Atelier de radoub

— Bon les petits lapins, vous venez? (accent africain, pas parodique, bien restitué) Papa Luc veut vous montrer quelque chose, oui, les peintres aussi...Regardez bien la table. Maintenant, tournez-vous vers la porte, et sortez vos cahiers: interro surprise. Hassan, combien elle a de colonnes?
— 5, je crois
— Fusillé. Mettez le contre le mur, il n'a pas gagné de millions, il va à l'exécution...qui a le nombre ?
Silence dans les rangs
— Bon, vous pouvez vous retourner, même le fusillé, que j'autorise à ressusciter, mais pas trop. Vous voyez, ça vous parle du témoignage, entre autre: de bonne foi, vous reconstruisez une image mentale de la réalité, mais ce n'est qu'une reconstruction. Quand vous la confrontez au modèle, ça ne correspond pas. Dans notre métier, apprendre à voir est essentiel. Comme les dessinateurs, et les sculpteurs. Je ne dirais pas les peintres, mais presque...Bon, globalement, cette table, elle est dans quel état?
— Ça va chef, je sais même pas pourquoi les gens ils la font restaurer...
— Abdel, oui, elle tient encore debout et on peut l'utiliser comme table; mais imaginez qu'elle doive meubler un bel appartement: regardez, on va compter ensemble les parties cassées; vous admettez que ça craint un peu...
— Ben oui, bien sûr...
— Messieurs, je vous invite à vous découvrir devant le goût des belles choses exprimé par notre égérie...
— C'est quoi l'égérie...
— (à mi-voix) Mais oui Abdel, légérie féminine
— Ah bon...
— Hassan, pourriez-vous, dans votre magnanimité, cesser d'enduire Abdel d'erreur, qu'il sera obligé de récurer ensuite? Abdel, Hassan il vo di plein li kouniri. Ci rien di to léjiri fiminine. Une égérie, c'est quelqu'un, ou plutôt quelqu'une, qui aime les arts et qui les encourage. Il se trouve, messieurs, que d'une manière assez générale les dames et demoiselles attachent beaucoup d'attention au détail et à l'esthétique...
— Ouais, et elles achètent des caisses avec le moteur naze parce que l'intérieur a la couleur qui leur plaît...
— Antonio, c'est pas faux, c'est peut-être aussi pour ça que l'avis des deux est utile: le mec pour le bourrin, Germaine pour les coussins
— (à mi-voix) Pour s'y allonger, oui...
— Je suis charmé, Antonio, de la vision féministe que vous avez: cela illumine l'atelier et doit ravir Céline...
— Je ne me fais pas d'illusions: pour lui, les femmes au boulot, les hommes au bistrot...
— Ah non, moi je dis: pour être un vrai rupin, fous ta femme au tapin
— Connard!
— D'un goût exquis, Antonio. Surtout la richesse de la rime. Bon reprenons, on est à combien de pètes visibles?
— Moi je suis à 47
— Moi à 59
— On les compte ensemble? Vous allez être étonnés...Vous avez vu, on en trouve 87; chacun va demander une greffe spécifique...
— Ouais, mais il faut pas déconner, msieur, y en a, c'est rien du tout...
— Vous avez raison, c'est comme des dents en moins: ça ne se voit pas. Sauf des filles...Je vous l'ai dit, on travaille pour les dames, essentiellement. Nous, on est plutôt utilitaires, à part ceux qu'on qualifie, à juste titre, d'effeminés
— Les pédés...
— Comme vous dites; encore que le terme soit impropre; chez les grecs, il y a 2000 ans, les amateurs d'hommes étaient plutôt barbus et musclés: ils passaient leur temps au stade
— Les rugbymen, ils s'emmerdent pas non plus, dans les vestiaires...
— Je vous sais gré, Lucien, de nous faire partager cette information; je vous laisse imaginer, messieurs, le partenaire, si c'est le cas, qu'il faut à un Chabal...
— Oh con, il a intérêt à amener le tabouret...
— Bon, reprenons: vous comprenez bien que si ce témoignage du passé est parvenu jusqu'à nous, c'est que déjà, le matériau de départ était de qualité; vous vous souvenez ce que je vous avais dit sur les règlements de corporations au moyen-âge?
— Que le moindre défaut dans le bois amenait la destruction du meuble...
— Effectivement Hassan; moyennant quoi, les stalles de la cathédrale d'Amiens ont l'air d'avoir été faites hier, avec 8 siècles dans les dents: aucun jeu visible dans les assemblages...
— Putain, si ça pouvait être comme ça avec les gonzesses...
— Comme vous dites; peut-être qu'avec les mêmes soins dont elles ont été entourées, ces stalles, les gonzesses, comme vous dites, se maintiendraient plus fraîches...
— Suffit de les arroser tous les matins...
— Antonio, voilà la parole du vrai connaisseur: pas de blas-blas inutiles, des faits. De quoi tu te plains, Paulette? Je t'ai pas arrosée ce matin? Remarque, ça m'arrangeait, j'avais besoin de changer l'eau des olives...Donc cette table, si elle est là après 5 siècles, et vous pouvez constater qu'elle ne fait pas peur, bien sûr, il serait malencontreux de l'affecter aux apparts de l'asso et que nos amis tchétchénes démontent des moteurs dessus, mais bref, c'est que le bois utilisé était trié: où a-t-elle morflé, et pourquoi?
— En bas, les pieds, là..
— Oui Hassan, et pourquoi?
— (petite voix) Le ménage...
— Alors les mecs, vous entendez la sagesse qui s'exprime par la bouche de cette belle enfant? Ne rougissez pas, Céline: elle, elle sait de quoi elle parle; bien sûr, le ménage. Imaginez la servante du riche bourgeois qui avait cette table: je vous rappelle que c'est un modèle que l'on trouve à Blois, dans une résidence royale...
— Ouais, vous voulez nous faire croire que c'est le truc du roi, zyva...
— Je n'ai pas dit ça, je dis que le modèle est d'origine royale: il a été copié un peu partout ensuite; c'était comme ça que ça se passait, garçons -pardon Céline-, les colporteurs amenaient des dessins et les ébénistes les reproduisaient. Bon, la servante, elle est à la bourre, le beauf, il va rentrer becqueter, vite vite deux-trois seaux d'eau, un coup de faubert...
— C'est quoi le faubert?
— Comme le balai à franges, arrête d'interrompre, Abdel..
— Oh ça va, Céline, c'est pas un mot d'ici, le faubert...
— Un coup de faubert sur le plancher, bim-bam, on cogne les pieds de la table en passant, rien à cirer, ils sont costauds. D'ailleurs on dit pieds, c'est pas des pieds...
— Oui, c'est plutôt des patins...
— C'est ça...
— Et les autres dégâts? Imaginez...
— Ben...le mec, il passe un peu vite...
— En courant derrière la bonne...
— Vous avez raison tous les deux, et il se passe quoi?
— Ses fringues s'accrochent en passant au bord et paf, le coin pète
— Exactement. Et ainsi à l'infini.

Luc Poumarède, éduc, Lucien Delbosc, Patrice Paturel. In petto

J'aime pas la situation. Avec le Paturel. Il est en semaine d'observation sur l'atelier. Moi aussi je l'observe. Je ne crois pas qu'un pervers pédophile puisse changer. Et encore moins après 34 ans de détention, où il a dû ramper pour survivre. Et se plier à toutes les compromissions. La seule chance de changement, ça serait en réécrivant son histoire. Comme les illuminés, là, les enfants de Dieu, avec leurs cantiques pour lobotomisés: « Redeviens un bébé...si tu veux aller au ciel » Ça, il n'y a pas de doute, rien qu'à voir les tronches extatiques, ils sont tous retombés en enfance. Là, d'accord, il y aurait un espoir: on rembobine, on lui enlève ce qu'il a peut-être subi, j'en sais rien moi, il était peut-être interne quelque part; vu le gabarit, c'était le souffre-douleur idéal. Mais de toutes façons, qu'est-ce que ça change sur le fond?
J'ai lu le bouquin qu'il a voulu me laisser à tout prix. Déjà, la fille, elle l'a écrit beaucoup plus pour expliquer son cheminement, sa culpabilité de ne pas avoir vu son frangin prendre son vélo ce jour-là -je me demande de quoi elle culpabilise, il l'avait pris en cachette, il était puni-. Qu'elle souffre de la disparition, OK; culpabiliser alors qu'elle n'y est pour rien, pas d'accord. Mais c'est vrai que c'est féminin, et maternel comme réflexe: si j'avais...j'aurais empêché.
C'est même affolant de voir comment les choses se passaient à l'époque: le Paturel, là, lui que j'ai sous les yeux, il a commis deux tentatives de viols sur elle, la soeur du môme, puis sur sa cousine, plusieurs mois avant le meurtre. C'était un jeune ouvrier du coin, il bossait dans le lotissement à côté. Elle raconte qu'il l'a traînée dans un fossé et qu'il lui a arraché ses vêtements et ses sous-vêtements, puis a essayé de la pénétrer. Elle a réussi à le repousser et à se dégager. Plainte. Main-courante. Classé sans suite. On croit rêver.
Il s'en est pris au gamin parce qu'il a fini par se rendre compte qu'un gosse était moins méfiant qu'une femme. Tu m'étonnes. Là, il l'avait branché sur la pêche, genre on va chercher des vers.
Il raconte que le gamin avait une tache sur la braguette, qu'il a voulu lui enlever en la frottant. Le gamin l'a repoussé; il ne sait pas pourquoi, pris de panique, il l'a attrapé au cou et a serré; le gamin est tombé. Là, on entre dans le sordide pathétique: il prend une cordelette et étrangle le môme. La cordelette casse. Il la répare en la renouant, et achève le gamin. Quand on découvre le corps, il a le pantalon aux chevilles. Les expertises sont contradictoires: une thèse affirme qu'il y a eu viol post mortem, une autre ne se prononce pas.

— Bon, monsieur Paturel, vous allez faire équipe avec Lucien...Ça vous va , Lucien? Je vous l'affecte parce que c'est un papi, comme ça vous ne pleurerez pas sur les jeunes qui veulent avoir fini avant de commencer
— Moi, il n'y a pas de problèmes
— Moi non plus
— En piste alors les gars

Ce nouveau, là, il me plairait assez: il se met en quatre pour se faire accepter; moi ça me va bien . Il me demande ce qu'il faut faire, il ne veut pas speeder, moi, c'est tout à fait comme ça que je vois les choses. Il a eu raison Luc, de m'affecter Patrice; Patrice, moi, je sais pas ce qu'il a fait, et je m'en fous. Ce que je vois, c'est qu'il est bien poli, que tout ce que je lui dis, il le fait, et qu'il est pas à galoper comme un poulain dans tous les coins. En discutant, je me rends compte qu'on a plein de points communs.

Il a bien fait l'éduc de me mettre avec Lucien; les jeunes, déjà, dès le début, ils me cherchaient « alors papi, tu nous le sors ton extrait de jugement? ». Ça c'est Hassan, il connaît la musique, il a été incarcéré plusieurs fois, il doit me renifler. Il sait que les mecs qu'on sent pas, c'est le premier truc qu'on leur demande, fais vois ton extrait de jugement. Là, t'es mal. Parce qu'il faut pas déconner, un mec qui en prend pour autant, ou c'est Mesrine, ou c'est un pointeur assassin. Va leur expliquer qu'on peut perdre la tête et tuer un gosse par affolement. De toutes façons, le truc du pantalon baissé, moi, je me souviens pas. Les psys, ils disaient « légère déficience », en attendant, responsable à 100%. Aucune circonstance atténuante.
De toutes façons, un maton qui t'a dans le nez, il va bavasser. Et là, t'es mal. Putain, à Bourges, la foi où ils m'ont coincé dans les douches ...je suis sûr que le maton a laissé faire, cet enculé. Ils me disaient « on te le fait parce que tu nous donnes envie de dégueuler » pourquoi ils me le faisaient alors? Le seul qui était un peu logique c'est celui qui voulait pas me toucher et qui s'est servi de la barre de douche. Mais les autres, moi je dis que c'est pas logique...
Le Hassan, je suis sûr qu'il a compris, rien qu'à sa manière de me faire les questions. L'éduc, je sens que c'est pas le grand amour, mais il veut pas non plus que je me fasse massacrer. Je suis sûr qu'il a parlé à Hassan, parce que maintenant il me fait plus chier avec l'extrait de jugement. Il m'a mis avec Lucien pour me protéger, j'ai l'impression.
Ma foi, pour moi, ça va: un petit boulot peinard, logé, nourri, qu'est-ce que tu veux de plus?

Jean-Jacques Bénard, directeur du centre, Luc Poumarède

— Luc, comment ça se passe avec Paturel?
— Comment tu veux que ça se passe? Bien, pardi: il est en probation, le pépère, tu crois qu'il peut se payer le luxe de faire le mariolle?
— Ah, ouais...
— Ben évidemment, qu'est-ce que tu crois? Même un braqueur de la pire espèce, en conditionnelle, il la met en veilleuse. Vous êtes naïfs quand mêmes, dans les bureaux...faudrait parler un peu avec les mecs, de temps en temps...
— Mais je le fais, dis-donc: c'est moi qui ai fait l'entretien d'admission de Paturel, non?
— Et tu pensais qu'il allait te dire quoi? Qu'il est obsédé rien qu'à l'idée qu'il y a des jardins publics bourrés de gosses? Que rien n'a changé dans sa tronche depuis 34 ans, sauf qu'il est devenu beaucoup plus dissimulateur, vu le nombre de psys et d'éducs qu'il a vus?
— T'es pas optimiste...
— Si la prison servait à quelque chose, Jean-Jacques, on s'en serait aperçu depuis longtemps; le seul intérêt que ça présente, c'est de sortir du circuit pour un temps des gonzes dont on ne sait pas très bien quoi faire. Dans le cas des pointeurs pervers comme lui, mes couilles, passe-moi l'expression. Le seul truc efficace, c'est la camisole chimique. Ou la castration. Dans ce cas, je ne vois pas l'intérêt de l'incarcération. Le conditionnement, genre Orange Mécanique, ça marche pas non plus...
— Écoute, nous, on nous l'a envoyé, tu sais qu'on a un financement SPIP...
— Ah mais bien sûr, tu aurais dû me le dire depuis le début; remarque, je le savais...
— Bon, il en arrive un autre; pas le même tonneau. Braqueur multirécidiviste. Il sort de 10 ans.
— Pour?
— Tentative d'assassinat
— Pour ce prix, il aurait pu la réussir au moins...
— J'espère qu'on n'est pas sur écoute, tu trouves que c'est éducatif les trucs que tu sors?
— Écoute, s'il y en a qui ont des objections à formuler, ils n'ont qu'à postuler pour ma place...
— Alors vite fait: Jean Tarbet. Multi-récidiviste, surtout braqueur. Décrit comme ultra-violent et caractériel...
— Tu me gâtes...je sais où tu veux en venir, tu as en tête de concurrencer Lourdes: les pires canailles passent à Nérac et ressortent avec l'auréole...
— Bon, il est en probation...
— Évidemment, comme toujours; au moins, il se tiendra à peu près peinard...
— On va le dire comme ça.

Qu'est-ce que je fous dans ce bureau? J'ai un sentiment d'irréalité...les mots m'arrivent dans un brouillard...qu'est-ce qu'il me bave l'autre, là, l'éduc, avec ses conneries? Putain, les doses que je m'enquille pour dormir, ça me fait un effet bizarre, j'entends des voix, où je suis pas sûr que c'est vraiment le mec en face qui m'a parlé. Quand je force vraiment, j'ai des hallus, je vois les tronches se déformer. C'est zarbi aussi la manière dont ça agit sur le feeling: ce con d'éduc l'autre jour, en lui racontant comment j'avais agressé ma choupinette la dernière fois, je chialais comme une taffiole, sans pouvoir me retenir. Putain, moi, Jeannot, le mec connu pour en avoir, toujours prêt à monter sur des coups difficiles, respecté dans toutes les taules du pays à cause de sa réputation, et connu pour être comme le pitbull: pas très gros, mais qui ne lâche prise que quand l'autre est mort. Ce con qui revisitais la relation que j'avais eue avec choupinette, et j'étais tellement dedans, avec la défonce, que je sanglotais comme une gonzesse. Fils de pute, il me fait penser à l'autre enfoiré, là, le Benchedid, à Uzerche, qui attendait, impassible. Au bout d'une demi-heure, j'avais rien décroché, au revoir monsieur Tarbet, à la semaine prochaine prochaine. Pas une question. Au bout de trois semaines, j'étais tellement mal à l'aise que j'ai commencé à raconter des trucs, n'importe quoi. En plus l'enfoiré, il continuait à ne rien dire. Au fur et à mesure, des fois, tout d'un coup, il me disait: « et ce que vous me dites là, vous ne voyez pas un lien avec ce que vous m'avez dit tel jour, que votre père vous avait commenté? Réfléchissez-y, au revoir ».
Incroyable; il y a des fois, tu as envie de les choper et de leur exploser la tronche sur le bureau, tellement les trucs qu'ils te sortent, avec leur air de rien, ils te frappent au plexus. Çui-la, là , le Luc, je voulais voir un peu ses réactions; je lui ai raconté le premier mec que j'ai zigouillé, même pas mal. Il faisait pas de commentaires, ni c'est bien ni c'est pas bien. Putain, le mec, il avait violé ma copine, bordel, empaffé de yougo, qu'est-ce qui croyait, ce gardien de chèvre de mes couilles, que j'allais porter plainte dans son bled foireux, que avant de trouver un gonze qui parle français t'as passé six mois? De toutes façons, moi, je suis un justicier: la justice, j'en veux pas et j'y crois pas. Quand j'ai un souci, je le règle tout seul. Ou avec des potes en qui j'ai confiance. Y en a pas bésef.
Je sais pas trop quoi penser de celui-là: il me fait pas la morale, je lui ai raconté le mac que j'avais liquidé, il m'a juste dit: « quel besoin de vous salir les mains? ». Si on gratte bien bien, il a pas tort, ça devait être que je lui en voulais à ce mec, et que ça m'a bien arrangé d'avoir un prétexte. En fait c'est ça, je me souviens bien, en fait, la fille, j'en avais rien à braire, c'est juste que j'ai pu faire le zorro et le buter. Déjà à l'époque François y m'avait dit aux Baumettes, quand je m'étais fait serrer sur le braquage, « fais gaffe Jeannot, quand tu prends goût à exécuter et à faire justice, tu t'arrêtes plus ». Il avait raison, normal, tu m'étonnes, le mec il a toujours vécu un pétard à la main.

Le nouveau là, il me plaît pas du tout. A peine il m'a vu, il est venu direct. Et tu sors d'où? Et t'étais dans quelle thurne? Je répondais pas, je prenais l'air ahuri, il m'attrpa par le colbak en me secouant et en commençant à gueuler dans l'atelier: « avec la gueule de taulard que t'as, me prends pas pour un con! Ta tronche de papier-mâché et ton teint d'endive, me raconte pas , c'est pénitentiaire; alors accouche, sinon je t'en colle deux » L'éduc est arrivé, il lui a dit: « je crois que nous commençons sur un feu d'artifice, puis-je vous parler un instant? ». Il m'a lâché , il l'a emmené dans le bureau.

— Jean, j'ai l'impression que vous ne mesurez pas les enjeux
— C'est à dire?
— Vous êtes en probation; si ça ne se passe pas bien à l'hébergement et ici, vous retournez à la zonzon jusqu'à la fin de votre peine. Vous comprenez bien que vous ne pouvez pas faire le genre de numéro dont je viens d'être témoin: pas question de cautionner ce genre de fantaisie.
— Qu'est-ce qui vous a pris?
— C'est un mouton, il le porte sur la gueule, vous avez pas vu son air en dessous? C'est une pointeur ce mec, allez, dites moi la vérité, il le porte sur sa sale tronche de blatte...
— Je n'ai pas à vous révéler le passé des gars de l'atelier: vous trouveriez normal que j'établisse votre pedigree à destination des autres?
—Vaudrait mieux pas...
—Comme vous l'aurez remarqué, cela ne me vient pas à l'esprit. Si vous voulez savoir son motif d'incarcération, demandez-le lui. Moi mon boulot, c'est de faire fonctionner le truc et qu'il soit une aide et un appui pour les gars...

Réunion éducative hebdo. Locaux du centre d'hébergement. Les éducs du centre, Luc Poumarède

— Qu'est-ce qui s'est passé avec Tarbet l'autre jour?
— Très simple: il est à cran parce que le toubib lui a baissé les médocs. Il dégoupille de temps en temps. Soit il est sous camisole, zombi complet, soit il reprend du poil de la bête, et là, il joue son rôle. Vous savez qu'il se définit comme justicier (il chante) Un cavalier, qui surgit hors de la zonzon/ Et court vers les cauz'nulles à foison/Son nom, il le signe d'un crochet sur le nez/Ou d'un pruneau signé Tarbet...
— Tu leur fais des plans comme ça, à l'atelier?
— Bien plus, marquise: je les fais voyager. Bénin, mondes hispanophones, confins du céleste Empire, Maghreb, ils ont droit à toute la panoplie, suivant le cas à traiter et l'urgence de la chose.
— C'est pas très éducatif...
— Je suis charmé que tu détiennes le savoir en ce qui est éducatif où pas, Hughette: au temps de Charcot, ce saint homme a eu le Conseil de l'Ordre sur le dos parce qu'il trouvait inapproprié d'enfermer les débiles, les fous et les indigents ensemble. C'était censé être sinon éducatif, du moins raisonnable. Dans mon cas, soyons réalistes: il faut faire voisiner dans un espace passablement restreint des individus, et parfois des pathologies très hétéroclites: vous savez très bien qu'à vos ouailles du centre se rajoutent le fruit de mes connections, les petits lapins que m'envoie Louisa des conduites addictives. Si vous avez tant de candidats que ça pour mon atelier, envoyez, les mecs -pardon, poupée- mais jusqu'à preuve du contraire...
— Je suis pas ta poupée, eh, Luc..
— Évidemment puisque t'es trop vieille; mais je t'aime quand même, va, Domi...
— Comment ça se passe avec Paturel?
— Il n'est pas con: je l'ai mis avec Delbosc...
— Qui c'est Delbosc?
— Un mec que m'a envoyé le centre d'alcoologie, un peu pour que l'atelier ait une fonction thérapeutique pour lui; en attendant, ça fonctionne bien avec Paturel: Delbosc est un sanglier, un vieux solitaire; avec le petit bonhomme Paturel, ça fonctionne. Ils se sont mis direct dans des rôles, Delbosc fait le contremaître, l'autre le sous-fifre. Comme il n'est pas con, le Paturel, il arrive très bien à faire avec dans ce scénario, en fait il balade le « contremaître »: « Et, excuse, hein, c'est toi qui sais, c'est juste une connerie, excuse, hein, mais c'est pas mieux de peindre avant? » « Et pourquoi? » Parce que si on peint après, on risque de tâcher à côté... » « Ah ouais, bon, ben on peint avant... » « Écoute, hein , tu dis, hein, c'est toi qui commande... »« On peint avant; un point c'est tout »
— Moi j'ai toujours pas compris comment tu fais pour avoir autant de bonshommes en même temps
— C'est justement que je jongle pour ne jamais en avoir plus de 3 ou 4 à la fois: vous savez bien qu'avec les quotas, on n'a pas beaucoup de marge sur les pertes...
— Tu leur sors des conneries comme ça à tes stagiaires?
— Évidemment, et autrement plus raides; je passe mon temps à faire du théâtre avec eux, et à essayer de les embarquer dedans; quand j'arrive à les faire partir dans une impro, notamment quand je sens monter un plan qui pourrait très bien finir d'un coup de cutter dans le bas-ventre, j'essaye de les amener à jouer le conflit, et si possible de manière drôle et imaginative. Ça ne marche pas forcément, mais souvent ça met la distance qui fait retomber l'agressivité, ou plutôt, pour parler éduc, vous voyez que je vous aime quand même, la transcende...
— Et la gonzesse que t'as dans le lot?
— Cadeau de Louisa: elle sait que je m'ennuie des fois, elle me l'a envoyée pour le plaisir de l'œil et le reste...
— Le reste? T'es barge ou quoi? Tu la fais passer sous le bureau?
— Et après, c'est moi, l'éduc technique -je vous rappelle que j'ai un métier, moi, les mecs, à bon entendeur salut-, qui sort des plans pas éducatifs? Le reste, c'est qu'elle bosse super bien, et que pour les finitions elle est géniale
— Et les mecs, ils sont comment avec elle?
— Nickel; extasiés pour certains -vous verriez Delbosc, il en accepterait presque de perdre son pucelage, qu'il a réussi à garder jusque là, à plus de 40 ans...
— Comment tu le sais?
— Je le sens, c'est tout; de toutes façons, Célinette...
— Pourquoi tu l'appelles Célinette? C'est pas pro, ça...
— Parce que c'est ma chouchou, tiens
— De mieux en mieux...t'as vraiment le diplôme d'éduc?
— Tu veux dire seulement d'éduc? Oui babou, en plus de ma licence d'histoire de l'art, et mon brevet de maître-ébéniste, plus les quelques bricoles glanées de ci de là. Bon, je déconne: elle est belle et intelligente, elle a plus de couilles que tous mes machos de l'atelier ensemble, j'ai un petit faible pour elle. En tout bien tout honneur. De toutes façons elle est trop maigre...
— Rideau. Si je constatais pas que les mecs sont super contents d'aller dans ton antre, je dirais que tu es l'anti-éduc complet...
— T'as raison gamin, comme Deligny; pas celui de la piscine, je précise...
— Gamin, bon, on sort de l'école, OK, mais on a fait des trucs...
— C'est pas un reproche Loulou, tu sais que j'apprécie votre boulot. Mais vous comprenez bien que les préceptes des écoles d'éduc, sur un papi comme moi qui a fait sa formation à 40 balais, après avoir bossé 20 ans dans plein de trucs différents, ça me fait un peu poiler. Et que le Deligny, vous feriez bien de le lire un peu, notamment Graine de crapule...
— Tu les panaches alors tes gars?
— Bien sûr, mais il y a toujours la part d'impondérable: c'est comme la vie, ça se planifie pas si aisément; et tant mieux...
— De toutes façons, il peuvent pas dépasser les 20 heures hebdo, donc, c'est pas trop difficile de jouer avec, j'imagine...
— On se démerde; il suffit de hiérarchiser: ceux qui ont besoin de soutien, savoirs de base ou français langue étrangère pour les demandeurs d'asile...
— Ah ouais, c'est que tu prends aussi les demandeurs...
— Quand je peux...je disais on fait le planning avec les priorités, et après on voit à faire au mieux. Mais ils savent de toutes façons qu'ils vont devoir s'accommoder, c'est la règle du jeu; et ma foi, l'atelier, c'est très socialisant: les gros bras sont souvent en difficulté devant un problème technique, et souvent, c'est un mec pour lequel il n'avaient pas beaucoup de considération qui les tire d'affaire: ça modifie leur regard
— Logique....
— Bon, c'est pas tout, je retourne à l'atelier voir s'il n'y a pas de cadavres à évacuer...
— Tu les laisses seuls?
— Ben oui...quand je pars chier, aussi: j'en emmène pas un comme gentilhomme de garde-robe; s'ils ne sont pas foutus de voisiner sans moi pendant 1 heure, mieux vaut leur arrêter l'atelier alors...
— Salut Luc
— Salut les filles -pardon, salut vous tous et les filles...

Atelier. Quasi cours particulier, seuls Hassan et Abdel sont présents

— Bon alors, où vous en êtes, msiou Abdel?
— Yen a le problim, chef
— Kaski c'est 'al proublim? Li bois 'al a rakourci?
— Ci ça patroun: li bois il a rakourci
— Et bien sûr, msiou Abdel il n'est pour rien dans l'étrange phénomène du raccourcissement du bois...
— Pourtant j'ai bien mesuré, chef...
— La preuve, garçon; bon, là, on va avoir du mal, avec votre joker habituel, le coup du crépi: manque de bol, dans le bois, on crépit rien di to. Macache.
— Ci la mizer, Abdel: msiou Louk il t'avait dit fi bien entension: ti fi tri gaff à kestu fi. Et msiou Abdel, trankil, ji mizor pas , ji chante, la vi li belle...
— Arrête di ti fotr di ma gole, Hassan...
— Bon, on fait quoi Abdel? On va regarder d'un peu plus près; les assemblages, mouais, on dira que c'est du travail artisanal; c'est pas cool pour les artisans, mais bon: vous avez remarqué que vos assemblages ne coïncident pas avec vos tracés: qu'est-ce qui s'est passé?
— Ci msiou Abdel il a la merde dans li zio...
— Hassan, je pense qu'Abdel apprécie infiniment le sureté de jugement dont vous faites preuve, mais peut-être que vous pourriez lui suggérer un collyre, qui au moins éclaircirait ses brumes, au lieu de constater...
— Ben chef, j'suis pas habitué à mesurer précis précis comme vous dites: moi, un millimètre, même pas je le vois...
— Tu commences à compter à partir du mètre...
— Abdel, c'est assez normal: vous passez d'un ordre de grandeur à un autre. Si monsieur Hassan qui se gausse...
— C'est quoi qui se gausse? Qu'il fait comme les gosses?
— Ça pourrait s'entendre comme ça Abdel; ça veut dire qui se poile, qui se fout de votre gueule, msieur Hassan donc il se mettait à faire de l'horlogerie, il serait aussi en difficulté que vous: il arrive à travailler au millimètre, mais pas au centième. Ni au dixième, d'ailleurs: en ébénisterie, notre mesure, c'est plutôt le dixième: un dixième de mil', le placage désafleure, il faudra racler. Et pas comme un boeuf, sinon on nik to.
— Ouhlà, c'est pas pour moi...
— Si vous avez déjà décidé que vous alliez être en échec, Abdel, je vais avoir un peu de mal...dites moi, il y a 3 mois, quand vous avez intégré l'atelier, tout tremblant...
— Ah ça c'est vrai, j'ai failli foutre le camp; heureusement que j'ai vu Ludovic, sinon je décampais...
— Vous auriez imaginé il y a trois mois que vous réaliseriez d'abord un lit, puis une table de chevet, puis à présent la commode sur laquelle vous bossez?
— Jamais de la vie; d'ailleurs personne le croit dans ma famille: mes frères ils disent que je les ai achetés à Conforama...
— Pure jalousie...En plus, je trouve que ça a du sens, ce cadre qu'on s'est donné dans lequel vous réalisez des meubles pour la chambre de votre bambino, dont il peut dire: c'est mon papa qui me les a faits...
— C'est surtout que maintenant l'assistante elle pourra plus dire que j'ai rien pour le recevoir: il manque que la commode dans la chambre...
— Moi je vois que msiou Abdel il fabrik to trankil li jouli mobl por sa gol, i moi rien di to...
— Oh, le petit chou! Il a bobo, Hassan? Il lui faut gros câlin? Allez, papa Luc il va faire gros poutou...Sans dec, Hassan, c'est bien que vous commenciez à vous réveiller: je craignais que ce ne fût un sommeil catatonique
— Ah ah ah, catatonique ta soeur, il est trop le chef...
— J'ai pas dit ça, msiou Abdel; catatonique ki ti veu, ça veut dire: qui ressemble à la mort, qui bouge pas. Écrivez sur votre petit carnet...
— C'est ça, comme ça quand je dis capatonique à ma mère, elle me demande c'est quoi cet alcool, ti a pas rikomencé à boire mon fils?
— Alors Hassan, il vous vient des envies menuisières? Vous avez un projet?
— Ben...pour ma fille...c'est un peu le même truc qu'Abdel...l'assistante elle a dit: quand vous aurez un endroit normal où recevoir votre fille, on verra...
— Vous en avez envie, de la recevoir?
— Évidemment...
— Je ne vois rien d'évident là-dedans: il y a des tas de géniteurs qui se foutent éperdument de leur progéniture...
— Non non, ma fille, c'est une perle, elle est belle, vous la verriez...et intelligente...
— Pareil comme son père...
— Eh oui msiou Abdel, pareil comme son père

J'aime pas trop qu'on en parle de Yasmina, surtout devant Abdel; en même temps c'est bien, ça me fait penser à elle; j'aime pas la manière dont elle est venue au monde suite à cette embrouille que ma mère m'avait montée avec cette Zohra qu'elle m'a collée dans les pattes; sûr qu'elle avait calculé qu'elle s'occuperait elle de la petite, que Zohra elle était trop jeune et en plus ça l'intéressait pas trop. Moi elle savait que j'étais trop perché à l'époque j'étais raide du matin au soir. Putain quand je pense que le cambriolage pour lequel je vais être jugé je me souviens de rien, que c'est par l'ADN du sang que j'ai perdu sur la vitre cassée qu'il m'ont trouvé..à l'époque je faisais vraiment n'importe quoi.
Maintenant c'est différent, l'atelier, j'ai une piaule, la défonce un petit extra de temps en temps, genre un fixe pour Noël ou pour mon anniversaire, rien quoi...juste l'alcool, boh l'alcool même pas mal, l'alcool, moi, c'est pas compliqué, je bois je bois, je bois, je dors.
Rien à voir avec Drazen, là, celui qui était sur l'atelier avant, qui commence à chercher la merde dès qu'il a un coup dans l'aile, et après qui pleure sur sa famille, et sa mère, et son père...alouette, la vie d'ma mère, qu'est-ce qu'il nous casse les couilles? Qu'il y retourne dans sa putain de Bosnie pourrie, au lieu de larmoyer à longueur de temps. En plus ce connard il passe son temps à tout perdre et à se faire dépouiller quand il a un coup dans l'aile c'est l'ami du monde entier et tournée et retournée quel con il a pas encore vu que quand il a plus de thunes personne lui paye à boire. Non, la tâche, l'autre jour il laisse ses dents sur le banc...ses dents...son dentier...il est con ou quoi? Quand il revient, plus de dents, tu m'étonnes...l'autre jour le portable, ça doit faire le troisième ou le quatrième...et les papiers...et le permis...
Moi la tronche ça va l'air de rien par rapport à Abdel. Bon qu'est-ce que tu veux comparer Abdel le plus qu'il est allé c'est manœuvre, moi j'ai le bac en plus du CAP. Luc il me croit pas trop que j'ai le CAP, bon c'est vrai que je sais pas construire, mais chez Balut tout ce qu'ils me faisaient faire c'était couper couper couper à la scie à format toute la journée, tu parles que t'apprends le métier comme ça. Quand je disais au chef « eh chef, vous pourriez pas me mettre sur un autre poste? » il me répondait « ah ouais, le poste ANPE, c'est ça ? » en se bidonnant comme un gros con qu'il est. Total, les seuls trucs que j'ai appris c'est au CFA ça fait pas lourd, c'est sûr, je suis d'accord avec le chef, un mec soi-disant formé qui sait même pas régler la toupie comme l'autre jour que j'étais comme un demeuré, avec l'outil monté à l'envers. Pour ça avec moi il est cool Luc je sais pas pourquoi, avec Abdel il en rajoute, avec moi on dirait qu'il se démerde pour que ça reste discret.
C'est vrai qu'Abdel ça le fait poiler quand il fait des conneries, tranquille même pas mal. Moi ça me rend malade, le chef il me dit toujours l'avantage avec les maniaques obsessionnels comme vous c'est que les cotes sont respectées. Ah c'est clair que quand je coupe, je suis sûr, j'ai revérifié plutôt dix fois qu'une, et malgré tout j'ai toujours la boule au creux du plexus. Le chef il me dit Hassan, faut un peu lâcher, pépère, exigeant, tri jouli, tri bien, mais faut pas déconner non plus: quand vous avez revérifié, il faut vous décider. Et avec notre outillage actuel, et le dirlo qui trouve que l'affutâge y en a coûter cher, on ne peut pas être au top en finition, ben mon pote, faut l'admettre, c'est comme ça. Moi aussi je préfèrerais la perfection, mais comme elle n'est pas atteignable avec nos moyens, faisons au mieux avec ce que nous avons: la vie ci di kompromi, msiou Hassan.

Moi je sais pas mais ici je me sens tranquille dans cet atelier. Putain au début, la trouille. Tous ces mecs que j'avais jamais vu, en plus les autres là de l'hébergement, que quand tu sais que c'est des mecs qui sortent de prison, moi je connais personne comme ça bon je dis des conneries là bien sûr j'en connais mais c'est des potes de ma cité, des mecs qui vendent du shit et de la poudre, rien quoi, je les connais pareil comme mes frères, rien à voir avec les autres là.
Hassan il passe son temps à se foutre de moi mais moi je vois bien qu'il fait le malin et qu'il a une putain de trouille de se planter; moi, tranquille, si je me plante, de toutes façons Luc il va ma trouver une combine pour s'en sortir, il va me laisser mariner un moment, de toutes façons je me creuse la tête je vois rien, c'est pas la peine, c'est comme l'autre fois que j'ai cassé 5 paires de segments en essayant de les remonter à force j'avais pas compris qu'il y avait un sens.
Putain Luc comme il s'est foutu de moi quand je lui ai dit que j'essayais de les remonter à la massette, il me disait qu'il fallait les acheter par cartons; n'empêche depuis que je suis là j'en reviens pas de tout les trucs que j'ai faits, en plus je me sens à l'aise avec les autres, personne me fait chier, ça me va nickel. Le souci c'est que ça va finir un jour, j'essaye de pas y penser, parce que retourner dans mon HLM à pas sortir parce que j'angoisse trop ça me fait chier d'avance putain j'aimerais bien rester sur cet atelier qu'est-ce que tu veux de plus, l'allocation handicapé d'un côté, le pécule qu'ils nous donnent ici, c'est royal.

Atelier. Après-midi.

De toutes façons moi j'en ai rien à branler. Moi j'ai appris à survivre n'importe où, dans n'importe quelles conditions. Je suis pas grand, OK, en attendant, quand je cogne ça fait mal. Encore mieux que cogner, le pétard. C'est pas compliqué, moi, je supporte plus rien. Retourner an cabane, mon cul. Plus maintenant. J'ai besoin de fraîche, je vais faire un petit coup de dope sur de l'ectasy ou des conneries comme ça, ça me fera un peu de liquide. J'ai récup' le Beretta chez Popaul, l'autre pédé à qui j'avais confié le Magnum il sait plus ce qui c'est passé, tu comprends ça fait tellement longtemps, et je tortille du cul, et enfin, tu te rends pas compte...pour se rendre compte, il va se rendre compte cette enflure, de qui c'est Jeannot; effraction pour entrer chez lui, quand il se pointe, clé au bras, Beretta sur la tempe, « il est où le Magnum, taffiole » s'il l'a pas, ni une ni deux, un pruneau dans le pied. Ça fait pas mal un pruneau dans le pied, j'en ai déjà pris deux; ça fait un trou, c'est tout; sauf si ça chope un os, l'os c'est moins drôle
— Monsieur Tarbet? Vous m'avez l'air perdu dans vos pensées, ça fait deux fois que je vous parle...
— 'Scusez, j'ai la tête ailleurs (tu parles que je l'ai, ce putain de Magnum tu peux pas savoir comme ça me fait chier)
— Il faudrait s'occuper de cette table basse dont on a parlé; on va commencer à définir les proportions...
— OK (c'est pas que ça m'intéresse pas son bintz, moi j'aime le bois et tous ces trucs; mais là, j'ai pas la tête à ça)
— Ecoutez, comme vous avez déjà travaillé dans ce domaine, vous m'avez dit que vous aviez bossé comme menuisier, non?
— Ouais ouais, mais c'est loin...
— J'imagine; mais il en reste toujours quelque chose, ou alors c'est inquiétant; donc je vais vous laisser tracer les bois par rapport aux cotes que nous avons définies, plateau de 110 x 50, hauteur 45. Si vous voulez sortir un peu du schéma rigide, pas de souci. Ce qui m'intéresse, c'est la netteté des traçages de construction...
— OK, ça roule (oh putain, c'est que je me souviens plus de grand chose, voyons voir, faut établir les bois, merde, comment on faisait déjà?)
— Profitez pour venir regarder les autres et vous remettre en mémoire les signes d'établissement; mais avant, il va peut-être falloir débiter, et avant de débiter, tracer.
— C'est clair (il faut que j'essaye de me concentrer; tant qu'à être là, je préfère y être; il faut que j'arrive à me concentrer sur ce que je fais, pas sur un braquage à la con)
— C'est rouillé, Jean, c'est normal: c'est comme pour moi la dernière fois que je suis rentré dans un 38: ça fait un bail..
— Si je me souviens, on repart du plan et on fait la feuille de débit...
— Zyva, bien sûr que c'est ça..
— Tu veux le faire à ma place, Abdel? Tu le dis, hein...
— Abdel, Jean essaie de retrouver des techniques qui sont en sommeil depuis très longtemps; vous, depuis trois mois, vous êtes en stage intensif. Heureusement que vous vous souvenez des trucs qu'on vient à peine de voir...
— Bon, OK, je cherche à optimiser les tracés...
— Vous avez entendu les mecs? Vous vous souvenez, msiou Abdel, de la fois où vous avez tracé la traverse, et que dans la planche de 32, de la manière que vous l'aviez fait, au lieu d'en tirer trois, comme il fallait, on n'en sortait qu'une?
— Moi je suis pas ma'alêm
— Kaskici ma'alêm?
— (ensemble, Hassan et Abdel) C'est le chef, chef.
— Celui qui sait?
— C'est ça, msiou Luk: celui-là qui dit où on doit monter les murs
— OK, le chef de chantier...
— C'est ça, c'est ça
— Bon là, je pense que ça le fait pas trop mal ...(putain je sais pas comment il fait avec son bordel d'atelier, mais j'aurais jamais imaginé d'arriver à supporter des numéros comme ça sans leur mettre deux pains dans la tronche; or je les trouve sympas, ils sont pas vicieux, ça fait club de scouts. Ça me change de Beauvais, bordel)
— Ben yaka pour la suite...

Sans dec, après la taule où t'es tout le temps sur le qui-vive, parce que rien n'est jamais gagné, ça change, ce genre d'endroit. Un peu con-con, OK. Remarque je dis con-con, le mec, il a pas trop le choix, si tu regardes: des pensions d'handicapés, et d'autres qui devraient l'avoir, mais qui l'ont même pas demandée: c'est clair que c'est plus la cour des miracles que l'institut Pasteur. Et encore, ils sortent moins cons qu'ils sont entrés, même si ils bosseront surement jamais; ma foi, le temps de me remettre dans le bain, de récupérer mon artillerie, ça va le faire...
Bon, mon Magnum, mon Magnum, ou je le bute, l'autre crevure. Et après, je monte sur un braquage. Ya déjà Gégène qui m'a fait signe, dès qu'il y a un coup, il m'appelle. Qu'est-ce qu'ils croient les éducs, dans leur petites pantoufles, qu'on va aller marner à nos âges pour 900 euros par mois, que ça nous paye même pas le restau quand on sort un peu un soir? Ils comprennent pas qu'on court en avant, et que même une fois qu'on est là-dedans, le seul moyen d'en sortir, à la limite, ça serait de changer de vie, de pays, de potes, de femmes, de cerveau, de cœur, de tripes...quand on a pris goût à la vie de gangster, du fric qui coule, où t'en as rien à branler de claquer, demain tu pars sur un coup, et si ça tourne mal, eh bien, ça tourne mal.
On a pris une option pas de retour en arrière; ya même un moment où on dit, vers mon âge, pas de retour en zonzon. Bon yen a, en zonzon, ils se trouvent très bien, remarque: ils ont leur petite cour, comme ils sont pétés de thunes, les matons leurs font des courbettes et ils ont tout ce qu'ils veulent. En zonzon, en y mettant le prix, je suis sûr que tu peux te faire sucer par qui tu veux, du dedans où du dehors. Tu veux du champ', si tu peux aligner, tu l'as; tu veux un portable, n'importe quelle dope, tu alignes, tu as. Donc yen a qui se la font belle la zonzon. Moi c'est pas mon truc, moi il me faut l'air pur et pas de barreaux, sinon je déprime. Donc je sais qu'à un moment ou l'autre, je peux me trouver dans une pétarade: ma foi, c'est les risques du métier. J'ai choisi ça, point barre.

Réunion d'équipe éducative; infirmier et psy détachés de l'hôpital sur un mi-temps et affectés sur l'hébergement sont présents. Plus les éducs. Et le directeur.

— Bon alors ça se passe comment avec les taulards? (regard circulaire du directeur). Paul, t'as quoi à en dire?
— Ben je les ai vus tous les deux à leur arrivée, comme prévu dans le protocole avec le SPIP. Ma foi, qu'est-ce que tu veux que je te dise, ils m'ont chanté de jolies chansons, Paturel qu'il était bien content parce qu'il pourrait retourner à la pêche, Tarbet qu'il avait envie de démarrer plein de choses. Je ne suis pas partisan de les contraindre à me rencontrer, et j'ai regardé la convention, il est parlé de suivi mais sans l'enfermer dans une injonction. Vous connaissez ma position...s'ils ne souhaitent pas me rencontrer, je ne vois pas l'intérêt de les y contraindre.
— Toi Ludo, ils te parlent?
— Sans plus, comme ci comme ça; ils doivent en avoir un peu marre de l'accompagnement psy, vous savez, alors un infirmier, en plus ils savent que je bosse en psychiatrie, il faut pas trop s'étonner...en plus ils viennent d'arriver, les contacts, ça se construit...
— Sur le collectif, comment ça se passe?
— Bien, rien à dire; Tarbet est un peu distant, il passe beaucoup de temps dans sa piaule, Paturel est très liant, il passe beaucoup de temps avec les autres..
— Toi Luc, qu'est-ce que ça dit chez toi?
— Ma foi, ils ne se plaignent pas jusque là; mais qu'est-ce que tu veux qu'ils disent? Ouais, c'est pas cool cet atelier à la con, on aimait mieux la zonzon? Donc je suis toujours circonspect sur ce genre de questions: même si Tarbet a en tête de braquer le Crédit Mutuel, tu crois vraiment qu'il va m'en parler? Et si Paturel fantasme sur les gamins qu'il croise quand il va au tabac, tu penses qu'il va venir me demander conseil sur la manière de les aborder?
— Ouais, c'est sûr...mais tu crois vraiment que ça pourrait être comme tu dis?
— Moi, je ne crois rien du tout; mais les niaiseries éduco-psychologisantes me font bien marrer: si l'on pouvait persuader un vieux singe comme Tarbet qu'il vaut mieux gagner le SMIC dehors que des fortunes à claquer avant de se retrouver sous les barreaux, quasi-indigent en plus, parce que monsieur n'anticipe rien, et est persuadé qu'on ne le choppera pas, on aurait des sacrés moyens d'action. Mais l'évidence montre que ces mecs, et d'une, ont besoin de vivre comme ça pour se sentir exister, et de deux ont de gros besoins de fric à claquer pour la parade et l'esbroufe, et aucune compétence pour en gagner de manière légale. CQFD. Quand à Paturel, il n'est quand même pas assez con pour nous dire: putain, quand je vois le cul du petit comment il s'appelle déjà, le gamin angolais, là, sur le collectif, ah oui Ismael, j'ai qu'une envie c'est de le chopper dans un coin...D'ailleurs, ya un truc qui me chiffonne, d'habitude, quand ils libèrent un mec en probation, il a des obligations et des interdictions; dans le cas de Paturel, je ne comprends pas qu'on l'envoie dans un hébergement où il y a des gosses de 8 ans. Vous êtes sûrs que le SPIP et le JAP sont au courant?
— Putain, tu vois le mal partout...
— Huguette, je vois peut-être le mal partout, mais je trouve que c'est dommage de pleurer après coup
— Qu'est-ce que tu veux qu'il se passe ici? On est toujours là...
— Écoute, personnellement, je m'en fous; si vous êtes sûrs de votre coup, roulez, les petits; cela dit, à mon avis, un pervers pédophile, ça ne change jamais; ça devient plus malin et calculateur, c'est tout. Moi, vous savez, à l'atelier, il file doux...
—Il nous a dit qu'avec toi il valait mieux pas s'amuser à faire le mariolle
— Écoutez, soyons clairs: j'ai ce type dans l'atelier par contrainte et non par choix; je ne crois pas à la rédemption à travers le passage en détention, bien au contraire; je suis persuadé que les tensions accumulées, plus les frustrations ne peuvent que générer un individu encore bien plus dissimulateur et retors qu'il ne l'était auparavant. Il sent donc très bien qu'à la première incartade, ça va chier pour lui, et il se tient ultra-peinard
— Tu vas quand même pas en faire un bouc émissaire
— Écoute pitchounette, tu es bien mignonnette, mais si je voulais plus que lui pourrir la vie, lui faire regretter le jour de sa naissance, je n'aurais qu'à faire quelques allusions à certains de mes gars, et je vous garantis que la question serait réglée par l'absurde: on le retrouverait au fond du canal, lesté, avec une bouteille de coca dans le rectum
— Pourquoi la bouteille?
— Parce que les mecs voudraient sûrement, avant de le liquider, lui faire goûter les délices de la sodomie subie: cela fait partie de l'humour que je leur imagine très bien...
— C'est honteux ce que tu dis...drôle d'éduc...
— Je vous dis juste qu'il rase les murs chez moi parce qu'il sent très bien qu'il n'y a pas de copain copain qui tienne. Libre à vous de vous branler avec vos stratégies éducatives, vos projets péda: ça devrait lui plaire, ça au pépère, du moment qu'on change une lettre; de projet péda à projet pédo...
— C'est dégueulasse...il a payé, merde
— Qu'est-ce qu'il a payé? Et aux yeux de qui? La société l'a mis à l'écart, point; ce n'est pas lui que j'accable, mettons nous bien d'accord, mais la totale absence de réponses pertinentes que nous pouvons amener: il sort délivré de ses fantasmes, d'après vous? Libre et à l'aise au milieu de mômes? Si vous croyez ça, vous allez pleurer amèrement, croyez-moi...
— En somme, tu voudrais qu'il ne soit pas sorti...
— La question n'est pas là: je suis convaincu que ce type est encore plus dangereux maintenant qu'au moment de son acte, parce qu'il s'y ajoute des années de souffrance...
— Moi j'ai une info; Galibert l'a vu à l'hôpital, et il m'a dit « faites gaffe; il n'y a rien de réglé pour lui »
— Merci Ludo; je suis bien aise que l'avis d'un humble éducateur technique soit corroboré par le patron du secteur 2; à bon entendeur, salut, il faut que je retourne avec mes petits lapins, salut vous tous
— Salut tout seul