Comment peut-on vivre à Belmont ? », Sheppard répondait « Comment peut-on vivre nulle part ? » - « Je ne vis pas nulle part, je vis partout, répliquait Dulouard » - « Je ne vis pas à Belmont, c'est Belmont qui vit autour de moi, ajoutait Sheppard ». Et ils s'abandonnaient à rire comme au temps de la jeunesse. Étrangement, Sheppard n'éprouvait aucune jalousie, d'abord parce que ce n'était pas dans son caractère, ensuite parce qu'il estimait que, tout bien considéré la vie de Dulouard n'était pas enviable. Très tôt il avait mesuré la vanité de la gloire, le danger des passions et il se disait qu'à trop vouloir vivre, son ami ne vivait pas grand-chose. Comme lui et plus encore peut être, il était resté à la surface des choses.

Dulouard allait donc venir. Cela faisait bien cinq ans qu'ils ne s'étaient vus. Comme jamais depuis longtemps, Sheppard était heureux, doublement heureux. Non seulement ils allaient tous les deux s'abreuver au flot du souvenir, mais pour la première fois, il allait étonner Dulouard ; le cas qu'il lui présenterait était sans précédent.
Dulouard se faisait attendre. Sheppard ne s'en étonna pas. Déjà, à l'université, il était connu pour ce que les autres appelaient vulgairement ses retards et que lui désignait plus éloquemment comme « son rapport personnel au temps ». Il avait sur ce point une théorie : « il n'y a pas de temps absolu, il n'y a que le temps relatif. Chacun possède son temps. Vous avez le vôtre, j'ai le mien, voilà tout. » La démonstration ne souffrait pas de réplique. On s'en accommodait ou s'en énervait, mais on n'y pouvait rien. La notoriété gagnant, cette façon de n'être jamais à l'heure avait fini par trouver sa légitimité. Le professeur Dulouard avait tellement de choses à faire, que ses retards étaient devenus le prix de sa présence. Les personnages importants ont ce privilège de n'être plus attendus, mais espérés, et Dulouard usait de cet avantage. Pour l'heure, Sheppard avait même tendance à penser qu'il en abusait. Il avait quant à lui réservé sa journée pensant qu'au nom de leur amitié Dulouard serait ponctuel. Midi était passé depuis longtemps et il avait dû décommander le restaurant. Il ne leur resterait plus que quelques heures en fin d'après-midi, juste le temps de parler boulot et le professeur repartirait avec cette même hâte qu'il aurait mise à examiner le jeune Galichon.

Le clocher de l'église Saint-Romain venait d'annoncer dix-sept heures lorsque la sonnette réveilla Sheppard assoupi d'ennui. D'un pas nonchalant il alla ouvrir.
« Ah c'est toi, je désespérais de te voir aujourd'hui. »
Le ton était à la limite du reproche. Mais Dulouard arborait un de ces larges sourires de gamin qui ruinaient toute mauvaise humeur.
« Mon pauvre ami, j'ai eu une circulation épouvantable avec ces départs en vacances. »
L'explication valait ce qu'elle valait ; Sheppard s'en contenta, retrouvant dans la chaleureuse poignée de main de Dulouard toute la conviction amicale qu'il avait connue jadis. Avec cette manière de sourire comme un gosse et cette poignée de main vigoureuse, Dulouard vous donnait l'impression que l'on s'était quitté la veille. Sans doute avait-il raison, le temps était relatif, du moins celui de l'amitié. Dulouard ne laissa pas l'occasion à Sheppard de lui demander comment il allait. D'emblée il évoqua l'objet de son déplacement à Belmont.
« Alors, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Raconte-moi ! »
En quelques mots, Sheppard lui retraça la situation. Rapidement, Dulouard convint que le mieux était de se rendre au chevet du malade.

Pour la venue du professeur que le docteur Sheppard lui avait présenté comme l'équivalent terrestre de saint Benoît, madame Galichon s'était mise sur son trente et un. Elle avait troqué son éternelle blouse à carreaux contre le petit tailleur gris qu'elle avait fait coudre pour la communion de sa petite nièce voilà trois ans. Sur sa poitrine luisait une fine croix d'or qui affichait sans équivoque ses options religieuses. C'était sa manière d'annoncer au professeur sa confiance limitée dans le savoir scientifique. Mais la simplicité du personnage et les compliments qu'il lui fit sur la beauté de son jardin dissipèrent ses appréhensions et c'est avec confiance qu'elle l'introduisit dans la chambre de son fils. Face à cet inconnu, Hubert ne manifesta pas la moindre expression. Son regard portait toujours vers un ailleurs indéfinissable.
« Vous voyez comme il a maigri » fit observer la mère.
De fait, les joues du jeune homme s'étaient creusées. Il ne mangeait presque plus depuis l'événement si ce n'est les quelques cuillerées de potage que sa mère parvenait avec patience à lui faire avaler.
« Pouvez-vous le faire parler ? » demanda Dulouard .
Avec un soupir qui soulignait l'épreuve à laquelle elle allait se livrer, madame Galichon interpella son fils par deux fois. De nouveau le rite s'accomplit. Devant le professeur Dulouard, Hubert, en quatre saccades, fit jaillir de sa gorge les syllabes maudites puis s'effondra terrassé tandis que sa mère ostensiblement se signait. Un long silence s'installa dans la chambre égayée par le chant vespéral des oiseaux qui entrait par la fenêtre à demi ouverte. Sheppard attendait la réaction de Dulouard. Madame Galichon observait l'un et l'autre à l'affût du moindre signe des hommes de science. Le professeur demeurait silencieux, absorbé, comme contaminé par la stupeur du pauvre garçon. C'est Sheppard qui redonna vie à la compagnie.
« Etrange, non ? »
L'observation n'était guère scientifique, en tout cas elle n'était pas de nature à rassurer madame Galichon qui désormais n'espérait plus qu'en Dulouard. Sans le regarder elle osa un timide « Qu'en pensez-vous docteur ?» Dulouard ne répondit pas. Sheppard se crut obligé de préciser qu'il avait tout essayé...
- In-té-res-sant !
Comme par mimétisme, le professeur avait prononcé le mot à la manière d'Hubert Galichon, en distillant chaque syllabe. Cela ne manqua pas de surprendre madame Galichon qui se demanda si elle ne devait pas se laissa aller à un nouveau signe de croix. Sheppard se sentit mieux. Manifestement l'état d'Hubert Galichon avait fait grosse impression. Dulouard se tourna vers la femme et reprenant d'un coup son air sentencieux :
« Madame, auriez-vous l'extrême obligeance de nous laisser seuls, le docteur Sheppard et moi-même. »
Réajustant le ton qu'il devina trop autoritaire, il ponctua sa demande d'un large sourire. Madame Galichon hésita. Il s'agissait tout de même de son fils et se faire exclure de la conversation au moment où le maître allait parler lui parut insupportable. Cependant, si le professeur Dulouard avait un avis sur le mal qui rongeait son fils et si quitter les lieux. était le sacrifice à payer pour qu'enfin l'on sache, elle partirait. Madame Galichon ravala un flot de questions et laissa les deux hommes en tête-à-tête de part et d'autre du lit où Hubert, comme un gisant, semblait avoir trouvé un repos qu'elle redoutait éternel.
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Message  Hellian Dim 12 Avr 2009 - 0:58

Petite erreur : ce n'est pas le chapitre 11, mais le chapitre 10. Désolé! juste une erreur de numérotation, mais pas dans le fil de l'histoire.
Hellian
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Message  Invité Dim 12 Avr 2009 - 3:19

Bravo ! J'adore ce ton toujours détaché qui soutient le récit. Deux petites remarques cependant :
"Il s'effondrait ensuite dans son lit, épuisé." La virgule me paraît indispensable ici ; vous n'en avez pas mis, ce qui donne l'impression que c'est le lit qui est épuisé.
"On le protégeait même des dérangements intempestifs, en contrepartie de quoi il se montrait relativement indulgent envers les vétilles de ses subordonnés." Ici aussi la virgule me semble nécessaire.

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Message  Roz-gingembre Dim 12 Avr 2009 - 8:22

Passionnant et vraiment bien écrit : aucune rupture dans la qualité de l'écriture.
J'attends donc la suite.
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Message  Invité Lun 13 Avr 2009 - 16:16

Je bute sur ceci qui me semble illogique voire antithétique :

Comme jamais depuis longtemps, Sheppard était heureux, doublement heureux.

D'un autre côté, je me demande s'il s'agit d'une expression que je ne (re)connais pas...

Autrement rien, un ou deux points qui se baladent où il ne faut pas (çàd en milieu de phrase)

Et le récit suit son cours venu de la France profonde, finement observé et rendu.

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Message  Sahkti Mer 15 Avr 2009 - 6:59

Je continue à beau coup aimer !

Le personnage de Mme Galichon prend corps, tout comme la présence du Docteur Sheppard, qui s'affirme. Cela donne un bon chapitre avec quelques petites réflexions amusantes bienvenues, comme celle sur Saint-Benoît et l'hôpital psychiatrique. J'aime l'évolution des pensées de Sheppard, pas révolutionnaires mais pleines de bon sens. Cela permet d'entrer tout à fait dans le texte et dans sa tête.

PS: Dans le chapitre 9, attention qu'on écrit Maigret et pas Mégret (ne pas confondre les deux hommes ;-)
Attention au déséquilibre dans les longueurs de chapitres. Ce neuvième morceau prend plus de place que le précédent; il a aussi tendance à un peu s'étirer et à manquer de souffle par moments, même si il reste agréable à lire et que tes personnages sont toujours aussi intéressants.

J'aurais bien vu l'irruption d'un autre personnage, déjà connu ou non, avant le retour du Docteur Sheppard.
Ici aussi, j'aurais envie de te dire de faire attention aux digressions et multiples détails que tu donnes pour bien poser décor, histoire et personnages. Par moments, tout cela prend beaucoup de place et ça risque de faire retomber la vivacité du récit, que tu as bien maîtrisée jusqu'à présent.

Ceci mis à part, je me réjouis de lire la suite !
Tout cela est bien mené, Hellian, extra.
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Message  Sahkti Mer 15 Avr 2009 - 7:00

Sahkti a écrit:Je continue à beau coup aimer !
beaucoup en un mot, ça le fait aussi, même si ton texte est un beau coup :-)
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Message  Soliflore Sam 11 Juil 2009 - 15:05

Toujours excellent.

J'aime les expressions de l'auteur qui émaillent le récit, telle que "il s'était laissé demander en mariage"

Bon, je n'ai pas de temps à perdre....La suite....
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Message  Halicante Dim 6 Sep 2009 - 15:22

Chapitre 8 :
« Lorsque Josiane Bellemare, en larmes, s'était présentée au commissariat, il avait eu vite fait de comprendre à propos de rupture, ce n'était pas elle qui avait pris l'initiative, mais Hubert qui avait fait une rencontre à la faculté. » : comprendre qu’à propos ?

Chapitre 10 :
« Cela ne manqua pas de surprendre madame Galichon qui se demanda si elle ne devait pas se laissa aller à un nouveau signe de croix. » (p 59)

« Cependant, si le professeur Dulouard avait un avis sur le mal qui rongeait son fils et si quitter les lieux. était le sacrifice à payer pour qu'enfin l'on sache, elle partirait. » Un point en trop après « lieux »
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