Atelier de radoub

― Hassan? Eh, Hassan, c'est toi? Allô, allô...merde, ça coupe, ça a encore coupé... je recommence...allô, Hassan? C'est Hervé...
― Salut Hervé, comment t'as eu mon numéro?
― Tu te souviens pas? Tu me l'avais filé à l'atelier, la fois où tu devais passer pour le meuble...
― Ah ouais...tu veux quoi?
― J'te dérange?
― Ouais, non, j'suis un peu vaseux...un peu picolé...
― Tu sais quand il rentre le boss?
― Pourquoi, il te manque? T'as besoin qu'il vienne te border dans ton petit lit? Maman veut faire chambre à part?
― Arrête de faire chier...je sais pas quoi faire...j'avance les thunes pour le gazole, j'ai acheté des fringues, et des pompes, le midi souvent je mange à côté, putain, je vois rien venir: le boss y m'allonge rien...
― Le boss? A l'atelier, quand tu nous racontais le coup, tu disais l'associé, on va être associé, il a besoin de moi, tati tata...
― Ben...pour l'instant, je vois pas un pelé, je passe les journées à essayer de piger ce qu'il faut faire...
― Mais tu lui as demandé de la fraîche pour le gazole?
― Ben non, j'ose pas...
― Putain mec, t'oses pas, t'es barge ou quoi? T'oses pas, t'oses pas, t'es con ou quoi? Tu crois que tu vas en fourguer beaucoup des baraques en disant j'ose pas?
― C'est pas pareil...
― Quoi c'est pas pareil? Le mec, soi disant, tu nous avais raconté que c'était lui qui était derrière toi, et j'ai bisoin di vo, i vien bossi peur moi, i jti doun bien la thune...soi disant il assurait grave, il t'avait invité au restau, cool et tout...
― Ouais, au début, mais là, il est tout le temps « ouais, chaque jour j'ai tant qui sort, Hervé, faut tomber des rendez-vous, faut qu'on arrive à fourguer ces putains de baraque, hein » il est bon lui, les gens, ils achètent pas une maison comme une baguette...
― T'avais pas pigé ça avant? T'es un peu con, quand même...
― Bon, tu sais il revient quand, Luc? Moi, sans pécule, ça fait raide...
― Putain, tu veux ma mort, tellement tu me fais marrer, j'ai fait tomber le téléphone...le mec, ya trois semaines, attention, Aldo Maccione, pantalon serre-couilles, les pompes pointues, la chemise cintrée, l'arrosage patchouli, vous allez voir, tous les matins j'en fourgue une, de ces bicoques, il va falloir me québlo, les autres agents y vont mettre un contrat sur ma tronche, un malheur je vais faire. Résultat des courses, le Hervé, trois semaines après, la queue entre les burnes, allô papa bobo, allô papa ji rien vendu du to, allô papa bobo, ji vais mi foutr à l'eau.
― T'es pas drôle...
― Je vais t'aider, t'inquiète...
― T'es cool...
― Ouais, j'ai un vieux bol qui me sert pour les mégots, j'vais te le prêter, mais gaffe, hein, priti soliman, et comme ça tu pourras aller faire la manche devant la gare; même si tu veux j'te prête les lunettes noires, comme ça tu fais l'aveugle; c'est bon, ça l'aveugle...
― T'es un gros enculé...Bon y rentre quand?
― Écoute, papa est près de toi, il faut lui dire papa, ya quelqu'un pour toi (il chante , faux, mais de manière reconnaissable, Le téléphone pleure)...le téléphone pleure, et Hervé veut se pendre, quand Luc n'est pas là, c'est le brouillard....
― Vraiment, t'es pas drôle; et toi, ça te fait rien qu'il y ait pas l'atelier?
― Moi, je m'en bats les couilles, je suis raide tout le temps; à part ça, je crois qu'il rentre lundi prochain, ouais, c'est ça on reprend lundi...
― Oh putain, c'est pas trop tôt...
― Non mais tu vas te repointer tranquille, comme ça, tu pètes pas la honte, toi..Le mec, ouais, vous allez voir, zyva, tellement jvais m'la faire la thune j'me paye la dernière béhème juste pour la frime...et là tu reviens tout péteux...
― Ben, j'ai la pression de la patronne...
― Quoi, plus de zigounette si tu ramènes pas d'la fraîche ou quoi?
― C'est pas ça, mais c'est moi...j'interprète...j'ai l'impression qu'elle me fait des reproches...muets...
― T'interprètes en quelle langue, au fait? Je croyais que tu parlais que françaoui...
― C'est sûr, c'est moi qui me fous la pression: elle, elle dit rien; mais moi, je vois que le temps passe, rien qui rentre...
― Et tout qui sort; tant que c'est Popaul, remarque, ça peut pas lui faire de mal...s'il a quelque part pour rentrer...
― A propos, tu sais que le Luc, ouais, tu sais le pote que j'ai au Mordisco, il l'a vu avec Mlle Legouen quand on a fermé l'atelier...
― Ben quoi, il l'a vu? Et alors? Ils ont des réunions, qu'est-ce tu crois?
― Au ouais, des réunions de nuit? Et qu'après ils finissent au Crown? Dans la salle de séminaire sans doute?
― Oh putain l'enflure, que c'est mon rêve Mlle Legouen...
― Eh ouais, tu vois, il s'oublie pas, le père Luc: un petit ramonage avant le voyage, pour avoir de beaux souvenirs...
― Alors là, ça m'a scié...

― Je suis bien chez monsieur Poumarède?
― Oui...mais il est pas là pour lé moment...
― En fait, c'est une collègue de boulot, Louisa, tu te souviens, on s'est rencontré à une fin d'année à l'asso...
― Oui oui, tou vas bien? Bon alors Luc, tu sais, il est parti en Inde, là, il va revenir débout dé la sémainé...
― Il part seul comme ça...
― C'est qué moi il resté lé pétit à la maison...qué jé souis pas tranquillé...
― Mais quel âge il a?
― Dix-sept ans...mais quand même...Aussi j'ai lé beaucoup des problèmas avec lé dos...et qué loui, il boyage comme les gens là-bas, les bous, les boitures pourries...comme il bouge tout lé temps, moi, si jé l'accompagné, jé réviens avec l'avion sanitairé, paralysada...
― Bon, est-ce que tu peux lui dire qu'il m'appelle quand il arrive? C'est à-propos d'un des gars que je lui ai envoyé...
― Oui, oui, pas de problèmas, jé lui férai la commission...

Me estraña muchisimo que ella entente llamarle asi...Igual hay algo raro...le podia haber llamado a su taller...No sé...
(ça m'étonne vraiment cet appel comme ça; ça fait bizarre...elle aurait pu appeler à l'atelier...je sais pas...)

Je n'aurais pas dû appeler...mais quand même ce salaud, il aurait pu me laisser une adresse mail que je puisse le contacter...je n'aurais jamais cru qu'un mec puisse me créer ce genre de préoccupation...en plus je fantasme, mais peut-être que pour lui c'était juste un petit extra...si c'est ça, il va en chier, ce connard...pourquoi je le traite de connard? Je ne sais rien pour l'instant...mais c'est vrai que je n'arrive pas à me l'enlever de la tête...quelle tache je fais quand même, moi qui devrais savoir mieux que personne les implications de ce genre de situation...dans quoi je suis en train de m'embarquer là...en plus Alicia, c'est une intuitive, à tous les coups elle a déjà la puce à l'oreille...quelle conne je fais...

La débandade des arrivées à l'aéroport. Luc finit par apparaître, souriant et amaigri.

― Que tal el viaje, majo? Que bien te veo...
(Alors, le voyage? Tu m'as l'air en pleine forme...)
― Bah, muy bien, lo unico es que me echabas de menos...que pena que no puedas venir...por este cuerpo tan ...pues, encantador
(Très bien, sauf que tu me manquais; quel dommage que tu ne puisses jamais venir...à cause de cette carcasse tellement...délicieuse)
― Se nota que no has tenido gran cosa...al hambre no hay pan duro, hé, guapo...
(On voit que tu as été en manque...le pain n'est jamais dur quand on a faim, hein, mon mignon...)
― Ojala como hablas, maja! No te obliga nadie a saltar en mis aposentos...
(Regardez-là, la petite! Personne t'oblige à te ruer dans mes appartements...)
― Disfruto de lo que hay: menu del dia, rabo del jefe...
(Je me contente de ce qu'il y a , plat du jour : queue du chef...)
― Mejor, que no tenemos otro plato señora...
(Mieux vaudrait, il n'y a rien d'autre, belle dame...)

Les retrouvailles cubiculaires sont aussi savoureuses qu'on se les peut imaginer, après une période d'abstinence: remède excellent à la monotonie et piment propre à réveiller le désir. Pour user d'une terminologie biblique, et dans le cas présent, d'une traduction imagée,
« le beau champ aura été labouré à de nombreuses reprises, avec une attention méticuleuse, et la terre remuée avec soin aura été ensemencée de manière prodigue: ainsi s'alanguira la bien-aimée... »

― Luc?
― Que, sultana? Por lo bueno que me has hecho, te regalo la mitad de mi reino...
(Quoi, princesse? Pour ta belle action, je t'offre la moitié de mon royaume...)
― Vaya cosa! Un par de alpargatas rotas et tres pantalones de camarero! Soy colmada...
(Splendide! Une paire d'espadrilles pourries et trois pantalons de service! Tu me combles...)
― Hay cantidad de mujeres que estarian bien felices con un besito solo...
(Je connais nombre de femmes qui seraient enchantées d'un simple bisou)
― Y señores educados que quisieran abrirme las puertas...Llamo tu colega hace poco...
(Et des messieurs bien élevés qui seraient ravis de m'ouvrir les portes...ta collègue a appelé il y a peu...)
― No vamos hablar del trabajo, por favor...
(On parle pas de boulot, OK...)

Qu'est-ce que c'est que cette emboucane? Qui a bien pu appeler? Si c'est Louisa, c'est vraiment n'importe quoi...qu'est-ce qu'elle croit, la miss, qu'elle va me persécuter chez moi? Va falloir voir ça dès que possible...

Lundi matin. Réouverture de l'atelier. Hassan et Abdel battent déjà la semelle devant le portail.

― Salut les gars, je suis venu vous dire que je m'en vais...
― Hein? Qu'est-ce que c'est que cette emboucane?A peine que vous arrivez, chef, c'est pour nous dire que vous repartez? C'est pas cool...
― Ben ouais: je viens d'avoir la réponse à une demande que j'avais posée depuis un an: j'ai fait une demande pour un CIF qui a été acceptée. Je pars donc en formation pour 2 ans, le mois prochain...
― Et vous nous laissez en plan comme ça? J'hallucine...
― Mais je ne vous laisse pas du tout en plan: il va y avoir un remplaçant, l'asso est obligée de continuer ses missions, qu'est-ce que vous croyez, personne n'est indispensable...
― Ben...ça va nous faire drôle, à nous...

― Ah, c'est pas trop tôt, j'arrive enfin à te joindre...
― Salut Louisa, comment tu vas, grande fille?
― J'ai envie de te mordre, figure-toi...
― Ben si c'est pour ça, je vais essayer de me tenir loin, alors; pas téméraire à ce point...
― Dis-donc, ça a été long...quand est-ce qu'on peut se voir?
― Qu'est-ce que tu veux dire par là, se voir?
― Ben se voir, se parler, quoi...
― Ma foi, pour ça, il n'y a pas spécialement besoin d'un temps déterminé, non? N'importe quelle fin de journée, on peut prendre un pot …
― Et si je demande un peu plus, genre une soirée?
― C'est que ça va être plus compliqué, rends toi compte que je rentre à peine...
― Évidemment que je m'en rends compte, abruti, pourquoi tu crois que je t'appelle ? Pour moi aussi, tu rentres à peine...et encore, rentrer, c'est un grand mot...tu ne m'as pas rentré grand chose...
― Non mais, tu crois que je vais aller m'endébaucher avec une obsédée seskuelle? Ti rigoule ma cocotte...
― Toi, arrête de faire le malin et le paon, qu'il va t'arriver des bricoles...
― Mille excuses, votre Grâce, j'étais ailleurs...
― Bon accouche, je te vois quand?
― C'est que ça va être un peu compliqué dans l'immédiat...
― Ouais, c'est Alicia qui va t'avoir tout pour elle...
― Dis pas n'importe quoi; elle a une place, bien précise...et en plus, tu savais parfaitement qu'elle existait, non?
― Bon, écoute, ça commence à bien faire; on boit un coup, comme tu dis, et puis quoi encore? Un coup dans la voiture vite fait? Ça va pas le faire, moi je te le dis...
― Regarde les plans que tu montes: tu es déjà à me menacer et m'agresser...
― Excuse moi, c'est pas ce que je cherche...bon alors quand?
― Je t'ai dit pour le CIF?
― Quel CIF? Non tu m'as rien dit...
― Je pars en CIF...je viens d'avoir la réponse...
― Eh bien super...mais comment ça tu pars? C'est pas ici?
― Pas du tout...c'est à Montpellier...il dure deux ans..
― Et c'est sur quoi?
― Thérapie familiale systémique...
― Ton cheval de bataille...t'as fait exprès de prendre loin, hein?
― Exactement, j'ai dit à l'organisme:
« démerdez vous comme vous voulez, mais il me faut de l'éloignement, ya la petite Legouen qui fait qu'à m'aguicher »
et ils m'ont dit:
« les Antilles, ça vous va »?
sauf que les Antilles c'est sacrément loin. Là, ca va...
― Et tu le sais depuis quand?
― Ce matin; j'avais la lettre au courrier...
― Bon, ben, ça va pas simplifier les choses...tu seras là-bas la semaine?
― Ben oui, évidemment: il ne me fournissent pas un hélico de fonction...
― Je pourrais m'échapper de temps en temps...
― Mais ça n'a que des avantages, alors: rencontrer d'autres gens, prendre du champ par rapport à la vie plan-plan du quotidien coin-coin...et la petite maîtresse qui rapplique, croupe en feu...quoi de plus?
― Que tu vas rabattre ton caquet, crétin...
― Ah, crétin, à présent? On commence par des mamours et des tu me manques, et gnagnagna, et on continue en agonissant d'injures un particulier dont on n'a eu jusque là qu'à se louer...je m'en trouve tout estransiné...
― Fais bien le malin...Et tes ouailles?
― T'es une sacrée coquine, quand même...mes ouailles...la soutane t'excite?
― Moins que la musique, en tout cas; alors, tes gars, tu vas faire quoi?
― Moi? Mais rien du tout, tiens...Je vais être remplacé, enfin j'espère...ce n'est pas de mon ressort...
― Belle mentalité, vraiment...monsieur part faire ses petites affaires, sans se soucier de quoi que ce soit...
― Je me demande bien à quel titre je devrais m'en soucier: je ne suis pas indispensable, première chose, et je reviens au terme de ma formation, deuxième point. C'est à l'asso à se préoccuper de trouver un remplaçant...fiable...
― Bon plaisir, alors: dans ton job, un diplômé est forcément en poste...
― Oui, mais j'ai démarré comme ça moi aussi: remplaçant longue durée; donc je ne vois pas où il peut y voir problème...
― Bon, je vois que décidément, dans l'évangile selon saint Luc, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes...
― C'est exactement ça...