Une journée ordinaire
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Une journée ordinaire
Une journée ordinaire
Bonjour. Vous avez un instant ? Alors je vous emmène aujourd’hui observer le phénomène migratoire quotidien des automobilistes et j’ai choisi l’une des sorties de Paris. Je sais, toutes les grandes villes ont les mêmes difficultés et j’aurais pu prendre plus près de chez vous mais en la matière rien ne vaut l’expérience de notre capitale.
Quelque direction que vous preniez, à partir de 17h la situation est aussi désespérée. A un moment donné, plus ou moins immédiat, vous ne bougez plus, tout simplement. Les voitures arrivent ainsi sur les périphériques comme des papillons devant une lampe et se serrent désespérément comme si le petit mètre trompe-l’œil gagné un instant avait une quelconque influence sur l’espérance de sortie. Ainsi, chaque jour de la semaine, quelques soient vos prières du soir, votre sort est celé, vous bouchonnerez.
Mais si vous décidez de vous échapper un peu avant, pendant que les bureaux sont encore pleins d’abeilles actives et bourdonnantes, vous roulerez normalement, enfin je veux dire raisonnablement. C’est pourquoi je vous ai fait venir un peu plus tôt et, en ce 21 juin, premier jour de l’été. Il est maintenant exactement 16h10, pour être précis, et voyons ce qui ce passe à la sortie du tunnel de Saint Cloud, direction autoroute de l’Ouest. Il fait un temps vraiment superbe et le soleil encore très haut et chaud, distille un parfum estival. Par ailleurs nous sommes un jour ordinaire, pas un vendredi début de week-end, pas la veille d’un pont à RTT, pas de grève de cheminots, pas d’escargot camionneur. Non rien de particulier vraiment et toutes les conditions sont donc réunies pour une circulation fluide.
D’ailleurs, vous le constatez, le périphérique n’est pas saturé et comme, à la sortie du tunnel, les 2 voies s’élargissent en 3 voies, le flot s’accélère tout normalement comme un ru trouvant sa rivière. Regardez : Tout se passe bien. Chacun derrière son volant s’adosse confortablement, rabat son pare-soleil et passe une vitesse avec un agréable et grisant sentiment de liberté retrouvée. Des vitres descendent et des bras sortent pour profiter de la caresse de l’air et seuls restent clos des véhicules climatisés dispensant à leurs propriétaires une fraîcheur bienfaisante... et un possible premier rhume au fréon. Il faut se dépêcher d’en profiter car il semble que nous observions un fort ralentissement inhabituel environ 300 mètres plus loin. Un grain de sable a-t-il coincé le mécanisme ? Déjà un peu de désillusion sur les visages bien qu’on roule encore après avoir dû rétrograder et nous voilà revenus précocement à la scène habituelle. Regardez :
3 cordons denses de voitures, 3 rubans continus. Armée de banlieusards de retour de bataille. 3 colonnes à la même vitesse, lentement fluide. Seconde, troisième, seconde, troisième, seconde, première parfois. Chaque file, sans aucune concordance, s’étire et se ramasse, extension- compression du soufflet d’un accordéon. Une voiture quitte son rang, effort dérisoire, fuite illusoire. Sur la file de droite une caravane, enserrée entre 2 camions, immatriculée en Angleterre. Sans doute à destination du car ferry de retour. Slalom d’un motard entre les rétroviseurs. Effleurements miraculeux.
Dans l’autre sens, circulation limpide d’automobilistes aux regards pleins de compassion.
Sirène arythmique, d’abord lointaine, se rapprochant, intense, stridente. Frémissement inutile sur la file de droite. Moutons agglutinés et apeurés par l’aboiement du chien. L’ambulance s’échappe par la bande d’arrêt d’urgence. Probablement un accident. Plus loin, pas très loin. 2 minutes plus tard, passage d’une dépanneuse. Maintenant bouchon garanti. Résignation obligatoire, pas d’échappatoire. Mécanique d’une migration quotidienne, déplacement pendulaire famille –travail.
Première- arrêt- première- arrêt- première- arrêt interminable. Pare-chocs resserrés. Liés les uns aux autres. Un impatient, portière conducteur grande ouverte, debout sur la marche de sa voiture scrute l’horizon. Plus pressé que les autres, plus stressé, inutilement, désespérément. Les cigarettes s’allument, les radios montent le ton, les téléphones sortent des poches.
Sur la file du milieu, une antique 2CV décapotée grise. Sur le coffre des adhésifs humoristiques colorés : « Ne poussez pas grand-mère », « Respectez mon grand âge ». La jeune passagère enlace son ami. Sans doute des étudiants de retour de fac. Pour eux un encombrement aubaine. Temps partagé, temps d’échange des baisers, soif ensoleillée de l’autre. Un léger coup d’avertisseur en trompette, juste derrière eux, accompagné d’un geste de main amical. Un nostalgique de sa jeunesse.
Le langage du klaxon ! Long, il est coléreux. Répété, nerveux. Bref appuyé, il se veut une alerte confraternelle et bref léger sympathique, souvent un salut.
Mais zoomons un peu, voulez-vous ?
Obstinément sur la file de gauche un coupé Fiat bleu azur tout propret. Au volant un homme de 45 ans environ, très cadre supérieur, veste soigneusement pliée sur le siège arrière, chemise blanche impeccable, col ouvert d’un bouton seulement, manches méticuleusement retroussées. Vitres de la voiture fermées. En fond sonore, en volume modéré, une sonatine de Schubert extraite d’un CD de sortilèges classiques. Il pianote sur son volant. A quoi pense t’il ? Je vous présente Eric. Une vie réglée, une vie ordinaire. Ordinaire ? Est-ce bien sur ?
Eric rentre chez lui plus tôt que d’habitude. Un rendez-vous abrégé mais tout de même terminé un peu trop tard pour retourner au bureau à moins qu’il ne s’agisse d’une décision guidée par un goût d’évasion, un parfum de vacances. Une bonne surprise pour sa femme, ses 2 enfants, son chien. Une bonne surprise…enfin il l’espère. Non, il en est sur, pour le chien.
Pourquoi la file de gauche ? Certainement pas pour aller plus vite mais par habitude plutôt car il n’est pas pressé, absolument pas pressé. Il a même tout son temps. Ce trajet est en fait le meilleur moment de sa journée, sa détente. Fini les clients et pas encore les soucis domestiques.
Il faut vous expliquer qu’il n’est pas un véritable amateur de voiture comme pourrait le faire penser son choix du coupé double soupapes aux allures sportives. Non, la mécanique ne l’intéresse pas du tout. Ce n’est qu’un petit plaisir de l’âge, juste avant d’être trop vieux pour frimer un peu sans être ridicule. Une jolie petite voiture sans être ostentatoire et en fait une voiture qui n’est pas son style de vie. Mais il s’y sent bien et ces deux fois 1heure /jour passés dans les trajets sont pour lui des temps privilégiés, des temps pour lui tout seul. Bien assis dans un siège baquet en cuir enveloppant, il écoute d’abord dans ce petit salon roulant personnel le résumé des nouvelles de la journée, ce qui le dispensera plus tard d’allumer la télévision et lui permettra d’être disponible pour ses enfants puis goulûment se choisit, dans un large choix de CD, un concert classique bien mis en valeur par de très bonnes enceintes haute fidélité (Vous saviez qu’il pouvait y avoir des degrés dans la fidélité ?) et tweeter arrière.
Dans un petit moment il prendra la première sortie, direction Versailles- Vaucresson. C’est d’ailleurs là que se finit habituellement le bouchon, le flot y dégorgeant son trop plein.
Bouchon, voyons, bouchon : flotteur d’une ligne de pêche. Oui, c’est ça : Eric flotte effectivement un peu au fil de sa nostalgie. Nostalgie du temps qui passe ? Nostalgie d’une vie banale ? Réussite apparente, surimpression d’échec ? Un soupçon de révolte ? Un mai 68 pas digéré ? Ou tout simplement un caractère « petit bouchon » ?
La voiture connaît le chemin par cœur. Pilotage automatique. Tout le temps de regarder autour de lui. A la vérité Eric rêvasse. Il contemple le léger halo autour des voitures. Vapeurs d’essence sur asphalte surchauffé. Une allumette et l’autoroute flamberait. Banane flambée. Une autoroute flambée au rhum. Avec toutes les bougies des voitures : Happy birth day to you.
A sa hauteur sur sa droite, forcément, se maintient depuis quelques minutes une 206 blanche, un peu frottée sur sa portière gauche. Des marques de peinture bleue. Bleu myosotis (les connaisseurs apprécieront). Ses vitres avant sont ouvertes. Au volant une femme tronc, comme les présentatrices télé devant leurs tables. Pas plus de quarante ans, jauge Eric. Un joli visage. Des cheveux qu’il devine longs, bruns châtains. Des joues un peu rebondies apportant une impression de douceur, un nez plutôt court et légèrement retroussé, un peu lutin. Un chemisier finement rayé, couleur framboise, avec un col généreux, à larges revers, remonté sur la nuque, des manches bouffantes et de larges poignets rabattus. Une allure générale très bobo. Pantalon ou jupe ? Plutôt jupe. Jupe légère, écrue, près du corps, longueur ? Juste au-dessus du genou. Oui voilà. Classe et décontractée, décide t’il.
A cette heure, elle rentre sans doute chez elle après avoir fait quelques courses sur Paris. Elle a prévu de prendre ses enfants à l’école en passant mais, avec cet encombrement imprévu, elle sera en retard. Elle va se garer en double file juste devant la contractuelle qui fait traverser les enfants et qui est habituée. Toutes pareilles ces mamans. Jamais à l’heure alors qu’elles n’ont que ça à penser ! L’institutrice l’attendra encore à l’entrée, une remarque acide à la bouche sur les responsabilités parentales, elle qui est célibataire, plutôt style vieille fille.
Ou bien, non, elle n’est pas mariée et elle va à un rendez-vous avec son amant. Ils vont d’abord se promener en bord de Seine, prendre un apéritif à une terrasse puis il va l’inviter à dîner dans une auberge proche qu’il connaît (comme par hasard) et ils y passeront la nuit. C’est plus romantique ainsi, décide Eric.
Elle le distance un instant. Ah ! Mais elle est immatriculée 14. Normande. Tient, ils sont « pays ». Il faut dire qu’Eric s’est toujours considéré comme un émigré venu chercher un
travail à Paris. Alors elle n’est pas arrivée !
Sur la plage arrière, un sac de toile à larges rayures bleues et blanches dont émerge une rabane. Donc elle habite en bord de mer. Elle va arriver en toute fin de journée mais le soleil ne sera pas couché et elle aura le temps de mettre les pieds dans l’eau ou de lire quelques pages d’un bouquin sur la plage, de se détendre au calme avec le seul bruit des vagues, loin de la pollution.
Vous voyez, Eric imagine très bien la vie des autres et ainsi ne voit pas le temps passer. Mais attention, voilà le panneau de sortie pour Versailles. Réflexe. Eric met son clignotant, plonge un œil dans son rétroviseur tout en esquissant un mouvement de volant vers la droite. Mais non, c’est trop tard pour se rabattre. D’ailleurs il n’y a pas la place de s’intercaler, même avec la meilleure intention de ses voisins. Trop risqué. Il eut été sur la file du milieu, il aurait pu encore tenter une sortie. Mais la situation est, cette fois, trop dangereuse.
Et voilà, il a raté une sortie qu’il prend pourtant tous les jours depuis une éternité. Plutôt drôle, pense t’il. Pour une fois qu’il rentre en avance ! Mais bon, il prendra la suivante. Sans l’accident sur l’autoroute, c’eut été l’affaire d’un quart d’heure de plus. Une poussière de temps.
Ses proches codétenus de l’autoroute ont dû s’amuser aussi de son étourderie et lui-même en sourit volontiers! Mais la 206 est revenue à sa hauteur. Elle ne s’est pas échappée. D’ailleurs personne ne s’échappe jamais de cette prison ambulante. Eric tourne la tête discrètement. Il faut bien s’occuper après tout. La jeune femme farfouille dans son sac, en sort un bâton de rouge à lèvres, incline son rétroviseur central, se crayonne avec une attention soutenue et un désintérêt total de la circulation, pince les lèvres pour bien étaler, efface une fine bavure d’un léger geste du majeur. Un léger recul pour jauger le résultat puis elle rend l’accessoire automobile à sa destination première en ajustant son orientation, passe la première pour rattraper les quelques mètres perdus et tourne la tête vers la voiture de droite puis de gauche et elle l’aperçoit la regardant. Piégée comme un enfant faisant une petite bêtise. Bonne joueuse, elle lui offre un grand sourire amusé. Un sourire lumineux, intense, un éclat de vie, une cathédrale. Un sourire qui éveille en lui un vague souvenir. Il ne sait pas lequel. Un souvenir sans visage, un souvenir lointain. Un premier amour ? Eric n’est pourtant pas collectionneur. Mais dans l’immédiat, un sourire cadeau qu’il lui rend aussitôt, largement, ostensiblement. Et pour faire bonne mesure, il ajoute une mimique d’adoration avec les deux mains en prière. Dans la même gestuelle, elle le salue. Voilà, ils sont complices. Il est séduit.
Un petit sursaut général de quelques mètres des 3 files bientôt suivi d’un nouvel arrêt complet. Arrêt qui se prolonge. Eric coupe le moteur pour profiter du silence de l’habitacle. Il se cale dans son fauteuil. Il voudrait bien regarder encore sur sa droite, mais il n’ose plus. Est-elle encore à sa hauteur ? Et puis quoi ? On ne regarde pas chez les gens ainsi, se dit-il. Je ne suis pas un voyeur ! De toute manière il préfère imaginer. Un vrai passe muraille, le Eric. Il s’évade ainsi en une fraction de seconde, en revenant parfois un peu tardivement à la réalité. Vous lui parlez et il acquiesce ? Méfiez-vous ou profitez-en, à votre choix. Il est fort possible qu’il n’ait rien écouté et que –perdu dans ses pensées- il soit incapable de vous restituer un seul mot de la conversation. Que fuit-il ainsi ? Un présent ou un passé ? Il n’en sait rien lui-même. Il s’installe simplement là où il se sent bien : hors du temps, ailleurs.
Bonjour. Vous avez un instant ? Alors je vous emmène aujourd’hui observer le phénomène migratoire quotidien des automobilistes et j’ai choisi l’une des sorties de Paris. Je sais, toutes les grandes villes ont les mêmes difficultés et j’aurais pu prendre plus près de chez vous mais en la matière rien ne vaut l’expérience de notre capitale.
Quelque direction que vous preniez, à partir de 17h la situation est aussi désespérée. A un moment donné, plus ou moins immédiat, vous ne bougez plus, tout simplement. Les voitures arrivent ainsi sur les périphériques comme des papillons devant une lampe et se serrent désespérément comme si le petit mètre trompe-l’œil gagné un instant avait une quelconque influence sur l’espérance de sortie. Ainsi, chaque jour de la semaine, quelques soient vos prières du soir, votre sort est celé, vous bouchonnerez.
Mais si vous décidez de vous échapper un peu avant, pendant que les bureaux sont encore pleins d’abeilles actives et bourdonnantes, vous roulerez normalement, enfin je veux dire raisonnablement. C’est pourquoi je vous ai fait venir un peu plus tôt et, en ce 21 juin, premier jour de l’été. Il est maintenant exactement 16h10, pour être précis, et voyons ce qui ce passe à la sortie du tunnel de Saint Cloud, direction autoroute de l’Ouest. Il fait un temps vraiment superbe et le soleil encore très haut et chaud, distille un parfum estival. Par ailleurs nous sommes un jour ordinaire, pas un vendredi début de week-end, pas la veille d’un pont à RTT, pas de grève de cheminots, pas d’escargot camionneur. Non rien de particulier vraiment et toutes les conditions sont donc réunies pour une circulation fluide.
D’ailleurs, vous le constatez, le périphérique n’est pas saturé et comme, à la sortie du tunnel, les 2 voies s’élargissent en 3 voies, le flot s’accélère tout normalement comme un ru trouvant sa rivière. Regardez : Tout se passe bien. Chacun derrière son volant s’adosse confortablement, rabat son pare-soleil et passe une vitesse avec un agréable et grisant sentiment de liberté retrouvée. Des vitres descendent et des bras sortent pour profiter de la caresse de l’air et seuls restent clos des véhicules climatisés dispensant à leurs propriétaires une fraîcheur bienfaisante... et un possible premier rhume au fréon. Il faut se dépêcher d’en profiter car il semble que nous observions un fort ralentissement inhabituel environ 300 mètres plus loin. Un grain de sable a-t-il coincé le mécanisme ? Déjà un peu de désillusion sur les visages bien qu’on roule encore après avoir dû rétrograder et nous voilà revenus précocement à la scène habituelle. Regardez :
3 cordons denses de voitures, 3 rubans continus. Armée de banlieusards de retour de bataille. 3 colonnes à la même vitesse, lentement fluide. Seconde, troisième, seconde, troisième, seconde, première parfois. Chaque file, sans aucune concordance, s’étire et se ramasse, extension- compression du soufflet d’un accordéon. Une voiture quitte son rang, effort dérisoire, fuite illusoire. Sur la file de droite une caravane, enserrée entre 2 camions, immatriculée en Angleterre. Sans doute à destination du car ferry de retour. Slalom d’un motard entre les rétroviseurs. Effleurements miraculeux.
Dans l’autre sens, circulation limpide d’automobilistes aux regards pleins de compassion.
Sirène arythmique, d’abord lointaine, se rapprochant, intense, stridente. Frémissement inutile sur la file de droite. Moutons agglutinés et apeurés par l’aboiement du chien. L’ambulance s’échappe par la bande d’arrêt d’urgence. Probablement un accident. Plus loin, pas très loin. 2 minutes plus tard, passage d’une dépanneuse. Maintenant bouchon garanti. Résignation obligatoire, pas d’échappatoire. Mécanique d’une migration quotidienne, déplacement pendulaire famille –travail.
Première- arrêt- première- arrêt- première- arrêt interminable. Pare-chocs resserrés. Liés les uns aux autres. Un impatient, portière conducteur grande ouverte, debout sur la marche de sa voiture scrute l’horizon. Plus pressé que les autres, plus stressé, inutilement, désespérément. Les cigarettes s’allument, les radios montent le ton, les téléphones sortent des poches.
Sur la file du milieu, une antique 2CV décapotée grise. Sur le coffre des adhésifs humoristiques colorés : « Ne poussez pas grand-mère », « Respectez mon grand âge ». La jeune passagère enlace son ami. Sans doute des étudiants de retour de fac. Pour eux un encombrement aubaine. Temps partagé, temps d’échange des baisers, soif ensoleillée de l’autre. Un léger coup d’avertisseur en trompette, juste derrière eux, accompagné d’un geste de main amical. Un nostalgique de sa jeunesse.
Le langage du klaxon ! Long, il est coléreux. Répété, nerveux. Bref appuyé, il se veut une alerte confraternelle et bref léger sympathique, souvent un salut.
Mais zoomons un peu, voulez-vous ?
Obstinément sur la file de gauche un coupé Fiat bleu azur tout propret. Au volant un homme de 45 ans environ, très cadre supérieur, veste soigneusement pliée sur le siège arrière, chemise blanche impeccable, col ouvert d’un bouton seulement, manches méticuleusement retroussées. Vitres de la voiture fermées. En fond sonore, en volume modéré, une sonatine de Schubert extraite d’un CD de sortilèges classiques. Il pianote sur son volant. A quoi pense t’il ? Je vous présente Eric. Une vie réglée, une vie ordinaire. Ordinaire ? Est-ce bien sur ?
Eric rentre chez lui plus tôt que d’habitude. Un rendez-vous abrégé mais tout de même terminé un peu trop tard pour retourner au bureau à moins qu’il ne s’agisse d’une décision guidée par un goût d’évasion, un parfum de vacances. Une bonne surprise pour sa femme, ses 2 enfants, son chien. Une bonne surprise…enfin il l’espère. Non, il en est sur, pour le chien.
Pourquoi la file de gauche ? Certainement pas pour aller plus vite mais par habitude plutôt car il n’est pas pressé, absolument pas pressé. Il a même tout son temps. Ce trajet est en fait le meilleur moment de sa journée, sa détente. Fini les clients et pas encore les soucis domestiques.
Il faut vous expliquer qu’il n’est pas un véritable amateur de voiture comme pourrait le faire penser son choix du coupé double soupapes aux allures sportives. Non, la mécanique ne l’intéresse pas du tout. Ce n’est qu’un petit plaisir de l’âge, juste avant d’être trop vieux pour frimer un peu sans être ridicule. Une jolie petite voiture sans être ostentatoire et en fait une voiture qui n’est pas son style de vie. Mais il s’y sent bien et ces deux fois 1heure /jour passés dans les trajets sont pour lui des temps privilégiés, des temps pour lui tout seul. Bien assis dans un siège baquet en cuir enveloppant, il écoute d’abord dans ce petit salon roulant personnel le résumé des nouvelles de la journée, ce qui le dispensera plus tard d’allumer la télévision et lui permettra d’être disponible pour ses enfants puis goulûment se choisit, dans un large choix de CD, un concert classique bien mis en valeur par de très bonnes enceintes haute fidélité (Vous saviez qu’il pouvait y avoir des degrés dans la fidélité ?) et tweeter arrière.
Dans un petit moment il prendra la première sortie, direction Versailles- Vaucresson. C’est d’ailleurs là que se finit habituellement le bouchon, le flot y dégorgeant son trop plein.
Bouchon, voyons, bouchon : flotteur d’une ligne de pêche. Oui, c’est ça : Eric flotte effectivement un peu au fil de sa nostalgie. Nostalgie du temps qui passe ? Nostalgie d’une vie banale ? Réussite apparente, surimpression d’échec ? Un soupçon de révolte ? Un mai 68 pas digéré ? Ou tout simplement un caractère « petit bouchon » ?
La voiture connaît le chemin par cœur. Pilotage automatique. Tout le temps de regarder autour de lui. A la vérité Eric rêvasse. Il contemple le léger halo autour des voitures. Vapeurs d’essence sur asphalte surchauffé. Une allumette et l’autoroute flamberait. Banane flambée. Une autoroute flambée au rhum. Avec toutes les bougies des voitures : Happy birth day to you.
A sa hauteur sur sa droite, forcément, se maintient depuis quelques minutes une 206 blanche, un peu frottée sur sa portière gauche. Des marques de peinture bleue. Bleu myosotis (les connaisseurs apprécieront). Ses vitres avant sont ouvertes. Au volant une femme tronc, comme les présentatrices télé devant leurs tables. Pas plus de quarante ans, jauge Eric. Un joli visage. Des cheveux qu’il devine longs, bruns châtains. Des joues un peu rebondies apportant une impression de douceur, un nez plutôt court et légèrement retroussé, un peu lutin. Un chemisier finement rayé, couleur framboise, avec un col généreux, à larges revers, remonté sur la nuque, des manches bouffantes et de larges poignets rabattus. Une allure générale très bobo. Pantalon ou jupe ? Plutôt jupe. Jupe légère, écrue, près du corps, longueur ? Juste au-dessus du genou. Oui voilà. Classe et décontractée, décide t’il.
A cette heure, elle rentre sans doute chez elle après avoir fait quelques courses sur Paris. Elle a prévu de prendre ses enfants à l’école en passant mais, avec cet encombrement imprévu, elle sera en retard. Elle va se garer en double file juste devant la contractuelle qui fait traverser les enfants et qui est habituée. Toutes pareilles ces mamans. Jamais à l’heure alors qu’elles n’ont que ça à penser ! L’institutrice l’attendra encore à l’entrée, une remarque acide à la bouche sur les responsabilités parentales, elle qui est célibataire, plutôt style vieille fille.
Ou bien, non, elle n’est pas mariée et elle va à un rendez-vous avec son amant. Ils vont d’abord se promener en bord de Seine, prendre un apéritif à une terrasse puis il va l’inviter à dîner dans une auberge proche qu’il connaît (comme par hasard) et ils y passeront la nuit. C’est plus romantique ainsi, décide Eric.
Elle le distance un instant. Ah ! Mais elle est immatriculée 14. Normande. Tient, ils sont « pays ». Il faut dire qu’Eric s’est toujours considéré comme un émigré venu chercher un
travail à Paris. Alors elle n’est pas arrivée !
Sur la plage arrière, un sac de toile à larges rayures bleues et blanches dont émerge une rabane. Donc elle habite en bord de mer. Elle va arriver en toute fin de journée mais le soleil ne sera pas couché et elle aura le temps de mettre les pieds dans l’eau ou de lire quelques pages d’un bouquin sur la plage, de se détendre au calme avec le seul bruit des vagues, loin de la pollution.
Vous voyez, Eric imagine très bien la vie des autres et ainsi ne voit pas le temps passer. Mais attention, voilà le panneau de sortie pour Versailles. Réflexe. Eric met son clignotant, plonge un œil dans son rétroviseur tout en esquissant un mouvement de volant vers la droite. Mais non, c’est trop tard pour se rabattre. D’ailleurs il n’y a pas la place de s’intercaler, même avec la meilleure intention de ses voisins. Trop risqué. Il eut été sur la file du milieu, il aurait pu encore tenter une sortie. Mais la situation est, cette fois, trop dangereuse.
Et voilà, il a raté une sortie qu’il prend pourtant tous les jours depuis une éternité. Plutôt drôle, pense t’il. Pour une fois qu’il rentre en avance ! Mais bon, il prendra la suivante. Sans l’accident sur l’autoroute, c’eut été l’affaire d’un quart d’heure de plus. Une poussière de temps.
Ses proches codétenus de l’autoroute ont dû s’amuser aussi de son étourderie et lui-même en sourit volontiers! Mais la 206 est revenue à sa hauteur. Elle ne s’est pas échappée. D’ailleurs personne ne s’échappe jamais de cette prison ambulante. Eric tourne la tête discrètement. Il faut bien s’occuper après tout. La jeune femme farfouille dans son sac, en sort un bâton de rouge à lèvres, incline son rétroviseur central, se crayonne avec une attention soutenue et un désintérêt total de la circulation, pince les lèvres pour bien étaler, efface une fine bavure d’un léger geste du majeur. Un léger recul pour jauger le résultat puis elle rend l’accessoire automobile à sa destination première en ajustant son orientation, passe la première pour rattraper les quelques mètres perdus et tourne la tête vers la voiture de droite puis de gauche et elle l’aperçoit la regardant. Piégée comme un enfant faisant une petite bêtise. Bonne joueuse, elle lui offre un grand sourire amusé. Un sourire lumineux, intense, un éclat de vie, une cathédrale. Un sourire qui éveille en lui un vague souvenir. Il ne sait pas lequel. Un souvenir sans visage, un souvenir lointain. Un premier amour ? Eric n’est pourtant pas collectionneur. Mais dans l’immédiat, un sourire cadeau qu’il lui rend aussitôt, largement, ostensiblement. Et pour faire bonne mesure, il ajoute une mimique d’adoration avec les deux mains en prière. Dans la même gestuelle, elle le salue. Voilà, ils sont complices. Il est séduit.
Un petit sursaut général de quelques mètres des 3 files bientôt suivi d’un nouvel arrêt complet. Arrêt qui se prolonge. Eric coupe le moteur pour profiter du silence de l’habitacle. Il se cale dans son fauteuil. Il voudrait bien regarder encore sur sa droite, mais il n’ose plus. Est-elle encore à sa hauteur ? Et puis quoi ? On ne regarde pas chez les gens ainsi, se dit-il. Je ne suis pas un voyeur ! De toute manière il préfère imaginer. Un vrai passe muraille, le Eric. Il s’évade ainsi en une fraction de seconde, en revenant parfois un peu tardivement à la réalité. Vous lui parlez et il acquiesce ? Méfiez-vous ou profitez-en, à votre choix. Il est fort possible qu’il n’ait rien écouté et que –perdu dans ses pensées- il soit incapable de vous restituer un seul mot de la conversation. Que fuit-il ainsi ? Un présent ou un passé ? Il n’en sait rien lui-même. Il s’installe simplement là où il se sent bien : hors du temps, ailleurs.
Une journée ordinaire (suite)
Et justement je vous propose d’aller discrètement dans son ailleurs. Soyez attentifs et silencieux, s’il vous plaît. Que s’y passe t’il ?
Cette femme, belle et souriante, sortirait de sa voiture très posément, contournerait lentement la sienne par l’avant. Oui, pour qu’il ait tout le temps de l’admirer. Tiens, elle porte bien une jupe. Et même une jupe écrue. Mais plus courte qu’il se l’était représentée en premier. Nettement plus courte ! Elle a bien raison d’ailleurs car ses jambes sont magnifiques et sont faites pour être regardées et désirées. Il baisserait sa vitre d’une pression négligente tandis qu’elle se pencherait pour lui dire, tout naturellement, d’une voix posée, un peu haute, harmonieuse bien que légèrement cassée : « Vous êtes un très bon mime et vous m’avez beaucoup amusé, Eric. J’apprécie les hommes qui me font sourire et aux gestes voulez-vous que nous joignions la parole… et peut-être d’autres gestes ? Quittons ce troupeau et prenons pour nous ce temps bloqué. Vous me parlerez de vous, je vous parlerai de moi et nous apprendrons ainsi à nous connaître. » Son visage penché vers lui transmettrait un léger et ravissant parfum de jasmin embaumant la voiture. Il ne prendrait pas un air offusqué. Pourquoi le ferait-il ? Peut-être lui répondrait-il qu’il serait grossier de refuser une telle proposition, qu’il s’ennuie aussi comme une sardine dans sa boîte, l’essence sans plomb remplaçant ici l’huile de Tournesol. Par prudence ou réserve naturelle, il la préviendrait également qu’il n’est pas d’un naturel bavard et que sa vie ne vaut pas le détour. Vous noterez qu’il n’est même pas surpris qu’elle connaisse son prénom mais rien n’est anormal ou surprenant dans « l’ailleurs », c’est ce qui en fait son charme.
« Et bien je parlerai et vous me regarderez, cela vous convient-il ? » lui répondrait –elle sur un ton mi-moqueur, mi-enjôleur. Elle ajouterait : « A moins évidemment que vous soyez attendu ». Ils continueraient ainsi tous les 2 à s’amuser un moment dans une improvisation très théâtrale :
- Attendu certes, mais disons que mon absence sera remarquée comme celle d’un tableau dont il reste la marque de l’encadrement sur un papier peint défraîchi.
- (en riant franchement) J’ai l’impression alors de détourner un meuble !
- (sur la même longueur d’onde) Seriez vous une serial kiler des ménages, recherchée pour enlèvement des maris ?
- (avec une adorable petite moue contrite) Non, vous serez le premier et disons que nous serions l’un pour l’autre une première fois, l’audace improbable d’exister dans le délice d’un instant.
- Oui, vous avez raison, il est toujours merveilleux d’oser. Alors, osons.
Ils laisseraient là leurs voitures au milieu du flot et, dans un ralenti de cinéma, ils commenceraient à s’éloigner ensemble pour faire à quelques mètres de là, dans une auberge tout a fait romantique, délicieusement l’amour après avoir pris tranquillement l’apéritif à une terrasse.
Mais leur départ ne pourrait pas se faire sans provoquer de multiples réactions.
Et d’abord derrière eux le klaxon nerveux d’un avertisseur à plusieurs tons d’un « plus déjà tout jeune » qui veut encore faire un peu « in », suivi immédiatement d’un autre rappel à l’ordre tout aussi péremptoire d’une corne de brume grave et fortissimo distinguant un monsieur bien portant et réputé gai luron et maintenant se joignant à la protestation ambiante le rhinocéros enroué d’une voiture de collection (à moins que ce ne soit le chauffeur qui soit ancien !) puis un autre et un autre jusqu’au concert cacophonique. Ecoutez bien, si nous avons de la chance, vous entendrez de temps en temps un « triangle »… Enfin je veux dire le cri ridicule de la grenouille (oui, oui, je vous assure, elle peut crier la grenouille quand elle est dans une voiture) d’un avertisseur qu’une vieille fille s’enhardit à faire fonctionner, elle qui n’a découvert cet instrument de bord que par inadvertance en posant son sac à main sur le volant il y a peu. Un homme sort rapidement de sa voiture et tonne avec véhémence en levant les bras au ciel : « Vous ne pouvez pas faire ça. Rendez vous compte du bordel que vous allez créer ! » Un autre, manquant de s’étrangler dans la vitre mal ouverte, acquiesce et menace en hurlant dans les aigus : « Revenez ou j’appelle la police. C’est inadmissible. Si tout le monde en faisait autant ! » Un troisième, chauffeur-livreur de son état, sort furieux de son master Renault tout verdâtre et poussiéreux en s’écriant « Je vais vous y remettre, moi, dans votre voiture » et amorce un sprint de niveau olympique quand l’ouverture inopinée d’une portière met KO ce qui –dans son entrejambe- lui tenait lieu de cerveau.
Tout conducteur de voiture étant un badaud qui sommeille, le flot qui circulait parfaitement dans l’autre sens ralentit pour finir par s’arrêter, lui aussi, complètement. Certains voulant participer à l’évènement commencent à donner leur avis sur ce qu’il convient de faire et en cette période Roland Garrosienne, une partie de tennis verbale s’amorce entre les glissières du terre plein central. D’un côté les « entrants à Paris » favorables à Eric- puisque non concernés directement- et de l’autre « les sortants de Paris » voulant son retour dans sa voiture par anticipation d’une possible amélioration de la situation.
C’est un « entrant » très cool qui engage :
- La voiture est un objet personnel, chacun est libre d’en faire ce qu’il veut.
- Peut-être, monsieur, mais la route est collective et la liberté individuelle s’arrête là où elle entrave celle des autres, retourne une femme bon- chic- bon-genre. (Ah ! c’est un double mixte alors !)
- Vous n’êtes pas « entravé » puisque de toute manière vous ne pouvez pas avancer rétorque un autre, en montant à la volée, de l’équipe visiteuse.
- Nous ne pouvons pas, certes Môsieur, mais nous avons le droit. Il faut bien faire le distinguo, lifte finement un grand maigre débraillé jusqu’à son poitrail velu.
Un jeune homme encore assis sur sa moto et qui sait pouvoir arriver à Paris sans problème veut alors lober tout le monde
- Mais vous êtes ouf ! L’amour a tous les droits. Vous êtes tous des vieux machins !
Alors là une femme tout excitée, son gosse à la main, tente un retour long :
- Mais vous ne voyez pas qu’ils donnent un mauvais exemple. Il y a des jeunes dans les voitures qui voient ça. C’est honteux, tout de même.
Mais il faut bien dire que la balle est un peu molle et un méchant smash en retour est inévitable. C’est un jeune crâne rasé en âge d’être son fils et qui va traverser Paris pour assister ce soir à un match de foot au stade de France qui s’en charge :
- Tais-toi mamie, t’es trop vielle et t’as perdu la mémoire de la dernière fois qu’on t’a fait l’amour.
Oui, c’est vraiment trop et le mari, un sanguin toutes bretelles multicolores dehors, croit digne et indispensable d’intervenir et voulant dire ce qu’il pense de plus près à ce malotru, trébuche dans le filet interrompant ainsi la partie aussi rapidement qu’une averse à Boulogne.
Pendant ce temps, un petit monsieur, d’un âge que l’on nomme « avancé » par identification à l’état d’un fromage trop coulant, bedonnant, en costume beige trois pièces, monte sur le capot de sa 605 métallisée toute neuve polie- pimpante et d’énervement commence à piétiner son capot. Sa femme à genoux sur la ligne jaune le supplie de descendre pendant qu’il s’enfonce progressivement dans son moteur.
Mais la philosophie de la vie n’est pas identique pour tous et ailleurs les choses sont prises plus sereinement. Ainsi une vieille mamie a sorti du coffre de sa petite C4 vert pomme (Je remercie particulièrement Citroën qui sponsorise cette nouvelle) un petit siège pliant et s’installe en dodelinant légèrement de la tête sur la bande d’arrêt d’urgence pour tricoter avec des grosses aiguilles rouges- fluo. C’est qu’un petit- fils va bientôt arriver et qu’il n’y a pas de temps à perdre pour lui fabriquer un pull pour l’hiver. 4 garçons sortis d’une Espace choisissent de faire une partie de foot en prenant des voitures pour poteaux de buts pendant que leur maman discute avec la mamie tricoteuse sur la difficulté d’élever les enfants de nos jours. 2 Jeunes rappeurs sortent leurs guitares et improvisent assis sur le capot de leur Clio dont on ne distingue plus vraiment la couleur d’origine sous les calicots anar- écolo- surréalistes ,
Les bouchons c’est comme les bonbons
Plus c’est long, plus c’est bon
Il est pas ouf, Sarko
Il circule en jet de chez Dassaut
Ta vie sur le bitume
C’est là qu’tu la fumes.
Vous avez vraiment de la chance d’être venus aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Un peu plus loin, en pleine file centrale, un homme d’une cinquantaine d’années, grand comme un basketteur, agrémenté d’une fine moustache venant sans doute compenser un crâne radicalement chauve, est monté sur le toit de sa Smart et, les bras levés, les pouces et index joints comme le pape le jour de la bénédiction sur la place Saint – Pierre, harangue calmement, sur un ton d’homélie les files de voitures: « C’est la fin, mes frères automobilistes, le jour du grand chaos est venu. Le bouchon de notre folie a sauté. Nous devons renoncer à notre vie de pollution. Je vous le dis : L’amour est dans le pré, pas dans nos tas de ferrailles. Suivons l’exemple d’Eric et de Sabine (Voilà ! c’est Sabine) et quittons ces cercueils. Il est encore temps. Si les voitures ne circulent plus, la terre tourne encore et le sang circule dans nos veines. Ne nous laissons pas paralyser par la modernité. Retrouvons les valeurs de l’homme. Aimons nous et forniquons sans plus attendre pour fêter ensemble ce premier jour de l’été. » Et joignant le geste à la parole, il commence à enlever sa chemise ayant déjà enlevé sa veste avant de quitter son parking.
Les 2 étudiants, quant à eux, n’ont pas attendu cet encouragement pour prouver que l’amour pouvait aussi se trouver dans une 2CV et, passés sur la banquette arrière, se débrouillent avec la bonne humeur et la souplesse de leur âge. (Une scène qui doit évoquer un souvenir à Eric à en juger à son sourire presque ému)
Toutes portières ouvertes (Il faut vous préciser qu’il n’y a très majoritairement que des voitures françaises sur l’A13 pour respecter mon contrat d’édition), des couples sortent, d’autres se forment et un cortège à la destinée incertaine, commence à s’assembler. Même les motards béquillent leurs engins devant les voitures et viennent fraterniser. A deux voitures de celle d’Eric, 2 grands costauds vêtus très cadres sup’ se sont « trouvés » et se donnant la main, tout sourire, semblent vouloir à leur tour jouer aux tourtereaux.
Maintenant tous les avertisseurs se sont tus et les moteurs se sont arrêtés, si bien que ce grand bazar prend l’aspect d’une fête champêtre et que vous pouvez même entendre quelques piaillements d’oiseaux qui se sont détournés avec curiosité en remontant sans doute vers quelques ponts de Paris.
Un helico de la gendarmerie nationale apparaît dans le ciel comme un gros bourdon et vient survoler ce capharnaüm. Un pauvre pantin dangereusement penché en dessus du vide s’époumone dans son mégaphone pour ramener le calme dans une indifférence générale jusqu’au moment où un gamin - de son pistolet à eau- fait tomber ce pauvre père de famille en feuille morte dans le champ adjacent et que l’appareil prudemment préfère s’éloigner et laisser à eux-mêmes ces gens devenus décidemment incontrôlables.
Une jeune fille, au permis de conduire sans doute très récent, adossée au haillon arrière de sa petite R5 d’un rose bonbon attendrissant, accorde, tout sourire, un vrai baiser – avec la langue, confirme t’elle, à tous les jeunes garçons qui lui promettent d’abord que c’est leur première fois. Ne voilà t’il pas une belle façon de passer le temps interroge t’elle des parents dubitatifs ?
Un peu plus loin un vraiment vieux barbu tout courbé s’extirpe péniblement avec l’aide de son épouse d’une Mégane gris anthracite. Il jette ses clés par-dessus son épaule et bras dessus dessous ils s’apprêtent à rejoindre les autres quand, se retournant une derrière fois sur l’objet de son crédit sur 4 ans, il envoie sa canne faire voler son pare-brise avec un éclat de rire caverneux et toussotant.
Il n’y a maintenant plus personne dans les carrosseries inertes autant qu’inutiles et des petits attroupements se sont constitués par affinité. Là une partie de pétanque est organisée sur le terre-plein du milieu, les rambardes délimitant aisément les limites du jeu. Un peu plus loin, entre deux files, des gens de bonne volonté ont sorti de leur camping-car une table et les voisins arrivent avec des boissons rafraîchissantes et des petits gâteaux. Les crèmes solaires circulent plaisamment pour que chacun profite sans danger de ce premier soleil câlin. Une femme au teint naturellement halé avec un fort accent méditerranéen propose même de refaire tourner le moteur d’une voiture pour faire griller des merguez. Plusieurs couples ont quitté l’autoroute pour s’ébattre dans l’herbe fraîchement coupée selon les bons conseils prodigués par le gourou improvisé si bien que les journaux parleront demain d’une gigantesque partouze (ce qui changera des titres habituels sur les effroyables bouchons et fera un bien meilleur tirage)
Cette femme, belle et souriante, sortirait de sa voiture très posément, contournerait lentement la sienne par l’avant. Oui, pour qu’il ait tout le temps de l’admirer. Tiens, elle porte bien une jupe. Et même une jupe écrue. Mais plus courte qu’il se l’était représentée en premier. Nettement plus courte ! Elle a bien raison d’ailleurs car ses jambes sont magnifiques et sont faites pour être regardées et désirées. Il baisserait sa vitre d’une pression négligente tandis qu’elle se pencherait pour lui dire, tout naturellement, d’une voix posée, un peu haute, harmonieuse bien que légèrement cassée : « Vous êtes un très bon mime et vous m’avez beaucoup amusé, Eric. J’apprécie les hommes qui me font sourire et aux gestes voulez-vous que nous joignions la parole… et peut-être d’autres gestes ? Quittons ce troupeau et prenons pour nous ce temps bloqué. Vous me parlerez de vous, je vous parlerai de moi et nous apprendrons ainsi à nous connaître. » Son visage penché vers lui transmettrait un léger et ravissant parfum de jasmin embaumant la voiture. Il ne prendrait pas un air offusqué. Pourquoi le ferait-il ? Peut-être lui répondrait-il qu’il serait grossier de refuser une telle proposition, qu’il s’ennuie aussi comme une sardine dans sa boîte, l’essence sans plomb remplaçant ici l’huile de Tournesol. Par prudence ou réserve naturelle, il la préviendrait également qu’il n’est pas d’un naturel bavard et que sa vie ne vaut pas le détour. Vous noterez qu’il n’est même pas surpris qu’elle connaisse son prénom mais rien n’est anormal ou surprenant dans « l’ailleurs », c’est ce qui en fait son charme.
« Et bien je parlerai et vous me regarderez, cela vous convient-il ? » lui répondrait –elle sur un ton mi-moqueur, mi-enjôleur. Elle ajouterait : « A moins évidemment que vous soyez attendu ». Ils continueraient ainsi tous les 2 à s’amuser un moment dans une improvisation très théâtrale :
- Attendu certes, mais disons que mon absence sera remarquée comme celle d’un tableau dont il reste la marque de l’encadrement sur un papier peint défraîchi.
- (en riant franchement) J’ai l’impression alors de détourner un meuble !
- (sur la même longueur d’onde) Seriez vous une serial kiler des ménages, recherchée pour enlèvement des maris ?
- (avec une adorable petite moue contrite) Non, vous serez le premier et disons que nous serions l’un pour l’autre une première fois, l’audace improbable d’exister dans le délice d’un instant.
- Oui, vous avez raison, il est toujours merveilleux d’oser. Alors, osons.
Ils laisseraient là leurs voitures au milieu du flot et, dans un ralenti de cinéma, ils commenceraient à s’éloigner ensemble pour faire à quelques mètres de là, dans une auberge tout a fait romantique, délicieusement l’amour après avoir pris tranquillement l’apéritif à une terrasse.
Mais leur départ ne pourrait pas se faire sans provoquer de multiples réactions.
Et d’abord derrière eux le klaxon nerveux d’un avertisseur à plusieurs tons d’un « plus déjà tout jeune » qui veut encore faire un peu « in », suivi immédiatement d’un autre rappel à l’ordre tout aussi péremptoire d’une corne de brume grave et fortissimo distinguant un monsieur bien portant et réputé gai luron et maintenant se joignant à la protestation ambiante le rhinocéros enroué d’une voiture de collection (à moins que ce ne soit le chauffeur qui soit ancien !) puis un autre et un autre jusqu’au concert cacophonique. Ecoutez bien, si nous avons de la chance, vous entendrez de temps en temps un « triangle »… Enfin je veux dire le cri ridicule de la grenouille (oui, oui, je vous assure, elle peut crier la grenouille quand elle est dans une voiture) d’un avertisseur qu’une vieille fille s’enhardit à faire fonctionner, elle qui n’a découvert cet instrument de bord que par inadvertance en posant son sac à main sur le volant il y a peu. Un homme sort rapidement de sa voiture et tonne avec véhémence en levant les bras au ciel : « Vous ne pouvez pas faire ça. Rendez vous compte du bordel que vous allez créer ! » Un autre, manquant de s’étrangler dans la vitre mal ouverte, acquiesce et menace en hurlant dans les aigus : « Revenez ou j’appelle la police. C’est inadmissible. Si tout le monde en faisait autant ! » Un troisième, chauffeur-livreur de son état, sort furieux de son master Renault tout verdâtre et poussiéreux en s’écriant « Je vais vous y remettre, moi, dans votre voiture » et amorce un sprint de niveau olympique quand l’ouverture inopinée d’une portière met KO ce qui –dans son entrejambe- lui tenait lieu de cerveau.
Tout conducteur de voiture étant un badaud qui sommeille, le flot qui circulait parfaitement dans l’autre sens ralentit pour finir par s’arrêter, lui aussi, complètement. Certains voulant participer à l’évènement commencent à donner leur avis sur ce qu’il convient de faire et en cette période Roland Garrosienne, une partie de tennis verbale s’amorce entre les glissières du terre plein central. D’un côté les « entrants à Paris » favorables à Eric- puisque non concernés directement- et de l’autre « les sortants de Paris » voulant son retour dans sa voiture par anticipation d’une possible amélioration de la situation.
C’est un « entrant » très cool qui engage :
- La voiture est un objet personnel, chacun est libre d’en faire ce qu’il veut.
- Peut-être, monsieur, mais la route est collective et la liberté individuelle s’arrête là où elle entrave celle des autres, retourne une femme bon- chic- bon-genre. (Ah ! c’est un double mixte alors !)
- Vous n’êtes pas « entravé » puisque de toute manière vous ne pouvez pas avancer rétorque un autre, en montant à la volée, de l’équipe visiteuse.
- Nous ne pouvons pas, certes Môsieur, mais nous avons le droit. Il faut bien faire le distinguo, lifte finement un grand maigre débraillé jusqu’à son poitrail velu.
Un jeune homme encore assis sur sa moto et qui sait pouvoir arriver à Paris sans problème veut alors lober tout le monde
- Mais vous êtes ouf ! L’amour a tous les droits. Vous êtes tous des vieux machins !
Alors là une femme tout excitée, son gosse à la main, tente un retour long :
- Mais vous ne voyez pas qu’ils donnent un mauvais exemple. Il y a des jeunes dans les voitures qui voient ça. C’est honteux, tout de même.
Mais il faut bien dire que la balle est un peu molle et un méchant smash en retour est inévitable. C’est un jeune crâne rasé en âge d’être son fils et qui va traverser Paris pour assister ce soir à un match de foot au stade de France qui s’en charge :
- Tais-toi mamie, t’es trop vielle et t’as perdu la mémoire de la dernière fois qu’on t’a fait l’amour.
Oui, c’est vraiment trop et le mari, un sanguin toutes bretelles multicolores dehors, croit digne et indispensable d’intervenir et voulant dire ce qu’il pense de plus près à ce malotru, trébuche dans le filet interrompant ainsi la partie aussi rapidement qu’une averse à Boulogne.
Pendant ce temps, un petit monsieur, d’un âge que l’on nomme « avancé » par identification à l’état d’un fromage trop coulant, bedonnant, en costume beige trois pièces, monte sur le capot de sa 605 métallisée toute neuve polie- pimpante et d’énervement commence à piétiner son capot. Sa femme à genoux sur la ligne jaune le supplie de descendre pendant qu’il s’enfonce progressivement dans son moteur.
Mais la philosophie de la vie n’est pas identique pour tous et ailleurs les choses sont prises plus sereinement. Ainsi une vieille mamie a sorti du coffre de sa petite C4 vert pomme (Je remercie particulièrement Citroën qui sponsorise cette nouvelle) un petit siège pliant et s’installe en dodelinant légèrement de la tête sur la bande d’arrêt d’urgence pour tricoter avec des grosses aiguilles rouges- fluo. C’est qu’un petit- fils va bientôt arriver et qu’il n’y a pas de temps à perdre pour lui fabriquer un pull pour l’hiver. 4 garçons sortis d’une Espace choisissent de faire une partie de foot en prenant des voitures pour poteaux de buts pendant que leur maman discute avec la mamie tricoteuse sur la difficulté d’élever les enfants de nos jours. 2 Jeunes rappeurs sortent leurs guitares et improvisent assis sur le capot de leur Clio dont on ne distingue plus vraiment la couleur d’origine sous les calicots anar- écolo- surréalistes ,
Les bouchons c’est comme les bonbons
Plus c’est long, plus c’est bon
Il est pas ouf, Sarko
Il circule en jet de chez Dassaut
Ta vie sur le bitume
C’est là qu’tu la fumes.
Vous avez vraiment de la chance d’être venus aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Un peu plus loin, en pleine file centrale, un homme d’une cinquantaine d’années, grand comme un basketteur, agrémenté d’une fine moustache venant sans doute compenser un crâne radicalement chauve, est monté sur le toit de sa Smart et, les bras levés, les pouces et index joints comme le pape le jour de la bénédiction sur la place Saint – Pierre, harangue calmement, sur un ton d’homélie les files de voitures: « C’est la fin, mes frères automobilistes, le jour du grand chaos est venu. Le bouchon de notre folie a sauté. Nous devons renoncer à notre vie de pollution. Je vous le dis : L’amour est dans le pré, pas dans nos tas de ferrailles. Suivons l’exemple d’Eric et de Sabine (Voilà ! c’est Sabine) et quittons ces cercueils. Il est encore temps. Si les voitures ne circulent plus, la terre tourne encore et le sang circule dans nos veines. Ne nous laissons pas paralyser par la modernité. Retrouvons les valeurs de l’homme. Aimons nous et forniquons sans plus attendre pour fêter ensemble ce premier jour de l’été. » Et joignant le geste à la parole, il commence à enlever sa chemise ayant déjà enlevé sa veste avant de quitter son parking.
Les 2 étudiants, quant à eux, n’ont pas attendu cet encouragement pour prouver que l’amour pouvait aussi se trouver dans une 2CV et, passés sur la banquette arrière, se débrouillent avec la bonne humeur et la souplesse de leur âge. (Une scène qui doit évoquer un souvenir à Eric à en juger à son sourire presque ému)
Toutes portières ouvertes (Il faut vous préciser qu’il n’y a très majoritairement que des voitures françaises sur l’A13 pour respecter mon contrat d’édition), des couples sortent, d’autres se forment et un cortège à la destinée incertaine, commence à s’assembler. Même les motards béquillent leurs engins devant les voitures et viennent fraterniser. A deux voitures de celle d’Eric, 2 grands costauds vêtus très cadres sup’ se sont « trouvés » et se donnant la main, tout sourire, semblent vouloir à leur tour jouer aux tourtereaux.
Maintenant tous les avertisseurs se sont tus et les moteurs se sont arrêtés, si bien que ce grand bazar prend l’aspect d’une fête champêtre et que vous pouvez même entendre quelques piaillements d’oiseaux qui se sont détournés avec curiosité en remontant sans doute vers quelques ponts de Paris.
Un helico de la gendarmerie nationale apparaît dans le ciel comme un gros bourdon et vient survoler ce capharnaüm. Un pauvre pantin dangereusement penché en dessus du vide s’époumone dans son mégaphone pour ramener le calme dans une indifférence générale jusqu’au moment où un gamin - de son pistolet à eau- fait tomber ce pauvre père de famille en feuille morte dans le champ adjacent et que l’appareil prudemment préfère s’éloigner et laisser à eux-mêmes ces gens devenus décidemment incontrôlables.
Une jeune fille, au permis de conduire sans doute très récent, adossée au haillon arrière de sa petite R5 d’un rose bonbon attendrissant, accorde, tout sourire, un vrai baiser – avec la langue, confirme t’elle, à tous les jeunes garçons qui lui promettent d’abord que c’est leur première fois. Ne voilà t’il pas une belle façon de passer le temps interroge t’elle des parents dubitatifs ?
Un peu plus loin un vraiment vieux barbu tout courbé s’extirpe péniblement avec l’aide de son épouse d’une Mégane gris anthracite. Il jette ses clés par-dessus son épaule et bras dessus dessous ils s’apprêtent à rejoindre les autres quand, se retournant une derrière fois sur l’objet de son crédit sur 4 ans, il envoie sa canne faire voler son pare-brise avec un éclat de rire caverneux et toussotant.
Il n’y a maintenant plus personne dans les carrosseries inertes autant qu’inutiles et des petits attroupements se sont constitués par affinité. Là une partie de pétanque est organisée sur le terre-plein du milieu, les rambardes délimitant aisément les limites du jeu. Un peu plus loin, entre deux files, des gens de bonne volonté ont sorti de leur camping-car une table et les voisins arrivent avec des boissons rafraîchissantes et des petits gâteaux. Les crèmes solaires circulent plaisamment pour que chacun profite sans danger de ce premier soleil câlin. Une femme au teint naturellement halé avec un fort accent méditerranéen propose même de refaire tourner le moteur d’une voiture pour faire griller des merguez. Plusieurs couples ont quitté l’autoroute pour s’ébattre dans l’herbe fraîchement coupée selon les bons conseils prodigués par le gourou improvisé si bien que les journaux parleront demain d’une gigantesque partouze (ce qui changera des titres habituels sur les effroyables bouchons et fera un bien meilleur tirage)
Une journée ordinaire (suite et fin)
Mais tout ce déchaînement légèrement frénétique ne concernerait pas vraiment Eric et il a avec Sabine (cette fois c’est dit, c’est elle) bien d’autres idées en tête et il voudrait pouvoir maintenant s’éloigner rapidement (même si c’est dans un ralenti !). Aussi proposerait-il, toujours galant « Vous ne trouvez pas que tous ces gens font trop de bruit ? Voulez-vous que je les fasse disparaître ? » « Alors vous n’êtes pas que mime mais aussi prestidigitateur » s’amuserait- t’elle. Il se baisserait en sortant un briquet de sa poche (Tiens, pourtant il ne fume pas !) et une longue traînée d’essence enflammée rejoindrait les voitures à quelques mètres de lui. Etrangement elle se détournerait de la 2CV comme maintenue à distance par la chaleur intérieure dégagée par les ébats amoureux. Pop, pop, elles exploseraient les unes après les autres toutes ces coccinelles à roues dans une rafale de détonations de pop –corn. Pop, pop.
Boum ! Un léger choc sur le pare choc arrière de son coupé Fiat fait redescendre Eric sur terre. Devant lui l’autoroute est dégagée, sa voisine partie, et dans son rétroviseur une BM noire s’impatiente. Il s’empresse de remettre le contact et de démarrer en s’excusant d’un petit geste de la main. Il se rabat sur la file du milieu – déjà un exploit- en rassemblant un peu ses esprits, un peu abasourdi comme quand on sort du cinéma après un film d’action tout pétaradant. Vous voyez ? Les oreilles, les yeux et la cervelle qui clignotent.
Il va maintenant anticiper un peu pour prendre la prochaine sortie « Saint germain » et rattraper la route de son domicile. Il est revenu à la réalité mais avec des restes de rêve encore plein la tête. Cette jeune femme dans la 206 blanche, il s’en est maintenant persuadé, c’est Sabine. Sabine, l’amour inachevé du jeune homme indécis qu’il fût. Improbable coïncidence ou ultime chance échappée ?
Les dépanneuses ont dégagé les voies et la circulation est redevenue fluide. Eric roule normalement si bien qu’il arrivera enfin chez lui dans quelques minutes tout compte fait à l’heure habituelle, bien que parti plus tôt et malgré le détour involontaire.
Son chien, un lévrier Sloughi élégant, reconnaissant le bruit de la voiture se précipitera à la portière en jappant joyeusement ; son fils de 13 ans l’accueillera sur le perron par un « Papa, j’ai ramené mon carnet de notes et il faut que tu le signes » tandis que sa fille aînée lui demandera, avant même la bise diplomatique, la permission de sortir au cinéma avec son copain. Il trouvera sa femme dans la cuisine, ceinte du traditionnel tablier signal d’un « pas touche », préparant studieusement le dîner familial. Elle lui posera la question rituelle en l’embrassant distraitement avec le sourire de circonstance: « Tu as passé une bonne journée, chéri ? » « Une journée ordinaire, la routine, chérie. Et toi ? »,
répondra t’il aussi expéditivement.
Que feriez vous à sa place ? Il vient de vivre le plus gros bouchon routier de son existence, de jouer au pyromane avec des voitures et surtout, surtout, de tromper sa femme le plus sereinement du monde avec, il s’en est totalement persuadé, une ex- copine de sortie d’adolescence. Alors lui, bientôt quinquagénaire, homme d’affaires réputé , ayant toujours consciencieusement équilibré son temps entre son bureau et sa petite famille, assumant avec sérieux et réalisme 25 ans de mariage sans accroc, vous voudriez qu’il raconte un tel fantasme ? Vous le feriez, vous ? Si vous êtes un brin sensé, bien sûr que non. Aucune personne raisonnable ne le ferait. Inracontable!
Alors vraiment, je vous le confirme, vous n’avez assisté ce soir qu’au spectacle d’un bouchon ordinaire d’un jour de semaine ordinaire.
Boum ! Un léger choc sur le pare choc arrière de son coupé Fiat fait redescendre Eric sur terre. Devant lui l’autoroute est dégagée, sa voisine partie, et dans son rétroviseur une BM noire s’impatiente. Il s’empresse de remettre le contact et de démarrer en s’excusant d’un petit geste de la main. Il se rabat sur la file du milieu – déjà un exploit- en rassemblant un peu ses esprits, un peu abasourdi comme quand on sort du cinéma après un film d’action tout pétaradant. Vous voyez ? Les oreilles, les yeux et la cervelle qui clignotent.
Il va maintenant anticiper un peu pour prendre la prochaine sortie « Saint germain » et rattraper la route de son domicile. Il est revenu à la réalité mais avec des restes de rêve encore plein la tête. Cette jeune femme dans la 206 blanche, il s’en est maintenant persuadé, c’est Sabine. Sabine, l’amour inachevé du jeune homme indécis qu’il fût. Improbable coïncidence ou ultime chance échappée ?
Les dépanneuses ont dégagé les voies et la circulation est redevenue fluide. Eric roule normalement si bien qu’il arrivera enfin chez lui dans quelques minutes tout compte fait à l’heure habituelle, bien que parti plus tôt et malgré le détour involontaire.
Son chien, un lévrier Sloughi élégant, reconnaissant le bruit de la voiture se précipitera à la portière en jappant joyeusement ; son fils de 13 ans l’accueillera sur le perron par un « Papa, j’ai ramené mon carnet de notes et il faut que tu le signes » tandis que sa fille aînée lui demandera, avant même la bise diplomatique, la permission de sortir au cinéma avec son copain. Il trouvera sa femme dans la cuisine, ceinte du traditionnel tablier signal d’un « pas touche », préparant studieusement le dîner familial. Elle lui posera la question rituelle en l’embrassant distraitement avec le sourire de circonstance: « Tu as passé une bonne journée, chéri ? » « Une journée ordinaire, la routine, chérie. Et toi ? »,
répondra t’il aussi expéditivement.
Que feriez vous à sa place ? Il vient de vivre le plus gros bouchon routier de son existence, de jouer au pyromane avec des voitures et surtout, surtout, de tromper sa femme le plus sereinement du monde avec, il s’en est totalement persuadé, une ex- copine de sortie d’adolescence. Alors lui, bientôt quinquagénaire, homme d’affaires réputé , ayant toujours consciencieusement équilibré son temps entre son bureau et sa petite famille, assumant avec sérieux et réalisme 25 ans de mariage sans accroc, vous voudriez qu’il raconte un tel fantasme ? Vous le feriez, vous ? Si vous êtes un brin sensé, bien sûr que non. Aucune personne raisonnable ne le ferait. Inracontable!
Alors vraiment, je vous le confirme, vous n’avez assisté ce soir qu’au spectacle d’un bouchon ordinaire d’un jour de semaine ordinaire.
Re: Une journée ordinaire
tu aurais dû poster les trois parties du texte dans un seul fil, pierrot, en plusieurs messages.
Peut-être les fusionner en un seul fil ? (modération :-)
< c'est ok ;-) >
Peut-être les fusionner en un seul fil ? (modération :-)
< c'est ok ;-) >
Sahkti- Nombre de messages : 31659
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Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Une journée ordinaire
Marrant ! J'aime beaucoup le délire à quoi on aboutit, mais le dialogue avant patine un peu selon moi, et ce bout de phrase notamment :
"l’audace improbable d’exister dans le délice d’un instant"
me paraît trop précieuse, alourdit la légèreté de l'instant.
Par ailleurs, le débat entre automobilistes sortant de Paris et y rentrant s'attarde un peu, à mon avis.
Les apartés du narrateur (notamment "(Il faut vous préciser qu’il n’y a très majoritairement que des voitures françaises sur l’A13 pour respecter mon contrat d’édition)") ne me paraissent pas forcément utile, j'ai l'impression qu'ils rendent un peu laborieux l'humour du texte.
"adossée au hayon arrière"
Je termine de lire et vous donne mon impression générale !
"l’audace improbable d’exister dans le délice d’un instant"
me paraît trop précieuse, alourdit la légèreté de l'instant.
Par ailleurs, le débat entre automobilistes sortant de Paris et y rentrant s'attarde un peu, à mon avis.
Les apartés du narrateur (notamment "(Il faut vous préciser qu’il n’y a très majoritairement que des voitures françaises sur l’A13 pour respecter mon contrat d’édition)") ne me paraissent pas forcément utile, j'ai l'impression qu'ils rendent un peu laborieux l'humour du texte.
"adossée au hayon arrière"
Je termine de lire et vous donne mon impression générale !
Invité- Invité
Re: Une journée ordinaire
Un texte vraiment réussi pour moi, doux-amer, fantaisiste, très agréable à lire. J'aime beaucoup la fin au futur et ne suis pas certaine de l'utilité des quelques ultimes lignes, à partir de "Que feriez-vous (...)" : dans l'ensemble, on a compris, pour moi ces derniers mots remettent trop brutalement les points sur les "i".
Une remarque :
"l’amour inachevé du jeune homme indécis qu’il fut" (et non "fût" qui est la forme du subjonctif imparfait).
Une remarque :
"l’amour inachevé du jeune homme indécis qu’il fut" (et non "fût" qui est la forme du subjonctif imparfait).
Invité- Invité
Re: Une journée ordinaire
Quand je mets ici un texte je sais maintenant que tu me signaleras les quelques fautes de grammaire restantes. J'en ai à la fois le petit agacement de ne pas les avoir vu avant et le soulagement de savoir qu'il n'en restera plus ! lolsocque a écrit:Une remarque :
"l’amour inachevé du jeune homme indécis qu’il fut" (et non "fût" qui est la forme du subjonctif imparfait).
Merci pour toutes les suggestions.
Re: Une journée ordinaire
Alors là je ne vois pas de quelle technique tu parles. Mais je ne demande qu'à apprendre. Mon texte était trop long pour un seul envoi et je croyais qu'il fallait donc ainsi découper. Je perds "le fil" !:-)Sahkti a écrit:tu aurais dû poster les trois parties du texte dans un seul fil, pierrot, en plusieurs messages.
Peut-être les fusionner en un seul fil ? (modération :-)
< c'est ok ;-) >
Re: Une journée ordinaire
En fait, quand ton texte est trop long pour un seul message, tu ouvres un fil dans lequel tu postes la première partie. Ensuite, plutôt qu'ouvrir un deuxième fuseau pour mettre la suite, tu restes dans le premier fuseau que tu as créé et tu cliques sur "répondre". Tu y postes la seconde partie et ainsi de suite.pierrot a écrit:Alors là je ne vois pas de quelle technique tu parles. Mais je ne demande qu'à apprendre. Mon texte était trop long pour un seul envoi et je croyais qu'il fallait donc ainsi découper. Je perds "le fil" !:-)Sahkti a écrit:tu aurais dû poster les trois parties du texte dans un seul fil, pierrot, en plusieurs messages.
Peut-être les fusionner en un seul fil ? (modération :-)
< c'est ok ;-) >
De la sorte, tout ton texte se retrouve dans un seul fil, même si en plusieurs messages (hum... suis pas sûre d'être claire là)
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Une journée ordinaire
Excusez-moi d'insister, pierrot, je préfère qu'on me vouvoie.socque a écrit:(...)
Je termine de lire et vous donne mon impression générale !
Invité- Invité
Re: Une journée ordinaire
Je viens de perdre le commentaire que j'ai mis 20 mn à rédiger. Je recommence, en abrégé :
Impossible de ne pas penser au "Grand Embouteillage" de Comencini. Heureusement ici ça dure moins longtemps et les conséquences sont moindres.
C'est un peu long au démarrage, on traîne, on flâne, on bâille un peu jusqu'à ce qu'on tombe sur Eric.
Ce que j'ai préféré là-dedans, c'est sa pensée subversive de foutre le feu à toutes les voitures en épargnant les amoureux de la 2CV. Parce que le fantasme de la conductrice d'à côté, je suis désolée, mais il est aussi éculé pour le lecteur qu'inévitable pour Eric.
Je n'aime pas de façon générale, les textes qui prennent le lecteur à parti, j'ai besoin d'une distance avec la narration, le procédé m'a donc gênée ici.
Toutefois, pour conclure, c'est bien observé, bien écrit dans l'ensemble. Des réserves sur la longueur donc.
Impossible de ne pas penser au "Grand Embouteillage" de Comencini. Heureusement ici ça dure moins longtemps et les conséquences sont moindres.
C'est un peu long au démarrage, on traîne, on flâne, on bâille un peu jusqu'à ce qu'on tombe sur Eric.
Ce que j'ai préféré là-dedans, c'est sa pensée subversive de foutre le feu à toutes les voitures en épargnant les amoureux de la 2CV. Parce que le fantasme de la conductrice d'à côté, je suis désolée, mais il est aussi éculé pour le lecteur qu'inévitable pour Eric.
Je n'aime pas de façon générale, les textes qui prennent le lecteur à parti, j'ai besoin d'une distance avec la narration, le procédé m'a donc gênée ici.
Toutefois, pour conclure, c'est bien observé, bien écrit dans l'ensemble. Des réserves sur la longueur donc.
Invité- Invité
Re: Une journée ordinaire
Si c'est clair. Merci. et je m'en souviendraiSahkti a écrit:De la sorte, tout ton texte se retrouve dans un seul fil, même si en plusieurs messages (hum... suis pas sûre d'être claire là)
Autre conclusion: raccourcir mes textes !
Re: Une journée ordinaire
[quote="socque"]
Désolé et noté. Sur les forums le tutoiement étant le plus fréquent, je peux encore ultérieurement faire l'erreur. Mais j'espère qu'il me sera par avance pardonné si je promets de faire l'effort de veiller à respecter ce souhait.socque a écrit:(...)
Excusez-moi d'insister, pierrot, je préfère qu'on me vouvoie.
Re: Une journée ordinaire
Merci d'avoir consacré tant de temps à commenter et je suis d'autant désolé de cette perte.Easter(Island) a écrit:Je viens de perdre le commentaire que j'ai mis 20 mn à rédiger. Je recommence, en abrégé :
Je n'aime pas de façon générale, les textes qui prennent le lecteur à parti, j'ai besoin d'une distance avec la narration, le procédé m'a donc gênée ici.
Toutefois, pour conclure, c'est bien observé, bien écrit dans l'ensemble. Des réserves sur la longueur donc.
Prendre le lecteur à témoin était un procédé volontaire- évidemment. Il était une forme d'identification parce que nous connaissons bien ces embouteillages. je comprends que l'on ne veuille pas être ainsi complice (ou piégé).
La longueur est aussi volontaire pour créer une progression du "normal" au "fantasme". Mais une bonne intention ne garantit pas une réussite !
Re: Une journée ordinaire
Pierrot, tu fais dans le cinéma italien ? Le grand embouteillage d'abord et La journée ordinaire qui serait un clin d'oeil à une autre "particulière"...
J'ai bien compris tes intentions, je ne faisais que commenter :-)
J'ai bien compris tes intentions, je ne faisais que commenter :-)
Invité- Invité
Re: Une journée ordinaire
Je le prenais bien comme ça ! Je viens d'ailleurs là pour ça. On doit tous être un peu maso, non ?Easter(Island) a écrit:J'ai bien compris tes intentions, je ne faisais que commenter :-)
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