L'Émilienne (les enragées)
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L'Émilienne (les enragées)
à mon père
L'Émilienne.
Qui peut se souvenir de n'avoir jamais croisé l'Émilienne ? Cafetier, clients du Grand Bazar, commerçant, facteur, touriste, grenouille de bénitier avaient beau passer, on la voyait toujours à la même place, dans la même attitude, occupée à la même besogne de vendeuse de billets de loterie dans son petit cagibi à l'angle de la rue de la République et de la place des Cordeliers, si bien que par la suite on prétendit qu'elle était venue au monde avec un dixième gagnant à la main.
On ne lui témoignait aucune considération. Loin de saluer l'habitante de la guérite, les passants ne lui prêtaient pas plus d'attention qu'à une mendiante assise sur le parvis de l'église Saint-Bonaventure, à une enjambée de son abri.
Un mètre carré au sol. Une porte à crochet. Pour tout mobilier un minuscule tabouret. Une devanture vitrée à fenestron mobile. Une planche garnie de pinces prévues pour la présentation des carnets de billets de loterie. Voilà décrit l'univers d'Émilienne. Vue de profil l'abri ressemblait à un cercueil debout, de dos à un lieu d'aisance qu'Édouard Herriot aurait oublié de détruire malgré sa politique de réaménagement de l'espace urbain.
Présente les six jours de la semaine, elle remplissait ses grilles de mots croisés, tambourinait du pied lorsqu'un chien mal éduqué levait la patte sur son abri, se dégourdissait les siennes quelques minutes avant l'heure de pointe. Les Galleries Lafayette tout comme le Grand Bazar étaient si tellement cafies de monde que c'était miracle si on n'était pas écramaillé. Les veuves titulaires d'une pension sortant ou non du 24 de la rue Confort constituaient l'aristocratie de sa clientèle. Sans un regard pour la personne qui lui commandait un numéro particulier, l'Émilienne tendait le bout de papier en échange de l'argent demandé, considérait un instant la souche restante, puis se mettait en devoir de relever sa vente sur le cahier officiel.
Les jeunes de passage épuisaient sur elle l'arsenal des plaisanteries en vogue dans la fin des années cinquante. Certains gamins s'amusaient à ficeler le cabanon comme un charcutier son jésus ; d'autres tentaient de le déplacer au grand désespoir de l'habitante terrée dans un mutisme aveugle.
Il n'y eut pas de drame.
Le reste du temps, personne ne la remarquait, car elle vivait discrète dans un paisible effacement. L'Émilienne demeurait impassible, gribouillait ses mots croisés.
Un ennemi guettait à Lyon. Les travailleurs de la rue, ceux du bâtiment, les marraires, les maçons, ceux du quai de Saône, les maraîchers, les marieurs, les pêcheurs, le regrolleur ou le patti, tous craignaient cet ennemi : le brouillard.
Pour le combattre, elle portait sous sa pelisse, un petit scapulaire dégotté dans le grenier de la cure du point du jour. Ce vêtement religieux, d’une seule pièce, percé en son centre pour laisser passer la tête, et dont les deux côtés, prenant appuis sur les épaules pendaient l’un sur la poitrine et l’autre dans le dos. La décision de couper court les pans lui permit de rentrer le tissu dans ses pantalons de laine eux aussi.
Ni le vêtement de serge, ni la minuscule croix portée en médaillon ne donnaient à l'Émilienne, la confirmation d'une condition spirituelle exceptionnelle. Bien au contraire. Sa foi avait été définitivement estropiée lorsqu'elle vécut au quotidien les souffrances de son père revenu des tranchées avec l'insigne honneur d'appartenir au clan héroïque des gueules cassées.
À quatorze ans déjà, elle travaillait à l'usine d'armement du sud de Perrache (sur l’emplacement de l’actuelle caserne de gendarmerie Général Delfosse) d'où sortaient 5 000 obus par jour. À partir du 7 août 1914, jour de la mobilisation générale, les ouvrières purent lire le panneau encadré au-dessus des vestiaires :
Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la Patrie.
Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille...
Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille...
C’était l’annonce d’une guerre totale. Dans les têtes des mères et épouses de soldats, un seul mot d'ordre trottait, écrit en lettres de feu :
Pourvu qu’ils tiennent !
Ce sont elles qui ont tenu, les bien nommées femmes de l'Arrière, tenu et soutenu ceux qui sont revenus poilus ou non.
Après la Der des Der, l'Émilienne fut employée au cinéma le Comœdia. Les films hollywoodiens redonnaient bon espoir aux citadins peu critiques. Mais la salle de spectacle perdit de son engouement, les priorités revinrent peu à peu au développement industriel.
Malheureusement, l'invasion des boches transforma Lyon en garnison rebaptisant en lettres gothiques les noms des rues. Au début de l'été 1942, les autorités allemandes réquisitionnèrent le cinéma pour le transformer en Soldatenkino. Heureusement, les alliés participèrent à la destruction des bâtiments impurs comme le siège de la Gestapo. L'ancien Comœdia, temple du septième art situé juste devant, fit les frais des écarts de visée des bombardiers anglais et détruit le 26 mai 1944. L'Émilienne y laissa une partie de sa peau avec un petit morceau d'os du crâne disparus dans les décombres.
Après l'hospitalisation, l'Émilienne retourna dans sa maison du point du jour. Elle se préparait des soupes de légumes provenant de son minuscule jardin. Un poêle à charbon réchauffait l'unique pièce mise en service pour elle toute seule. Le reste de la bâtisse encombré de vieilleries se contentait de la visite des souris.
Elle s'abandonnait à sa grande récompense favorite, celle de fermer les yeux, d'écouter chanter les garçons de la chorale Les compagnons de la musique chemin de Champvert. Ils répétaient dans le parc de la famille Chomel, juste derrière le mur de son potager. Une chanteuse frêle comme un piaf entonnait un morceau a capella les trois cloches.
Sa médaille des victimes de l'invasion obtenue en 1921 et l'Insigne des blessés civils due à sa trépanation lui donnèrent une promotion : celle d'accéder au cercle très fermé des professions réservées. La tenue d'un débit de tabac paraissait trop exigeante à son goût, et c'est ainsi qu'elle prit possession de son minuscule univers dédié à la chance.
Son embarcation avait la forme d'une caisse à savon, la marée humaine d'un Gulf Stream, l'auvent du Grand Bazar devint son port d'attache chauffé en hiver.
Parfois la position royale de son fragile édifice prenait des airs d'antenne touristique.
— La source de la Garonne, s'il vous plait ?
— Place des Terreaux, fontaine Bartoldi à droite.
— Statue de la République, please ?
— Place Carnot à gauche.
— Où est donc la statue de Carnot, madame ?
— Place de la République.
— C'est étrange, qui est ce cavalier romain place Bellecour ?
— Louis XlV évidement.
Un étranger devait se méfier s'il ne voulait pas se perdre.
Se perdre ou se pendre ? Avec la ficelle, l'Émilienne gravissait Fourvière. Au bord de la rambarde dominant la ville, elle aurait bien appris à voler, rejoint le Mont Blanc, l'Argentière où le patron de l'hôtel des garçonnets réservait sa place de cuisinière pour la période des congés payés.
Un battement d'ailes, une heure à planer, la vallée de l'Arve sous les pieds et elle scrutait le dôme du goûter, les aiguilles rouges, celle du midi, le glacier des Bossons.
Se perdre en attendant que le début de l'été lui indique le chemin.
Se pendre au cou des grues, ces claques-bec arpenteuses de terres accueillantes... Le jour finissant, l'Émilienne retrouvait sa rue défoncée par les travaux dus à la pose des conduites de l'adduction d'eau.
Bien sûr la guérite a disparu le jour où l'ombre d'Émilienne fut emportée par la foule. Dans les allées du cimetière de Loyasse quelqu'un fredonne encore :
Non rien de rien, non je ne regrette rien...
Dis papa, ça s'est vraiment passé comme ça pour l'Émilienne ?
bertrand-môgendre- Nombre de messages : 7526
Age : 104
Date d'inscription : 15/08/2007
Re: L'Émilienne (les enragées)
Un texte qui m'a vraiment beaucoup plu.
Et pourtant, j'ai tendance à trouver ce genre de récits descriptifs un peu barbants, souvent très clichés. Mais j'ai très vite eu envie d'en savoir plus sur l'Emilienne, cette personne parmi tant d'autres, qu'on aurait aimé croiser et surtout remarquer. C'est le genre d'histoire qui donne envie d'en savoir plus, qui fait travailler l'imagination du lecteur, qui en sait pourtant un rayon sur la vie de cette "Emilienne". Le cadre spatio-temporel est précis sans en faire trop.
C'est poétique sans être niais. C'est complet sans être lourd. J'ai été transportée dans une autre époque, et c'est d'ailleurs ce très joli texte qui m'a donné envie de participer à ce forum. Merci pour cet agréable moment!
Et pourtant, j'ai tendance à trouver ce genre de récits descriptifs un peu barbants, souvent très clichés. Mais j'ai très vite eu envie d'en savoir plus sur l'Emilienne, cette personne parmi tant d'autres, qu'on aurait aimé croiser et surtout remarquer. C'est le genre d'histoire qui donne envie d'en savoir plus, qui fait travailler l'imagination du lecteur, qui en sait pourtant un rayon sur la vie de cette "Emilienne". Le cadre spatio-temporel est précis sans en faire trop.
C'est poétique sans être niais. C'est complet sans être lourd. J'ai été transportée dans une autre époque, et c'est d'ailleurs ce très joli texte qui m'a donné envie de participer à ce forum. Merci pour cet agréable moment!
mathilde3517- Nombre de messages : 14
Age : 33
Date d'inscription : 19/11/2008
Re: L'Émilienne (les enragées)
Oui, moi aussi j'ai trouvé le texte très équilibré, touchant. Une réussite, selon moi.
Mes remarques :
« Les Galeries (et non « Galleries ») Lafayette »
« elle portait sous sa pelisse, (pourquoi une virgule ici ? À mon avis, si vous y tenez, il est préférable de compléter l’incise en en insérant une autre avant « sous sa pelisse ») un petit scapulaire »
« dont les deux côtés, prenant appui (et non « appuis ») sur les épaules (je pense qu’il serait intéressant de placer une virgule ici ») pendaient l’un sur la poitrine »
« Ni le vêtement de serge, ni la minuscule croix portée en médaillon ne donnaient à l'Émilienne, (pourquoi une virgule ici ? Je trouve qu’elle brise la phrase) la confirmation »
« l'invasion des boches transforma Lyon en garnison (je pense qu’une virgule serait intéressante ici ») rebaptisant en lettres gothiques »
« s'il vous plaît »
« Louis XlV évidemment »
Mes remarques :
« Les Galeries (et non « Galleries ») Lafayette »
« elle portait sous sa pelisse, (pourquoi une virgule ici ? À mon avis, si vous y tenez, il est préférable de compléter l’incise en en insérant une autre avant « sous sa pelisse ») un petit scapulaire »
« dont les deux côtés, prenant appui (et non « appuis ») sur les épaules (je pense qu’il serait intéressant de placer une virgule ici ») pendaient l’un sur la poitrine »
« Ni le vêtement de serge, ni la minuscule croix portée en médaillon ne donnaient à l'Émilienne, (pourquoi une virgule ici ? Je trouve qu’elle brise la phrase) la confirmation »
« l'invasion des boches transforma Lyon en garnison (je pense qu’une virgule serait intéressante ici ») rebaptisant en lettres gothiques »
« s'il vous plaît »
« Louis XlV évidemment »
Invité- Invité
Re: L'Émilienne (les enragées)
J'ai beaucoup aimé le texte, comme toujours bien écrit, ainsi que cette sensation étrange mais plaisante de revenir quelques annèes en arrière assis en tailleur dans le salon, écoutant mon grand-père raconter les histoires de la "vie d'avant".
Un texte humain et un bel hommage. Un soleil en noir et blanc.
Un texte humain et un bel hommage. Un soleil en noir et blanc.
Re: L'Émilienne (les enragées)
Oh ! Un vrai écrivain !
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: L'Émilienne (les enragées)
Réaction du cœur, tu penses bien Bertrand : excellent !
Merci pour ce passionnant voyage dans le temps et dans notre belle ville. Une écriture solide, et une Émilienne plus vraie que nature, naturellement.
(je t'ai laissé une question dans Avatars, avant le dire le texte)
PS: le Point du jour, non ?
Merci pour ce passionnant voyage dans le temps et dans notre belle ville. Une écriture solide, et une Émilienne plus vraie que nature, naturellement.
(je t'ai laissé une question dans Avatars, avant le dire le texte)
PS: le Point du jour, non ?
Invité- Invité
Re: L'Émilienne (les enragées)
Un texte splendide, très bon style, un portrait vivants. On voit vivre émillienne. J'aime beaucoup!
Re: L'Émilienne (les enragées)
Trés touchant portrait. Ecriture belle, fluide. Cette Emilienne nous interpelle.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: L'Émilienne (les enragées)
Texte vraiment magnifique. J'arrête pas d'y penser, le point que c'est riche d'images. Par contre, j'oublie de toutes mes forces les paroles de piaf, parce que ça flingue tout.
De dramatiquement superbe, ça balance le texte en pleurnicharde. Les paroles de la chanson sont tellement usées et abusées jusqu'à la corde, qu'au lieu d'accentuer le superbe coté "ritournelle du malheur" qu'en émane, ça nivelle le tout.
C'est qu'un avis et ne suis pas pointu en commentaire, analyse, et corrections, comme vous savez faire, vous!
De dramatiquement superbe, ça balance le texte en pleurnicharde. Les paroles de la chanson sont tellement usées et abusées jusqu'à la corde, qu'au lieu d'accentuer le superbe coté "ritournelle du malheur" qu'en émane, ça nivelle le tout.
C'est qu'un avis et ne suis pas pointu en commentaire, analyse, et corrections, comme vous savez faire, vous!
outretemps- Nombre de messages : 615
Age : 77
Date d'inscription : 19/01/2008
Re: L'Émilienne (les enragées)
Quel texte, Bertrand ! Une vraie patte, une façon absolument unique de décrire , de sentir ! Et ça me fait revivre des choses que j'ai connues et oubliées, j'en suis toute émue ! Merci !
Invité- Invité
Re: L'Émilienne (les enragées)
Bonsoir BM,
je ne vais être original, mais j'ai adoré ton texte ! quelle magnifique description tout en finesse, quel vibrant hommage à l'Émilienne.. Et puis quand on parle de Lyon, mon cœur est conquis d'avance...
Je me suis demandé pourquoi tu n'avais pas tout mis au pluriel dans ce passage...
je ne vais être original, mais j'ai adoré ton texte ! quelle magnifique description tout en finesse, quel vibrant hommage à l'Émilienne.. Et puis quand on parle de Lyon, mon cœur est conquis d'avance...
Cafetier, clients du Grand Bazar, commerçant, facteur, touriste, grenouille de bénitier
Je me suis demandé pourquoi tu n'avais pas tout mis au pluriel dans ce passage...
Peter Pan- Nombre de messages : 3709
Age : 49
Localisation : Pays des rêves et de l'imaginaire
Date d'inscription : 16/04/2009
Re: L'Émilienne (les enragées)
Beau texte, enraciné, qui situe, installe son personnage. Pas besoin d'avoir connu l'Emilienne, tu la fais vivre, à petite touches. Sans tomber dans le pathos, ou les effets faciles, ce qui est plus délicat. J'admire l'économie de ta plume, et cette juste distance que tu mets, avec de l'empathie, mais sans donner les violons.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: L'Émilienne (les enragées)
Je te lis tard BM, désolée... mais quel plaisir de te lire, peu importe le moment en fait !
Cette Emilienne est parfaitement décrite, elle prend vie sous nos yeux, on a l'impression de la connaître et d'éprouver rapidement des sentiments pour elle. Aucun effet artificiel dans ton récit, beaucoup de sobriété, celle-là même qui fait ressortir la profondeur et la sincérité des émotions.
Bravo pour ce beau texte !
Cette Emilienne est parfaitement décrite, elle prend vie sous nos yeux, on a l'impression de la connaître et d'éprouver rapidement des sentiments pour elle. Aucun effet artificiel dans ton récit, beaucoup de sobriété, celle-là même qui fait ressortir la profondeur et la sincérité des émotions.
Bravo pour ce beau texte !
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
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