Atelier de radoub

Atelier.

— Rebonjour, les gars, ah, on va pouvoir avancer un peu là, avec les vaillants; où on en est avec mémère, vous avez commencé à préparer les greffes?
— Ben oui chef, j'ai déjà fait comme vous m'avez dit...
— Non mais déjà, où il est le respirateur? Vous faites des greffes sans respirateur, vous? Et si elle nous fait une insuffisance respiratoire, vous comptez faire quoi? Le bouche-à-tiroir? Amateurs, va! Bon, Hassan, c'est bien la préparation des surfaces que vous avez faite: vous avez bien compris qu'il faut aller au bois sain, aussi profond que nécessaire...
Sinon le collage risque pas de tenir...
— Ça dépend; si on utilise le mélange colle d'os et poussière de bois, on emplit les cavités et on peut greffer sans recreuser une caverne; c'est parfois utile quand on a une belle patine à laquelle on ne peut pas toucher: on consolide en sous-œuvre pour garder le beau à la vue...
— Mais comment on va faire avec les différence de teinte? Le noyer qu'on greffe est beaucoup plus clair...
— Hassan, vous êtes en mesure de répondre à sa question
— Ben Hervé, on teinte...
— On teinte? Juste le petit bitoniau qu'on a greffé?
— Tout juste; après on unifie le tout
— Sauf qu'avant ces jolies choses, il y a du taf: il faut resculpter les parties greffées, là regardez, sur la feuille et les rinceaux, il faut refaire l'enroulement. Regardez la façon, vous dégrossissez avec le gros fermoir...
— Ça s'appelle fermoir?
— Ben oui, c'est l'espèce de gouge avec un creux très ouvert; vérifiez bien son affûtage...
— Vérifier, c'est très bien, mais on ne sait pas affûter, ou mal...
— C'est vrai que je fais assez l'impasse dessus: je devrais passer beaucoup de temps à vous le montrer, mais j'ai tendance à le faire moi-même: c'est évident que le gain pour vous est minime...encore un truc qu'il faut que je revoie...
— Mais chef, vous n'avez pas peur qu'on massacre le truc?
— Bien sûr que j'ai peur, vous vous rendez compte si vous me faites un gros caca? Qu'est-ce que je vais dire à la patronne, « ti kompren midame, ji mi des mecs i komprini rien di to, i zon fé ki di kouniri », pour qu'elle me réponde « Qu'est-ce que voulez que ça me foute, je vous amène une table de grande valeur, 16 ème d'époque, et vous me la massacrez, vous allez entendre parler du pays, croyez-moi, votre asso, on va lui souffler dans les bronches » Et pourquoi ça n'aura pas lieu, hein, pourquoi?
— Parce que c'est vous qui allez sculpter...
— Il est pas con, Hassan: pas de responsabilités, pas de danger. Courage, fuyons! Non non non mes bons amis, c'est vous qui allez vous démerder, et encore ne vous plaignez pas, il y a un an, on avait la bite et le couteau, plaignez vous maintenant; mais vous m'avez pas répondu, pourquoi la miss -oui, je sais, pour une miss elle est plus très fraîche, on se calme, je ne vous ai pas dit qu'on allait l'allonger sur son meuble- elle va pas moufter? Parce qu'elle ne sait même pas ce qu'est ce meuble, ni quel âge il a , d'une part, et surtout parce que je vous affirme que vous allez y arriver. Je vais vous insuffler l'intelligence des doigts...
— Hum, ça m'étonnerait que ça marche...
— Écoutez, un de mes potes, vous savez ce qu'il a fait? Il a monté une école d'ébénisterie où il ne prend que des clampins qui n'ont aucune base; en quelques mois, il en fait des gaillards qui vous sortent des pièces magnifiques: le système de type scolaire ne vaut rien dans ces trucs, en plus on est dans de la restauration là, ce n'est pas comme improviser: tout ce qu'il vous faut faire, c'est reproduire une forme que vous avez sous les yeux; le maniement des outils, leur fonction, on va les voir tout de suite; après, vous allez dessiner: un sculpteur, ça passe son temps à gribouiller, sous tous les angles: vous habituez de cette façon votre œil à voir et à penser en 3 dimensions, et vos mains à suivre...
— On pourrait pas s'entraîner avant?
— Mais comment donc Hassan, évidemment qu'il faut s'entraîner, inlassablement; je vous ai déjà expliqué l'autre jour que les mortaises que vous voyez tellement parfaites, c'est parce que l'ouvrier qui les faisait en exécutait des dizaines tous les jours: ses mains et son cerveau étaient bien accordés. C'est la même chose avec la sculpture: plus vous allez pratiquer et travailler, et plus vos mains vont devenir intelligentes
— Déjà que je le suis pas moi, je sais pas comment mes mains vont l'être...
— Hervé, il y a un petit souci: qui vous a dit que vous n'étiez pas intelligent?
— Personne, je le sais, c'est tout...
— Hum, j'ai du mal à vous croire...ça ne remonterait pas très loin, tout ça? Qu'est ce que ça donnait l'école?
— Pas terrible...
— Et quel retour vous en aviez à la maison?
— La tache; va bosser puisque t'es pas foutu d'apprendre...
— Et donc, comme vous êtes un bon garçon, vous l'avez cru et vous êtes allé bosser; mais vous avez quand même appris des tas de trucs, non?
— Ben, ouais...
— Routier, mécano, vendeur, magasinier, ça demande des compétences, non?
— C'est pas l'école; c'est pas pareil
— Eh bien ici non plus c'est pas l'école: donc vous allez voir, grâce à Zorro SuperLuc, vous allez nous faire des petites merveilles le temps de se retourner
— Ça m'étonnerait...
— En bonne logique de positive thinking, vous devriez recevoir une décharge pour avoir émis une pensée négative. Comme nous sommes entre nous, et que je suis bon prince, je vous autorise à aller vous mettre les doigts dans la prise; on va avoir du taf, avec vous....

— Luc, c'est toi? Louisa...tu vas bien?
— Comme un vieux, ma belle...(allez, ça recommence, persécute moi encore avec les images mentales que tu suscites...)
— Arrête tes conneries (tu sais pour nous, le physique c'est pas tout, bonhomme)
— Alors, quoi? Qu'est-ce qui t'amène? (bien sûr, pas me proposer un rencart, ça non, cause toujours pépère; remarque, c'est plutôt les mecs qui les proposent, c'est vrai; quoique...)
— Je voulais prendre un peu le pouls pour Hervé et puis aussi pour Hassan; mais bon Hassan, je sais que ça va...(un peu écouter ta voix, mon grand; au téléphone elle est musicale)
— Écoute, il a l'air de se plaire, à part qu'il passe son temps à se flageller (c'est ce que je devrais faire aussi, pour me punir de toutes les mauvaises pensées que j'ai tout le temps; comment elle est fringuée aujourd'hui? Avec sa jupe balinaise, qui lui fait ces belles hanches d'amphore, que j'ai du mal à pas saisir quand elle passe à côté de moi, dans le bureau, avec ce balancement des fesses si voluptueux)
— Ça ne m'étonne pas ; c'est bien lui; il s'interdit de vivre, de rire: il faut être sérieux et bien apprendre (j'aime bien t'imaginer dans ton atelier, en train de restaurer une belle pièce de mobilier; je trouve tes mains superbes, elles sont expressives, c'est des mains qui savent travailler, ça leur donne une physionomie particulière)
— Il ne se débrouille pas mal; sacrément inhibé, simplement (comme moi pour te proposer quelque chose; merde, j'y arrive pas...)
— Le mot est faible: c'est un iceberg d'inhibition; et en plus, il veut tout contrôler de ce qui lui arrive (tu pourrais me parler de sculpture, au lieu de dévider des lieux communs)
— Je l'ai mis sur de la sculpture, en plus en lui faisant prendre conscience qu'il allait intervenir sur un objet de valeur: c'est très rigolo...(et l'entendre sans la voir, c'est rigolo aussi, abruti?)
— Tu fais des trucs comme ça avec tes gars? Je fais finir par postuler, tu me donnes envie (c'est sûr que ça me plairait, j'aurais dû faire un métier manuel, j'aime trop tripoter, ça me calme, c'est créatif...)
— Mais tu sais, aucun problème, cours particulier si tu veux; tu sais qu'il y a longtemps que je pense à monter un stage pour rombières, où elles pourront amener leurs trucs à restaurer elles-mêmes avec la garantie qu'elles ne feront pas de conneries irrémédiables, puisque je suis là pour ça (si tu venais toi, je crois que la connerie irrémédiable...en tous cas, je ferais tout pour...)
— Comment tu verrais ça? Parce que ça m'intéresse, sérieux; et je serais pas la seule, c'est sûr(c'est sûr que ça me brancherait sacrément; mais je vois pas comment il pourrait gérer ça, à moins de baisser ses temps sur l'asso...)
— Écoute, il faut que j'arrive à embringuer l'asso, pour qu'ils me sous-louent l'atelier les week-ends, avec tout dedans (tu parles, pour avoir les bourgeasses du coin, demi-paysannes avec leurs grandes gueules de Madame Sans-Gêne, bon plaisir. Toi et moi en tête-à-tête, OK, des grognasses en plus, merci bien)
— Bon, alors, monsieur Lakraoudi, alors, ça donne quoi? (On verra bien; mais putain, que ça me branche, ce plan! Il m'a montré des photos de trucs qu'il a faits, ses escaliers de compagnon miniatures, ça a de la gueule; moi, ce qui me plairait de faire, c'est un joli miroir de coiffeuse, avec les petits tiroirs en joli marqueterie...)
— Ben écoute, il est à fond dedans: c'est l'après qui va être raide (et moi, qu'est-ce que je devrais dire, j'ai même pas eu d'avant...)
— C'est un sacré bon marchepied pour lui (je sais qu'il sont très proches avec sa femme; mais j'ai l'impression que je lui fais un certain effet; je ne ferai rien pour l'aguicher, mais je ne serais pas ennemie, si les circonstances s'y prêtaient...)
— Le problème, c'est ce qui va se passer avec ses histoires de justice: les affaires d'il y a 3 ans vont être jugées bientôt, et il ne se souvient même plus de rien -dit-il (en tous cas, je peux dire que s'il se passait un petit quelque chose, je ne l'oublierais pas si aisément moi...)
— Il faut en parler avec lui, pour qu'il se prépare: je ne pense pas, dans le climat actuel, qu'il passera au travers ( il ne me plaît pas assez pour me jeter à son cou en oubliant tout, en plus je trouve sa femme adorable; mais je le retrouverais au cours d'un séminaire comme le dernier à Nice, là, ma foi, ….)
— On pourrait le voir ensemble pour lui en parler et faire un bilan de son temps ( surtout, je te regarderai; si tu as ta belle jupe, je risque de dire que des conneries; j'arriverai pas à aligner trois mots sensés)
— Écoute, je regarde mon planning et je te rappelle, OK? ( il faut que je réfléchisse à ce truc du congrès...)

Bon, j'ai fini ma préparation pour les chaises...poncé finement...qu'est-ce que c'est chiant pour ça le Louis XVI, avec ces cannelures de rien du tout, et des petites sculptures où on arrive tout juste à glisser un grattoir ultrafin. J'y ai été au culot en lui demandant si je pouvais les faire à l'atelier; c'est clair qu'il a eu envie de me faire plaisir le chef, même s'il a trouvé une explication ingénieuse pour le justifier vis-à-vis des autres, comment il l'a dit déjà, ah oui
« en somme, si nous raisonnons sur la finalité de l'atelier, il appert -j'adore quand il fait le prof- que le but poursuivi est une remobilisation des usagers, et qu'à ce titre il est indifférent que l'activité émane de l'atelier lui-même ou soit amenée par le stagiaire. Si l'on pousse le raisonnement, les meubles en cours de fabrication sous l'impulsion vigoureuse de monsieur Abdel sont à son usage personnel: il rembourse à l'atelier le prix du bois, évidemment, mais perçoit son pécule le plus normalement du monde pour un objet personnel. Par conséquent, Céline, je ne vois pas ce qui pose problème dans le fait que vous fassiez ce travail ici. ».
Il est gentil quand même, parce qu'il sait très bien que je vais être payée par ma proprio pour ce travail: c'est les chaises de sa salle à manger; j'aurai donc touché deux fois.
Comment il disait l'autre jour
« de deux choses l'une, ou on met les petits, les boiteux, les boutonneux, les binoclards, les culs-de-jatte, ceux qui ont un ceveu sur la langue, les pétomanes, les masturbateurs compulsifs et frénétiques, les déficients légers, moyens et profonds, les autistes savants ou pas, tous ceux qui s'écartent d'une norme dont on se demande qui l'édicte, parce que si l'étalon c'est notre président, adieu Berthe, contre un mur et on les fusille, soit on s'en occupe. Mais si on s'en occupe, on le fait correctement. Pas par dessous la jambe. Mes bien chers frères -là, des fois, quand il nous fait son numéro, il se met la blouse à l'envers, avec les boutons derrière, pour faire soutane- le problème est de savoir quel part de son budget une nation est prête à consacrer au rééquilibrage des différences trop criantes. Vous noterez, mes frères, que je ne parle pas d'injustices: je ne vois pas d'injustice dans le fait que certains naissent bigleux, alors que d'autres ont un troisième œil, qui leur permet de donner d'avantageuses consultations. Ou qu'il y ait des nabots et des gigantasses. Des différences, c'est tout. »
Il rêve, le chef, mais j'aime bien comme il rêve. Dans son petit monde, il se débrouille pour qu'on ait le droit d'être sur l'atelier le plus longtemps possible, en tous cas tant qu'on en a besoin. L'autre jour quand je lui demandais
« vous ne craignez pas qu'il y ait des abus? »
il m'a répondu
« quels abus? Quand le renard a fini de lécher ses plaies, et s'est accordé du repos, il repart dans les fourrés. Pour moi, ici, c'est une halte: on s'y repose, on se donne le temps de souffler, on se dit que pour quelque temps, on peut décompresser; à la limite, Céline, je passe mon temps à donner à voir aux financeurs -la DDASS, la municipalité, la Région- de la verroterie clinquante pour qu'ils nous laissent en paix: pourquoi croyez vous que j'ai fait venir mon pote du Petit Journal pour qu'il nous ponde un article, l'autre jour? Parce que tous les petits vieux du coin, maintenant, disent c'est drôlement bien, ces jeunes qui font le bois, là, au lieu d'aller voler; vous vous rendez compte, ils restaurent des meubles, même qu'on l'a vu dans le journal. Difficile de ne pas cautionner et appuyer ce genre d'action, non? La finalité devrait être l'employabilité des personnes accueillies? Ah bon, il y a du taf dans le coin? Ils l'ont caché où? Parce que déjà les gonzes pointus, ils n'en trouvent pas, alors ceux qui sont un peu à la traîne... »
Je comprends pas certains de ses trucs; moi, ça me plaît ce qu'il dit, je fais un peu pareil avec Seb, je sais bien qu'il est pourri ce mec, qu'il squatte chez moi parce que ça l'arrange, qu'il pense qu'à sa gueule et que les thunes qu'il trouve il se les shoote en loucedé, en suisse. Mais je pourrais pas le lourder, je sais que je suis conne, que quand il partira je me demanderai pourquoi j'ai entretenu ce truc si longtemps. Je me sens pas le droit de le gicler, je me souviens trop de ce que c'était quand j'attendais la nuit pour aller dormir derrière la gare dans le garage, où je me mettais en boule derrière les cartons avec la trouille qu'on me découvre.
Même s'il a envie de me baiser, ça ne me gêne pas -je peux pas dire faire l'amour, c'est pas ça faire l'amour-, mon corps, c'est comme du caoutchouc. Comme une prothèse. Je suis pas très sure qu'il fait vraiment partie de moi. Ou en tous cas il est déconnecté quelque part. Moi si ça peut faire plaisir à un pote, qu'il y aille. Juste j'y suis pas trop. Il y en a, ils sont pas contents
« dis donc, tu pourrais participer un peu plus »
participer à quoi, c'est vide. Faut attendre que ça passe, voilà.
C'est vrai que s'il n'y avait pas ma mère...Parce que les animaux, c'est vrai, c'est bien, ils m'ont jamais fait de mal. Mais je sais qu'il y aura toujours quelqu'un pour s'occuper d'eux. Tandis que ma mère, il faut que je reste pour elle. Déjà qu'elle porte ce qui m'est arrivé, si je m'en vais...Donc j'essaye de tenir pour elle. Ça va, c'est pas l'horreur non plus; c'est juste que ça n'a pas de goût, et que j'aimerais bien me reposer, et dormir. Dormir.

— Luc? Jean-Jacques...t'as une minute?
— Ouais, attends, je ferme la porte du bureau...ouais, alors?
— Tu te souviens de ce que tu avais sorti l'autre jour en réunion?
— …..
— Eh ben? Tu vois pas?
— Tu sais, j'en dis des choses, en réunion; sans compter li kouniri...
— Non non, là, c'était pas des kouniri; sur Paturel...
— Ouais, et alors?
— En fait on est tous hors jeu sur le coup: on a signé, le SPIP et le centre, donc moi, une convention sur la prise en charge de Paturel sans l'avoir lue dans les détails...
— C'est à dire?
— Personne ne s'est donné la peine de lire les attendus du jugement de mise en liberté sous probation...
— Ah ah, et alors?
— Alors, le Paturel, il a une interdiction d'approcher à moins de 200 mètres d'une école, déjà ça, on en a une à 50 mètres du centre, mais surtout, il a l'interdiction absolue d'être hébergé dans un lieu avec des mineurs de moins de 15 ans; avec les trois familles de demandeurs d'asile, on en à 5 en ce moment, à une porte de sa chambre; en plus, il est toujours fourré avec eux. La boulette...
— On dirait que tu as été frappé d'aveuglement...
— On peut le dire comme ça...
— Tu voulais tellement que ça marche et avoir un longue peine que tu as lu le texte sans le décoder...
— C'est ça...
— De toutes façons, c'est surtout le SPIP qui doit être mal: s'il y avait eu un « problème », l'enquête administrative aurait clairement montré qu'ils avaient orienté vers une structure ne remplissant pas les exigences requises...
— Oui, mais ils s'y entendent pour faire porter le chapeau aux autres, tu sais bien...
— Peu importe, maintenant, qu'est ce que vous allez faire de Paturel?
— On a négocié avec Emmaüs pour qu'ils l'accueillent dans une communauté de Corrèze...
— Ouais, c'est sûr que comme ça, s'il a des pulsions, il s'en prendra aux moutons...
— Ou aux ânes, c'est une communauté qui a une ferme expérimentale, avec des chevaux et des ânes...
— Ou aux compagnons: après tant d'années en cabane, faute de grives...
— Mais dis-moi, lui, il devait le savoir, tout ça, puisque le juge aux libertés lui a lu la totalité du texte?
— Évidemment qu'il le savait, il s'est foutu de nous d'un bout à l'autre...
— Il me semblait avoir mentionné que c'est un pervers...
— Bon, ça va, tu vas pas la ramener à chaque fois...toi, t'as plus de distance que nous...
— Non, tu voulais à tout prix l'avoir: il aurait débarqué en costume de scout, ça t'aurait pas gêné...
— Ben, pourquoi ça aurait dû me gêner?
— Parce que dans les métiers particulièrement investis par les amateurs de jeunes éphèbes, les ecclésiastiques occupent une place de choix, talonnés de près par les enseignants, les éducateurs, les animateurs...bref tous ceux qui sont professionnellement au contact de jeunes... tu ne vas pas me faire croire que tu ne le sais pas?
— Ils sont pas tous comme ça...
— Je suis heureux de te l'entendre dire: je suis éduc, moi aussi....
— Bon, enfin, au moins, il ne s'est rien passé...
— Tu en es sûr?
— Qu'est-ce que tu veux dire?
— J'ai souvent vu Paturel qui filait derrière le bâtiment avec Ismael, mais quand j'en parlais aux éducs, ils n'avaient pas l'air spécialement préoccupés...
— Oh putain, mais qu'est-ce que c'est ce bordel?
— Sans doute rien, il n'est pas suicidaire; à mon avis, il cherchait à créer un lien privilégié; mais on ne sait pas ce qu'il a dans la tête...
— Bon, il va me tarder qu'il décampe, celui-là...
— C'est marrant, parce que avant, il te tardait qu'il arrive...
— Bon, ça va Luc, ça va....

Atelier.

— Chef, yen a le problème: je souhaiterais porter à votre attention un fait fâcheux. I might be in trouble...
— Nobody knows, the trouble Hassan has seen, nobody knows, but Allah...(chantant, d'une voix qu'il voudrait de basse éraillée)
— Chef, c'est drôle moyen; en plus, moi, Allah, je m'en tamponne les génitoires...
— Li valsozes ci tri zoutil, seurtou si ti vo li zenfan
— Chef, sauf votre respect, vous pourriez être sérieux deux minutes?
— Certes, moussaillon, mais es-tu prêt à conquérir de Cipango le fabuleux métal? A piller les rombières? A détrousser les mendigots? A trousser les luronnes et lutiner les nonnes? Dis, manant...
— C'est que j'ai pas trop envie de rigoler...
— Eh bien moi oui, pas de pot, j'ai un peu picolé à midi, là ji dikonn, i apri, ji vi deurmir la riunion. Trankil. En pleus ji ronfl. Di foi mem ji pète.
— Bon, je vois qu'yen a pas li moyen. Vous vous gaussez. Vous m'ignorez.
— Accouche, gent damoiseau! Mais que ce soit furtif, subtil, et fort peu ennuyant; sinon, la bastonnade...
— Voilà...mon affaire de 2003 va être jugée...j'étais en récidive légale
— So what?
— Ben...ça sent pas trop bon...
— Ah bon, moi je ne sens rien (il hume grotesquement)
— Nico y sera
— Bonne chose! Avec vous en plus, ça fait deux: vous serez en nombre...
— Je me demandais...
— Si tonton Lucky Luke...
— Aurait pas pu....
— Dans sa bonté qui se conjugue à...
— Sa magnanimité qui n'a d'égale que....
— Le cul de la voisine...
— Si vous auriez pu être présent à l'audience
— (prenant l'accent local) C'est que mon petit Hassan, ce n'est pas une chose anodine que vous me demandez -là: qu'est-ce que mes électeurrrs vont penser? Notrrre député qui s'affiche avec un rrredoutable délinquant, capable d'exactions extraorrrdinairres? Je parrrie que vous avez séquestrrré la Barrrbie d'une petite fille: comment voulez vous qu'on vous soutienne?
— Non, c'est cette affaire dont je ne me rappelle plus rien, je vous en avais parlé
— Oui, monsieur Hassan, moderne réédition du spectre d'Hamlet, pénètre nuitamment dans des locaux par effraction, y dérobe des écrans plats, et repart en signant son forfait de son sang, qu'il répand comme le petit Poucet, jusque devant chez lui. Les gendarmes, même les gendarmes, qui sont par nature si ballots, ont réussi à vous retrouver...
— Oui, mais ce que je ne comprends pas, c'est que quand j'ai retrouvé les écrans plats chez moi, je les ai rapportés à la police...
— Effectivement, c'est assez malencontreux...
— Ça montre bien que je ne me souvenais de rien
— Ou que vous étiez rusé. Je plaisante, Hassan. Drôle d'idée, en tous cas, quand on est zebda, d'aller se pavaner au commissariat. Vous avez des ambitions de Fonction Publique?
— J'ai cru bien faire...
— Mais c'est naze intégral, babou; à quoi ça rime de ramener un truc comme ça aux poulagas? Qu'est-ce que vous pensiez qu'ils allaient faire? Vous mettre dans la Dépêche, avec un bel article:
« Non, tous les arabes ne sont pas à pendre: certains pourraient être épargnés. Ainsi, Mr Hassan Lakraoudi, n'écoutant que son courage, a rapporté les écrans plats qu'il avait astucieusement dérobés au siège des assurances Petardos, escomptant par ce geste faire oublier ces origines, manifestement bien visibles. ».
Vous rêvez ou quoi? Vous vous êtes chié grave sur ce truc, et je crains bien que ça ne plaise pas du tout du tout au proc...
— Surtout celui-là, il a un rictus...
— Bon, c'est pour quand?
— Dans trois semaines, le mardi 17 à 2h
— Ouais, on connaît; convoqué à deux heures, ça passera comme du beurre...Qui est votre avocat?
— Me Pog
— Il tient la route?
— Il est commis d'office
— Ça ne veut rien dire, ça; on peut être commis d'office et assurer...
— Il n'est pas mal...il n'aura pas grande connaissance du dossier
— Bon, on verra bien
— Vous seriez d'accord pour me faire une attestation de ma présence sur l'atelier?
— Évidemment, et un courrier au juge: je vais lui expliquer que vous n'agressez que les mémés qui refusent de tirer un tarpé avec vous: ça va l'impressionner
— Non, mais bon, que je suis sur l'atelier
— Bien sûr; je ne vais pas raconter que vous êtes notre commercial...
— C'est surtout que si vous parlez de l'atelier, ils accepteront peut-être une mesure de semi-liberté dès le départ.
— Vous inquiétez pas, on va charger la mule: je peux témoigner avoir vu Monsieur Lakraoudi défendre le sucre de l'atelier avec héroïsme contre une bande de fourmis; mais ça risque de sembler anodin...Bon, vous savez que je suis un expert en hauts faits invérifiables. En plus, et ça me fait plaisir de vous le dire, pour le plaisir de vous voir rougir comme une rosière, je ne fais jamais de papelard de complaisance sur les compétences de quelqu'un ou son sérieux dans l'atelier. Je ferais toutes les fausses déclarations qu'on veut pour empêcher une expulsion de réfugiés, en supposant que ça suffise à stopper les sbires du pouvoir. Mais sur mon petit royaume de l'atelier, je ne dis que ce qui est. Et dans votre cas, votre implication est exemplaire et vos aptitudes excellentes. Pas à la maille dans le monde dans lequel nous vivons, hélas.
— Ça peut se faire rapidement?
— Pour que l'avocat l'aie rapidos? Je vous la torche tout de suite...
— Chokran, patroun
— Ti arite li salamalecs s'el vo pli

— Dispositif d'Aide aux Addictions, bonjour
— Allo, salut Caro, rien que d'entendre ta voix, je suis sous le charme, tu vas bien, ma jolie, le révérend Georges est là?
— Ouais, bisous bisous, puis passe moi Georges...
— Ma késké tou vo que jé té disé? Ké jé vé t'enlévé, amore mio, et ké on filé tutte due à Venezia, perche zé envie dé té santé la cazonetta davanté il palazzo dei Dogi?
— Ça me changerait de mon grincheux...C'est dommage quand même que tu fasses rêver, mais après...
— Tu sais comme nous sommes, les ritals, rien que des arnaqueurs: bella musica per mettré la donna nelle letto, entrare il cazzo nella fica, a pouis finito! Tou té rétourné, il a foutou lé camp; alors crois moi, beauté, reste avec papi: vous regarderez grandir vos nains de jardin en vous tenant par la main. Parce que j'avais des plans machiavéliques pour toi: hétaïre dans un bordel du Caire pendant que tu es fraîche, puis maquerelle en Bosnie dans un de mes tripots. Elle est pas belle la vie?
— Ah ah ah, finalement, je vais peut-être me contenter de mon quotidien sans gloire; allez, je te passe le père éternel
— Mon père?
— Qui c'est encore celui-là?
— Comment, vénérable archimandrite, vous ne me reconnaissez pas? Vous m'avez reçu en confession voilà quinze jours, vous ne vous souvenez pas? Stupre sans fornication et beuveries analcooliques, c'est ce que vous m'aviez prescrit. Du coup, je suis retourné voir les carabins, au moins chez eux, ça ripaille....
— Qu'est-ce qui t'amènes, Luc?
— Ma foi, je viens aux nouvelles de ton chouchou; il serait pas un peu de la jaquette, au fait? Portu-gay?
— Si tu fais allusion au commerce de ses charmes, c'est pas exclu; je pense qu'il n'a pas d'exclusive quand aux revenus obtenus de cette façon, de la vieille tremblottante au notable érectif...
— Que de vices cachés, grands dieux! J'en suis tout estransiné...
— C'est vrai que tu es un sudiste...
— Bon alors, don Antonio? Qu'est-ce qui se passe? Il a pas foutu les pieds à l'atelier depuis 10 jours...
— Il nous en a fait encore une bonne; tu sais qu'il y avait une mesure de protection de l'enfance sur ses mômes...
— Il t'a raconté qu'il s'est pointé à l'atelier avec eux, et qu'il ne comprenait pas que je le renvoie en lui disant que les mômes n'avaient rien à foutre là et qu'il se démerde pour les faire garder, comme tout le monde...
— Oui oui, il n'était pas content ce jour là...
— Je m'en redore les coucounettes, qu'il soit pas content; en tous cas, il avait pas moufté...
— Il sait à qui il a affaire, t'inquiète...
— Surtout que je l'ai un peu dans le nez depuis le début; comprends moi, il est toujours passé au travers de tout, mon profond sentiment d'équité et de justice -tu sais que je postule pour l'auréole, au fait, je suis en train de soudoyer qui de droit- fait que ce genre de zozo m'agace profondément, parce qu'il n'est même pas sympa: il t'encule sans grâce, en te marmonnant que t'es bien con...
— Ça dépend...avec les filles il y met plus de manières...cela dit, sur le fond, c'est vrai, tu penses, je le suis depuis qu'il a 8 ans
— Ah, mais c'est vrai que ton éminence a été éduc un jour, avant qu'elle n'obtienne la tiare...
— Tu cherches? Je te rappelle que je suis son référent dans le cadre de ton atelier...
— Arrête, papa, tu sais bien que j'ai le plus profond respect...(accent africain indéterminé). Bon accouche, il nous a fait quoi, toto?
— La protection a nommé un éduc, pour suivre notamment la scolarité: tu sais que les mômes sont quasiment illettrés, parce que quand ils ne veulent pas aller à l'école, il ne les y met pas...
— Comme les petits gitos, mais au moins eux, ils apprennent des choses utiles, poser des collets, pêcher à la grenade, voler à la tire, jouer de la guitare...
— Voilà, eux, ils risquent surtout d'apprendre à jouer de la seringue...
— Bah, avec les bornes d'échange que vous avez foutues partout, au moins ils seront toxicos, mais toxicos sains..
— Arrête, on est tout le temps emmerdé: ya des bandes de Toulouse qui viennent nous les piller: on nous en a fait péter 500 en une nuit...
— Ils sont cons ou quoi? Pour en faire quoi?
— Hassan dit que c'est un argument de vente: la dose plus la pompe neuve...sous blister...
— Hassan? Je croyais qu'il y touchait plus?
— De toutes façons, depuis qu'il est chez toi, on ne le voit plus; non, c'était avant qu'il nous avait sorti ça; tu sais pas ce qu'il a dit à Nico l'autre jour, quand il lui demandait pourquoi il ne passait plus? Qu'il n'avait aucune envie de se retrouver dans ce lieu plein de toxicos...Il a de l'humour, quand même le pépère...
— A propos, tu sais qu'il va être jugé?
— Évidemment; tu y vas avec Nico, non?
— Bien sûr; papa et tonton; bon, alors, porto-nain Antonio?
— Il a foutu un marron à l'éduc, qui a porté plainte; depuis, il se cache: on sait plus ou moins où il est, mais il ne se montre pas trop...
— Ça fait un peu chier cette toute-puissance dans laquelle il est tout le temps; en plus, vis-à-vis des mômes, qu'est-ce que c'est ce bordel?
— Tu prêches un converti, Luc..
— C'est vrai, j'oubliais que c'est toi le père abbé...
— Je t'absous, mon fils....

Atelier.

— Qu'est-ce que c'est que ce bordel? Mais c'est n'importe quoi! Vous avez vu le trait de cordeau? Il n'est même pas respecté! Vous allez me reprendre tout ça, ça ne va pas du tout
— J'aime pas ce truc, je ne me sens pas à l'aise...
— Qu'est-ce que vous voulez que ça me foute, que vous ne soyez pas à l'aise? Moi, je vous dis que vous allez recommencer, et au trot encore. Qu'est-ce que vous avez cru, Delbosc, qu'ici c'était l'atelier 3ème âge, on fait son petit truc, planplan, on sort pas de sa routine? Sur le fond, OK, je vous ai laissé peindre; mais il y a un moment, il va bien falloir que vous fassiez ce que je vous dis: vous n'allez pas me repeindre l'atelier 30 fois...
— C'est que c'est difficile..
— Comment ça, c'est difficile? Il suffit de percer au bon endroit, pas plus...
— J'y arrive pas (ton de gros bébé pleurnichard; Delbosc, 100 kgs, sur l'échelle, s'efforce de percer des trous dans le béton pour des chevilles expansives qui maintiendront des étriers. Un plancher sera posé sur des solives, on crée un étage dans l'atelier)
— Mais je m'en secoue les roubignolles, de vos états d'âme; je veux du boulot propre, pas cette merde: vous avez vu à quoi ça ressemble, votre boulot? On dirait un travail d'handicapé...
— …..
— Vous ne dites rien? Vous avez raison....Bon, je vais me calmer dehors....

Un moment après

— Bon, j'ai été un peu excessif, Lucien, je vous prie de m'excuser...
— Il faut pas-pas me-me dire des choses comme ça (il tremble et bégaye)
— Je ne réalisais pas que vous viviez les contrariétés si violemment...
— Vous vous sa-savez, si vous ne vous étiez pas ex-excusé, j'aurais foutu le camp et vous ne m'auriez jamais revu...
— Écoutez, vous m'avez déjà vu dans l'atelier, je gueule beaucoup, mais ça n'est pas grave...
— Ça m'était pas encore tombé dessus...
— Évidemment, puisque vous vous planquiez derrière votre pinceau...
— Oh, même avec le pinceau, il y a eu des choses...pas ici, hein...
— Vous voulez dire que c'est ce genre de choses qui se sont passées dans vos emplois successifs?
— Oui; mais souvent, soit j'étais alcoolisé, soit j'étais en manque...c'était violent...après des coups comme ça, il me fallait boire jusqu'à oublier...
— A propos, vous m'aviez parlé de la décision d'entamer une cure?
— Ça y est, j'allais vous en parler, c'est pour dans 2 semaines...
— Où et combien de temps?
— Dans le Lot, ça va durer 1 mois et demi, après je serai en post-cure 1 mois...
— Eh bé, vous allez revenir comme un jeune premier, fringant comme un pur-sang; il faudra attacher les femelles quand vous passerez dans la rue
— Parlez pas de malheur...je suis bien, tout seul, vaï, je me vois pas supporter une femme dans mon petit monde: vous avez vu comment je tiens chez moi...
— Quand même, un petit coup, ni vu ni connu...
— Alors là, vous, un éducateur, qui me dit des choses pareilles...
— Mais vous avez quel âge dans votre tête, Lucien? Celui de vos parents? Chemise de nuit de chanvre avec la fente, parce qu'il faut bien procréer, et la broderie "Dieu le veut" autour?
— C'est comme ça qu'ils m'ont élevé...
— Oui, mais du temps de votre père, il y avait des bordels...Remarquez, vous avez la Guinguette, vous auriez du succès...
— Vous êtes pas gentil, la plus jeune à 60 ans...
— Oui, mais soixante ans et chaude, ça vaut deux de trente...Alors c'est décidé, pas de luronne chez Lucien, qu'elle lui cochonnerait tout; ah ça, le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est clean de chez clean: on mangerait par terre; mais rassurez-moi, c'est pas de l'ordre des TOC au moins?
— Des TOC? Qu'es aco?
— Vous n'allez pas me raconter que votre psy vous en a pas parlé? Les troubles obsessionnels compulsifs, comme se laver les mains 800 fois par jour?
— Elle m'a parlé de névrose obsessionnelle...mais moi, j'aime pas entendre des trucs comme ça, que c'est comme si on était je sais pas moi, dégénéré...moi je suis propre, c'est tout, je veux un intérieur bien rangé; pour le boulot, c'est pareil, moi, vous voyez bien, chantier propre...
— Mais vous réalisez que si ça n'a pas marché avec Bartaban Services c'est parce que les bâches qu'ils avaient n'étaient pas à votre convenance?
— C'était une honte, Luc...moi, je peux pas travailler sur des bâches sales...
— Mais vous réalisez ce que vous me dites? Les bâches, c'est pour protéger le sol; alors selon vous, quand elles ont reçu de la peinture, comme c'est normal, on fait quoi? On les envoie au pressing? On les jette et on en achète d'autres? Si vous sortez ça au patron, vous allez entendre parler du pays...
— Quand même, c'est dégoûtant de bosser sur du sale...
— Mais c'est pas bosser sur du sale, c'est réutiliser du matériel pour l'usage prévu, et dans l'état normal des choses...
— Moi je peux pas...
— Ça va être compliqué....

Atelier, le lendemain

— Je fais les plinthes, Luc?
— Oui, Céline, c'est une bonne idée (à part que je vois ton cul qui moule ton fut' et que ça m'énerve; si en plus je chope la gaule, on est mal barrés)
— Ça m'arrange bien, c'est sympa de me laisser...
— Comment ça, c'est sympa?
— Ben oui, d'habitude, c'est le patron qui dit « toi, tu fais ça »
— Mais vous avez quand même compris que je ne suis pas un patron, justement...
— Oui, bien sûr (heureusement pour toi; avec des bras cassés comme nous, tu irais à la soupe populaire..)
— Comment vous vous sentez dans l'atelier?
— Écoutez, ça me va bien; vous savez que je suis speed de nature, où je bossais avant, on dépotait comme c'est pas permis, on tombait un appart fini prêt à habiter en 3-4 jours maxi, je vous dis pas les horaires et le rythme; là je peux plus; déjà la demi-journée, et à ce rythme, c'est crevant: je rentre chez moi, je dors...(si l'autre, là, a pas d'autres idées en tête)
— C'est que votre corps en a besoin; je ne réalisais pas que le contrecoup était si épuisant...
— Ben vous savez, la coke c'est pas compliqué, vous tenez, vous speedez, nickel, ça dure, ça dure, vous n'en revenez pas de tout ce que vous arrivez à faire, sauf que le jour où ça suit plus, ça fait mal: le corps se venge, et il faut patienter pour qu'il récupère petit à petit. En plus, vous êtes tellement affaibli que point de vue santé...toutes les merdes c'est pour vous...(putain, je lui en parle ou pas?)
— C'est-à-dire? Si vous me mentionnez ça, c'est que quelque chose vous préoccupe...
— Ben...j'attends un résultat de tests... du sida...je suis pas rassurée
— Mais pourquoi?
— J'ai eu des rapports non protégés et ça m'inquiète (c'est pas vrai que ça m'inquiète; c'est juste vis-à-vis de ma mère; je vais pas rajouter encore un truc; quand même, quelle conne...mais quand t'en as trop rien à foutre, ça loupe pas...)
— Mais vous avez pris le médoc du lendemain, quand même?
— Ben non, je savais pas...
— Ça remonte à quand?
— Une semaine à peu près...dix jours, par là (sans dec, j'en sais rien; si il faut, plus...)
— Ouais, c'est mort; avec la CMU, il n'y aurait pas eu de problème (avec moi non plus d'ailleurs)
— Bon, c'est juste une précaution...
— Céline, une précaution, c'est avant; après, ça s'appelle un rattrapage
— Ça ne semble pas vous préoccuper plus que ça, quand même (bientôt c'est moi qui vais baliser à ta place, crétine)
— Ouais, c'est vrai, vous vous en êtes rendu compte?
— Vous êtes détachée de tout, Céline, compréhensive à l'excès avec les autres, d'une indulgence qui frise le laxisme...vous savez pour moi, ça parle... (ma petite chérie, ça me troue le cul de faire l'éduc avec toi; j'aimerais te bercer, te rassurer. Te voir sourire sans ce vide dans ton regard. Je fantasme sur ton corps parce que j'aimerais que tu sois une femme, une vraie. Pas une enveloppe vide. En fait, je suis sûr que je ne pourrais pas te toucher: il y a trop de douleur en toi)
— Ça parle? Ça parle de quoi? (comment ça se fait qu'il me sorte des trucs comme ça? Personne est au courant...)
— De violences subies et enfouies; de douleurs muettes et inconsolables; de quelque chose de mutilé
— Où vous allez chercher tout ça? Vous avez de l'imagination...(je ne le connais pas assez; chaque fois que j'ai partagé des trucs intimes, on s'en est servi contre moi; maintenant, je garde...)

Tribunal de Grande Instance de Bartaban, Place de la Pintade. Détecteur de métaux. Black rigolard qui ne semble pas trop préoccupé des éventuels attenteurs. De toutes façons, vu que l'entrée de la correctionnelle est à un autre endroit, difficile à contrôler de son poste, le contrôle est simplement réglementaire.
Papa et tonton, Nico et Luc, entrent dans la salle avant l'audience. Me Pog est là, soucieux et affairé.

— Comment vous voyez le coup, maître?
— Hum... c'est pas fameux; c'est que la récidive légale, ça marque mal; le proc est remonté comme une pendule, vous le connaissez, à la droite de l'extrême-droite, alors un toxico cambrioleur, bonjour les dégats...
— Les certificats vont avoir une utilité?
— Si vous les défendez, peut-être: je compte vous faire appeler pour que vous expliquiez le travail en cours avec Mr Lakraoudi
— Aucun problème maître...

Ils sortent dans la travée latérale au moment où Hassan arrive menotté entre deux gendarmes. Ceux -ci le démenottent, serrements de main.
— C'est vraiment sympa d'être là...
— Ouais, on savait pas quoi foutre cet aprèm, on s'est dit ça peut être cool...
— Bon, ben, on va bien voir...

« Veuillez vous lever, la Cour ».

Rappel des faits. Hassan dans le box, surélevé. Il regarde dans le vide. Il a l'air de tout connaître de la séance.

Le procureur:
« Je tiens à vous rappeler, Monsieur le Président, que Lakraoudi est en état de récidive légale, ce qui aggrave considérablement le délit commis. Je tiens à souligner également que le départ d'incendie maîtrisé par les pompiers, fort heureusement, aurait pu s'étendre très facilement à l'étage au dessus, où vivent deux personnes handicapées motrices, qui auraient été en grand danger en cas d'incendie. Compte-tenu des faits, de la récidive et des circonstances aggravantes que je viens d'évoquer, je requiers au nom du ministère public une peine de 5 ans de réclusion dont 2 avec sursis. »

Hassan reste impassible, mais son regard change, plein de douleur et d'accablement.

Me Pog
« Je ne voudrais pas reprendre l'exposé des faits qui vous semblerait fastidieux, mais je souhaiterais faire apparaître qu'il me semble que le doute est permis dans cette affaire: Mr Lakraoudi ne se souvient de rien, d'une part. Les seules évidences qu'il y ait sont que son sang a été trouvé sur le carreau fracturé de la porte d'entrée: mais je voudrais bien qu'on m'explique en quoi cela prouve sa culpabilité: de surcroît, il paraît surprenant qu'aucune trace du même sang n'ait été trouvée à l'intérieur: nous avons donc un cambrioleur qui se blesse en fracturant une porte d'entrée, se pose un garrot pour entrer cambrioler, en prenant bien garde de ne pas laisser la moindre goutte, emporte son butin, puis, dans la rue, enlève le garrot, et laisse couler le sang jusque devant chez lui. Vous sentez bien vous-mêmes, monsieur le président, messieurs, que cela n'a pas beaucoup de sens. Quand de plus le soi-disant cambrioleur rapporte les écrans plats à la Police Municipale le lendemain, nous sommes en plein grand guignol: pourquoi diantre ferait-il ça?
Je souhaiterais de surcroît que vous entendiez Mr Poumarède, dans l'atelier duquel Mr Lakraoudi effectue une formation dans le bois, puis Mr Charpentier, qui le suit en tant qu'éducateur référent»

Le Président

— Bien monsieur, qu'avez-vous à nous dire?
— Monsieur le Président, messieurs, je ne voudrais pas reprendre tout ce qui a déjà été excellemment exposé par Me Pog: outre que je crois Mr Lakraoudi quand il dit ne se souvenir de rien, et qu'il ne se souvient de rien car il n'était pas présent lors des faits qui lui sont reprochés, je pense que l'on s'est servi de lui dans cette histoire pour des motifs que j'ignore: ces écrans qu'il a ramenés ont été déposés chez lui par les voleurs pour s'en débarrasser, cela me semble clair, ce qui explique aussi que Mr Lakraoudi se soit empressé de les ramener à la Police. Je relèverai tout de même le civisme étonnant d'un monsieur qui a eu maille à partir avec la justice à plusieurs reprises, mais qui passe par-dessus cela pour faire ce qu'il pense être juste: je voudrais que tout le monde ait une attitude aussi courageuse et honnête, qui me semble exemplaire.
Pour ce qui est de sa présence dans l'atelier, monsieur Lakraoudi est depuis le début d'une ponctualité parfaite, et a investi ce stage avec un sérieux et une détermination sans failles. Je n'ai qu'à me féliciter de sa présence, à tous points de vue: c'est un élément déterminant de l'atelier, d'une bonne autonomie, à qui je peux confier beaucoup de tâches avec la tranquillité de savoir qu'elles seront exécutées avec goût et sérieux. Il serait particulièrement dommage et préjudiciable que les efforts de Mr Lakraoudi soit réduits à néant, à plus forte raison, comme je l'ai dit, en écho à Me Pog, quand il n'y a aucune évidence de sa culpabilité.

— Bien, je vous remercie, monsieur, l'autre intervenant, monsieur...Charpentier je crois. Peut-être devriez vous intervertir avec votre collègue?
— Je vous demande pardon?
— Oui, au niveau du nom..c'est lui l'homme du bois....
— En effet, monsieur le président.
— Bien, qu'avez-vous à nous dire?
— Eh bien nous constatons un changement considérable chez monsieur Lakraoudi, que nous connaissons depuis 9 ans: il est manifeste pour nous qu'il est passé à autre chose, et que replaquer des schémas anciens sur lui est injuste: il a évolué et changé considérablement depuis. Nous considérons qu'il serait vraiment dommage de ne pas prendre en compte toute cette dimension, particulièrement compte-tenu de tous les points de doute que cette affaire comporte.
— Bien messieurs, d'autres interventions?
— …..
— Fort bien, la Cour se retire pour délibérer. Le jugement sera rendu lorsqu'elle regagnera la salle.

Retour dans la salle d'audience.

Levez-vous, la Cour...

Le Président

« Compte-tenu des éléments qui lui ont été présentés d'une part, et qui n'établissent pas formellement la culpabilité de l'accusé (Luc et Nico ont déjà compris, et cherchent le regard d'Hassan, qui semble ailleurs; il n'a pas l'air d'entendre), et les points supplémentaires en faveur de l'accusé du fait de sa démarche positive de réinsertion d'autre part, la Cour considère que le doute doit bénéficier à Mr Lakraoudi et le relaxe purement et simplement. »

Nico et Luc, debouts, applaudissent de toutes leurs paumes tandis que Hassan, ahuri, ne semble toujours pas avoir compris. Son avocat lui parle à voix basse. Il sourit enfin.
— Mr Lakraoudi, vous pouvez remercier vos éducateurs; sans eux, je ne suis pas sûr que j'aurais emporté le morceau: le procureur est très écouté
— Mais enfin, maître, il n'aurait même pas dû être convoqué...
— Vous ne savez pas comme les juges ont du mal à se défaire des a-prioris. N'oubliez pas que Mr Lakraoudi a été condamné à plusieurs reprises...
— Avant; il va devoir toujours garder ça?
— Lui, non, mais la justice a la mémoire longue...
— En tous cas, pour le coup, il n'y a rien à dire...